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View of Arriver au livre

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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IMAGE [&] NARRATIVE Vol. 19, No.1 (2018) 86

Arriver au livre

Jan Baetens

À l’époque du hors-livre, du livre-performance, de l’installation ayant lieu de livre, du livre participatif, du livre-communauté, des livres parlés, du livre virtuel, augmenté, 2.0, ou encore 360°, il reste des éditeurs qui misent sur l’objet livre –non point par nostalgie, mais dans un geste résolument moderne, qui se veut à la hauteur des pratiques les plus radicales d’hier et d’aujourd’hui. Nées du souci de prendre toutes les mesures de la révolution technologique et partant culturelle de l’écriture à l’ère numérique, les éditions Jean Boîte (https:// www.jean-boite.fr/), sont à la fois l’illustration et les artisans d’une telle politique du livre, qui réinvente l’objet tout en affirmant haut et clair l’apparition d’une écriture qui rejette l’idée de création originale au profit d’une création par sélection, copie, reprise, mixage, montage, c’est-à-dire d’une « écriture sans écriture » (selon la traduction nouvelle, proposée par François Bon, du concept polémique mais d’une parfaite justesse de « uncreative writing », dû à l’auteur américain Kenneth Goldsmith1).

Le dernier volume de la maison, Poetic ?/Poétique ? de Bernar Venet, artiste français qui s’est imposé sur la scène de l’art conceptuel à New York et dont se réunit ici, en version bilingue, la totalité des textes poétiques, ouvre une nouvelle étape dans le traitement expérimental du livre, qui déplace les enjeux de la publication non 1 Voir ma présentation du livre éponyme de l’auteur: “J’écris donc je copie », Acta Fabula, vol. 18, n° 6, 2017. En ligne : http:// www.fabula.org/acta/document10386.php

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IMAGE [&] NARRATIVE Vol. 19, No.1 (2018) 87 pas de l’extérieur, en remplaçant l’objet-livre par de tout autres supports, mais de l’intérieur. En l’occurrence, les éditions Jean Boîte nous invitent à considérer le livre comme lieu d’exposition, voire comme lieu idéal de l’exposition de l’écriture la plus radicale qui soit (y compris dans le cas d’une œuvre comme celle de Bernard Venet, dont l’exposition n’a jamais été le premier horizon). C’est là une révolution paradoxale, mais une révolution quand même, y compris au sens le plus littéral du terme : au lieu de quitter le livre pour émigrer vers d’autres lieux, soi-disant plus appropriés à la modernité, un volume comme Poetic ?/Poétique ? opère en quelque sorte un retour vers le livre, après une carrière qu’on imagine plutôt du côté des galeries. Les poèmes conceptuels de Venet se prêtent en effet sans aucun problème à une exposition sous forme de tableaux (et sans doute ont-ils fait l’objet de nombreuses exhibions de ce genre). Or ici c’est bel et bien comme livre qu’ils interpellent le public –et un public de lecteurs, l’objet-livre étant inséparable d’une pratique de la lecture, aussi importante que celle de l’écriture.

Pour comprendre que la visées des textes de Venet est bien le livre, non le hors-livre, et que partant son lieu d’exposition le plus juste est le papier, non l’écran, la scène ou les cimaises, il faut s’interroger d’abord sur l’écriture de l’auteur, puis sur le type de livre qui exige la présentation qu’en donne ici Jean Boîte. Rien de plus absurde en effet que de poser que tout texte doit aboutir à un livre et que n’importe quel livre peut accueillir un travail comme celui de Bernar Venet.

Le programme de l’artiste, qui mélange trois types de textes –a) des déclarations ou prises de position sur l’art ; b) des compositions proches de la poésie visuelle ; c) des formules mathématiques et scientifiques que l’on peut lire aussi bien comme des poèmes visuels que comme des affirmations sur l’écriture– est clair :

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IMAGE [&] NARRATIVE Vol. 19, No.1 (2018) 88 Il n’y a qu’un moyen de faire avancer la poésie

C’est de donner tort à la poésie déjà constituée Autant dire de changer sa constitution. (p. 15)

Cette poésie conceptuelle, qui est de l’ordre de la « proposition », est très différente des autoréflexions vaguement métaphysiques où se perdent tant de poètes « minimalistes »2 désireux de révéler l’essence de leur art et du langage en réduisant leur texte à une suite de descriptions de quelque chose qui est ailleurs et qui demeure par conséquent insaisissable, voire indicible. Chez Venet, rien n’est décrit, le texte n’évoque pas quelque au-delà ou en-deçà des mots, tout est sur la page et on se trompe à vouloir chercher ailleurs le sens de ce qui s’offre au regard et à l’intelligence.

Logiquement, le programme de Venet est mis en pratique à l’aide d’un langage qui se veut aussi clair que possible. Toutes proportions gardées, on peut y trouver l’équivalent, légèrement décalé dans le temps, du grand manifeste du peintre Ad Reinhardt, qu’on ne se lasse jamais de citer parce qu’il est lui-même le parfait exemple de l’écriture poétique que recherche Bernar Venet :

Painting is special, separate, l’a, a matter of meditation and contemplation, for me, no physical action or social sport. As much consciousness as possible. Clarity, completeness, quintessence, quiet. No noise, no schmutz, no schmerz, no fauve schwärmerei. Perfection, passiveness, consonance, consummateness. No palpitations, no gesticulation, no grotesquerie. Spirituality, serenity, absoluteness, coherence. No automatism, no accident, no anxiety, no catharsis, no chance. Detachment, disinterestedness, thoughtfulness, transcendence. No humbugging, no button-holing, no exploitation, no mixing things up.3

C’est exactement ce que poursuit Venet, mais pas tout à fait. À cet égard, la présentation bilingue des textes n’est pas un détail. En produisant une poésie susceptible d’être traduite, Venet va plus loin que Reinhardt, dont le texte est « intraduisible », du moins pour ce qui est de sa charpente formelle. Certes, on peut traduire les idées, mais on perd alors fatalement l’essentiel de la structure linguistique du texte. En acceptant d’écrire des poèmes qui puissent se traduire ou, plus exactement, passer sans difficulté d’une langue à l’autre –dans

Poetic ?/Poétique ? la question des origines et de la hiérarchie des versions n’a plus aucune pertinence–,

l’auteur signifie qu’il fait un pas de plus, que la poésie « déjà constituée » n’accepterait jamais de faire, renonçant au nom de l’idéal de clarté et de transparence aux anciennes séductions de la forme. La poésie, qu’on dit souvent toute de forme, aspire ici à se faire toute de sens –ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle devient un objet sans matière.

Cette matière, c’est évidemment celle de la typographie, c’est-à-dire, finalement, du livre. Techniquement parlant, Poetic ? Poétique ? n’est pas une boîte. Structurellement, toutefois, ce livre en devient un. Les poèmes de Bernar Venet se présentent en effet sous une forme « portative », qui n’est pas sans rappeler l’idée duchampienne du musée en boîte. Les textes de l’auteur, qui sont à la fois des textes (littéraires) et des 2 Voir jan Baetens, Pour en finir avec la poésie dite minimaliste (Bruxelles: Les Impressions Nouvelles, 2014).

3 On trouvera cette intervention de Reinhardt dans le catalogue de l’exposition “The New Decade: 35 American Painter and Sculptors,” Whitney Museum of American Art, New York, 1955.“

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IMAGE [&] NARRATIVE Vol. 19, No.1 (2018) 89 œuvres d’art (plastiques) quittent en quelque sorte le mur pour prendre la place sur les pages d’un livre, qui se transporte d’un lieu à l’autre et qui, ce faisant, échappe aux limitations de l’endroit. Le livre est un in situ qui se libère des contraintes du lieu tout comme le poème est une idée (écrite, visuelle, tangible) qui s’émancipe des restrictions, non pas du langage mais de telle ou telle langue particulière (condition de possibilité, répétons-le, d’une traduction qui respecte le sens du texte).

Ainsi une entreprise comme Poetic ?/Poétique ? de Bernar Venet redéfinit-elle de fond en comble la question des rapports entre livre et hors-livre, puis la question de l’exposition de la littérature. Il démontre entre autres qu’exposer un texte n’est pas synonyme de quitter la page ou le livre, lesquels se réinventent ici comme des lieux d’exposition par excellence.

Jan Baetens est rédacteur en chef de Image (&) narrative.

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