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«Que vois-tu là?» Notes sur la perception des aspects

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Academic year: 2022

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« Que vois-tu là ? »

Notes sur la perception des aspects

Marco Motta

Pour un atlas des figures pourunatlasdesfigures.net Direction éditoriale Mathieu Bouvier La Manufacture, He.So Lausanne, 2017

PREAMBULE

La joie, mais aussi la difficulté, d’avoir à répondre aux sollicitations des intellectuels et des artistes fait tout l’intérêt de mon travail d’anthropologue. Yvane Chapuis, Loïc Touzé et Mathieu Bouvier ont eu la gentillesse de me convier à une fabuleuse conversation sur la portée et les enjeux qu’une réflexion sur le travail de la figure, en particulier sur le champ mimétique du geste, pouvaient avoir aujourd’hui. La joie a été celle de côtoyer à nouveau danseurs, comédiens, poètes, et penseurs, et leur intarissable passion pour ce qui met les êtres humains en mouvement. « Que donne à voir une danse ? » En effet, que donne-t-elle à voir ? Et que donne-t-elle à voir ? Voilà une question qui met en mouvement. Aussi, une question ardue. En effet, la difficulté pour moi était celle de répondre – de m’accorder ? – à la demande particulière d’un groupe de chercheurs préoccupés, dans le cadre de pratiques performatives contemporaines, à la fois par un souci analytique, une exigence théorique, et une ambition pédagogique. Bien que, pendant quelques années, j’aie côtoyé le monde du théâtre en tant que comédien amateur, ces préoccupations étaient devenues lointaines. Mes soucis d’anthropologue occupaient désormais le devant de la scène.

Alors, comment allais-je faire le lien avec ce qui m’avait occupé durant la décennie de recherche dont ma thèse de doctorat1 est issue ?

1 La thèse, intitulée « Jouer les esprits. Vivres au rythme de l’uganga à Zanzibar », a été soutenue le 2 juin

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Menée dans les quartiers les plus défavorisés de la capitale de Zanzibar, ma recherche portait sur le compagnonnage de leurs habitants avec les esprits, ces instances aux multiples visages qui partagent les vies des humains dans lesquelles ils interviennent tantôt comme alliés, tantôt comme adversaires. Plus généralement, l’investigation concernait la manière dont les Zanzibaris font face aux difficultés de la vie quotidienne. À travers des collaborations étroites ou des affrontements dévastateurs, humains et esprits partagent le monde ordinaire dans lequel ils sont aux prises avec les mêmes problèmes. Dès lors, ils sont obligés de cohabiter, au risque de se nuire parfois fatalement. Les modalités de pacification de leurs relations doivent donc être encore et toujours renégociées. C’est un travail au jour le jour : il faut pouvoir se réaccorder dans des environnements où les raisons d’entrer en conflit sont innombrables. Ce travail a lieu au sein d’un complexe rituel appelé « uganga », qui génère une multitude de modes d’action permettant la « montée » des esprits dans les corps humains. Parce qu’il faut bien leur faire une place et leur donner la parole, il faut aussi leur donner corps, et c’est à la condition de cette incorporation que la voix de ces esprits peut se faire entendre. Ce n’est qu’une fois l’esprit installé dans le corps de son hôte (sur sa « chaise », disent-ils) que des réponses peuvent être esquissées.

Au prisme de ce qui se passe dans l’uganga, ma thèse est devenue une étude de la manière dont les femmes et les hommes des quartiers pauvres répondent, de manière créative et collective, à la vulnérabilité et aux incertitudes inhérentes à la vie ordinaire.

Pour mon intervention dans le cadre du séminaire à la Manufacture (HTSR) de Lausanne, j’avais pensé, dans un premier temps, revenir sur un ou deux thèmes qui m’avaient intéressé durant la thèse, en particulier la manière dont l’incarnation des différents esprits est reconnue par la communauté qui les reçoit. En reprenant le problème des critères de reconnaissance des esprits, notamment celui de leur caractérisation en termes de motifs comportementaux, gestuels, vocaux, vestimentaires, alimentaires, etc., j’avais pour ambition d’approcher la délicate question de ce qui fait communauté, notamment entre humains et esprits. Il y avait, me semblait-il, dans l’étude de ces caractéristiques, quelque chose qui esquissait les contours d’une possible figuration, non seulement de formes ou d’individus (esprits ou humains), mais plus généralement d’une forme de vie. Cela devait nous amener à penser la question de l’interprétation, ou de l’incessante réinterprétation, d’un répertoire culturel des figures dans les termes d’un travail de la communauté sur elle- même; c’est-à-dire à la fois comme un travail d’interprétation de l’action, et un travail entendu comme une action elle-même interprétative 2. En clair, je posais la question de l’incarnation de l’héritage : comment une communauté hérite-t-elle des pratiques, des manières de faire, et des styles des générations précédentes, en les incorporant tout en les modifiant, en les rejouant tout en créant3 ? Il s’agissait d’ouvrir un volet réflexif quant au rôle de la répétition/réappropriation des motifs, que je proposais d’appeler « rythme »4. J’invitais dès lors à nous interroger sur la capacité des êtres

2 LAMBEK, Michael, « The interpretation of lives or lives as interpretation : cohabiting with spirits in the Malagasy world », American Ethnologist 41(3), 2002, p. 491-503

3 Peu après avoir rédigé ma note d’intention, j’ai découvert avec bonheur le livre de Marielle Macé sur cette question. MACE, Marielle, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016

4 La question du rythme avait fait l’objet d’un précédent travail, au sein du Groupe Anthropologie et Théâtre : MOTTA, Marco, « Jouer au théâtre. Le rythme de l’expression », in : Groupe Anthropologie et

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humains à s’imaginer être autre que ce qu’ils sont, donc à faire autrement que ce qu’ils ont l’habitude, et ainsi à figurer tout en la transformant une forme de vie.

Mais au moment d’écrire, quelque chose résistait au déploiement d’une argumentation, comme si la forme dissertative avec laquelle les universitaires sont familiers discordait. Quelque chose semblait ne pas vouloir se conformer au carcan d’une pensée discursive parfois trop platement démonstrative. Quelque chose qui tient peut-être à la nature du questionnement et de ce qu’il met en jeu. Parce qu’il n’est pas certain qu’on réponde adéquatement au problème de la reconnaissance par des arguments (si on entend par là qu’il servent principalement à démontrer une thèse). Peut-être que le problème requiert une autre manière de répondre. Et comme le cadre dans lequel s’est déroulé ce séminaire, et les conditions de publication de ce texte, permettaient une latitude de mouvement que les universités inhibent souvent, j’ai pris la liberté de faire éclater le texte que j’étais en train de rédiger.

Le résultat : une situation concrète que je décris brièvement, à partir de laquelle j’ai rédigé une série de remarques fragmentées. L’enjeu : faire voir des aspects d’un problème qui est intéressant tant qu’il n’est pas résolu (ou, disons, tant qu’il n’est pas arbitrairement clos). Il s’agit d’approcher la problématique de la reconnaissance, en lien avec celle de la figuration, au travers d’une pensée qui se donne par fragments, comme de brefs coups d’œil. Parce que le problème de la forme de la question « Que donne à voir une danse ? », est aussi celui de la question « Que donne à voir un texte ? » (Ou, dans ses variantes, « Que donne à lire un texte ? », ou « Que donne-t-il à entendre ? »). Je n’ai pas plus de justifications à donner pour le parti pris formel et intellectuel du texte qui suit. Je voudrais seulement ajouter qu’il porte la marque de ma fréquentation continue, depuis de longues années, de l’œuvre de Wittgenstein et de Michaux, un philosophe et un poète dont les écrits témoignent de l’importance et de la puissance du fragment dans une pensée.

Théâtre. Des accords équivoques. Ce qui se joue dans la représentation, Lausanne, BSN Press, 2013, p.

111-87

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UNE SITUATION

Assis sur une brique, je prends un thé dans un quartier pauvre de la banlieue de la capitale de Zanzibar. Il est sept heures, un lundi matin. Le soleil pointe entre les tôles.

Des volutes de fumée stagnent au-dessus des toits. En revenant de la mosquée, les hommes plaisantent. Les femmes font la vaisselle et préparent la bouillie. Ça sent la cannelle et la cardamome. Des poules qui picoraient devant une porte un reste de riz s’affolent lorsque des enfants arrivent en trombe, s’arrachant les sacs d’école. Perchés sur un câble, des corbeaux se disputent un beignet frit. Une vespa s’embourbe dans le sable avec la famille entassée entre le guidon et le porte-bagage. Un cri et des pleurs résonnent dans un foyer. Après une courte pause, la cérémonie reprend. On m’appelle à l’intérieur. Cela fait une quinzaine d’heures que ça dure.

Une femme est debout au milieu de la pièce rituelle. Corpulente, impériale, elle domine. Un véritable monument. Les membres de la congrégation, quelques voisins, des amis et la famille de cette femme l’entourent. Les guérisseurs orchestrent le tout et s’assurent de mener la thérapie à son terme. Des femmes amènent un grand panier rempli d’objets et l’offrent solennellement à la femme debout. Elle ne bouge pas. Elle laisse à peine entrevoir ses yeux rouges entre ses paupières mi-closes, et sa bouche grimace. On l’habille de tous les objets pris un à un. Elle se laisse faire, avec un léger tremblement sur les lèvres.

On lui enfile d’abord une tunique blanche et bleue avec de splendides broderies sur le col et les manches. Le kanzu des hommes pieux. La djellaba des grandes occasions : aïd al-Fitr, aïd al-Adha, Ramadan. Ce modèle coûte cher. De l’import des Émirats. Un vêtement de nantis. On lui noue ensuite sur la tête le turban blanc des patriarches, et on l’invite à s’asseoir sur un tabouret triangulaire, celui des chefs de clan, fait de bois et de peau de chèvre. Elle prend place lentement, et s’y installe les jambes écartées, la pointe des pieds tournée vers l’extérieur. On lui met entre les mains une canne en bois sculpté, ornée d’un anneau doré, et on la chausse de sandales de cuir neuves. On lui passe au doigt une bague en or garnie d’une pierre verte. Puis les femmes crient comme si elles appelaient leurs troupeaux, d’autres sifflent par salves un air joyeux.

Devant moi, cette femme est devenue homme. Un éminent personnage, fier, droit et digne. Les autres femmes s’approchent tour à tour et s’inclinent, puis les hommes. Lui ne répond pas. Il relève légèrement le menton, comme pour marquer son dédain : ces salutations lui sont dues.

Hamza vient vers moi et me met l’angle d’un immense drap blanc entre les mains. Je ne comprends pas. D’autres hommes se placent aux quatre coins de la pièce. Ils tirent en levant les bras. Alors je tire aussi. Ça fait une voûte sous laquelle tout le monde est maintenant rassemblé. Et tout d’un coup je vois : c’est une tente, ce sont des nomades du désert, un mariage ! J’entends dire que cette femme est habitée par un esprit de type ruhani, les esprits musulmans, venant généralement de la péninsule arabique, des déserts du Najran, du Rub al-Khali, ou du Hadramaout. Alors tout s’éclaircit. La tunique, la bague, les cris : nous sommes conviés aux noces de cette

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femme avec un Bédouin. Et bien entendu, l’hospitalité veut qu’on reçoive les invités sous la tente.

La cérémonie se transforme en fête. Maintenant que j’ai compris ce qu’on fait là, je participe moi aussi joyeusement aux festivités. Tout le monde chante, et danse.

Quelqu’un amène un imposant bouc blanc. Les femmes lui tâtent les testicules, rient à pleins poumons, le chevauchent, et continuent de chanter et de danser. Petit à petit, elles sont chevauchées les unes après les autres par des esprits qui veulent participer.

Les hommes aussi s’y mettent, et leurs esprits également. La fête s’emballe, puis se calme. Quelques assistants évacuent le bouc qu’ils vont égorger à l’arrière. Chacun repartira avec de la viande fraîche.

Les esprits sont maintenant par terre. Ils grognent, soufflent bruyamment, échangent quelques paroles inaudibles. On leur apporte le repas dans de grands plats recouverts d’un drap blanc et de fleurs de jasmin violacées. Ils se partagent en cercle du pain plat, des œufs cuits, des bananes, des dattes, du jus d’hibiscus, du miel, et du sucre candi. Repus, les esprits prennent congé et quittent les corps de leur hôte qui s’affalent dans un coin, exténués. C’est alors que je suis convié avec les quelques autres qui n’ont pas été chevauchés à consommer dans le silence ce qui reste du banquet, quelques dattes et un peu de café noir.

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REMARQUES

Moi : « Que se passe-t-il ici ? » L’autre : « Que vois-tu là5 ? »

*

Je vois des gens faire ceci puis cela.

*

En fait, je les vois faire ceci-plutôt-que-cela.

(C’est-à-dire : ça fait la différence.)

*

Ce qu’ils font est très différent de ce qu’on fait habituellement chez moi - mais il y a aussi beaucoup de ressemblances.

*

Ils ont des manières de mener leur vie.

(Ils pourraient en avoir d’autres.)

*

Ils en ont entre autres pour répondre à leurs problèmes.

(Nous en avons nous aussi.)

*

Ces manières, je les perçois, ou ne les perçois pas, mais je n’infère rien.

5 WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques [1953], Paris, Gallimard, 2005, II-xi p.274

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*

Je ne dis pas : puisqu’ils font ceci, alors cela.

(Par exemple : puisqu’ils s’inclinent, ils se soumettent. Ou : puisqu’ils dansent, ils s’amusent. S’incliner pourrait être une manière de railler, et danser une façon de se conformer.)

*

Je dis encore moins : ils font ceci, donc ils pensent cela.

(Par exemple : ils se comportent comme des possédés, donc ils croient aux esprits.)

*

Je perçois les manières, c’est-à-dire : j’ai moi-même mes manières de percevoir (de cette manière-ci ou de cette manière-là).

*

Ou encore : j’ai moi-même une manière de mener ma vie (avec ou sans eux).

*

Un jour, je peux être cafardeux et me dire à moi-même, exaspéré, sur le ton du reproche : « ça m’énerve, pourquoi est-ce qu’ils font ça, c’est inutile ! Ils perdent leur temps à s’amuser au lieu de régler leurs problèmes. »

(Je considère que les rires cachent leur désarroi – comme je pourrais le dire, chez moi, d’un dépressif qui refuse, par sa façon de plaisanter, de reconnaître qu’il va mal.)

*

Ou bien : aujourd’hui, je vois tout ce qu’ils font comme une libération. Alors j’entends l’ironie dans leurs rires, je vois l’insolence dans leur prosternation, et la légèreté de leurs pas de danse.

(8)

*

Un autre jour encore, je pourrais me dire : « ce qui compte vraiment ici, c’est l’hospitalité qu’ils s’offrent les uns aux autres » (et qu’ils m’offrent à moi).

*

Parfois je ne vois rien.

*

« Qu’est-ce que je ne vois pas dans ce que je vois6 ? »

*

En disant cela, je vois au moins le fait que je ne vois pas.

*

Manières de voir et manières de vivre – il y a là quelque chose d’important.

*

Tantôt quelque chose se dessine – se détache d’un fond indistinct – tantôt se hachure.

*

Il vient un temps où je vois l’ironie plutôt que le désarroi – et je souris.

(Mais il en vient un autre où la détresse prend le dessus, et là je dis : fini de rire.)

*

6 NOËL, Bernard, 2015, Journal du regard [1988], Paris, P.O.L., 2015, p. 80

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La plupart du temps je nage en eaux troubles.

*

Je vois surtout des nuances dans ces manières. J’en vois aussi dans les comportements des uns envers les autres.

*

Ces nuances font ressortir des aspects (d’un geste, d’un ensemble d’activités, d’une conduite, d’un événement, d’une situation).

*

Parfois une image se fait nette, puis devient floue.

*

On aimerait y voir clair, mais tout ça reste bien vague.

*

« Est-ce toujours un avantage de remplacer une image indistincte par une image nette ? L’image indistincte n'est-elle pas justement ce dont nous avons besoin7 ? »

*

Ce dont nous avons besoin dépend des circonstances, du jeu, de l’intention, de ceux à qui je m’adresse.

*

7 op. cit. WITTGENSTEIN, Ludwig, 2005[1953], § 71

(10)

Parfois l’image fait sens ; elle fait alors figure. Parfois elle ne fait aucun sens. Alors rien.

*

« ((La signification, une physionomie.))8 »

*

« Il y a un ‘visage’ de la compréhension9. »

*

On ne voit jamais tout à la fois. Toujours quelque chose me frappe (et ne me frappe pas).

*

Comme une silhouette : on ne voit jamais sa morphologie sous tous les angles en même temps.

*

On ne s’étonne jamais assez de ce qui ne nous frappe pas.

(Il y a là aussi un centre et une périphérie.)

*

« Comment interroger ce qui nous échappe aussitôt10 ? »

*

8 ibid, § 568

9 CHAUVIRE, Christiane, Comprendre l’art. L’esthétique de Wittgenstein, Paris, Kimé, 2016, p. 68

10 op. cit. NOËL, Bernard, 2015[1988], p. 95

(11)

À tel moment, je suis enclin à voir ceci (une femme debout). À tel autre, je suis enclin à voir cela (un patriarche bédouin).

*

Parfois ce sont des détails qui attirent l’attention : la position des pieds sur le sol, un frémissement sur les lèvres, la texture du cuir, la ciselure dans le bois, l’odeur du café.

Parfois on voit plutôt un ensemble : des noces, la consolidation des relations, le partage d’un repas.

*

C’est-à-dire : je peux voir « quelque chose », mais je peux aussi voir une relation.

(Quelle différence y a-t-il entre voir cette femme et voir sa ressemblance avec un Bédouin ?)

*

Je suis parfois susceptible de porter une attention minutieuse à ce qui se passe dans la vie ordinaire, parfois pas du tout.

*

Ce matin-là, j’ai vu chez les enfants le plaisir de la rivalité ; le soin et la cruauté des mères ; la salacité et le pouvoir des hommes pieux ; le territoire que les humains partagent avec les animaux.

(D’autres matins je n’ai rien remarqué.)

*

Nous sommes prédisposés à être touchés par ce qui nous entoure. (Nous le sommes aussi à ne pas l’être.)

*

(12)

Aussi, je suis toujours quelque part réfractaire à m’attarder sur ceci ou cela. (« Je ne veux pas de cela ! », dit une voix.)

*

À des moments le rituel m’ennuie et la vie de tous les jours me fascine, à d’autres le rituel me ravit et la vie quotidienne me rebute.

*

Je suis toujours variablement réceptif.

*

Je suis alors plutôt enclin à ceci plutôt qu’à cela.

*

Cette inclinaison, c’est ma pente. Ma façon d’être éveillé à ce qui arrive. C’est aussi ma façon d’être endormi.

(C’est de là que je m’élance, mais aussi là que je trébuche.)

*

Je disais : je vois ceci, puis cela. Est-ce que je vois la même chose, considérée sous des angles différents ?

*

Que voient les autres ? (Et si j’étais à leur place ?)

*

(13)

Je bouge toujours, même très peu. Et en bougeant, je modifie mon point de vue.

*

Mais c’est plus que cela : ça change tout.

(Ma posture, celle des autres, nos interactions, l’événement, les effets.)

*

Quelque chose se transforme. Cela devient.

(Le drap blanc devient une tente, la femme un homme, la thérapie des noces.)

*

Des contrastes se mettent à apparaître. Certains aspects prennent du relief, s’accentuent ; d’autres s’aplanissent, s’atténuent.

*

Cela fait ressortir un trait.

*

Un aspect prend alors une allure caractéristique.

(« Voilà ce à quoi cela ressemble. »)

*

Je vois quelque chose - un geste, un trait du visage, un mouvement collectif, la manipulation d’un objet - comme si c’était caractéristique de quelque chose d’autre.

*

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Les gestes et les paroles prennent alors une couleur – une certaine teinte. (Ils ont aussi un certain ton, une inflexion.)

*

(Cette attitude droite et fière est-elle un aspect du Bédouin ? Les grimaces austères sont-elles la marque du mépris ? etc.)

*

Pourtant, il n’y a pas symptôme.

(Cette attitude n’est pas symptomatique ni typique du Bédouin.)

*

C’est seulement une indication : il y a là une possibilité de mettre en relation. (Des aspects, des souvenirs, des expériences.)

*

Cette femme – un Bédouin. Avec l’aide des Zanzibaris, il se trouve que j’ai perçu une analogie. Rien de plus, rien de moins.

*

Il se pourrait que d’autres ne la voient pas, ou n’en perçoivent pas l’intérêt.

*

Cette femme et le Bédouin n’ont rien à voir – et pourtant.

*

Il n’y a pas de corrélation ici. Mais ceci ressemble à cela. (Comme un air de famille.)

(15)

*

« Si les puces développaient un rite, il concernerait le chien11. »

*

Des aspects ont des accointances.

*

J’ai fait un rapprochement – c’est bien moi qui l’ai fait. Mais il est rendu possible par ce que d’autres font.

*

Je ne fais pas n’importe quel rapprochement.

*

Par exemple, je ne dis pas : « cette femme, on dirait qu’elle imite Charlie Chaplin », ou : « ce que font ces Noirs est une mise en scène de leur ressentiment contre les Arabes ».

*

Je n’y suis pour pas grand-chose : un rapprochement se fait (ou pas).

*

Quelque chose m’incite à ne pas voir n’importe quoi.

(Ils ne font pas n’importe quoi.)

11 WITTGENSTEIN, Ludwig, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982

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*

Ils ont une attitude à mon égard. (Et moi je réponds.)

*

« (Fines nuances du comportement. – Pourquoi ont-elles de l’importance ? Ce sont leurs conséquences qui ont de l’importance12.) »

*

« C’est ainsi que je considère cette image ; c’est l’attitude que j’ai à l’égard de la figure. On a là l’une des significations de ce qu’on nomme “voir“13. »

*

Je vois d’abord une femme qu’on habille d’un costume, une scénographie rituelle qui sert à traiter des afflictions. Je vois ensuite l’homme du désert qui se marie, la paix des relations, l’hospitalité qu’on offre à autrui.

(Pensons ici à ce que signifie « voir un changement ».)

*

Je pensais participer à un rituel de guérison. Je me trouve désormais à des noces.

*

En fait, je participe aux deux.

(Et c’est aussi beaucoup d’autres choses : un espace de rencontre entre voisins ; un lieu de séduction ; un passe-temps contre l’ennui ; une assurance vie pour les plus pauvres ; un divertissement ; un marché ; une compétition ; une reproduction des élites ; la validation d’une hiérarchie ; la contestation d’un pouvoir ; la transmission d’un héritage ; un lieu de négociation de valeurs ; une initiation pour les plus jeunes ; une façon de cultiver une mémoire ; une manière aussi d’oublier ; etc.)

12 op. cit . WITTGENSTEIN, Ludwig, 2005(1953), II-xi, p. 289

13 ibid, II-xi, p. 289

(17)

*

Pour ça, il me faut au moins une certaine idée de ce que c’est d’être chevauché par un esprit, de ce que signifie partager un monde avec des esprits de cette sorte, du genre de relation que les humains sont amenés à développer avec eux, de ce qu’est un Bédouin, d’où il vit, de la manière dont il s’habille, de la forme que prend le patriarcat chez les Arabes, du rôle prépondérant de l’hospitalité dans la vie ordinaire des nomades, etc.

(Mais aussi : une certaine idée du lien qu’entretiennent les Zanzibaris entre eux, de la manière dont se configurent les relations entre hommes et femmes, entre adultes et enfants, de leurs activités quotidiennes, de leurs aspirations, de leurs déceptions, etc.)

*

On pourrait imaginer que je n’aie eu aucune idée de tout ça. Qu’aurais-je alors vu ?

*

Je peux seulement percevoir des aspects de ce dont j’ai déjà une certaine expérience.

*

Il faudrait donc de nouvelles expériences pour voir de nouveaux aspects ?

*

Si je me mettais à jouer le Prince Mychkine ou donnais quelques répliques de Clov à mes amis de Zanzibar, que verraient ou qu’entendraient-ils ?

*

Je dirais peut-être : ils ne voient pas ce que je veux dire.

(Ou : ils ne comprennent pas le sens que ça a pour moi.)

(18)

*

Plus encore : ils n’en percevraient pas la pertinence.

(Qu’est-ce qui fait qu’on la perçoit ou pas ?)

*

Ils ne comprennent pas, cela veut dire : ils ne réagissent pas comme on s’y attend.

(Mais ils comprennent sans doute quelque chose.)

*

Ils sont aveugles à certains aspects. Mais ils en voient d’autres.

(C’est important !)

*

Nous sommes nous-mêmes tout aussi aveugles à certains aspects.

(Et la pertinence n’est pas plus garantie pour nous que pour eux.)

*

La familiarité ne garantit en aucun cas une justesse de perception.

*

Parfois, c’est l’étrangeté qui permet de relever un trait saillant – ce qui importe.

*

On pourrait donc imaginer que je sois plus à même que ne le seraient les Zanzibaris de relever l’importance de certains enjeux qui les concernent.

*

(19)

Mais des Zanzibaris pourraient me donner une leçon sur ce qui se passe dans un roman de Dostoïevski ou dans une pièce de Beckett.

*

On apprend les uns des autres à percevoir de telle ou telle façon. (La pertinence s’apprend elle aussi.)

*

« On n’apprend pas une technique, mais des jugements pertinents14. »

*

On ne fait pas grand-chose. L’apprentissage a surtout lieu à notre insu - par contact.

*

« Demande-toi : Comment l’homme apprend-il à acquérir un “regard“ pour quelque chose15 ? »

*

Le fait que la pertinence soit apprise ne garantit en rien que nous la percevions tout le temps. Je suis toujours, tôt ou tard, insensible à tel ou tel aspect.

*

Je peux avoir manqué de percevoir quelque chose, mais je peux tout autant avoir refusé.

14 ibid, II-xi, p. 318

15 ibid, II-xi, p. 319

(20)

*

« Quand l’aspect change, notre attitude change aussi16. »

*

Dans cette pièce à Zanzibar : je vois une séance de soins – je vois des noces. Je passe du demi-sommeil à une vive gaieté.

*

Dès lors : je tiens la toile de la tente comme il faut, je danse, je participe à la fête – on se coordonne.

*

Je fais alors autrement partie du tout – c’est ma posture qui change. (La posture des autres change aussi.)

*

Quelque chose permet l’ajustement.

*

Ma réaction, c’est : « Ah ! C’est donc ça ?! » Et je me mets à danser.

*

Cela suscite en moi le désir de faire la même chose – et je fais.

*

16 op. cit. CHAUVIRE, Christiane, 2016. p. 38

(21)

L’aspect a un caractère incitatif lorsqu’on le perçoit.

(Il fait faire.)

*

Les autres réagissent : ils m’accompagnent.

* On dirait : nous sommes en rythme.

(Mais aussi : nous n’y sommes pas complètement.)

*

Y sommes-nous vraiment ? (À quoi le voit-on ?)

*

Il vient toujours un moment où notre sens de ce qui est réellement en train d’arriver s’estompe, et s’affaiblit. On manque alors de discernement.

(Quelque chose semble s’être assoupi.)

*

À d’autres moments, c’est comme si on savait très exactement ce qui était en train de se passer.

*

Cette femme (ou le Bédouin en elle), lorsqu’elle est debout, elle est vraiment debout.

Lorsqu’elle est assise, elle est vraiment assise.

(Elle ne simule pas, je le vois.)

(22)

*

Il y a là une tenue. (Une tenue du corps qui est une tenue de l’esprit – ou l’inverse.)

*

Il y a quelque chose comme le maintien d’une force.

*

Sa droiture corporelle est une rectitude d’esprit. (La personne apparaît franche, nette, confiante.)

*

« Le corps est la meilleure image de l'âme humaine17. »

*

Mais il arrive que je me dise : « quelque chose ne va pas. Elle en fait trop. » Ou alors :

« ça manque de conviction ».

D’autres fois : « c’est merveilleux ! Quelle force ! »

*

« Ici, il y a des différences de degré18. »

*

Parfois je vois la dissonance et ça me gêne. D’autres fois je la vois mais elle ne me gène pas. (Et je suis alors tenté de dire : c’est très bien comme ça.) D’autres fois encore je ne la vois pas, au contraire : je vois l’harmonie.

17 op. cit . WITTGENSTEIN, Ludwig, 2005[1953], II-iv

18 ibid, § 677

(23)

*

Il m’arrive de commettre des fautes de goût.

*

Je vois chez eux aussi de bonnes et de mauvaises manières.

*

L’appréciation de l’aspect est qualitative.

*

Aussi : la justesse se perçoit à l’accent.

*

L’accent d’une expression : son allure, son rythme, sa scansion, son phrasé, son style.

*

« Le style est d’abord une affaire d’aspect […]19 »

*

Ce qu’ils font a toujours une cadence caractéristique. Par exemple, c’est répétitif, variable, lent, agité. Mais aussi menaçant, velouté, timide, convaincu, inquiet, circulaire, corsé, revêche, etc.

Ce serait là leur mesure.

19 MACE, Marielle, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016, p. 21

(24)

*

Dans d’autres circonstances, d’aucuns diraient : affabile, affannato, basso, agitato, allegro, con dolore, stretto, tenuto, andante, crescendo, furioso, grazioso, largo, legato, sfogato, staccato, semplice, scherzo, vivace etc.

*

Je les entends chanter. J’entends leur souffle aussi – et il y a là comme un air.

(Quelque chose de pneumatique dans la perception.)

*

À certains moments, ça sonne comme une plainte (un air de doléances). À d’autres ça sonne comme une ovation (un air de triomphe).

*

Wittgenstein remarque à propos de la musique de Schumann qu’elle sonne parfois

« comme des lointains ». Cavell entend chez Mahler une manière de « nous faire penser à la marche, la déambulation, l’errance, comme à l’allure caractérisée de l’humain20. »

Comment font-ils cela ?

*

À un certain moment, j’entends les chanteurs amorcer une transition – et il y a là une difficulté. J’entends le début d’un passage. À d’autres moments j’entends qu’ils s’installent dans le confort d’une formule.

(Parfois je n’entends rien.)

*

20 Cité in CHAUVIRE,2016, op.cit. p. 89, et in CAVELL, Stanley, « L'ordinaire et l'inquiétant », Rue Descartes 39 (1) 2003, p. 105

(25)

Il y a pour les yeux comme pour les oreilles des zones opaques et des zones de clarté.

(Tout comme il y a des reliefs, des aspérités, des angles, des pentes, des éperons, des surplombs.)

*

Je pourrais tout aussi bien dire : à l’écoute de ce chant, tantôt j’arpente une profonde caverne, tantôt je scrute la course d’un lièvre à la lisière d’une forêt.

*

Ou encore : ce chant est à la fois une exigence intérieure et un appel venu de loin. Et je pourrais ajouter : je me sens aspiré par un terrier lumineux.

*

Comment ce chant résonne chez d’autres, voilà qui est bien mystérieux.

*

Pour voir un aspect, il ne faut pas seulement des yeux, il faut aussi une oreille. Et parfois du flair.

(Je sens que c’est comme ça - la part animale de notre intelligence.)

*

Il y a aussi comme un arôme des mots. (Café, cannelle, miel, dattes, etc.)

*

Nous ressentons une certaine atmosphère.

*

Il y a quelque chose de très viscéral ici ; je n’ai pour ça aucune justification.

(26)

*

J’écoute et je regarde ce qu’ils font : il y a comme une ligne – quelque chose à la fois de tenu et de ténu. (Qui n’est ni script ni partition.)

*

Quelque chose dans cette composition collective tient – convient. (Convient là, à cet endroit précis.)

*

Une ligne de vie. Une tenue.

*

La portée de ce qu’ils font – il y a là aussi quelque chose d’important.

*

Voir des aspects, c’est apprécier la portée d’un acte. Mais je n’en ai pas la clé comme dans une portée musicale.

(C’est percevoir les enjeux et leur étendue.)

*

Je pourrais dire d’eux : par certains aspects, je les trouve très nietzschéens. Par d’autres, ils me rappellent Michaux. (Mais j’aurais beaucoup de peine à les trouver, disons, beckettiens ou rousseauistes.)

*

Quelle est la portée de ce que je dis ici, et quels en sont les enjeux ?

(27)

*

À chaque fois que je les entends, quelque chose insiste : l’élan, la révolte, l’appétit.

(Plutôt que la fatigue, l’obéissance, le désespoir ou le devoir.) C’est aussi ce qui insiste à la lecture de Nietzsche ou Michaux.

(On devrait ajouter l’urgence.)

*

Je vois dans ce que font les Zanzibaris une expression du triomphe de la passion sur la morale – je le vois chez Nietzsche et Michaux aussi, mais d’une tout autre manière.

(Il y a chez les uns le ravissement du vertige à plusieurs. Chez les autres une tragédie - la solitude dans l’ivresse de la jouissance.)

*

Quelque chose dans ce qu’ils font résonne chez moi ; disons, dans la part dionysiaque en moi.

(Mais « chez moi », c’est toute ma forme de vie.)

Chez d’autres, cela résonnera ailleurs, et tout autrement (ou alors pas du tout.)

*

(Dionysos n’a rien à voir avec Zanzibar. Alors quoi ?)

*

Wittgenstein disait de « la musique de Bruckner [qu’] elle n’a plus rien du visage long et mince (nordique ?) de Nestroy, Grillparzer, Haydn, etc. Elle a un visage entièrement rond, plein (alpin ?), d’un type plus pur encore que ne l’était le visage de Schubert21. » Comment peut-il dire une chose pareille ?

*

21 WITTGENSTEIN, Ludwig, Remarques mêlées [1978], Paris, Flammarion, 2002, p. 78

(28)

L’aspect est contextuel. Il est lié à l’entièreté d’une forme de vie.

*

L’aspect nietzschéen, c’est la recherche du grand air, la thérapie de l’âme, la légèreté de celui qui risque. L’aspect michaldien : l’insoumission foncière, la foule qui s’agite en nous, la voix donnée à la folie.

*

Tout ça est probablement inintelligible pour les Zanzibaris – tout comme ça l’est pour une partie de mes compatriotes.

(Et dans une certaine mesure, pour moi aussi.)

*

Pour citer cet article : Marco Motta Marco, « Que vois-tu là ? », Notes sur la perception des aspects, in pourunatlasdesfigures.net, dir.édit. Mathieu Bouvier, La Manufacture, He.So Lausanne 2017

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