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Pour une analyse constructiviste du bien commun

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Pour une analyse constructiviste du bien commun

par Fabrizio Cantelli et Jean-Louis Genard

Transformations de l’Etat et lecture du bien commun.

A l’heure où l’extension du marché colonise de plus en plus les domaines de la santé, de la culture ou de l’éducation, où, parallèlement, l’Etat tend à externaliser toujours davantage les missions qui étaient traditionnellement les siennes, il s’impose de réfléchir aux significations du bien commun, et plus encore, au rôle de l’Etat dans ce contexte. A l’heure où la société du risque1 donne à voir une multiplication des risques environnementaux, industriels et de santé, au travers du réchauffement climatique, des organismes génétiquement modifiés, des catastrophes liées au nucléaire ou encore des épidémies, poser la question de la définition du bien commun en situation de crise et de complexité, c’est surtout se donner les moyens de mettre en lumière les nouveaux enjeux au cœur des processus de fabrication de l’action publique.

Parmi ces enjeux, le sida mérite d’être examiné avec attention. Si en Europe, aux Etats-Unis et au Canada les traitements médicaux ont participé à l’amélioration des conditions de vie des malades, il n’en reste pas moins qu’aucun vaccin n’a été trouvé aujourd’hui. Et les statistiques épidémiologiques récentes en Europe ne pointent pas vers l’optimisme. Il n’est pas besoin de rappeler ici la situation d’urgence sanitaire dans de nombreux Etats du continent africain. De fait donc, le sida questionne la marge de manoeuvre de l’Etat et met à nu toute la difficulté de sa capacité d’action et de réaction, tant au niveau de l’octroi des soins dans une optique curative qu’au niveau de la prévention, si l’on adopte une lecture anticipative. Il cristallise également des relations d’interdépendance entre une pluralité d’espaces sociaux, constitués par les médecins, les associations, les épidémiologues, les sociologues, etc. Sans oublier, au niveau national et international, le poids des logiques marchandes soutenues par les industries pharmaceutiques, disposant d’un poids considérable sur les négociations à l’Organisation Mondiale du Commerce portant sur les médicaments génériques et les brevets2. De manière criante, la question du sida pose celle de l’échelle à laquelle il s’agit aujourd’hui de définir le bien commun. A ce titre, face par exemple aux risques de propagation, elle interroge l’Etat lui-même dans sa pertinence à définir le bien commun à sa propre échelle.

Situé face à ces réseaux de sens multiples, face à sa responsabilité en tant qu’autorité et face à l’impératif d’efficacité, mais limité quant à ses possibilités d’intervention, comment l’Etat parvient- il à conjuguer le bien commun ? Comment la figure du bien commun se présente-t-elle aujourd’hui dans l’élaboration de l’action publique ? L’Etat institue-t-il d’en haut le bien commun ou au contraire, fait-il place à une forme négociée et procédurale ? Plus précisément, observe-t-on une transformation du rôle éthique de l’Etat ? Voilà une série d’interrogations que cette contribution entend élucider. Il s’agira dans un premier temps de mettre en relief la définition du bien commun à partir d’une analyse constructiviste, en opposition à une analyse substantialiste. A partir de plusieurs modèles de démocratie (majoritaire, libéral, expertise, délibératif et représentatif), la question de la lutte contre le sida en Belgique sera convoquée dans un second temps afin de mieux

1 U. BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

2 F. CANTELLI, « L’espace politique du sida: logiques civiques, logiques marchandes », communication, Colloque de la FIUC, Lille, 2002.

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comprendre les modes de construction du bien commun3. La coexistence d’acteurs issus de la société civile, porteurs de logiques associatives ou de logiques médicales, met en scène des enjeux d’identité où la possibilité même pour l’action publique de produire un bien commun paraît fragilisée.

Modernité et lecture constructiviste du bien commun

C’est un lieu commun que de reconnaître qu’une des caractéristiques de la modernité est d’avoir radicalement problématisé la question du bien commun en lui ôtant toute possibilité de fondement transcendant ou métaphysique, et donc de définition substantielle. Mais peut-être serions-nous plus précis en disant plutôt que c’est avec la modernité que commence réellement à se poser la question du bien commun puisque auparavant cette question pouvait somme toute connaître des réponses non réellement problématiques, en relation précisément avec ces référents échappant à la discussion et aux incertitudes. Même s’il est toujours possible de faire valoir des références à Aristote ou à Thomas d’Aquin, c’est avec la modernité que la question du bien commun devient réellement une question spécifiquement politique.

Pour le dire schématiquement, on voit à partir de là poindre deux conceptions antagoniques du bien commun : l’une substantialiste, l’autre constructiviste. Dans le premier cas, la définition du bien commun s’appuie sur des ressources externes qui en assurent la validité ; dans le second, conformément aux thèses de Max Weber sur le processus de rationalisation culturelle, cette validité renvoie à des processus immanents, aux processus de sa difficile construction. Peut-être est-ce même dans cette distinction que pourrait se comprendre une définition de la démocratie qui se rapprocherait d’ailleurs de celle de Claude Lefort4 qui voit la démocratie comme un « espace vide » où se joue, de manière toujours imprévisible, le jeu du différend, de celle de Cornelius Castoriadis5 articulée autour du principe d’autonomie ou de celle de Jürgen Habermas6 qui l’associe intimement à la vigueur d’un espace public de discussion.

On peut alors penser que, dans le cadre de la modernité, s’opposeront des conceptions du bien commun dont l’enjeu sera précisément d’en déterminer les modes de construction. Dans une acception constructiviste, le bien commun se négocie, est pris dans des jeux d’argumentation à partir d’ancrages multiples, mais aussi dans des jeux de forces et d’influences7. Pour reprendre la terminologie de Habermas, on pourrait dire que le bien commun se forme dans l’entrelacement d’agir stratégiques et d’agir communicationnels. Sous l’horizon de rapports de forces, de tactiques, d’instruments de pression et de manipulation,… mais aussi sous celui d’enjeux de validité, d’exigences normatives, procédurales, de visées éthiques. L’hypothèse serait donc la suivante : avec la modernité s’impose une conception constructiviste du bien commun. Mais, en même temps, s’ouvre la question des formes de construction de ce bien commun dont l’enjeu détermine la pertinence qu’ont les uns et les autres à participer à cette construction (à quel titre tel acteur, tel groupe interviennent-ils ?) et la crédibilité des formes qu’ils donnent à leurs interventions (travail social, pressions, campagne médiatique, argumentation savante, intuition éthique, etc.).

3 Un développement circonstancié des données empiriques figurant dans cette contribution a été présenté, voir F.

CANTELLI « Espaces d’interdépendance entre action publique et experts: un Etat réflexif dans le champ du sida », Revue suisse de science politique, 4/2003, à paraître.

4 C. LEFORT, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.

5 C. CASTORIADIS, « Imaginaire politique grec et moderne », C. CASTORIADIS, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996.

6 J. HABERMAS, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986.

7 P. LASCOUMES, J-P. LE BOURHIS, « Le bien commun comme construit territorial : identités d’action et procédures », Politix, n°42, 1998, p. 37-66.

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Au cœur de ces entrelacements entre agir stratégiques et communicationnels, émergent en effet différents modèles de démocratie qui formatent l’imaginaire et les pratiques des acteurs. Défendant chacun des intérêts, qu’ils jugent d’ailleurs eux-mêmes particuliers ou communs, ils entrent dans le jeu politique avec une vision plus ou moins formalisée de ce qu’ils entendent par démocratie et des manières d’en « user ». Ainsi, peuvent-ils être convaincus de la légitimité de défendre un intérêt purement particulier, par exemple commercial, et attendent-ils de la démocratie qu’elle soit simplement le réceptacle de la rencontre de ces intérêts, que chacun se doit alors de défendre âprement, fût-ce en usant de moyens dont l’efficacité est alors la mesure. Mais ils peuvent tout aussi bien se présenter comme les porteurs et les défenseurs d’une cause commune, prétendant alors à la généralité des intérêts qu’ils défendent.

Dans ce jeu complexe, la recherche et la mobilisation de ressources de légitimation seront essentielles. La justification de la défense des intérêts privés trouvera appui dans le modèle libéral classique ; elle ne sera d’ailleurs pas totalement déconnectée de toute visée du bien commun8 puisque, dans ce modèle, le bien commun résulte simplement de la mise en concurrence de ces intérêts particuliers que la démocratie orchestre mais qui en est aussi, à entendre les défenseurs des théories libérales du développement, l’effet (d’abord le marché, la démocratie viendra immanquablement ensuite). Le modèle civique de la démocratie trouvera lui ses ressources de légitimation du côté de la représentativité de ceux qui interviennent dans le débat, il disqualifiera ceux qui parlent en leur nom ou dont la représentativité n’est pas étayée sur de véritables garanties procédurales. Centré bien entendu sur la représentativité électorale, il reconnaîtra également celle d’instances et d’organisations (les organisations syndicales et patronales) qui ont trouvé place dans les espaces décisionnels9. Ce modèle pourra ainsi hiérarchiser entre le poids respectif des élus et de ceux qui, par exemple issus de la société civile ou des associations, « s’auto-représentent ». Dans la course à la légitimité, l’espace public, en particulier aujourd’hui l’espace public médiatique, sera un enjeu essentiel10. Ceux qui l’occuperont, qui arriveront à lui imposer leur agenda et à le faire dans les formes qui sont les leurs, bénéficieront d’un poids considérable. Plutôt que de tabler sur les instances habituelles de la représentation, certains joueront d’ailleurs la carte de l’opinion : ils feront valoir les mouvements d’opinion, s’appuieront sur la présence médiatique du thème pour en justifier l’importance ; ils chercheront à occuper l’espace médiatique, tentant par là de convaincre que leurs préoccupations, fussent-elles particulières, sont des enjeux communs. Mais dans la lutte pour la légitimité, la référence à des ressources expertes pourra occuper une place centrale. Ceux qui parlent au nom de savoirs validés, qui, à ce titre, prétendent incarner une vérité qui dépasse les querelles et les intérêts, pourront faire taire les opposants. Toutefois, l’expertise n’est jamais pleinement garantie, même si nombre de statuts semblent l’attester. Le monde des experts est devenu aujourd’hui très souvent cacophonique : dans une société qui se dédifférencie de plus en plus, des experts venant de mondes auparavant cloisonnés interviennent maintenant sur de mêmes terrains, sans parler du fait qu’au sein de mêmes espaces de compétences les expertises tendent à se contredire toujours davantage. Et, par ailleurs, il n’est pas rare que, de la société civile, du monde

« profane », émergent maintenant des « experts » dont les compétences prétendent concurrencer celles des experts « reconnus » et « patentés ». C’est qu’il faudra maintenant non seulement faire valoir ses arguments d’expert mais aussi, de plus en plus, convaincre de son expertise. Enfin, il y aura ceux qui parlent au nom d’un intérêt que l’on qualifie aujourd’hui souvent de « citoyen ».

8 Rappelons que le concept de cité chez Boltanski et Thévenot combine à la fois une mesure d’équivalence et un modèle de justice. Dans cette acception, congruente avec notre analyse sur le modèle libéral, la cité marchande a aussi une prétention à « être » une forme de bien commun. L. BOLTANSKI, L. THEVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

9 T. BERNS «L’exemple syndical et la société civile: négociation cadrée, mémoire et discipline » dans F. CANTELLI, S. BELLAL, J. FANIEL et T. BERNS, Syndicats et société civile : des liens à (re)découvrir, Bruxelles, Labor, 2003.

10 E. NEVEU, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, n°98, 1999, p. 17-85.

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Ceux-là, ni simplement élus, ni simplement experts, entendent simplement prendre leur sort en mains. Ils entendent donner de la voix. Ils voient la démocratie comme un vaste espace délibératif dont les arènes ne se limitent ni aux espaces feutrés des cabinets ministériels, ni aux scènes classiques de la démocratie représentative, ni aux laboratoires et centres de recherche des experts, ni non plus aux caméras des débats télévisuels. Leur démocratie est plutôt délibérative et participative, elle se fonde avant tout sur le développement de processus de confrontation discursive impliquant des acteurs multiples pouvant faire valoir un intérêt à la discussion11.

Modèle libéral, modèle civique-représentatif, démocratie d’opinion, modèle expert, démocratie participative… autant de modèles qui servent d’arrière-plan à l’intervention des acteurs dans le jeu politique. Modèles que les uns cherchent à s’approprier pour eux-mêmes, dont ils se revendiquent pour disqualifier les autres, à l’égard desquels ils prennent distance. A chacun des ces modèles sont évidemment adossées des figures du citoyen qu’il serait possible de décliner. Ainsi, à l’attention volontiers condescendante et bienveillante des experts, répondra par exemple la sollicitude portée aux citoyens lors des périodes électorales caractéristique de la démocratie représentative. Voilà donc pour la proposition théorique : elle suggère d’analyser les jeux d’acteurs des politiques publiques dans la construction d’un bien commun sous l’horizon des modèles de démocratie qu’ils mobilisent et auxquels ils se réfèrent. Reste à convaincre le lecteur de la pertinence d’une telle approche à partir de l’exemple des politiques de lutte contre le sida en Belgique. Mais avant d’en venir frontalement à l’analyse du cas empirique, peut-être devrions-nous approfondir l’hypothèse rapidement évoquée des liens possibles entre modèles de construction du bien commun et modèles de citoyenneté.

Modèles de démocratie, action publique et citoyenneté post-conventionnelle

Quels modèles de démocratie trouve-t-on principalement à l’œuvre dans le champ du sida ? Quels acteurs les endossent ? L’analyse empirique du développement des politiques de lutte contre le sida en Belgique nous permet de faire apparaître une lutte pour la reconnaissance d’une expertise qui ne se limite plus à celle des spécialistes de la médecine. En effet, la démocratie d’expertise est revendiquée à la fois par les structures médicales et par l’espace associatif. Historiquement, la régulation du sida dans toute l’Europe indique que les structures médicales ont été, dès les premières années, les seules à être reconnues comme expertes sur la question. Les acteurs associatifs vont toutefois progressivement intervenir et construire la légitimité d’un travail axé sur la prévention. Face à ces deux lectures, prétendant toutes deux à l’expertise mais obéissant à des logiques différentes, le modèle de la démocratie délibérative semble s’imposer comme espace de construction du bien commun. C’est ce que défend d’ailleurs la Ministre Nicole Maréchal (Ecolo), responsable de la Santé et de l’Aide à la Jeunesse dans le Gouvernement de la Communauté française de Belgique12 et les membres de son cabinet qui ont en charge les questions de prévention du sida.

L’hypothèse défendue ici souligne tout d’abord l’historicité d’un bien commun qui évolue, se construit et se transforme. Elle insiste en outre sur son caractère à la fois relationnel et procédural.

11 M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHE, Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001 ; voir aussi les contributions de Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, Bernard Manin, Jean-Paul Gaudillière, etc. dans « Démocratie et délibération », Politix, vol 15, n°57, 2002.

12 Suite à un processus de plusieurs réformes initiées au début des années 1980, la Belgique est devenue un Etat fédéral composé d’entités fédérées. Ainsi il y a trois régions (la Région Wallonne, la Région Bruxelles-Capitale et la Région flamande) compétentes, entre autres, pour les questions liées au territoire et aux enjeux socio-économiques et trois communautés (française, flamande et germanophone) compétentes, entre autres, pour les questions culturelles, pour l’enseignement et pour la promotion de la santé. Les régions et les communautés disposent d’un ordre exécutif (gouvernement) et d’un ordre législatif (Parlement).

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Relationnel en ce que la construction du bien commun se joue dans un espace où l’action publique, dans un contexte d’interdépendances, se négocie entre de nombreux acteurs de la société civile portant parfois des logiques démocratiques différentes. Procédural (et non plus substantiel) dans la mesure où les décisions qui sont prises ne sont pas données a priori mais résultent d’une cogitation et d’une coordination des registres d’action. Ce modèle ne présuppose pas l’émergence a priori des figures de l’intérêt général et du bien commun mais en souligne plutôt le caractère processuel13. Cette dimension processuelle a toutefois été maintes fois soulignée. C’est pourquoi nous souhaiterions aller plus loin et montrer que les mutations normatives et organisationnelles de l’action publique contemporaine invitent à repenser un nouvel équipement épistémologique pour les comprendre14. Si l’Etat continue bien évidemment à témoigner d’une activité de contrôle social au travers de politiques sécuritaires dont on aurait peine aujourd’hui à minimiser le déploiement, s’il se présente souvent comme le « gestionnaire » de problèmes sociaux répondant avant tout à des soucis d’efficacité au moindre coût, il nous semble important, sous peine de verser dans une

« ontologie » réductionniste de l’Etat, de prendre au sérieux les visées communicationnelle, éthique et subjectivantepoursuivies par certains dispositifs récents d’action publique15.

Cette nouvelle attitude s’observe à deux niveaux. Le premier est celui de l’intégration dans ses ambitions d’exigences de respect et de reconnaissance. Là pourrait se faire jour un glissement de politiques qui n’étaient que de redistribution vers des politiques de reconnaissance, tel que Nancy Frazer l’a problématisé. Mais le phénomène est peut-être plus profond. C’est que, contre un paternalisme parfois reproché à l’Etat-providence mais aussi contre l’échec de certaines de ses manières d’agir, se fait en effet jour en creux de certaines « nouvelles politiques publiques », et souvent sous l’influence des milieux associatifs, l’image d’une citoyenneté « post- conventionnelle ». Loin de s’opérer à distance des acteurs, fût-ce « pour leur bien », la construction du bien commun passe alors par la présupposition de leur autonomie et de leur responsabilité. Les acteurs, parties prenantes des politiques publiques, en sont non seulement les destinataires mais aussi les destinateurs.

Parce que le modèle sous-jacent de la démocratie qui se fait jour là est celui d’une démocratie participative, la construction du bien commun ne peut plus se penser que sous l’horizon de la contribution des acteurs eux-mêmes à sa réalisation. L’argument est là transcendantal au sens kantien tel que le reprend Habermas : parce que l’idée même de discussion que sous-tend le modèle de la démocratie délibérative présuppose la responsabilité des acteurs appelés à s’impliquer dans l’espace public, ceux qui défendent ce modèle sont naturellement appelés à envisager une autre citoyenneté dont la responsabilité est constitutive. Ils ne peuvent envisager l’action publique sans qu’il ne soit fait appel à la participation responsable des acteurs concernés.

Encore une fois ne nous illusionnons pas. L’appel à la responsabilité peut souvent recouvrir des ambitions moins réjouissantes, comme lorsque, au cœur des politiques de l’Etat social actif, elle est invoquée pour restreindre les droits sociaux16. Mais là encore défions-nous du risque d’une ontologie de l’Etat qui lui refuserait tout ambition émancipatrice.

13 P. LASCOUMES, J-P. LE BOURHIS, « Le bien commun comme construit territorial : identités d’action et procédures », Politix, op.cit.

14 J-L. GENARD et J-Y. DONNAY, « Les nouvelles politiques sociales, émancipatrices ou répressives ? », dans L’assistant social entre aide et contrôle ?, Département social, Haute école P.H. Spaak, p. 37-57.

15 J-L. GENARD « Reconnaissance et citoyenneté. Vers une psychologisation de l’intervention étatique », dans J-M.

LAROUCHE, Reconnaissance et citoyenneté. Au carrefour de l’éthique et du politique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 7-26.

16 Ibid, voir aussi J.L. GENARD, « Responsabilité individuelle ou déresponsabilisation collective », dans La revue Nouvelle, n°12, décembre 2002, p. 63-69.

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La politique de prévention du sida : enjeux éthiques et acteurs associatifs

Nous proposons maintenant d’analyser plus particulièrement la question du sida au niveau belge.

La définition du bien commun apparaît là, à nouveau, comme un processus complexe, difficile et conflictuel où se donnent à voir notamment des oppositions entre logiques associatives et logiques médicales. Et, dans cette configuration, la reconnaissance des dispositifs associatifs par l’Etat ne peut être rendue intelligible si l’on en occulte les enjeux éthiques.

La question des modes de prévention du sida cristallise aujourd’hui la difficulté à articuler différentes manières de travailler pour le bien commun. Pensons aux démarches médicales et curatives, aux associations avec un « public-cible », aux associations généralistes, aux pratiques associatives inventives (par exemple les opérations « boule de neige » développées par une association de prévention auprès des toxicomanes dont le principe est de considérer le toxicomane comme un acteur responsable, doté d’une expertise utile), aux projets d’aide et d’écoute, aux dynamiques de recherche-action réunissant les publics vulnérables, aux analyses statistiques, etc.17 Selon quelle modalité le bien commun peut-il « s’imposer » dans cet univers complexe d’action publique, formaté par une pluralité de cultures et d’identités professionnelles ? En Belgique francophone, cette difficulté à articuler les cultures et les pratiques des acteurs a été à la source de la création de plusieurs organes de consultation, chargés entre autres de donner des avis à l’administration et au Ministre sur certaines questions : le Conseil scientifique et éthique de la prévention du sida (1992) et le Conseil consultatif de la prévention du sida (1997).

Mais la place assignée à l’éthique déborde, ne se limite pas à ces espaces. Il y a notamment des campagnes d’affiches et des distributions de cartes postales mettant en scène des personnes séropositives dans le quotidien visant à déstigmatiser le malade, à lui rendre une dignité et une reconnaissance dans l’espace public (vitrine des magasins, locaux communaux, etc.) – l’initiative vient de l’acteur associatif Plate-forme de Prévention du sida. Dans la communication de la Ministre portant sur les grands axes de la stratégie politique adoptée18, outre l’idée de lutter contre les discriminations multiples (au travail, dans les relations sociales, dans la famille, etc.) dont les malades sont les victimes, il y a la présence d’un souci éthique envers les malades, qui se manifeste par la volonté de les associer, de les inclure dans les réflexions sur l’opportunité de telle ou telle action préventive. C’est là que le souci de reconnaissance pointe vers l’image d’une citoyenneté post-conventionnelle, pour laquelle l’implémentation d’une politique publique ne saurait se concevoir sans la participation active des acteurs intéressés qui ont à en être les co-constructeurs. Et ce, même si la réalité pointe des écarts entre l’horizon des prétentions éthiques et leur réalisation dans l’action pratique.

17 Dès les années 1990, de nombreuses recherches ont déconstruit l’idée d’une « communauté sida » dans la mesure où les rapports entre les associations elles-mêmes se situent dans un marché hyper-concurrentiel : « le climat consensuel autour du sida n’est plus menacé, actuellement, par des controverses entre partis politiques mais par la compétition entre associations, dont l’enjeu est la redistribution des ressources.» M. POLLAK, « Histoire d’une cause » (1991), dans M. POLLAK, Une identité blessée, Paris, Métailié, 1993, p.290. Ancrée dans le paysage propre à la France, l’analyse ne perd rien en validité une fois posée sur le terrain belge. Les analyses plus récentes sur les associations en France et au Canada (Vancouver) confirment la prégnance de cette conflictualité : O. FILLIEULE, C. BROQUA, « La lutte contre le sida » dans I. SOMMIER, X. CRETTIEZ, La France rebelle, Paris, Editions Michalon, 2002, p. 329- 343 ; M. BROWN, Replacing citizenship. AIDS activism and radical democracy, New York, Guilford Press, 1997.

18 N. MARECHAL, « Déclaration au sujet du VIH/sida. Une crise mondiale et une mobilisation communautaire », Communauté française de Belgique, 2001.

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Si l’on remonte un tant soit peu dans le temps19, les années 1983-1988 se caractérisent par deux phénomènes: l’importation des catégories (“groupes à risque”) et des cadres d’action provenant des Etats-Unis d’Amérique ainsi que l’importance de la contamination affectant la population issue de l’Afrique Centrale20. La Belgique se situe encore dans un modèle de démocratie d’expertise où dominent les structures médicales et curatives qui seront rejointes par un tissu d’associations homosexuelles, à l’instar de la situation observée dans de nombreux Etats en Europe21. La place et le rôle du cadre médical se confirment par la création en 1983 de la Commission nationale SIDA, composée exclusivement de médecins. Les premières structures reconnues par l’Etat dans ce domaine, vers 1986, ont été les Centres de Référence sida universitaires dont le travail consiste essentiellement dans la prise en charge et le suivi des personnes séropositives. Autrement dit, l’action publique contre le sida s’est d’abord organisée à partir de structures médicales universitaires à vocation essentiellement curative. Nous sommes là dans le formatage habituel des politiques de santé, propres à l’Etat-providence. Parallèlement à cela, « Appel Homo Sida », association d’entraide et de prévention envers les homosexuels, considérés tel un “groupe à risque”

se structure en 1985. Il y a aura aussi la levée de restrictions à la vente de préservatifs et des actions

« grand public ». En 1987, les deux Communautés de la Belgique fédérale se dotent chacune d’une structure de coordination. C’est en 1991 que naît la création de l’Agence de Prévention du sida. Au- delà du travail de quelques associations et institutions généralistes de santé publique, l’expertise liée à la prévention sera institutionnalisée lors de la création de l’Agence de Prévention du Sida en 1991, suivant de près la création de l’Agence française de lutte contre le sida en 1989. La première strate de la politique publique va prendre fin en 1997 suite à la suppression de cette Agence pour cause de mauvaise gestion. Notons que la dissolution de l’Agence française de lutte contre le sida se fera en 1994. Parallèlement, les Centres de Référence sida continuent d’être soutenus dans leurs activités et des associations de prévention auprès de publics-cibles (prostituées, homosexuels, toxicomanes, réfugiés…) consolident un réel travail de terrain. Au sein de cette première strate, on peut déjà déceler une tension entre un référentiel médical curatif (hôpital, recueil de données, sémantique du soin…) et un référentiel préventif s’incarnant dans l’Agence de Prévention du sida.

Après une période de transition de 1997 à 2000, deux nouveaux acteurs émergent dans l’espace associatif: la Plate-forme prévention sida et l’Observatoire socio-épidémiologique du sida et des sexualités. Ces trois années se déroulent sans véritable « gouvernance » de l’espace associatif anti- sida. Des impératifs d’action et d’intervention se font progressivement sentir auprès des associations de terrain mais aussi dans le chef des décideurs politiques en quête de légitimité et d’efficacité. D’autant que le nombre de personnes contaminées est en hausse. Ces dispositifs associatifs se forment dans un environnement marqué par un phénomène politique : la montée au pouvoir des écologistes suite aux élections de juin 1999 en Belgique et, plus particulièrement, leur participation aux gouvernements de la Belgique fédérale et des entités fédérées. Nicole Maréchal (Ecolo) est ainsi devenue Ministre de la Santé en Belgique francophone (Communauté française).

Associations et action publique : logique de réciprocité

Comment comprendre l’émergence des stratégies associatives et préventives dans le champ du sida ? Au nom de quelles logiques, de quels principes l’action publique se tisse-t-elle aussi à partir des associations, et non plus exclusivement du regard médical ? Est-ce là une lutte entre deux

19 Nous n’avons pas l’ambition ici d’être exhaustif.

20 M. HUBERT, « AIDS in Belgium : Africa in microcosm », dans B. MISZTAL, D. MOSS, Action on AIDS. National policies in comparative perspective, Westport, Greenwood Press, 1990, p. 73-100.

21 S. CATTACIN, C. PANCHAUD, Les politiques de lutte contre le sida en Europe de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, 1997 ; L. KIRP, R. BAYER, AIDS in industrialised democracies: passions, politics and policies, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992.

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formes d’expertise ou entre deux modèles de démocratie au sens précédemment évoqué ? Nous allons voir d’abord vers quel modèle de démocratie conduiront leur reconnaissance par l’Etat et, ensuite, les tensions symboliques et les luttes de pouvoir qui les opposeront aux structures médicales.

Aujourd’hui, la morphologie du savoir se redessine. En effet, la demande croissante de savoirs, utiles pour l’action publique et opérationnels sur le terrain, s’est fait sentir de manière aiguë dans le champ du sida. C’est ainsi que les statistiques et les chiffres dégagés lors de diverses enquêtes, sondages ou études sur le sida n’auront de sens que s’ils peuvent faire l’objet d’un travail de traduction. Le passage du registre de l’étude scientifique à celui d’outils d’action politique devient un critère discriminant pour être reconnu, agréé et financé par les pouvoirs publics. Au sein d’une société qui se dédifférencie, qui s’articule de plus en plus autour de réseaux d’acteurs, la capacité de traduction dont disposent les acteurs devient une donnée essentielle, disqualifiant ceux dont les discours se confinent dans l’auto-référence. Ainsi, la validation par l’Etat d’acteurs pluriels se mouvant hors ou aux marges du modèle hospitalier et inscrivant leurs démarches dans une perspective sociologique et qualitative - même si l’intitulé de l’Observatoire “socio- épidémiologique” ne l’indique pas à première vue – peut-elle être rapportée au caractère auto- référentiel du champ médical et partant, à sa difficulté à se lier sur un mode partenarial à d’autres acteurs porteurs d’autres logiques (associations, administration, politique…). Ces acteurs participent à une forme de reglobalisation des regards sur le sida, considéré en tant que question multidimensionnelle, ne se laissant pas réduire a priori à un problème médical mais brassant les aspects sociaux, psychiques et identitaires. La logique qu’ils portent est celle d’une dédifférenciation sociale qui s’oppose à la tendance hyper-différenciante des spécialisations médicales. Ce faisant, ils se portent candidats à une inscription dans ces « réseaux de politique publique » dont on commence à mesurer l’importance aujourd’hui22.

Comme on le sait, le déploiement de ces réseaux qui atténuent les frontières entre savoirs, qui obligent à la construction de langages communs, rompt également avec la grande coupure entre spécialistes d’une part et citoyen profane de l’autre. Des citoyens, qui, dans le champ de la santé, se sont présentés comme patients revendiquant des droits contre l’exclusion dont ils étaient l’objet23. Cette prise en compte du citoyen sous une figure plus respectueuse, mais aussi sous l’horizon de sa nécessaire implication dans la réussite de l’action publique, se vérifie jusque dans les méthodologies cognitives mises en avant par les associations. D’une certaine manière, c’est une nouvelle conception de l’expertise, qui est ancrée davantage dans l’« expérience intime » des figures du malade24, du patient ou de l’usager. Ainsi le développement de recherches-actions par certaines associations, revendiquant une expertise en la matière, notamment Modus Vivendi, association active dans la prévention du sida auprès des toxicomanes, Espace P auprès des prostituées ou Ex Aequo auprès des homosexuels dénote-t-il d’une volonté d’élever les individus en situation de vulnérabilité au rang d’une citoyenneté que paraît leur dénier le discours médical.

Une des actions de plus en plus importantes pour l’Observatoire est de les épauler dans l’élaboration et la mise en action de ces dispositifs, sollicités par les pouvoirs publics car se situant dans une temporalité plus courte, associant fortement le “monde vécu” des publics concernés (toxicomanes, homosexuels, prostituées, etc.) et s’incrustant dans une forme plus légère et plus souple que celle généralement construite par les centres de recherche universitaires. Dans ce

22 P. LE GALES et M. THATCHER (dir), Les réseaux de politique publique. Débat autour des policy networks, L’Harmattan, Paris, 1995 et Centre de sociologie de l’innovation, Ces réseaux que la raison ignore, L’Harmattan, Paris, 1992.

23 Pour la situation propre aux Etats-Unis, voir l’excellente analyse de S. EPSTEIN, Impure science. Aids, activism and the politics of knowledge, Berkeley/ Los Angeles, University of California Press, 1996.

24 J. BARBOT, Les malades en mouvement, Paris, Balland, 2002.

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contexte, un enjeu crucial pour l’Observatoire est de ne pas se faire instrumentaliser pour légitimer l’un ou l’autre projet, délivrant une sorte de ‘label’ aux associations. L’appropriation de l’expertise par les pouvoirs publics, comme l’ancrage sur une participation citoyenne deviennent des critères forts et permettent de comprendre les logiques d’interrelations entre action publique et expertises, mixant associatif, recherche et citoyenneté25.

Si le type de travail réflexif que les associations peuvent offrir cadre avec les attentes exprimées par l’action publique26, il convient aussi de mettre à plat les impératifs de coordination et d’apprentissage pesant sur un nouveau Ministre, participant à l’élargissement des outils d’action publique en régime réticulaire c’est-à-dire accentuant le partenariat, la contractualisation, les exigences de coordination, etc. L’Etat étant désormais moins là pour définir substantiellement les finalités de telle ou telle politique publique que pour la faire émerger de la rencontre d’initiatives plurielles et pour assurer leur coordination. Une table ronde réunissant l’ensemble du secteur a été organisée par la nouvelle Ministre de la santé au niveau de la Belgique francophone (Communauté française), ayant la prévention du sida dans son rayon de compétences. Sociologue et psychanalyste, auteur de nombreuses publications sur les séropositifs27 et sur le concept de vulnérabilité28, François Delor est un acteur dont l’expertise a été reconnue assez vite par la nouvelle Ministre et son cabinet. Il est à la fois président du Conseil consultatif de prévention du sida et directeur de l’association Ex æquo. Cette table ronde se transforme vite en espace de délibération et rapidement, de légitimation de deux nouveaux dispositifs proposés par François Delor: l’Observatoire et la Plate-forme prévention sida. Depuis la fin de l’Agence de Prévention du sida en 1997, le rôle de coordination du secteur sida était quelque peu en attente. La Ministre adopte cette lecture tout en sachant que l’esprit dirigiste de l’Agence ne pouvait être reproduit. La table ronde sera donc l’espace de discussion et de confrontation autour des réformes permettant une organisation optimale du secteur. Outre le moment même de la table ronde, il faut retenir qu’elle polarisa de très nombreux débats et irrigua des canaux de discussion formels et informels, tant lors de sa préparation que dans son évaluation. Le rapport au pouvoir et le corpus idéologique (démocratie participative, transparence,…) des Verts sont pour quelque chose dans cette régulation participative et procédurale29. Si les justifications ont eu raison d’insister sur le caractère instrumental de la démarche, il convient tout autant de ne pas perdre de vue qu’il s’agit bien de la première fois que le parti Ecolo, via Nicole Maréchal, occupe un poste de Ministre, dont les compétences intègrent les questions de santé. C’est en cela que l’on peut comprendre cette régulation partenariale, privilégiant l’expertise et le savoir collectifs du secteur (administration, associations, institutions généralistes…). Ceci étant, la validation de nouveaux dispositifs et la reconnaissance de nouveaux acteurs par l’Etat résulte de la rencontre entre agir communciationnel et agir stratégique, l’expertise associative de François Delor et les attentes formulées par l’espace politique.

25 Voir F. CANTELLI « Espaces d’interdépendance entre action publique et experts: un Etat réflexif dans le champ du sida », Revue suisse de science politique, op.cit.

26 F. CANTELLI, L. DAMAY, J-Y. DONNAY, « Pour une sociologie politique des acteurs associatifs : comprendre les nouveaux enjeux », Pyramides, n°6 (Acteurs associatifs et politiques publiques), Bruxelles, 2002, p. 11-27.

27 F. DELOR, Séropositifs, Paris, L’Harmattan, 1997.

28 F. DELOR, M. HUBERT, « Revisiting the concept of ‘vulnerability’ », Social Science & Medicine, 50, 2000, p.

1557-1570.

29 Cette tendance se confirme aussi pour la période de fin de législature. En effet, afin de préparer au mieux la Conférence de lutte contre le sida prévue pour le 30 mars 2004, le Gouvernement de la Communauté française a décidé d’organiser quatre ateliers thématiques d’une journée réunissant l’ensemble des acteurs concernés. La particularité de ce dispositif est qu’il inclut aussi des membres de Cabinet de la Communauté française n’ayant pas la santé comme compétence et aussi d’autres niveaux de pouvoir (la Région Bruxelloise, la Région Wallonne ou l’Etat fédéral). Le but officiel est de profiter des recommandations formulées par les acteurs de terrain dans chaque atelier pour définir au mieux l’action stratégique de lutte contre le sida en Belgique.

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Comme nous l’avons vu, on observe d’abord une monopolisation du paysage de l’expertise par les structures médicales, suivie par une pluralisation des expertises où interviennent désormais de nombreux acteurs issus de la société civile sur différents segments: le régime de réduction des risques dans le champ de la toxicomanie, le régime d’insertion et d’aide dans le champ de la prostitution, le régime d’intervention sociale dans le champ des populations fragilisées et désaffiliées provenant de l’immigration, le régime de l’éducation sexuelle et affective dans le champ de la jeunesse, le régime d’accompagnement socioculturel et de lutte contre les discriminations et stigmatisations à l’égard des homosexuels, etc. Sans pour autant nier le poids des Centres de Référence sida liés aux universités, le rôle de l’Institut de Santé Publique organisant la récolte des statistiques épidémiologiques ou encore le secteur de promotion de la santé, la question du sida déborde du seul cadre médical. Et, les rapports de forces entre les acteurs, en plus de se complexifier, s’intensifient dans la mesure ils se forment dans un contexte de forte qualification des savoirs réflexifs30 – avec l’intensification des stratégies partenariales et des subsides de plus en plus difficiles à « décrocher » dans un secteur en redéfinition31. Parmi les nombreuses tensions que cette situation engendre, le conflit opposant les Centres de référence sida à l’espace associatif est récurrent et réapparaît tantôt à l’égard de l’Agence de la Prévention du sida, tantôt, plus récemment, à l’égard de l’Observatoire du sida et des sexualités après sa création. Si ces rapports de force sont constitutifs de l’environnement social dans lequel se forme l’action publique contre le sida, elle- même participe, à travers l’économie des nouveaux dispositifs soutenus, à orienter, voire modifier cet environnement social. Aussi faut-il préciser que ce contexte à acteurs multiples peut aussi donner lieu à des coordinations, à des échanges et à des hybridations entre logiques apparemment opposées.

Les institutions politiques comme bien commun

Les analyses précédentes nous ont montré que différents modèles de démocratie habitaient les réseaux d’acteurs, mais aussi que l’action publique se construit selon une grille procédurale. Est-ce à dire pour autant qu’il n’y a plus que la reconnaissance du pluralisme qui puisse faire consensus et être commun ? Où somme toute se loge le bien commun en régime de démocratie délibérative et participative ? Une réponse générale à cette question nécessiterait bien entendu la reprise d’une argumentation détaillée qui dépasse notre présent propos. Néanmoins, l’exemple du sida nous permet de dégager quelques pistes de réflexion.

Si, avec la modernité, la définition du bien commun tend à se désubstantialiser, ce n’est pas pour autant qu’elle perd toute assise positive. Les analyses que propose Max Weber du processus de rationalisation culturelle nous indiquent d’ailleurs une voie de réponse lorsque, comparant les représentations culturelles de la modernité à celle qui les ont précédées, il suggère d’y voir à la fois –négativement- une désubstantialisation, mais aussi –positivement cette fois- une formalisation.

Ainsi, avec la modernité, l’horizon du bien commun va progressivement s’incarner dans un arrière- plan, une constellation de procédures et de droits qui, à l’image des droits de l’homme, seront formels et pluriels. Bref, le bien et le juste tendent alors à se dissocier. Ces droits auront pour arrière-plan une vision éthique de l’homme liée aux valeurs qui fondent la spécificité de l’anthropologie de la modernité, l’autonomie, la responsabilité, la dignité de la personne32. Ils seront adossés à la définition de biens formels qui seront communs au sens où ils seront revendiquables par chacun et où, universels, ils ne seront pas appropriables privativement.

L’éducation, la santé, la justice, la sécurité, la protection sociale… sont de tels droits, justifiant dès

30 A. GIDDENS, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

31 Il faut préciser que la Communauté française dispose d’un modeste budget, dont la grande majorité est usé pour l’enseignement.

32 Voir J.L. GENARD, La grammaire de la responsabilité, Cerf, Paris, 1999.

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lors chacun la pertinence d’une intervention étatique qui pourra d’ailleurs prendre des formes très diverses, n’excluant d’ailleurs pas une externalisation contrôlée. Quant à savoir ce que sont substantiellement les biens éducation, santé… si, auparavant certains acteurs pouvaient, se prévalant d’une expertise reconnue, en imposer la définition, plus personne aujourd’hui ne peut être sûr d’en détenir la définition, celle-ci étant renvoyée vers les arènes qui constituent la démocratie et vers les acteurs qui chacun prétendent avoir droit au chapitre dans cette définition. L’horizon du bien commun va ainsi s’incarner dans un ensemble de procédures permettant une construction du bien commun, permettant donc de sortir des intérêts individuels. Avec la modernité, le bien commun se situera donc, partiellement mais fondamentalement, dans les institutions politiques de la démocratie.

D’une certaine façon, tous les exemples précédemment cités comme éléments du bien commun font consensus, au sens du moins où chacun s’accorde sur le fait que éducation, santé… sont des biens communs et non pas bien sûr au sens où chacun s’accorderait sur ce que sont ou doivent être l’éducation ou la santé. Toutefois, l’extension de ce qui est « bien commun » est sans cesse en question, en particulier lorsque l’une ou l’autre de ses dimensions se trouve précarisée. Et, peut-être aujourd’hui la question du bien commun n’a-t-elle jamais été aussi urgente à poser. On s’en convaincra aisément si l’on se rappelle que derrière la définition formelle du « bien commun », il en va d’une anthropologie morale, d’une conception éthique de l’homme, de son autonomie, de sa responsabilité et de sa dignité. Or, la question du bien commun se pose aujourd’hui de manière cruciale sous l’horizon d’une marchandisation, c’est-à-dire d’une appropriation privative généralisée dont on peut craindre qu’elle n’ait de tout autre horizons normatifs33. Aujourd’hui, c’est sans doute autour de la question du génome humain, des brevets, de la propriété intellectuelle, mais aussi de l’accès à l’eau… que se pose avec le plus d’acuité la question du bien commun, bien qui, par nature, échapperait à toute possibilité d’appropriation privée. Là, l’exemple du sida, avec la question des médicaments génériques qui se négocie au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce, mérite que l’on s’y arrête. Les stratégies développées par les entreprises pharmaceutiques, comme Merck Co., Bristol-Myers Squibb Co., Abboot ou GlaxoWellcome, enseignent à quel point les médicaments peuvent être peu des biens communs, à quel point donc prévaut là l’arrière-plan d’une démocratie des intérêts privés et surtout d’une logique marchande à l’œuvre34. Notons aussi que la disqualification d’autres cadres institutionnels, comme ONUsida ou l’Organisation Mondiale de la Santé, participe d’une définition économiciste du bien commun. Là peut-être se révèle la disparité des échelles où se joue la question du bien commun face aux redécoupages actuels de la souveraineté politique, mais aussi les décalages entre les modèles de construction du bien commun qui s’y font jour. A la démocratie libérale et aux logiques marchandes de la grande échelle, s’oppose la démocratie participative dont la pertinence ne s’impose qu’à la petite échelle, dans les marges dessinées ou plutôt imposées par les logiques macropolitiques. Mais déjà Rousseau n’avait-il pas l’intuition que l’échelle de la « véritable » démocratie ne pouvait être que celle des petites républiques, à l’image de la région genevoise, alors que les grands Etats risquaient bien quant à eux d’être voués aux diverses formes du despotisme ?

Conclusion

Comment la figure du bien commun se donne à voir dans la construction de l’action publique ? L’Etat est-il le régulateur principal ? Les analyses précédentes nous ont convaincus que la tension et les enjeux actuels de l’action publique de lutte contre le sida quant à la définition du bien commun se situent dans le modèle démocratique au travers duquel on entend opérer la construction

33 On est alors dans un régime de domination de la cité marchande et d’un déni de l’autre cité en concurrence, la cité civique. L. BOLTANSKI, L. THEVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, op.cit.

34 Voir F. CANTELLI, « L’espace politique du sida: logiques civiques, logiques marchandes », op.cit.

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du bien commun. Parmi ces modèles, deux nous ont semblé jouer un rôle essentiel, celui de l’expertise, celui de la délibération. Agissant au nom du bien commun à chaque fois, à partir d’arrière-plan différents, le cadre médical et le travail associatif incarnent ces deux mondes, ces deux imaginaires et ces deux espaces institutionnels qui s’opposent et que l’Etat s’efforce d’articuler. En outre, le type d’action publique procédurale que nous avons exposé complexifie la trajectoire de construction du bien commun, dans la mesure où l’Etat n’agit pas de manière verticale et autoritaire. En effet, une grande partie de l’action publique se fabrique aussi à partir des attentes et des demandes formulées par les acteurs de la société civile, qu’ils soient essentiellement médicaux d’abord, puis plus largement issus de l’associatif dans un second temps. Si certains concluent que la société civile agit aujourd’hui en opérateur exclusif du bien commun dans de nombreux secteurs d’action publique, il n’en reste pas moins que, comme nous l’avons montré dans notre analyse, l’Etat garde le rôle d’animateur, de coordinateur des divers réseaux et des différents dispositifs. Notre hypothèse privilégie plutôt une approche où le bien commun se co-structure à partir des transactions entre acteurs de la société civile et l’Etat. Ceci étant, l’espace pour édifier un bien commun légitime aux yeux de tous apparaît comme restreint dans le champ du sida que nous avons étudié. En Belgique, les tensions identitaires et les enjeux budgétaires qui se posent entre les différents acteurs issus de l’associatif et du médical fragilisent l’acceptation des nouveaux dispositifs par tous. Au niveau international par contre, la problématique des brevets sur les médicaments rappelle combien les logiques marchandes incarnent une définition hégémonique du bien commun, en éclipsant d’autres.

Fabrizio Cantelli est assistant en sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles et en sociologie aux Facultés Universitaires Saint-Louis.

Jean-Louis Genard est professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, aux Facultés Universitaires Saint-Louis et il est directeur de l’Institut d’architecture La Cambre.

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