Illustrations : Mireille Gayet
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© Éditions Le Sureau 2009
ISBN 978-2-911328-45-9, pour la version imprimée ISBN 978-2-911328-91-6, pour la version ebook
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Dans la même collection
Béatrice Vigot-Lagandré, Petit traité de l’omelette Martine Agrech, Petit traité de la farine complète
Mireille Gayet, Petit traité de la confiture Pierre-Brice Lebrun, Petit traité des pâtes Mireille Gayet, Grand traité des épices
Prix Gourmand Awards Illustrations, 2010
Olivier Gaudant, Petit traité des sauces Martine Agrech, Petit traité de l'huile d'olive
Petit traité de
la boulette
Pierre-Brice Lebrun
Les accords mets & vins sont de Régis Lebrun, œnologue amateur et éclairé,
Les Chambres de Bonneval (Dordogne).
Prix Cerise sur le gâteau 2009
du Festival des littératures gourmandes
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Abréviations cc : cuillère à café cs : cuillère à soupe
g : gramme kg : kilogramme
l : litre cl : centilitre
Note de l’éditeur
La graphie utilisée pour les noms de vin, cépage, domaine, château, etc., correspond au seul choix de l’auteur.
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Prolégomènes
Elles sortaient du four à midi, dorées sur le dessus, grillées, moel- leuses en dessous, encore roses.
Elles crépitaient dans le beurre blond qui brunissait au fond du plat en pyrex.
Elles me faisaient frémir : je leur dois mes premiers émois gustatifs.
Le roi des Belges, j’en étais sûr, n’en mangeait pas d’aussi bonnes ; je le crois toujours, et il ne sait pas ce qu’il perd.
Elles dégageaient une odeur de viande tendre, goûteuse, onctueuse, une odeur de beurre fondu. Je n’ai jamais su la reproduire ; je m’en suis, je l’avoue, à peine approché.
Je continue ma quête, mais je pleurerai comme le gamin que j’étais quand, un jour, je les retrouverai : elles portent en elles, ces fabu- leuses boulettes, toutes les saveurs de mon enfance, les goûts, les odeurs et les couleurs de mes premières années.
Elles étaient ma référence, elles le sont d’ailleurs toujours. Ce que, dans les rues de Burenville, je trouvais bon, l’était toujours moins que les boulettes.
Elles me servent encore d’étalon quand, le carnet à la main, je m’at- table pour travailler : chaque plat, même le plus élaboré, le plus créatif, coloré, osé, se mesure à l’aune des boulettes de ma grand- mère, qu’aucun chef, aussi étoilé soit-il, n’a jamais été capable d’égaler.
J’aimais que la viande ne soit pas hachée trop menu : il fallait des morceaux, des filaments, de la matière à mastiquer…
Elles fondaient dans la bouche, j’en descendais deux, voire trois, alors qu’une seule, normalement, devait servir de repas.
On ne pouvait en manger que le mercredi, pour d’obscures raisons de compatibilité avec le marché, la soupe et l’os du bouilli : ma
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grand-mère avait des principes, basés sur des certitudes, forgés dans des habitudes. Mon grand-père avait depuis longtemps renoncé à les commenter. Il soupirait, fataliste, en levant les yeux au ciel, mais, le mercredi, quand les boulettes sortaient du four, il était aussi excité que moi.
Les boulettes se suffisaient à elles-mêmes, on ne les accompagnait d’aucun légume : on mangeait des boulettes, et puis c’est tout ! On pouvait les terminer le soir, quand il en restait. Elles étaient délicieuses froides, avec des frites et de la mayonnaise.
Mon amour des boulettes, des marchés et des plats en pyrex date de ces mercredis matin à Burenville, tout à côté de Liège, ces mercredis matin passés en compagnie de ceux que j’ai, de toute ma vie, le plus aimés et à qui je dédie sans hésiter le présent ouvrage.
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De l’origine de la boulette
Impossible de dater précisément sa naissance.
Nous pensons qu’elle a vu le jour, il y a très longtemps, à proximité d’une grotte.
Ce n’est qu’une probabilité, mais les archéologues gourmands tiennent la chose pour acquise. Difficile de détailler, d’argumenter ou d’étayer ici leur point de vue, nous avons décidé d’inscrire cet ouvrage dans une démarche de vulgarisation, afin qu’il soit accessible aussi à ceux qu’une rigueur trop scientifique pourrait rebuter.
Nous ignorons, par contre, sur quel continent : aucun écrit de l’époque, aucune peinture rupestre n’en fait explicitement mention.
Il faut attendre quelques siècles pour que la boulette fasse son apparition dans les témoignages que ces civilisations disparues nous ont légués.
Nous y reviendrons.
S’il est exact que peu de traces, peu de fossiles de boulettes ont été mis au jour, il est toutefois désormais possible d’énoncer un certain nombre d’évidences, en résumant, sans les altérer, les conclusions des chercheurs, mais il n’existe pas – c’est bien dommage –, d’his- toire officielle de la boulette. Peu de thèses ont été publiées sur le sujet, qui a été, c’est vrai, peu étudié : nous allons ici nous efforcer de les citer toutes et de les analyser ; nous allons essayer, même, de les compléter, de les améliorer, grâce à notre réflexion personnelle et à notre connaissance académique, empirique, de la question.
La boulette a sûrement vu le jour grâce au hasard, comme la tarte des sœurs Tatin, le vinaigre d’Orléans, le pineau des Charentes ou la bêtise de Cambrai.
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Un homme, une femme, peut-être pour rire, peut-être mû par une soudaine inspiration, a roulé dans ses doigts la chair, l’aliment qu’il ou elle s’apprêtait à déguster.
Était-elle, cette chair, posée sur une feuille de bananier ?
Était-il, cet aliment, présenté sur une écorce de baobab en guise d’assiette, ou posé à même le sol ?
La question divise les spécialistes, mais un certain nombre d’élé- ments permettent toutefois d’assurer que ledit individu a bien roulé, entre ses doigts, la chair qu’il s’apprêtait à déguster, l’accom- pagnant de légumes ou de riz.
La boulette était née.
Dans l’histoire de la Gastronomie, la boulette apparaît en fili- grane, injustement bafouée, censurée et oubliée. Ainsi, lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des épices, on découvre qu’elle débute
« 4 000 ans avant notre ère, sur la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde », quand un homme – un pêcheur, paraît-il, un pêcheur costaud – cueillit quelques grains de poivre pour en saupoudrer son riz. Il voulait ainsi en améliorer le goût.
Qui s’est réellement demandé comment ce pêcheur de Malabar l’a dégusté, son riz ?
Personne !
Il ne l’a pas mangé avec des baguettes, bien sûr : nous sommes en Inde, elles n’y sont guère répandues (et ne seront inventées que 2 000 ans plus tard) ; il ne l’a pas mangé avec une cuillère, dont la naissance n’est attestée qu’à partir de l’Antiquité ; encore moins avec une fourchette !
Tout en contemplant la mer, assis sous l’ombre bienfaitrice du palmier autour duquel la liane de poivre s’était enroulée, ce pêcheur de Malabar a fait un petit tas avec son riz.
Il a roulé le riz entre ses doigts, pour plus de commodité, et a porté à ses lèvres ce petit tas rond de riz amalgamé, cette petite boulette, lorsqu’il l’a estimée suffisamment solide pour supporter l’ascension.
9 Il l’a avalée avant de replonger la main dans son bol en bois pour se préparer une deuxième bouchée : bouchée et boulette sont cousines, on le remarque ici.
On ne fait qu’une bouchée d’une petite boulette, on avale une grosse boulette en deux, voire trois bouchées (sauf les boulettes de ma grand-mère, que l’on voulait à tout prix faire durer longtemps).
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De la crainte d’en dire trop
Pierre Poivre (1719-1786), qui fit tant pour la muscade, n’accorde aucune attention à la boulette, sans qui, pourtant, ses épices chéries n’auraient probablement jamais atteint un tel niveau de notoriété.
Alexandre Dumas (1802-1870) n’en fait pas plus mention dans son célèbre Grand Dictionnaire de cuisine1 : il ose y sauter sans s’attarder de boulanger à bourrut (que de nombreux lexicographes écrivent d’ailleurs bourru), alors qu’il consacre près d’une page au hachis !
Or, qu’est-ce que le hachis, à part une sorte de saucisse mal embossée ? Et qu’est-ce qu’une saucisse, sinon une boulette qui a mal tourné, ou, pire, qui n’a pas tourné du tout ? Une saucisse n’est qu’une boulette difforme qui n’assume pas ses formes appétissantes !
Alexandre Dumas aurait pu avoir le courage de l’affirmer.
Notre époque préfère d’anorexiques merguez, toujours trop sèches, toujours trop grasses, à ces magnifiques boulettes charnues : on peut le regretter, certes, mais on ne peut que constater que la mode est au filiforme. Tel n’était pas le cas au xixe siècle, où la fesse se portait bien rembourrée, la poitrine se devait d’exubérer : la boulette aurait fait fureur si on lui avait laissé sa chance. Mais non ! La boulette, consciente de sa valeur, de son potentiel, s’est modestement cantonnée, comme le riz, aux tavernes mal famées, pour ne pas déranger, aux quartiers oubliés, cités périphériques et autres cours des miracles.
Elle est devenue le refuge des restes, des rognures d’os et des abats, elle s’est entièrement consacrée à améliorer l’ordinaire des pauvres, décorant leurs écuelles arides de ses joyeuses joues rebondies.
Les pauvres l’ont appréciée pendant les périodes de disette, de famine ou de guerre, ou lors des fins de mois difficiles, comme
11 d’ailleurs la saucisse, plat de paysan fauché par excellence, qui n’utilisait du cochon que les bas morceaux, difficiles à vendre ou à manger tels quels.
On peut tout de même se poser une question : de quoi Alexandre Dumas a-t-il eu peur, pour ainsi ne pas la citer ?
Ne voulait-il point s’attirer les foudres des puissants ?
Il l’a dissimulée sous le nom de « boulette de godiveau », qui apparaît à godiveau, et non à boulette, mais il s’est bien gardé de la définir.
Et que dit Antonin Carême2 (1784-1833) de la boulette ? Antonin Carême n’en dit rien !
Qu’en dit alors Curnonsky (1872-1956), prince des gastronomes ? Rien de plus que les autres…
La boulette dérange, la boulette inquiète, elle prête même à sourire : ne dit-on pas de celui qui a commis une erreur qu’il a « fait une bou lette » ? Quelle hérésie ! Car « faire une boulette », en cuisine, est drôlement compliqué : elle ne doit être ni trop sèche, ni trop moelleuse, ni trop cuite, ni pas assez, ni trop goûteuse, ni insipide.
C’est un Art que de confectionner des boulettes !
Elle exige des compétences que peu de chefs possèdent, c’est pour- quoi ils ne la proposent que rarissimement à leur carte.
Posez-leur la question, ils se gausseront : une boulette ? vous n’êtes pas sérieux ? pourquoi pas une tranche de jambon avec des coquillettes ?
Ils peuvent bien rire : la vérité est qu’ils se méfient de la boulette comme de la peste.
Petit traité de la boulette
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De la rondeur des choses
La boulette contrarie parce qu’elle est ronde et bonhomme : nul ne peut aisément s’en saisir, les commentaires désobligeants glissent sur sa carapace dépourvue d’aspérités.
Même malmenée, la boulette retombe toujours sur ses pieds ! Elle se drape dans sa dignité comme elle se nappe de sauce tomate, ou, à Liège, de sauce Lapin, car oui, la boulette aime la sauce.
Un rien complexée, timide – faites-vous, dans l’obscurité d’un frigo, d’une marmite, appeler bouboule tout le temps et par tout le monde, vous verrez si vous ne développerez pas un minimum d’inhibitions, liées à votre taille gironde –, la boulette utilise la sauce pour s’exprimer.
C’est dommage : une bonne boulette est d’abord une bonne boulette nature ! La sauce n’est qu’un plus, qui ne doit jamais masquer la saveur originelle. On dissimule trop souvent, sous d’appétissantes sauces, d’infâmes boulettes.
Elles avancent masquées pour tromper leur monde : qui se méfie d’une boulette ? Son air jovial, la splendeur de la sauce qu’on lui associe encouragent à la commander, à la dévorer avec plaisir, mais, à l’arrivée, quelle déception, quand la viande se révèle sèche, ratatinée, caoutchouteuse et sans saveur…
La boulette est ronde, c’est ce qui fait son charme ; la boulette est conviviale, c’est sa qualité principale.
Dans les cultures où l’assiette n’est pas nécessaire, lorsque les hommes, les femmes et les enfants s’assoient en rond autour du plat familial dans lequel, en devisant, ils piochent de quoi se nourrir, que font leurs doigts plongés dans la semoule, dans la sauce ou dans le riz ?
Leurs doigts, machinalement, roulent des boulettes, des boulettes composées de viande et de légumes, des boulettes plus ou moins compactes, plus ou moins abouties, des boulettes de mensaf ou de
13 maglouba, de mafé ou de couscous, qui permettent de partager la nourriture de la manière la plus chaleureuse qui soit, à même le plat posé sur le sol.
Il faut savoir, assis en rond sous la tente bédouine, touareg ou berbère, à l’ombre d’une paillote ou d’un baobab, effilocher la viande de sa seule main droite, sans s’aider jamais de sa main gauche, éviter d’avoir recours au couteau, récupérer habilement un peu de garniture, la rouler, la porter à la bouche en espérant ne pas tout perdre en route, ce qui, immanquablement, fait marrer les enfants, épatés qu’un type qui arrive en avion du bout du monde soit aussi peu doué. Il ne faut jamais demander, même poliment, une four- chette, une cuillère : elles créent une distance entre l’homme et ce qu’il mange, entre l’homme et ceux avec qui il mange. Elles éloi- gnent l’homme de ce que ses hôtes, parfois démunis, lui offrent avec autant de plaisir. La boulette roulée entre les doigts est un lien direct entre l’homme, son estomac et sa nourriture. Il n’y a rien de plus naturel, de plus chaleureux, de plus agréable, que de manger avec la main ; ce n’est possible, de manière décente, que grâce à la boulette : elle rapproche les hommes et leur permet de vivre ensemble ces moments uniques de partage et de connivence.
La boulette a ainsi permis que de nombreux accords se nouent, que de salvatrices alliances voient le jour.
La boulette est l’apanage de ceux qui n’ont pas encore perdu de vue le vrai sens de la vie, de ces peuples nomades d’Afrique et du Moyen-Orient, d’Asie et de Belgique, où manger ses frites autre- ment qu’avec les doigts est vécu comme une incorrection majeure.