• Aucun résultat trouvé

NOAM CHOMSKY LE BIEN COMMUN

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "NOAM CHOMSKY LE BIEN COMMUN"

Copied!
196
0
0

Texte intégral

(1)

LE BIEN COMMUN NOAM CHOMSK

CHOMSKY

LE BIEN COMMUN

(2)
(3)
(4)
(5)

Le bien commun

Entretiens avec David Barsamian

Traduit de l’anglais par Nicolas Calvé

(6)

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Chomsky, Noam

[Common good. Français]

Le bien commun

Traduction de : The common good.

Comprend des références bibliographiques.

ISBN 978-2-89719-100-9

1. Chomsky, Noam - Entretiens. 2. Chomsky, Noam - Pensée poli- tique et sociale. 3. Politique sociale. 4. Politique économique. 5. Poli- tique mondiale - 1989- . 6. Relations économiques internationales.

I. Barsamian, David. II. Titre. III. Titre : Common good. Français.

HN18.C4614 2013 361.6’1 C2013-942123-8

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gou- vernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’en- tremise du Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (ges- Typographie et mise en pages: Folio infographie

L’édition originale de ce livre a été publiée en 1998 aux États-Unis par Odonian Press et republiée par Counterpoint LLC dans le recueil inti- tulé How the World Works.

© Noam Chomsky, 1986-1998. Tous droits réservés

© Les Éditions Écosociété, 2013, pour l’édition française Dépôt légal: 3e trimestre 2013

ISBN 978-2-89719-100-9

Ce livre est disponible au format numérique.

(7)

Chapitre 1

Le bien commun . . . 7

Aristote, un dangereux extrémiste . . . 7

L’égalité . . . 11

Les bibliothèques . . . 13

La liberté . . . 17

Chapitre 2 Sur le front américain . . . 29

Le mythe des temps difficiles . . . 29

L’aide aux entreprises . . . 36

Grands escrocs et petits voleurs . . . 41

Les médias . . . 50

Plus d’argent, moins d’électeurs . . . 64

Les milieux d’affaires sont-ils invincibles ? . . . . 67

Chapitre 3 De par le monde . . . 77

La mondialisation est-elle inéluctable ? . . . 77

Le mythe de la dette du tiers-monde . . . 88

Mexique, Cuba, Guatemala . . . 92

Brésil, Argentine, Chili . . . 95

Le Moyen-Orient. . . 104

(8)

Les organisations internationales . . . 136

Chapitre 4 La gauche américaine (et ses imitations) . . . 144

Les termes « gauche » et « droite » ont-ils encore un sens ? . . . 144

Le narcissisme des petites différences . . . 147

La pensée postmoderne . . . 150

Excommunié des cercles « éclairés » . . . 154

Chapitre 5 Que faire ? . . . 161

Des signes de progrès (et de stagnation) . . . 161

La résistance . . . 167

La panacée . . . 178

Manifester sa dissidence . . . 183

(9)

Le bien commun

Aristote, un dangereux extrémiste

David Barsamian : En janvier 1997, vous donniez une conférence à Washington dans le cadre d’une assemblée convoquée par plusieurs organismes, dont le Con gres­

sional Pro gressive Caucus (CPC), un groupe parlemen­

taire progressiste formé d’une cinquantaine d’élus du Congrès. Qu’avez­vous pensé de l’événement ?

Noam Chomsky : Ce que j’en ai perçu m’a semblé très encourageant. Il y régnait une bonne ambiance, très animée. Chez les participants, l’impression dominante (que je partage) était qu’une vaste majorité d’Améri- cains sont plus ou moins favorables aux politiques progressistes inspirées du New Deal. Voilà qui est assez frappant, la plupart de mes concitoyen.ne.s n’entendant pratiquement jamais personne défendre une telle position.

On prétend que le marché a révélé le caractère néfaste du progressisme ; c’est du moins le message que les médias ne cessent de marteler. Pourtant, de

(10)

nombreux membres du CPC (dont le sénateur démo- crate du Minnesota Paul Wellstone et le représentant démocrate du Massachusetts Jim McGovern) ont publi- quement défendu des politiques du New Deal. Le groupe a d’ailleurs vu ses effectifs augmenter après les élections de 1996.

Je ne crois cependant pas qu’il faille s’en tenir aux politiques progressistes du New Deal, loin de là. Néan- moins, ses acquis, fruits d’innombrables luttes popu- laires, valent la peine d’être défendus et consolidés.

Votre conférence s’intitulait Le bien commun...

On m’avait imposé ce titre, et, comme je suis un type aimable et docile, c’est ce dont j’ai parlé. J’ai commencé par le commencement, avec la Politique d’Aristote, qui a nourri la plupart des théories politiques ultérieures.

Pour Aristote, la démocratie doit nécessairement être participative (même s’il en exclut notamment les femmes et les esclaves) et viser le bien commun. Pour fonctionner, elle doit veiller à ce que tous les citoyens jouissent d’une égalité relative, d’« une fortune moyenne, mais suffi- sante1 » et d’un accès durable à la propriété.

Autrement dit, Aristote considère qu’un régime ne peut être sérieusement qualifié de démocratique si les inégalités entre riches et pauvres y sont trop grandes.

La véritable démocratie correspond pour lui à ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’État-providence, mais dans une forme radicale allant bien au-delà de tout ce qu’on 1. Aristote, Politique, Livre IV, Paris, Gallimard, 1993, p. 137

[1296 a].

(11)

a pu envisager au xxe siècle. (À la suite d’une conférence de presse que j’ai donnée à Majorque, les journaux espagnols ont écrit que, s’il vivait de nos jours, Aristote serait qualifié de dangereux extrémiste ; c’est sans doute vrai.)

L’idée voulant que grandes fortunes et démocratie ne puissent coexister fera son chemin jusqu’aux Lumières et au libéralisme classique, notamment chez des figures comme Alexis de Tocqueville, Adam Smith et Thomas Jefferson, qui en assumeront plus ou moins les implications.

Aristote insiste également sur le fait que, si un régime parfaitement démocratique comptait une minorité de citoyens très riches et un grand nombre de gens très pauvres, ces derniers exerceraient leurs droits pour déposséder les nantis. Il considère qu’une telle situation serait injuste et y voit deux solutions possibles : réduire la pauvreté (solution qu’il préconise) ou limiter la démocratie.

James Madison [quatrième président des États-Unis, de 1809 à 1817], loin d’être bête, était conscient du problème, mais, contrairement à Aristote, il s’employait à limiter la démocratie. Selon lui, le principal objectif d’un gouvernement consistait à « protéger la minorité des possédants contre la majorité ». Son collègue John Jay [révolutionnaire, diplomate et juriste américain (1745-1829)] se plaisait à dire que « les gens qui pos- sèdent le pays doivent le gouverner ».

Les fortes inégalités qui affligeaient la société fai- saient craindre à Madison qu’une part grandissante de la population ne « rêve secrètement d’une répartition plus égalitaire des bienfaits [de la vie] ». Si l’on accor- dait à la majorité un pouvoir démocratique, affirmait-il,

(12)

celle-ci pourrait ne plus se contenter de rêver. Il a abordé cette question de manière explicite lors de la Convention constitutionnelle de Philadelphie, préoc- cupé qu’il était par l’éventualité de voir la majorité pauvre user de son pouvoir pour imposer une réforme agraire.

Madison a donc conçu un système destiné à empê- cher la démocratie de fonctionner, où le pouvoir serait détenu par « une équipe d’hommes parmi les plus compétents », ceux auxquels appartenait « la richesse de la nation ». Au fil des ans, les autres citoyens seraient relégués aux marges ou divisés de diverses façons : découpage des circonscriptions électorales, obstacles aux luttes syndicales et à la coopération ouvrière, exploitation des conflits interethniques, etc. (Précisons que Madison se situait dans une perspective précapita- liste, et que son « équipe d’hommes parmi les plus compétents » était censée être composée d’« hommes d’État éclairés » et de « philosophes bienveillants », et non d’investisseurs et de cadres supérieurs cherchant à s’enrichir sans égard aux conséquences de leurs actes sur autrui. Entreprise par Alexander Hamilton et ses partisans, la transformation des États-Unis en État capitaliste l’a d’ailleurs passablement consterné. S’il vivait aujourd’hui, je crois qu’il serait anticapitaliste, tout comme le seraient Jefferson et Adam Smith.)

Il est fort peu probable que ce que l’on considère aujourd’hui comme les « conséquences inévitables du marché » puisse être toléré dans une société vraiment démocratique. On peut emprunter la voie d’Aristote et s’assurer que presque tout le monde dispose d’« une for- tune moyenne, mais suffisante » — autrement dit, garantir

(13)

l’existence d’une classe moyenne —, ou on peut opter pour la solution de Madison et limiter la démocratie.

Pendant toute l’histoire [des États-Unis], les proprié- taires ont détenu l’essentiel du pouvoir politique. On a cependant connu quelques moments d’exception, comme le New Deal : contraint de réagir au fait que la population n’allait pas tolérer longtemps la situation dans laquelle elle se trouvait, Franklin D. Roosevelt a laissé le pouvoir aux riches, mais en les soumettant à une sorte de contrat social. Il n’y avait là rien de nou- veau, et cela va assurément se reproduire.

L’égalité

Doit­on seulement lutter pour l’égalité des chances ou revendiquer l’égalité des revenus, où chacun vivrait à peu près dans les mêmes conditions économiques ? De nombreux penseurs, à commencer par Aristote, ont soutenu que l’égalité des revenus doit être un objectif fondamental dans toute société se voulant libre et juste.

(Il n’est pas question ici de revenus identiques, mais de conditions de vie relativement égales.)

L’acceptation de l’inégalité extrême dénote une nette rupture avec la tradition humaniste et libérale, aussi loin que celle-ci puisse remonter. En fait, en défendant le libre marché, Adam Smith présumait que, dans des conditions de liberté parfaite, celui-ci mènerait à l’éga- lité parfaite des revenus, qu’il considérait comme une bonne chose.

Tocqueville, autre grande figure du panthéon, s’émerveillait de l’égalité relative qu’il croyait constater

(14)

dans la société américaine (il exagérait nettement, mais laissons de côté la question de la justesse de ses percep- tions). Il a écrit de manière assez catégorique qu’une

« inégalité permanente des conditions » entraînerait la mort de la démocratie.

Au fait, dans des parties de son œuvre qu’on a plus rarement citées, Tocqueville condamnait l’« aristocratie manufacturière » alors en plein essor aux États-Unis, laquelle était selon lui l’« une des plus dures qui aient paru sur la Terre ». Si elle prenait le pouvoir, prévenait-il, le pays connaîtrait de graves problèmes. Ses craintes étaient partagées par Jefferson et d’autres figures des Lumières.

Malheureusement, l’histoire montre que les choses sont allées bien au-delà de leurs pires cauchemars.

Ron Daniels, directeur du Center for Constitutional Rights, basé à New York, use de la métaphore des deux coureurs, l’un partant de la ligne de départ et l’autre à 1,5 mètre de la ligne d’arrivée...

L’analogie est intéressante, mais je crois qu’elle passe à côté de l’essentiel. Il est vrai que l’égalité des chances est loin d’être une réalité aux États-Unis, mais, même si elle se concrétisait, le système demeurerait intolérable.

Imaginons deux coureurs partant exactement du même point, portant les mêmes chaussures, etc. Celui qui finirait premier obtiendrait tout ce qu’il désire, alors que le perdant mourrait de faim.

Parmi les mesures de lutte contre l’inégalité se trouve la discrimination positive. Qu’en pensez­vous ?

(15)

Dans de nombreuses sociétés, celle-ci va de soi. Par exemple, à la fin des années 1940, au moment de l’indé- pendance de l’Inde, on a institué une certaine formule de discrimination positive, les « places réservées », dans le but de surmonter les inégalités de caste et de genre, profondément ancrées dans l’histoire [des États-Unis].

Afin de rendre, espère-t-on, une société plus juste et plus équitable, de telles politiques ne vont pas sans imposer de privations à certaines personnes. Leur mise en œuvre peut être délicate, et je ne crois pas qu’il existe de règles simples pour les appliquer.

Une bonne partie des attaques contre la discrimination positive traduisent une volonté de justifier les structures discriminatoires et oppressives du passé. En revanche, il faut voir à ce que la discrimination positive ne nuise pas aux personnes démunies qui ne font pas partie des caté- gories sociales visées, ce qui est tout à fait possible.

La discrimination positive s’avère parfois très effi- cace, comme on l’a vu à l’université, dans l’industrie de la construction, dans les services publics et ailleurs. En chipotant sur les détails, on trouve évidemment bien des choses à critiquer, mais, dans ses grandes lignes, le programme est adéquat et empreint d’humanité.

Les bibliothèques

Les bibliothèques ont joué un rôle très important dans votre formation intellectuelle, n’est­ce pas ?

Enfant, je fréquentais assidûment la principale biblio- thèque publique du centre-ville de Philadelphie, qui était très bien tenue. C’est là que j’ai lu tous ces écrits anar- chistes et marxistes que je n’arrête pas de citer. À cette

(16)

époque, les gens lisaient beaucoup, et les bibliothèques étaient très fréquentées. À la fin des années 1930 et dans les années 1940, les services publics étaient à bien des égards supérieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui.

Selon moi, c’est une des raisons pour lesquelles les pauvres et les chômeurs des bas quartiers semblaient alors moins désespérés. Je fais peut-être montre de sensiblerie en mettant ainsi mes perceptions d’enfant sur un pied d’égalité avec ma conscience d’adulte, mais je crois quand même que c’était le cas.

Les bibliothèques ne représentaient qu’une des sources de cet espoir populaire. Très fréquentées, elles n’étaient pas seulement destinées aux gens instruits. Ce n’est plus aussi vrai de nos jours.

Permettez­moi de vous expliquer pourquoi je vous ai posé cette question. Dernièrement, je suis allé à la bibliothèque que je fréquentais quand j’étais petit, à l’angle de la 78e Rue et de l’avenue York, à New York.

Je n’y avais pas mis les pieds depuis 35 ans. Ce quar­

tier est devenu l’un des plus riches du pays.

J’ai réalisé que la bibliothèque compte maintenant très peu d’ouvrages politiques. Lorsque le bibliothé­

caire m’a expliqué que les succursales du réseau public de bibliothèques tiennent surtout des best­sellers, je lui ai dit que j’aimerais bien faire don de certains de mes livres.

Réagissant sans grand intérêt, il m’a invité à remplir un formulaire. En arrivant au comptoir où m’en pro­

curer un, j’ai constaté qu’on devait payer 30 cents pour recommander un achat de livre à la bibliothèque !

(17)

Voilà qui semble conforme à la tendance qu’on observe dans tout le domaine de l’édition, y compris dans les librairies. Comme je voyage beaucoup, il m’arrive d’être coincé dans un aéroport... parce qu’il neige à Chicago, disons. Autrefois, j’arrivais à trouver quelque chose que j’avais envie de lire à la librairie de l’aéroport, qu’il s’agisse d’un classique ou d’un ouvrage récent.

Aujourd’hui, c’est pratiquement impossible (et pas seu- lement aux États-Unis, d’ailleurs ; dernièrement, je me suis trouvé coincé à l’aéroport de Naples, dont la librairie est d’une médiocrité tout aussi lamentable).

Je crois que cette situation est essentiellement attri- buable aux pressions du marché. Les best-sellers ne restent pas longtemps sur les tablettes, et la conserva- tion de titres qui s’écoulent lentement coûte cher. Des changements aux lois fiscales ont aggravé le problème en faisant grimper les coûts liés au maintien d’un fonds pour les maisons d’édition, si bien que celles-ci soldent maintenant leurs livres beaucoup plus tôt.

Je crois que les essais politiques pâtissent de cette situation. Dans les grandes chaînes qui dominent actuellement le marché du livre, on n’en trouve pas beaucoup — quoiqu’on pourrait dire la même chose de la plupart des livres. Je ne crois pas qu’il s’agisse de censure politique.

La droite propose d’imposer des frais aux usagers des bibliothèques.

Cette idée s’inscrit dans son grand projet de réingénierie sociale au profit des riches. Remarquez que ses militants ne recommandent pas le démantèlement du Pentagone.

(18)

Ils ne sont pas assez fous pour croire que celui-ci protège le peuple contre les Martiens ou quelque autre envahis- seur, mais ils ont parfaitement compris que son existence même est une subvention aux riches. Donc, va pour le Pentagone, mais pas pour les bibliothèques.

J’habite Lexington, en banlieue de Boston, une ville de professionnels de la classe moyenne supérieure. Mes concitoyens sont bien disposés à faire des dons à la bibliothèque municipale et en ont les moyens. Je contribue moi-même à son financement et je la fré- quente, profitant du fait qu’il s’agit d’une très bonne bibliothèque.

Cependant, je déplore que les règlements de zonage et la médiocrité du réseau de transport en commun fassent en sorte que seuls les riches peuvent vivre à Lexington. Dans les quartiers pauvres, rares sont les gens qui peuvent contribuer au financement d’une bibliothèque, ont le temps de la fréquenter ou savent quoi y chercher une fois sur les lieux.

Laissez-moi vous raconter une triste histoire. Une de mes filles vivait dans une vieille ville industrielle en déclin. Celle-ci n’était pas délabrée, mais avait mani- festement connu de meilleurs jours. Sa bibliothèque publique était tout à fait correcte. Sa collection n’était pas extraordinaire, mais comprenait de bons livres pour enfants. Joliment décorée, aménagée avec intelligence, elle était gérée par un couple de bibliothécaires.

Un samedi après-midi, j’y ai accompagné ma fille et sa progéniture. Hormis une poignée d’enfants issus de familles de professionnels du coin, l’endroit était vide.

Où étaient les jeunes qui auraient dû s’y trouver ? Je l’ignore. Ils regardaient sans doute la télévision ; fré-

(19)

quenter une bibliothèque ne fait pas vraiment partie de leurs habitudes.

C’était pourtant une activité courante chez les membres de la classe ouvrière du milieu du xxe siècle.

En privant les gens de la capacité, voire du désir d’avoir accès aux ressources de la culture, le système a fait un gain important.

La liberté

Le mot « liberté » est pratiquement devenu synonyme de capitalisme, comme en témoigne le titre du livre de Milton Friedman, Capitalisme et liberté.

C’est une vieille mystification. Milton Friedman est assez intelligent pour savoir que rien de semblable au capitalisme n’a jamais existé et que, s’il voyait le jour, un tel régime ne durerait pas plus de trois secondes

— surtout parce que les milieux d’affaires ne le tolé- reraient pas. Pour se protéger de la discipline du marché, les entreprises ont besoin de gouvernements.

Tout le discours sur le capitalisme et la liberté n’est que supercherie. Dès qu’on met le pied dans la réalité, on se rend compte que personne n’y croit.

Alors qu’il était PDG d’ADM [Archer Daniels Midland, géant de l’agroalimentaire qui se décrit comme le

« supermarché du monde »], Dwayne Andreas aurait déclaré ceci : « Absolument rien au monde ne s’échange sur un marché libre. Le libre marché n’existe que dans les discours des politiciens. »

(20)

Cette citation doit provenir d’une note interne ; ce n’est pas le genre de propos qu’on tient en public.

Mais l’essentiel de ce qu’il dit est vrai. Comme on a pu le lire dans un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), « la survie des producteurs sur les marchés agricoles dépend moins d’un avantage comparatif que du montant comparatif des subventions ».

Deux économistes néerlandais ont découvert que cha- cune des 100 plus grandes sociétés transnationales figu- rant sur la liste du magazine Fortune a bénéficié de la politique industrielle de son pays d’origine, et qu’au moins 20 d’entre elles n’auraient même pas survécu si leur gou- vernement ne les avait pas rachetées ou grassement sub- ventionnées alors qu’elles avaient des problèmes.

À la une du Boston Globe, on rapportait récemment que les États-Unis ont dépassé le Japon en matière de production de semi-conducteurs. L’article mentionnait qu’on vient d’assister à « l’une des plus importantes inversions de rôles de l’ère moderne, à la transforma- tion d’un géant, le Japon, en bon à rien [...]. Les efforts déployés par le gouvernement japonais pour dominer l’industrie des microprocesseurs, par exemple, ont été déjoués. Après s’être fait damer le pion par le Japon en 1985 en ce qui concerne la part de la production mon- diale de puces, les États-Unis ont repris les devants en 1993 et s’y maintiennent depuis. » L’article citait Edward Lincoln, conseiller économique de l’ex-ambas- sadeur des États-Unis au Japon Walter Mondale : « Les années 1990 nous auront appris que toutes les nations obéissent aux mêmes règles économiques. »

Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, les admi- nistrations Reagan et Bush ont contraint le Japon à

(21)

augmenter le prix des puces et à réserver une part du marché japonais aux producteurs des États-Unis. Elles ont aussi généreusement entretenu l’industrie améri- caine par l’entremise de la bureaucratie militaire et de Sematech, un consortium mixte auquel seules des entreprises américaines pouvaient participer. C’est en raison de cette intervention à grande échelle de l’État que les États-Unis ont pu rétablir leur domination sur le créneau de pointe du marché des microprocesseurs.

Par la suite, le Japon a annoncé la création d’un consortium mixte dans le même secteur pour faire concurrence aux États-Unis. (Des sociétés américaines participent cependant au projet japonais, en cette nou- velle ère que certains économistes d’entreprise nomment

« capitalisme d’alliance ».) Il va sans dire qu’aucune de ces politiques ne correspond aux lois du marché.

Le sauvetage du Mexique [lors de la crise écono- mique qui l’a frappé en 1994-1995] offre un autre exemple de cette logique. Les grandes firmes d’inves- tissement new-yorkaises auraient été ébranlées si le Mexique s’était trouvé en défaut de paiement ou avait remboursé ses emprunts à court terme en pesos déva- lués, comme il en avait le droit. Elles ont donc fait le nécessaire pour que la population américaine couvre leurs pertes — comme toujours.

On peut gagner autant d’argent qu’on veut, mais, si les choses tournent mal, la responsabilité de régler le problème incombe aux contribuables. En régime capi- taliste, l’investissement doit être le moins risqué pos- sible. Aucune entreprise ne souhaite le libre marché ; tout ce qu’elles veulent, c’est du pouvoir.

Parmi les nombreux domaines où liberté et capita- lisme entrent en contradiction se trouve aussi ce qu’on

(22)

qualifie, non sans absurdité, de « libre-échange ». Aux États-Unis, on estime qu’environ 40 % du commerce prend la forme de transactions internes aux entreprises.

Si un constructeur automobile expédie une pièce en Illinois à partir de l’Indiana, il ne fait pas de commerce ; s’il envoie la même pièce au Mexique, ça devient du commerce : la transaction est considérée comme une exportation au moment où la marchandise quitte le pays, et comme une importation lorsqu’elle y revient.

Dans les faits, il s’agit simplement d’exploiter une main-d’œuvre bon marché, de contourner la réglemen- tation environnementale et d’user de stratagèmes d’évi- tement fiscal. Ce genre d’activités représente une proportion similaire (ou même supérieure) du com- merce dans d’autres pays industrialisés. En outre, les alliances stratégiques entre firmes jouent un rôle de plus en plus important dans l’économie mondiale.

Parler de « croissance du commerce mondial » n’est donc pas très sérieux. La croissance à laquelle on assiste est celle des interactions complexes entre sociétés trans- nationales ; dans les faits, ces organisations centralisées sont des économies planifiées, mais privées.

L’hypocrisie est omniprésente. Par exemple, les chantres du libre-échange revendiquent également des droits de propriété intellectuelle très protectionnistes.

Non seulement le modèle de brevet défendu par l’Orga- nisation mondiale du commerce (modèle que les pays riches d’aujourd’hui n’auraient jamais accepté alors qu’ils étaient en train de se tailler une place au soleil) est-il fort dommageable pour l’économie des pays en développement, mais il freine aussi l’innovation (en fait, c’est ce pour quoi il a été conçu). On parle de « libre-

(23)

échange », mais il s’agit concrètement d’un processus de concentration du pouvoir.

Les grandes transnationales cherchent à restreindre les libertés en sapant le bon fonctionnement de la démocratie dans les États où elles sont établies, tout en veillant à ce que les gouvernements soient assez puis- sants pour les protéger et les appuyer. C’est là l’essence de ce que j’appelle parfois « théorie du capitalisme réellement existant2 ».

En se penchant sur l’histoire de l’économie moderne, on constate que pratiquement tous les défenseurs du

« libre marché » souhaitent voir celui-ci s’appliquer aux pauvres et aux classes moyennes, mais pas à eux-mêmes.

L’État subventionne les entreprises, les protège contre les risques du marché et les laisse empocher les profits.

Puis­je fumer, ici, dans votre bureau ? Si vous me l’in­

terdisez, ne restreignez­vous pas ma liberté ?

Je restreins votre liberté, mais je fais valoir mes droits.

Si vous fumez dans mon bureau, mes risques de mourir augmentent. Tout effort d’humanisation de l’existence entrave nécessairement la liberté de quelqu’un. Si, alors que je suis au volant, un enfant traverse la rue devant moi et que le feu est rouge, ma liberté de le frapper et d’arriver plus vite au travail est restreinte.

Les écoles publiques offrent un autre exemple de cette logique. Les contribuables qui n’ont pas d’enfant

2. N.d.T : il s’agit d’un jeu de mots fondé sur l’expression

« socialisme réellement existant ».

(24)

doivent eux aussi payer des taxes scolaires, car tout le monde s’entend sur le fait que l’instruction est béné- fique pour la société. Le fait d’avoir ou non des enfants n’entre pas en ligne de compte.

Les défenseurs les plus fanatiques du despotisme privé emploient tout naturellement de jolis mots comme

« liberté » (alors que, dans les faits, ils s’en prennent à la liberté et à la démocratie). Ce qu’ils veulent vraiment dire, c’est que la liberté nécessite une tyrannie et un État puissant. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil aux politiques qu’ils prônent.

La Heritage Foundation, par exemple, soulève sans cesse des enjeux philosophiques, souhaite réduire la taille de l’État, etc., mais aimerait aussi voir augmenter le budget du Pentagone, qui constitue le principal vec- teur des subventions publiques aux industries de pointe.

Il s’agit là d’une position difficile à défendre, mais, tant que l’intelligence reste exclue du débat public, ses zéla- teurs peuvent dormir tranquille.

Les plus extrémistes d’entre eux, tel le libertarien Murray Rothbard, ont au moins le mérite d’être francs.

Ils souhaitent l’élimination des impôts destinés aux routes, lesquels contraignent les gens à payer pour des voies sur lesquelles ils ne circuleront probablement jamais. Leur solution : si quelqu’un veut se rendre quelque part, il n’a qu’à construire une route et à imposer un péage aux personnes qui l’empruntent.

Imaginez la généralisation de cette politique ! Une telle société ne pourrait survivre, et, même si elle le pouvait, la terreur et la haine qui y régneraient feraient en sorte que tout être humain normal préférerait vivre en enfer.

(25)

De toute façon, dans une société dominée par de grandes entreprises, la liberté est illusoire. De quel type de liberté jouit-on dans ces organisations ? Il s’agit d’ins- titutions totalitaires : on y reçoit des ordres d’en haut, puis on les retransmet à des subalternes. La liberté y est comparable à celle qui régnait en URSS sous Staline. Les quelques droits dont disposent encore les travailleurs sont assurés par ce qui reste d’autorité publique.

Quand des organisations privées tout aussi gigan- tesques que tyranniques se voient octroyer les mêmes droits (ou plus de droits) que les êtres humains, la liberté devient une sinistre farce. La solution ne passe pas par une limitation de celle-ci, mais par un combat contre les tyrannies privées.

À Boulder [au Colorado], où je vis, on a proposé un règlement municipal interdisant l’usage du tabac dans les restaurants. Les opposants à la proposition ont lancé une vaste campagne, très bien financée. Des conseillers municipaux ont reçu des menaces, et leurs gestes ont été qualifiés de « fascistes » ou de « dignes des nazis ». Tout cela au nom de la liberté.

Il n’y a là rien de bien nouveau. Dans le passé, on disait que la firme Philip Morris devait être libre d’in- citer des gamins de 12 ans à fumer, et que leurs mères étaient libres de les en dissuader. Bien entendu, Philip Morris dispose de plus de ressources, et donc d’un plus grand pouvoir dissuasif, que des milliers de parents ou des centaines de conseils municipaux, mais c’est sans importance.

(26)

Ça me rappelle une coïncidence amusante, qui remonte à un bon bout de temps déjà. Le New York Times avait publié une lettre d’opinion d’un agrégé supérieur du Hoover Institute qui faisait état des « pro- fondes différences philosophiques » entre progressistes et conservateurs. Les progressistes, y lisait-on, sou- haitent que les politiques sociales relèvent du palier fédéral, tandis que « les conservateurs jugent nécessaire de transférer ces pouvoirs aux États, considérant que les politiques doivent être élaborées le plus près possible de la population ».

Le même jour, le Wall Street Journal publiait un article intitulé « Fidelity obtient généralement ce qu’elle veut, et souhaite obtenir un allègement fiscal du Massachusetts ». Au début du texte, on pouvait lire que

« lorsque Fidelity Investments parle, le Massachusetts écoute », sinon...

Le Massachusetts écoute, poursuivait l’article, parce que Fidelity est l’une des plus grosses firmes de l’État et pourrait aisément délocaliser ses activités de l’autre côté de la frontière, au Rhode Island. C’est précisément ce que Fidelity menaçait de faire si le gouvernement refusait de lui accorder un « allègement fiscal » — dans les faits, une subvention, car « la population » allait devoir payer plus d’impôts pour le compenser. (Dernièrement, l’État de New York s’est vu contraint de faire la même chose, de grandes sociétés financières ayant menacé de démé- nager au New Jersey.) Le Massachusetts a donc consenti son « allègement » à Fidelity.

Quelques mois plus tard, Raytheon a réclamé une diminution de son taux d’imposition et de ses factures de services publics, sans doute pour compenser le fait

(27)

que la valeur de ses actions avait seulement triplé au cours des quatre années précédentes, et que celle de ses dividendes par action n’avait grimpé que de 25 %. Dans les pages économiques des journaux, on s’est demandé (de façon purement rhétorique) si Raytheon « réclamait l’argent des contribuables d’une main tout en remettant des fonds à ses actionnaires de l’autre ».

Cette fois encore, le Massachusetts a cédé à une menace de délocalisation dans un autre État. Le légis- lateur envisageait d’accorder un important allègement fiscal aux entreprises en général, mais a finalement limité son application à Raytheon et à d’autres firmes du domaine de la défense.

Cette pratique ne date pas d’hier. Jusqu’à la fin du xixe siècle, les entreprises étaient tenues de limiter leurs activités à ce qui leur était autorisé par les chartes de l’État. Lorsque le New Jersey a annoncé qu’il renonçait à cette exigence, les autres États se sont empressés de lui emboîter le pas, des entreprises de l’État de New York ayant commencé à s’y enregistrer, suscitant ainsi un « nivellement par le bas ».

Ce processus a considérablement renforcé le pouvoir des tyrannies privées en leur donnant de nouveaux outils qui leur ont permis de restreindre les droits et libertés de la population et d’administrer les marchés dans leur propre intérêt. La même logique est à l’œuvre quand General Motors décide d’investir en Pologne et quand Daimler-Benz délocalise sa production de l’Alle- magne, où les coûts de main-d’œuvre sont très élevés, à l’Alabama, où ils le sont moins.

En exploitant la rivalité entre l’Alabama et la Caroline du Nord, Daimler-Benz a réussi à obtenir des

(28)

subventions, des marchés protégés et des garanties contre le risque, le tout de la part de « la population ».

(De plus petites entreprises peuvent aussi brandir de telles menaces dans un monde où les États sont contraints de se livrer concurrence pour obtenir les faveurs des puissants.)

Il va sans dire que les entreprises ont plus de facilité à jouer ce jeu avec les subdivisions d’une fédération qu’avec des États-nations. Il est relativement simple pour Raytheon ou Fidelity de délocaliser leurs activités au Rhode Island ou au Tennessee, et le gouvernement du Massachusetts en est conscient. Les délocalisations dans d’autres pays, elles, sont moins simples à accomplir.

Les « conservateurs » sont sans doute assez intelli- gents pour comprendre que le transfert de pouvoirs à l’échelon inférieur ne rapproche pas ceux-ci de la

« population », mais des milieux qui sont assez puis- sants pour demander des subventions et les empocher.

Voilà en quoi consiste le « grand principe philoso- phique » qui sous-tend la campagne des conservateurs pour un transfert de pouvoirs aux États.

Le gouvernement fédéral dispose encore d’arguments pour se défendre, ce qui explique pourquoi on en a fait un ennemi (en faisant abstraction, bien sûr, de ses ins- tances qui canalisent des fonds vers les grandes entre- prises, comme le Pentagone, dont le budget ne cesse de grimper malgré l’opposition de 80 % de la population).

Selon un sondage publié par le Washington Post, une importante proportion de la population considère que tout ce que fait le gouvernement fédéral est mauvais

— à part bien sûr ses activités militaires, dont on a (évidemment) besoin pour contrer les graves menaces auxquelles font face les États-Unis. (Malgré cela, les

(29)

gens s’opposent à la hausse du budget militaire défendue par Clinton, Gingrich et consorts.) Les rédacteurs du Post se questionnent sur les causes de cette aversion.

Serait-elle attribuable à 50 ans d’intense propagande, dans les médias comme ailleurs, visant à orienter les craintes, la colère et la haine de la population contre l’État fédéral tout en rendant la puissance privée invi- sible ? Le journal n’en dit mot, laissant ouverte la question de l’origine de ces idées bizarres.

Leur présence dans l’esprit des gens demeure néan- moins indéniable. Une personne qui souhaite mani- fester sa colère contre la détérioration de ses conditions de vie risque plus de poser une bombe dans un édifice fédéral qu’au siège social d’une grande entreprise.

L’État est loin d’être sans torts, mais cette propagande s’attaque à ce qu’il a de plus juste : son rôle de défenseur de la population contre les tyrannies privées.

Pour en revenir à la controverse de Boulder, s’agit­il d’un exemple de ce que vous appelez « antipolitique » ? C’est un exemple de contestation de la démocratie qui laisse entendre que les gens ne devraient pas disposer du droit de se rassembler et de décider démocratique- ment de la façon dont ils souhaitent vivre.

Vous avez souvent souligné le fait que, alors qu’ils obtiennent tout ce qu’ils désirent sur un plateau d’argent, les cadres supérieurs des grandes entreprises se méfient beaucoup de l’extrême droite, car ils veulent s’assurer que leurs filles puissent continuer à avoir

(30)

accès à l’avortement. Pourtant, celles­ci pouvaient se faire avorter bien avant le prononcé de l’arrêt Roe c.

Wade, n’est­ce pas ?

Les cadres supérieurs ne veulent pas être contraints à la clandestinité et prendre part à des activités crimi- nelles. Ils souhaitent que leurs femmes et leurs filles disposent d’une liberté normale, et désirent continuer à vivre dans une société civilisée plutôt que sous la chape de plomb d’un fondamentalisme religieux dont les adeptes croient que le monde a été créé il y a quelques milliers d’années.

Ils sont également ennuyés par une autre tendance de l’extrême droite : son populisme. On y rencontre beaucoup d’opposition à tout ce qui est « gros ». Cette répugnance ne se limite pas à l’État : elle vise aussi les grandes entreprises. De plus, l’extrême droite nie la pertinence de politiques comme le financement de la recherche scientifique, contrairement aux milieux d’af- faires, qui savent que celle-ci est à la base des techno- logies et des connaissances qu’ils pourront exploiter dans l’avenir.

Par ailleurs, les cadres supérieurs s’opposent généra- lement au démantèlement des organisations internatio- nales, telles les Nations unies, et à l’abolition de ce qu’on désigne sous le nom d’aide extérieure. Ils en ont besoin et souhaitent leur maintien. Le fanatisme chauvin et étroit d’esprit grâce auquel ils ont obtenu la déréglemen- tation, la réforme du droit relatif aux délits et la réduc- tion des budgets alloués aux programmes sociaux a un revers, et celui-ci les préoccupe vraiment.

(31)

Sur le front américain

Le mythe des temps difficiles

L’autre jour, quand je vous ai téléphoné à votre domi­

cile de Lexington, vous étiez assis dans le noir en raison d’une panne d’électricité.

J’ai l’impression que de telles situations vont devenir de plus en plus courantes. Les investissements dans les infrastructures sont insuffisants. Cette carence découle de l’importance accordée à la quête de profit à court terme : tout le reste passe au second plan.

Nombre de gens en sont conscients. Dernièrement, nous avons fait appel à un plombier qui nous a appris qu’il venait de s’acheter une génératrice parce qu’il s’attend à ce que l’électricité manque régulièrement.

La sous-traitance est un autre aspect de cette dyna- mique ; elle permet aux entreprises de réduire leurs dépenses, mais nuit à la main-d’œuvre. Dans les univer- sités, on embauche de plus en plus de chargés de cours à temps partiel, qui souvent ne restent pas longtemps en poste. On fait pression sur les chercheurs pour qu’ils privilégient la recherche appliquée, à court terme, au lieu

(32)

de se consacrer à la recherche fondamentale ou théorique comme celle qui se faisait dans les années 1950 et a jeté les bases de l’économie contemporaine. Les effets à long terme de ces pratiques sont assez évidents.

Que pensez­vous de la notion de rareté (pas assez d’em­

plois, pas assez d’argent, pas assez d’occasions) ? Promenez-vous dans n’importe quelle grande ville.

N’y voyez-vous pas des choses qui mériteraient d’être améliorées ?

La quantité de travaux à accomplir est colossale, et les sans-emploi sont très nombreux. Ceux-ci ne demandent qu’à travailler, mais le système économique est dans un état si catastrophique qu’il ne peut les mettre au travail.

Le pays croule sous les capitaux. Les entreprises ont tant d’argent qu’elles ne savent plus quoi en faire ; celui- ci leur sort par les oreilles. La rareté des fonds est une vue de l’esprit ; on ne vit pas des années de vaches maigres. C’est une fumisterie.

En 1996, le président Bill Clinton a promulgué le Personal Responsibility and Work Opportunity Act [Loi sur la responsabilité individuelle et le travail], qui a mis un terme à 61 années de protection des démunis par le gouvernement fédéral. Vous avez déjà déclaré que cette protection avait toujours été très limitée, et qu’elle connaissait un recul marqué depuis 1970 environ...

... quand les attaques ont commencé.

(33)

J’imagine que vous adorez le texte de cette loi.

Cette loi affirme que les enfants de sept ans doivent prendre leurs responsabilités. Elle leur offre des oppor- tunités qu’ils n’avaient pas auparavant, comme celle de souffrir de la faim. Elle est une attaque de plus contre des personnes sans défense, laquelle repose sur une propagande très efficace qui incite les citoyens à craindre et à détester les pauvres.

Le procédé est astucieux, car on ne veut pas que la population porte son regard sur les riches, sur la crois- sance « prodigieuse » des profits exaltée par Fortune et Business Week, sur les fonds investis par l’appareil militaire au bénéfice de l’industrie privée. Non. Il vaut mieux qu’ils s’indignent devant une mère noire imagi- naire qui, au volant de sa Cadillac, va toucher son chèque d’aide sociale afin de pouvoir donner naissance à d’autres bébés. « Pourquoi devrais-je payer pour ça ? » se demandent-ils.

Cette campagne a produit des résultats impression- nants. Bien que la plupart des gens considèrent que l’État a la responsabilité d’assurer le minimum vital aux personnes pauvres, ils s’opposent également à l’aide sociale, qui désigne pourtant les efforts consentis par l’État pour assurer un minimum vital aux personnes pauvres. Une telle prouesse de la propagande ne peut que susciter l’admiration !

Ce virage comporte un autre aspect dont on parle moins. Si l’on souhaite éloigner les gens de l’aide sociale et les mettre au travail, c’est aussi dans le but de faire baisser les salaires en augmentant l’offre de main- d’œuvre.

(34)

L’administration municipale de New York subven- tionne une partie du salaire de travailleurs exclus du régime d’aide sociale. Cette politique a pour principal effet de limiter le recours à des employés syndiqués. En intégrant de nombreux travailleurs non qualifiés au marché du travail, en rendant les conditions sociales si exécrables que des gens sont prêts à accepter n’importe quel emploi, quitte à les subventionner pour qu’ils continuent de travailler, on suscite une baisse des salaires. C’est un excellent moyen de faire souffrir tout le monde.

Pour Ralph Nader [candidat à la présidentielle améri­

caine à de nombreuses reprises, notamment sous la bannière du Parti vert], républicains et démocrates, c’est blanc bonnet et bonnet blanc.

Les différences entre ces deux partis liés aux milieux d’affaires n’ont jamais été très grandes, mais, au fil des ans, elles se sont entièrement effacées. Selon moi, le dernier président progressiste a été Richard Nixon.

Par la suite, la Maison-Blanche n’a été occupée que par des « conservateurs ». Les politiques progressistes mises en œuvre à partir du New Deal sont devenues moins nécessaires lorsque, au début des années 1970, les acteurs de la guerre des classes ont développé de nouvelles armes.

Au cours des années 1980 et 1990, celles-ci ont permis d’« assujettir le travail au capital », comme l’admet ouvertement la presse d’affaires. Dans de telles circonstances, on a pu laisser tomber les enjolivures progressistes.

(35)

On a institué le capitalisme social1 afin de saper la démocratie. Dans l’histoire, lorsque des gens ont tenté de prendre en charge certains aspects de leur vie col- lective et que rien ne semblait pouvoir les arrêter, les possédants ont souvent eu cette réaction typique :

« Nous, les riches, allons nous en occuper pour vous. » En 1910, Flint, ville du Michigan dominée par General Motors, a offert un exemple classique de cette stratégie.

Les syndicats y étaient alors très actifs et planifiaient la mise en place de services publics démocratiques.

Après un temps d’hésitation, les gens d’affaires ont décidé de jouer eux-mêmes la carte progressiste. « Tout ce que vous dites est vrai, mais nous pouvons faire les choses beaucoup mieux que vous, car nous avons l’argent », ont-ils dit aux ouvriers. « Vous voulez un parc ? Très bien. Votez pour notre candidat, et il fera aménager un parc. »

Armés de leurs ressources, ils ont compromis puis anéanti les structures démocratiques et populaires naissantes. Leur candidat a remporté les élections, et un capitalisme social a bel et bien été institué... jusqu’à ce qu’on ne le juge plus nécessaire et qu’on l’abolisse.

Pendant la Grande Dépression, le mouvement syn- dical a retrouvé sa vigueur, et les droits sociaux ont été de nouveau élargis. Sitôt terminée la Seconde Guerre mondiale, les milieux d’affaires ont entrepris une

1. N.d.T. : Le terme welfare capitalism, forgé par le sociologue et économiste danois Gøsta Esping-Andersen, est souvent traduit par capitalisme social en français. On aurait également pu écrire État­providence, bien que Chomsky n’utilise pas lui-même l’expression welfare state.

(36)

contre-attaque. Cette riposte leur a pris du temps, mais, dès les années 1950, elle était sur sa lancée.

La campagne a connu un certain ralentissement dans les années 1960, alors que l’espace politique était en pleine ébullition (programme de lutte contre la pau- vreté, mouvement des droits civils, etc.), mais, au début des années 1970, elle a connu un essor sans précédent que rien n’a freiné depuis.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la propagande des milieux d’affaires (omniprésente tant à la télévision que dans les ouvrages savants) offre toujours le même portrait de la société : « Nous vivons tous ensemble en parfaite harmonie. Joe Six-Pack, sa fidèle épouse, le cadre infatigable, le banquier bienveillant... Nous for- mons une belle grande famille, heureuse. Unissons-nous pour lutter contre les méchants (organisateurs syndi- caux, État tentaculaire) qui cherchent à briser notre harmonie. » Oui, toujours le même portrait : l’harmonie entre les classes, la communion entre ceux qui tiennent le marteau et ceux qui reçoivent les coups sur la tête.

On mène actuellement une campagne contre la Sécurité sociale, sous prétexte que le programme risque la fail­

lite ; lorsque les baby­boomers prendront leur retraite, affirme­t­on, il n’y aura plus d’argent pour eux.

L’essentiel de ce discours sur la Sécurité sociale est mensonger. Prenons la question de l’éventuelle privati- sation du programme. Les fonds alloués à la Sécurité sociale peuvent être investis en Bourse, et ce, que le régime soit public ou privé. Mais rendre les gens res- ponsables de leurs propres actifs briserait le lien de

(37)

solidarité inhérent à l’action collective et ébranlerait la conscience qu’ont les citoyens de leur responsabilité envers leurs semblables.

« Veillons à ce que chacun dispose du minimum vital. » Tel est le message de la Sécurité sociale. Voilà qui instille de bien mauvaises idées dans l’esprit des citoyens : nous pouvons travailler tous ensemble, par- ticiper au processus démocratique et prendre nos propres décisions. Non ; il vaut mieux bâtir un monde où chacun agit selon son intérêt personnel, un monde où les puissants gagnent.

L’objectif de cette campagne est de créer une société dont l’unité de base est l’individu et son téléviseur.

L’enfant d’à côté souffre de la faim ? Ce n’est pas mon problème ! Mes voisins retraités tombent dans l’indi- gence en raison de mauvais investissements ? Qu’ils se débrouillent !

Ce sont là les idées qui sous-tendent la propagande contre la Sécurité sociale. Les autres questions, d’ordre technique, sont probablement sans importance. Un régime fiscal un peu plus progressif pourrait assurer le fonctionnement à long terme du programme.

Nous sommes donc en train de renoncer à l’idée selon laquelle la souffrance de l’un est celle de tous, pour adhérer à l’idée selon laquelle elle n’est rien de plus que la souffrance de l’un.

C’est là l’idéal du capitalisme — sauf pour les riches.

Les conseils d’administration sont autorisés à tra- vailler de concert, de même que les banques, les inves- tisseurs et les grandes entreprises peuvent s’allier les

(38)

uns aux autres ou à de puissants États. Cela ne pose aucun problème. Seuls les pauvres sont tenus de ne pas coopérer.

L’aide aux entreprises

Dans une lettre d’opinion publiée dans le Boston Globe, Bernard Sanders, représentant du Vermont et seul élu indépendant du Congrès [il est aujourd’hui sénateur], écrivait ceci : « Pour équilibrer le budget de l’État en toute équité, il faut sabrer l’aide aux entreprises. » Vous avez déjà émis des réserves à propos du terme même d’« aide aux entreprises ». Pourquoi ?

J’aime bien Bernard Sanders, et son texte était très intéressant, mais je crois qu’il n’envisage pas la question sous le bon angle. Pourquoi faudrait-il équilibrer le budget ? Connaissez-vous une seule entreprise — ou un seul ménage — qui ne soit pas endettée ?

Je ne crois pas qu’il faille chercher à équilibrer le budget. Cette idée n’est qu’une arme de plus dans l’arsenal des riches (dans ce cas, les institutions finan- cières, détenteurs d’obligations et consorts) contre les programmes sociaux.

Cela dit, on emploie généralement le terme « aide aux entreprises » pour désigner les programmes de l’État ayant une fonction précise (les subventions aux produc- teurs d’éthanol, par exemple) plutôt que les moyens plus globaux et plus fondamentaux par lesquels l’État sou- tient les milieux d’affaires. Il s’agit là d’une grave erreur.

Sans l’intervention massive de l’État, les industries américaines de l’automobile, de l’acier et des semi- conducteurs n’existeraient sans doute plus. La sociali-

(39)

sation de l’aérospatiale est encore plus flagrante. Au début des années 1970, alors que Lockheed (la firme préférée de Newt Gingrich [figure de proue du Parti républicain et président de la Chambre des représen- tants des États-Unis]) était dans l’embarras, le gouver- nement fédéral lui a consenti un prêt de 250 millions de dollars pour la sauver de la faillite. Penn Central, Chrysler, la banque Continental Illinois et bien d’autres firmes ont bénéficié des mêmes largesses.

Tout de suite après les élections de 1996 (je présume que ce moment n’a pas été choisi par hasard), l’admi- nistration Clinton a décidé d’affecter au moins 750 milliards de dollars en fonds publics au dévelop- pement de nouveaux avions de combat, dont le pays n’a pourtant pas besoin pour se défendre. Le contrat n’a pas été obtenu par le constructeur traditionnel de chasseurs McDonnell Douglas, mais par Lockheed Martin et Boeing, qui n’avaient pas construit de tels appareils depuis 60 ans.

Ce choix s’explique par le fait que Boeing vend des avions de ligne, premier produit civil d’exportation des États-Unis. (Ce marché est colossal.) Les avions de ligne sont souvent des avions militaires modifiés dont on a adapté une bonne partie de la technologie et du design.

En 1997, Boeing et McDonnell Douglas ont fusionné.

La transaction a été financée par des fonds publics à hauteur de plus d’un milliard de dollars.

Je suis persuadé que le fait que McDonnell Douglas n’a pas remporté le contrat des chasseurs compte parmi les raisons expliquant sa volonté d’être absorbée

(40)

par Boeing. « Nous devons mettre le grappin sur la base de recherche civile pour influer sur sa crois- sance », a déclaré le sous-secrétaire du Pentagone chargé des achats et de la technologie lorsqu’on lui a demandé pourquoi Boeing avait été préférée à sa rivale. Le secrétaire à la Défense William Perry a pour sa part souligné la nécessité de surmonter « les bar- rières qui retardaient notre accès à des technologies commerciales en évolution rapide ».

« Le Pentagone a sonné le glas du complexe militaro- industriel et marqué l’avènement d’un complexe industrialo-militaire », a commenté le journaliste Adam Bryant dans le New York Times, ajoutant que l’opéra- tion « ne se résumait pas à une simple permutation d’adjectifs », mais traduisait les efforts de l’appareil militaire « de faire plus souvent affaire avec des entre- prises ayant une clientèle diversifiée ».

Selon un analyste du marché de l’aérospatiale de chez Merrill Lynch, « cette opération d’élargissement de l’assise industrielle des militaires est en cours depuis quelques années, mais la décision du Pentagone [dans le dossier du nouvel avion de combat interarmées] en marque un jalon ».

En fait, « cette opération » du Pentagone n’est pas en cours depuis « quelques années », mais depuis un demi-siècle, et ses racines remontent à plus loin encore, soit au xixe siècle, époque où les militaires jetaient les bases du « système américain de fabrication » (fondé sur la normalisation et le recours à des pièces interchangeables).

Autrement dit, un des principaux objectifs de la pro- duction et de l’approvisionnement militaires, de pair avec

(41)

la recherche-développement dans les laboratoires d’État ou dans une industrie privée alimentée par des fonds publics (soit par le département de l’Énergie et d’autres agences ainsi que par le Pentagone), consiste à subven- tionner des entreprises privées. Les contribuables ignorent à quel point ils financent la haute technologie.

Ces questions sont maintenant abordées ouverte- ment — le plus souvent dans la presse d’affaires, mais aussi parfois à la une des quotidiens. C’est là une des conséquences positives de la fin de la Guerre froide ; le rideau se lève un peu. De plus en plus de gens sont conscients, ne serait-ce que vaguement, du fait que l’appareil militaire use de supercherie et offre une cou- verture aux industries de pointe, qui peuvent ainsi continuer de vivre aux crochets de la société. Cette dimension, qui fait partie des fondements mêmes du système économique, est absente de la plupart des discours critiques sur l’aide aux entreprises.

Cela dit, je ne m’oppose pas à toute forme de finan- cement public. Je crois qu’il est tout à fait pertinent de subventionner la recherche scientifique et technique.

Deux problèmes devraient cependant être réglés : les fonds publics ne devraient pas transiter par des tyran- nies privées (et encore moins par l’appareil militaire), et la population devrait elle-même décider des projets dans lesquels elle souhaite investir. Je ne crois pas sou- haitable de vivre dans une société où les riches et les puissants déterminent comment les fonds publics sont dépensés tout en maintenant la population dans l’igno- rance de leurs décisions.

Ironiquement, les politiciens qu’on entend le plus gloser sur les prétendues vertus du gouvernement

(42)

minceur sont ceux-là mêmes qui tendent le plus à vou- loir élargir son rôle de vache à lait pour entreprises.

L’administration Reagan a généreusement financé le secteur de la haute technologie et a été l’un des gouver- nements américains les plus protectionnistes de l’après- guerre. Reagan n’en était sans doute pas conscient, mais son entourage a pratiquement doublé le nombre de restrictions à l’importation. Son secrétaire au Trésor James Baker se vantait d’ailleurs d’avoir imposé des tarifs douaniers plus élevés que tous ses prédécesseurs d’après-guerre.

Bien qu’elles soient particulièrement massives aux États-Unis, les subventions de l’État à l’entreprise privée sont monnaie courante dans tous les pays industrialisés.

L’économie suédoise, par exemple, dépend lourdement de grandes sociétés transnationales, en particulier des fabricants d’armes. C’est l’industrie militaire de la Suède qui a mis au point l’essentiel de la technologie ayant permis à Ericsson de conquérir une part impor- tante du marché des téléphones cellulaires.

Pendant ce temps, on réduit la taille de l’État-provi- dence suédois. Encore supérieur à celui des États-Unis, il perd tout de même des plumes alors que les profits des transnationales, eux, augmentent.

Les milieux d’affaires s’en prennent aux aspects de l’État qui profitent à la population, mais souhaitent que celui-ci soit très puissant, à leur service, affranchi de tout contrôle populaire.

Croyez­vous que l’enjeu de l’aide aux entreprises puisse susciter assez d’indignation pour inciter la population à participer au débat politique ?

(43)

Je ne suis pas un grand tacticien, et il est possible que cette question soit un bon levier, mais je crois qu’il vaut mieux que les gens réfléchissent aux enjeux et se fassent une idée plus juste de la réalité. Cela pourra les inciter à s’impliquer.

Grands escrocs et petits voleurs

Les médias accordent beaucoup d’attention à la petite criminalité, qui, estime le FBI, coûte environ 4 mil­

liards de dollars par an à la société. Pourtant, selon le Multinational Monitor, la criminalité financière, sou­

vent qualifiée de « banditisme à cravate », coûte à peu près 200 milliards par an, et les médias n’en parlent guère.

Bien que les États-Unis affichent un taux de criminalité plus élevé que d’autres pays comparables, ils ne se démarquent en fait que dans un seul domaine : les meurtres par arme à feu. Cet écart s’explique par leur culture des armes. Dans l’ensemble, toutefois, leur taux de criminalité est relativement stable, et ce, depuis longtemps. Ces dernières années, il a même diminué.

Les États-Unis sont l’un des rares pays (probable- ment le seul) où la criminalité est considérée comme un enjeu politique. Presque partout ailleurs, on envisage celle-ci comme un problème social, et les politiciens ne se livrent pas à une surenchère de promesses d’intran- sigeance musclée envers les criminels ; ils se demandent simplement comment y faire face.

Pourquoi parle-t-on autant de criminalité aux États- Unis ? Selon moi, cette obsession relève plus du contrôle

(44)

social que de la criminalité comme telle. On s’active actuellement à transformer le pays en une société sem- blable à celles du tiers-monde, où une infime minorité possède une richesse colossale et où la majorité ne jouit d’aucune sécurité (entre autres parce que les emplois pourraient être délocalisés au Mexique ou ailleurs, où les employeurs n’ont pas à se soucier d’avantages sociaux, de syndicats et d’autres contrariétés).

Une fois les travailleurs devenus superflus, que fait- on d’eux ? On s’assure d’abord qu’ils ne sont pas conscients du caractère injuste de la société et ne sou- haitent pas changer la situation. La meilleure façon d’y parvenir consiste à les amener à se craindre et à se haïr les uns les autres. Toute société vraiment coercitive souscrit à cette idée, qui comporte deux autres avan- tages : elle réduit le nombre de personnes superflues (par la violence) et assure une place à celles qui sur- vivent (dans les prisons).

On a déclenché la grossière mystification que constitue la guerre contre la drogue à un moment où tout le monde savait que l’usage de toutes les drogues (y compris le café) était en baisse chez les Blancs ins- truits, et relativement stable chez les Noirs. La police juge manifestement plus facile de procéder à des arres- tations dans les rues d’un ghetto noir que dans une banlieue blanche et aisée. Aujourd’hui, une grande partie des incarcérations sont liées aux drogues et touchent surtout de jeunes hommes surpris à revendre des substances illicites.

Les gros joueurs, eux, ne sont pas trop inquiétés. Le département du Commerce des États-Unis publie régu- lièrement des données sur les activités des firmes améri-

(45)

caines à l’étranger (il ne s’agit cependant que d’esti mations non actualisées et peu détaillées). Fin 1996, on apprenait ainsi que, de 1993 à 1995, environ 25 % des investisse- ments directs à l’étranger dans l’hémisphère occidental (sauf le Canada) avaient été effectués aux Bermudes.

Environ le quart des filiales à participation majori- taire d’entreprises américaines (à l’exception des banques) se trouvaient aux Bermudes, tandis que 15 % d’entre elles étaient établies au Panamá, dans les Antilles britanniques et dans d’autres paradis fiscaux.

L’essentiel du reste était le fait de fonds spéculatifs à court terme se portant acquéreurs d’actifs dans des pays comme le Brésil.

Inutile de préciser que les usines restent rares aux Bermudes. Au mieux, ces fonds sont issus d’une forme d’évasion fiscale, mais il est fort probable qu’il s’y trouve également des narcodollars. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime que, chaque année, plus de la moitié du total des narcodollars (soit environ 250 milliards) transite par des banques américaines. Néanmoins, à ce que je sache, personne ne mène d’enquête sur cet argent sale.

C’est un fait notoire que, depuis des années, l’indus- trie chimique américaine exporte des produits néces- saires à la transformation des drogues, et ce, en quantité nettement supérieure à ce qu’exigerait tout usage légal imaginable. À l’occasion, des décrets sont promul- gués pour forcer les fabricants à contrôler les produits qu’ils vendent et la clientèle qui se les procure, mais, à ma connaissance, il n’y a jamais eu de poursuite judiciaire.

(46)

La complaisance à l’égard de la criminalité d’entre- prise ne se limite pas au domaine des drogues illicites.

Prenons l’exemple de la crise des caisses d’épargne et de crédit survenue à la fin des années 1980. Seule une part infime des transactions a été considérée comme crimi- nelle ; l’essentiel des sommes perdues a été épongé par les contribuables, qui ont aussi financé les sauvetages.

Est-ce bien surprenant ? Pourquoi les nantis et les puis- sants devraient-ils se laisser poursuivre en justice ?

Dans un article du Corporate Crime Reporter, Russell Mokhiber a mis en contraste deux statistiques : chaque année, 24 000 meurtres ont lieu aux États­Unis, alors que 56 000 Américains meurent d’accidents de travail ou de maladies professionnelles.

Voilà un autre exemple de l’impunité des crimes d’en- treprise. Dans les années 1980, l’administration Reagan a fait savoir aux milieux d’affaires qu’elle n’intenterait plus de poursuites en vertu des règlements de l’Occu- pational Safety and Health Administration [OSHA, commission de la santé et de la sécurité au travail américaine]. Cette décision a entraîné une augmenta- tion assez spectaculaire du nombre d’accidents de travail. Le Business Week a rapporté que le nombre de jours de travail perdus en raison de blessures avait presque doublé de 1983 à 1986, entre autres parce que,

« sous l’administration Reagan-Bush, [l’OSHA] était une instance passive ».

Il en va de même d’enjeux environnementaux comme les déversements de produits toxiques, qui ont mani-

(47)

festement des conséquences funestes. Ceux-ci sont-ils criminels pour autant ? Je crois qu’ils devraient l’être.

En compagnie de Howard Zinn, j’ai visité une toute nouvelle prison fédérale à sécurité maximum située à Florence, au Colorado. Son hall d’entrée était pourvu d’un haut plafond, d’un plancher de tuiles et de cloi­

sons de verre. À peu près au même moment, j’ai lu que les écoles de New York étaient à tel point surpeuplées que des cours devaient être donnés dans les cafétérias, les gymnases et les vestiaires. J’ai trouvé qu’il y avait là tout un contraste.

Ces deux phénomènes sont très certainement liés. Tant les prisons que les écoles des quartiers populaires ont pour clientèle une population jugée superflue qu’il est inutile d’instruire parce qu’elle n’a pas d’avenir.

Comme nous formons un peuple civilisé, nous envoyons ces gens en prison au lieu de mandater des escadrons de la mort pour les assassiner.

La criminalité associée au trafic de drogue, souvent sans gravité, fournit l’essentiel de la population carcé- rale. On voit peu de banquiers et de cadres de l’indus- trie chimique dans les prisons. Les habitants des banlieues riches commettent aussi leur part de crimes, mais leur taux d’emprisonnement n’arrive pas à la cheville de celui des pauvres.

Un autre facteur entre aussi en ligne de compte : la construction de prisons joue maintenant un important rôle économique. Ce domaine n’a pas encore atteint la taille du Pentagone, mais, depuis quelques années, il a

(48)

connu une croissance assez forte pour attirer l’attention d’institutions financières d’envergure, dont Merrill Lynch, qui a émis des obligations pour la construction de prisons.

L’industrie de haute technologie, qui alimente le Pentagone en recherche-développement, songe à l’idée d’administrer des prisons à l’aide de superordinateurs, de dispositifs de surveillance sophistiqués, etc. En fait, je ne serais pas très surpris de voir de moins en moins de gens dans les prisons et de plus en plus de peines à purger à domicile. La recherche accouchera sans doute bientôt de dispositifs de surveillance permettant de contrôler un individu où qu’il se trouve. Ainsi, celui qui ferait un appel téléphonique jugé irrégulier déclenche- rait une alarme ou recevrait une décharge électrique.

Une telle pratique permettrait d’économiser les coûts de construction des prisons. Il est vrai qu’elle nuirait à l’industrie de la construction, mais elle profiterait aux industries de pointe, qui constituent le domaine le plus avancé et le plus dynamique de l’économie.

Ce que vous décrivez­là est digne d’un scénario orwellien...

Qualifiez cela d’orwellien si ça vous chante. À mes yeux, il s’agit simplement de capitalisme d’État, de l’évolution naturelle d’un système qui subventionne le développement industriel en cherchant à maximiser les profits d’une minorité aux dépens de la majorité.

Références

Documents relatifs

La planète apparaît plus grande quand elle est observée à une longueur d’onde fortement absorbée par l’atmosphère.. Evaporation

Cette hypothèse, l’existence d’un schéma unique pour les syntagmes nominaux, verbaux et adjectivaux (dont la forme dans les langues peut différer mais dont le principe est

"Eboluzioaren teoriak giltzarri den kontzeptu baterako hitza falta du: ezaugarri bat, egun baliagarri gertatzen dena organismo batentzat, ez zena adaptazioz sortu bere

À titre d’exemple, les firmes ont reçu a minima près de 10 milliards de dollars pour développer les candidats vaccins contre la Covid-19 : Sanofi/GlaxoSmithKline et John- son

Quand bien même, pour les uns et les autres, le monde alpin est tout autant chargé de symboles qui s'enracinent dans le mythe évoqué plus haut, il n'est vraiment un espace

A cet égard, la combinaison entre la responsabilité sociale de l’entreprise et le marketing, ou le choix d’autres formes d’entreprise comme les sociétés coopératives

C’est parce qu’elle est floue et inachevée que la référence à l’intérêt général peut servir de matrice aux discours de légitimation non seulement de groupes sociaux,

C’est parce qu’elle est floue et inachevée que la ré- férence à l’intérêt général peut servir de matrice aux discours de légitimation non seulement de groupes sociaux,