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Fanon et la torture

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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L’Information psychiatrique 2018 ; 94 (4) : 281-5

Fanon et la torture

Saïd Chebili

Psychiatre, praticien hospitalier, centre hospitalier d’Orsay, Domaine du Grand-Mesnil 2, rue du Général de Gaulle, 91140 Bures-sur-Yvette, France

Résumé.Fanon, au cours de sa pratique à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, s’est trouvé confronté à des patients ayant subi des tortures. Il décrit minutieusement l’univers colonial car la torture s’inscrit pleinement dans la dynamique coloniale qui nie systématiquement la culture et la personnalité du colonisé. L’Algérien est appréhendé au prisme d’une idéologie raciste qui prône une hiérarchie des races.

En outre, il a approfondi les conséquences psychiatriques de la torture qu’il a été le premier à décrire précisément : troubles névrotiques, psychoses, névroses traumatiques et pathologies psychosomatiques. Il a mis en évidence les pathologies psychiques réac- tionnelles de celui qui torture. À partir de son œuvre se lit une psychopathologie de ces pratiques inhumaines. Ainsi, le colon non seulement fait du colonisé une quintessence du mal, mais encore le considère-t-il comme un non-être. Fanon avance que le colon éprouve un sentiment de culpabilité qu’il n’assume pas. Dès lors, par projection, il pro- jette sur l’autochtone ses pulsions agressives et sadiques. Ce dernier, ravalé au rang de bouc émissaire, est alors soumis à toutes sortes de sévices. La torture atteint non seulement le corps biologique, mais aussi le corps propre au sens de Merleau-Ponty.

Mots clés :torture, trouble réactionnelle, histoire de la psychiatrie, colonisation, Fanon Frantz, Algérie

Abstract.Fanon and Torture.Frantz Fanon, during his practice at Blida Psychiatric Hos- pital in Algeria, found himself confronted with patients who had undergone torture. He meticulously describes the colonial universe because torture was an integral part of the colonial dynamics that routinely denied the colonized their culture and personality. The Algerian is perceived through the prism of a racist ideology which advocates a hierarchy of races.

He was the first to describe in detail the psychiatric consequences of torture: neu- rotic disorders, psychoses, traumatic neuroses and psychosomatic pathologies. Fanon highlighted the reactive psychic pathologies of the one who tortures. From his work on can read into a psychopathology of these inhuman practices. Thus, the settlers not only make the colonized a quintessence of evil, but also consider them as a non-being. Fanon argues that the colonist has a feeling of guilt that they do not accept. From then on, by projection, they project their aggressive and sadistic impulses onto the native people.

The latter, reduced to the rank of a scapegoat, is then subjected to all kinds of abuse.

Torture affects not only the biological body, but also the body itself in the sense of the philosopher Merleau-Ponty.

Key words:torture, reaction disorder, history of psychiatry, colonization, Frantz Fanon, Algeria

Resumen.Fanon y la tortura.A lo largo de su práctica en el hospital psiquiátrico de Blida en Argelia, faldón se vio confrontrado con pacientes que habían sufrido torturas. Describe de modo pormenorizado el universo colonial pues la tortura se inscribe plenamente en la dinámica colonial que niega sistemáticamente la cultura y la personalidad del colonizado.

El argelino está visto según el prisma de una ideología racista que promueve una jerarquía de las razas.

Además, ha profundizado en las consecuencias psiquiátricas de la tortura que ha sido el primero en describir precisamente: trastornos neuróticos, psicosis, neurosis traumáticas y patologías psicosomáticas. Ha evidenciado las patologías psíquicas redaccionales de aquel que tortura. A partir de su obra puede leerse una psicopatología de estas prácticas inhumanas. Asimismo, el colón no solo hace del colonizado una quintaesencia del mal sino que además lo considera como un no ser.

Fanon propone que el colón experimenta un sentimiento de culpabilidad que no asume.

De ahí que por proyección, proyecte en el autóctono sus pulsiones agresivas y sádicas.

Éste, rebajado al puesto de chivo expiatorio está entonces sometido a todo tipo de agra- vios. La tortura no solo afecta al cuerpo biológico sino también al cuerpo en el sentido de Merleau-Ponty.

Palabras claves: tortura, trastorno reaccional, historia de la psiquiatría, colonización, Fanon Frantz, Argelia

doi:10.1684/ipe.2018.1791

Correspondance :S. Chebili

<said.chebili@sfr.fr>

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Introduction

Après le décès de Fanon, l’Information psychiatrique[1] a été la première revue à lui consacrer, en 1975, sous la direc- tion de Jacques Postel un numéro spécial, reconnaissant ainsi l’apport essentiel de ses analyses psychopatholo- giques. Ce travail est resté pionnier puisque, selon Achille Mbembe [2], les deux décennies suivantes ont vu la parution d’un certain nombre d’ouvrages consacrés principalement à la biographie de l’auteur. Puis, à la faveur des mouvements de décolonisation, les travaux se sont largement focalisés sur Les Damnés de la terre [3] qui situe la violence au cœur du processus des guerres de libération, dont la préface de Sartre a largement contribué à sa notoriété. La paru- tion du livre d’Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait [4], en 2000, a quitté ce domaine pour une approche plus psycho- pathologique. Cet ouvrage a été un catalyseur de l’approche psychopathologique et a stimulé la rédaction d’articles et l’organisation de colloques. Dans cette veine, en 2015, est paru l’incontournable ouvrage de Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté[5], qui comporte des textes réunis et présentés par Jean Khalfa et Robert Young. Ils ont réa- lisé un travail documentaire remarquable par la collecte et l’ordonnancement des écrits de Fanon disséminés jusque- là dans des revues peu accessibles. Mais encore, ils ont proposé une analyse féconde des textes. Enfin, notre brève recension ne saurait passer sous silence l’ouvrage de Mat- thieu Renault [6], philosophe de formation, qui s’est livré à une interprétation approfondie, tant philosophique que phé- noménologique, du corpus fanonien. Selon les époques et les lieux, tel ouvrage de Fanon a retenu l’attention. Cepen- dant, si des travaux sur Fanon et le traumatisme ont bien été entrepris, aucun ne s’est consacré spécifiquement aux répercussions de la torture en milieu colonial. Une telle entreprise a retenu notre attention. Dès lors, pour notre part, nous aimerions proposer une analyse psychopathologique et phénoménologique de la torture. Précisons d’emblée que dans ses écrits, Fanon n’a pas mené à bien un tel travail sous la forme de texte spécifique sur le sujet. Nous avons, à partir de la lecture de ses livres et de ses articles, repris les différents éléments relatifs à cette question, pour ensuite les ordonner.

Les conséquences psychologiques de la torture

Commenc¸ons par rapporter quelques éléments biogra- phiques. Fanon naît en 1925 à Fort-de-France en Martinique.

Venu en métropole, il a poursuivi ses études de médecine à Lyon. Incontestablement, ce passage par la capitale des Gaules, lors de son internat en 1952, a eu une influence déci- sive sur le cours de son existence. En effet, il a été confronté, lors de sa pratique médicale au traitement de patients maghrébins. Il a ainsi pu saisir la difficulté à compren- dre leur pathologie à partir des catégories nosographiques classiques et proposait déjà dans son célèbre article, le

«syndrome nord-Africain»recueilli dans son ouvragePour la Révolution africaine ([7], p. 9-21), une approche phé- noménologique et psychopathologique. D’autre part, il a effectué un stage à Saint-Alban, où, auprès de Tosquelles, il s’est initié aux pratiques de la psychothérapie institution- nelle. Éclectique, Fanon a suivi l’enseignement de Maurice Merleau-Ponty qui a eu une influence décisive sur sa réflexion théorique. En 1953, il choisit un poste de chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie qu’il va réformer en profondeur. Son activité militante et son enga- gement au sein du mouvement de libération lui attirent des ennuis auprès des représentants de la société coloniale. Il démissionne de son poste en 1956, poursuit une double activité, de psychiatre et de militant, devenant représen- tant du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Son activité militante lui a valu une surveillance renforcée par les autorités franc¸aises. Dès lors, il était devenu de notoriété publique que l’hôpital de Blida, où exerc¸ait Fanon recueillait, voire abritait des militants du FLN.

Il en est résulté son expulsion d’Algérie, puis après un court séjour en France, il rejoint Tunis, où il exerc¸ait une double activité, d’une part psychiatrique et d’autre part, politique par un engagement encore plus important pour la cause algérienne. C’est la raison pour laquelle, après que sa leu- cémie a été découverte, le FLN l’a envoyé se faire soigner à Moscou puis aux USA, où il est décédé en 1961 [8]. Enfin, hommage ultime, Fanon a été enterré en terre algérienne. Il apparaît à l’évidence à partir de ces brèves remarques que, chez Fanon, les militantismes politique et psychiatrique ne sont pas dissociables.

Sur la question de la torture, Fanon a incontestable- ment fait œuvre de pionnier. Rappelons que les critères définitionnels de la torture – l’implication d’au moins deux personnes, le tortionnaire et la victime ; l’imposition d’une souffrance et d’une douleur aiguës ; l’intention de briser la volonté de la victime ; la mise en œuvre d’une activité sys- tématique avec un objectif rationnel – ne font l’objet d’un consensus qu’en 1974 dans une publication d’Amnesty Inter- national. Or Fanon a, dès 1957, décrit avec précision dans Les Damnés de la terre ([3], p. 202-211) les motivations affectivo-intellectuelles et les troubles mentaux générés par la torture. Il nous propose une classification rigoureuse. Le premier tableau rassemble les manifestations psychiques secondaires aux tortures indifférenciées dites préventives : dépression agitée ; anorexie mentale ; instabilité psycho- motrice. Le deuxième réunit les tortures avec pour vecteur l’électricité qui génèrent une symptomatologie différente : cénestopathies localisées ou généralisées ; apathie, abou- lie et désintérêt et enfin une peur phobique de l’électricité.

Le troisième caractérise les manifestations consécutives à l’administration d’un sérum de vérité : stéréotypies ver- bales, perception intellectuelle ou sensorielle opacifiée ; crainte phobique de tout tête-à-tête et inhibition. Quant au lavage de cerveau il provoque d’autres altérations : phobie de toute discussion collective et impossibilité d’expliquer et de défendre une position donnée. Enfin, Fanon réserve un registre auquel il attache beaucoup d’importance, celui des

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troubles psychosomatiques compris comme« l’ensemble des désordres organiques dont l’éclosion est favorisée par une situation conflictuelle. Psychosomatique, car le détermi- nisme est d’origine psychique»([3], p. 211). Il diagnostique des ulcères d’estomac, des coliques néphrétiques, des troubles des règles chez les femmes, une hypersomnie par tremblements idiopathiques, un blanchissement pré- coce des cheveux ainsi qu’une tachycardie paroxystique.

Enfin, last but not least, les modifications corporelles à type de contracture généralisée et de raideur musculaire lui paraissent spécifiques de la guerre coloniale.

Ce recensement sémiologique ne relève pas d’une quel- conque connaissance livresque, mais de la pratique de Fanon au sein du service de psychiatrie de l’hôpital de Blida.

Fanon, malgré une analyse sémiologique précise, ne se préoccupe pas de définir des catégories diagnostiques. Au contraire, il tente d’analyser la torture à l’aune de deux référents. En premier lieu, par la situation coloniale et en second lieu par une approche phénoménologique étayée sur la notion de corps propre théorisée par Merleau-Ponty. Nous examinerons tout d’abord la situation coloniale.

La situation coloniale

Sartre, dans ses Réflexions sur la question juive, s’interrogeait sur l’origine de l’antisémitisme. Pour lui, l’idée de Juif est l’élément essentiel. En effet,«pour l’antisémite, ce qui fait le Juif, c’est la présence en lui de la “Juiverie”, principe juif analogue au phlogistique ou à la vertu dormitive de l’opium»([9], p. 44). Cette première réflexion en amène une seconde qui influencera Fanon à savoir que«le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif [. . .] c’est l’antisémite qui fait le Juif»([9], p. 83-84). Fanon trans- pose cette pensée et soutient que«c’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé»([3], p. 6). Il est un pro- duit du monde colonial qui va le définir et le figer en un type psychologique précis. En effet,«le monde colonial est un monde manichéiste[. . .].Le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal[. . .].L’indigène est déclaré imper- méable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens il est le mal absolu » ([3], p. 10). À travers cette citation, l’avenir du colonisé nous apparaît complètement obturé, ses comportements seront frappés d’opprobre du fait d’un mécanisme de clivage au cours duquel une fron- tière s’instaure entre d’un côté le bon blanc et de l’autre, le sauvage, le noir ou le colonisé. Par projection le colo- nisateur fait de lui un mauvais objet. Comment dès lors, en situation coloniale, accréditer la thèse hégélienne selon laquelle l’esclave, au terme du processus dialectique devient le maître du maître en s’affranchissant de la servitude par le travail ? Le colonisé reste aliéné car le monde colonial n’obéit pas à la dialectique hégélienne car le mécanisme dialectique ne s’enclenche pas en situation coloniale. L’autochtone est dépossédé de lui-même et perd une partie de son être, de son individualité dans le travail abêtissant qu’il fournit

en pliant sous le joug du colon. Son statut évoque celui de l’ouvrier, dont Marx disait que dans le travail, il « ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais mal- heureux ; il n’y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit» [10]. C’est la définition marxiste de l’aliénation. Elle occupe une place centrale chez Fanon. Il en fait usage pour mon- trer qu’elle aboutit à valider le concept de race qui viendra donner un tour supplémentaire à l’infériorité du colonisé ; qui dit race, dit inégalité. Alors la situation coloniale se fera l’écho des théories de Gobineau sur l’inégalité des races.

Ce dernier mettait en garde les Occidentaux, incarnation de la race supérieure, contre la tentation de se mélanger aux races inférieures. Si d’aventure cela arrivait, il y aurait conta- mination des races supérieures et dégénérescence de leur culture. Cette idée trouve une application directe dans le monde colonial, où l’univers de l’Européen et de l’Arabe sont cloisonnés, compartimentés avec un clivage au sein même de la ville. Le colonisateur a balisé avec soin son territoire pour se protéger d’une promiscuité qui l’avilirait. Césaire aborde ce sujet dans le Cahier d’un retour au pays natal pour souligner que le colon fuit avec ostentation le regard de

«ceux qui se sont assoupis aux agenouillements[. . .]ceux qu’on inocula d’abâtardissement»[11]. Un autre mécanisme renforce l’aliénation du colonisé, décrit magistralement sous la plume d’Octave Mannoni, que Fanon approuve malgré des désaccords théoriques profonds. DansPsychologie de la colonisation, Mannoni avance l’idée que«la séparation que le racisme dessine ainsi, avec toute sa charge d’affectivité confuse, entre les hommes, c’est l’image d’une sépara- tion qui divise le sujet à l’intérieur de lui-même, contre lui-même»([12], p. 191). Notion fondamentale, ce clivage psychique entraîne la dépersonnalisation du Maghrébin qui le rend absent, hermétique aux sollicitations du médecin européen qui ne peut comprendre son malaise. Toutefois malgré cet apport majeur, Mannoni prête le flanc à la cri- tique en affirmant que«presque partout où les Européens ont fondé des colonies du type qui est actuellement “en question”, on peut dire qu’ils étaient attendus, et même désirés dans l’inconscient de leurs sujets»([12], p. 87-88).

Cette phrase a suscité les répliques féroces et l’ire de Fanon.

Plus grave encore, le colonisé n’en finit pas d’être l’objet de typologies relevant plus d’une approche raciste que d’une réflexion psychiatrique. L’une d’elle, largement véhiculée par les tenants de l’École d’Alger, au premier rang desquels il faut citer Antoine Porot, et qui va faire le lit de la torture, c’est la thèse selon laquelle les relations entre le colonisateur et le colonisé mettent en évidence non seulement le primiti- visme de ce dernier mais aussi les stigmates biologiques de son infériorité [13, 14]. Antoine Porot représente la tentative la plus aboutie pour asseoir le racisme sur une théorie bio- logique. De là, on ne peut que suivre Fanon lorsqu’il avance que la colonisation soutient non seulement «le néant du colonisé» ([15], p. 61) mais encore le fait qu’il est inexis- tence et non-être, ce qui en fait un parfait bouc émissaire ([16], p. 68). Ici pointe en filigrane l’influence de Sartre pour qui le Néant«tirerait son origine de jugements négatifs, ce

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serait un concept établissant l’unité transcendante de tous ces jugements, une fonction proportionnelle du type : “X n’est pas”. [. . .]le non-être, la négation n’existe que dans un rapport de l’homme au monde et par rapport à un autrui qui l’a posé comme possibilité»[17]. En clair, c’est autrui qui vous néantise. Pour Fanon, il est évident qu’un tel processus entre en jeu dans la colonisation.

L’analyse de la torture

Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué les dif- férentes manifestations psychiques induites par la torture.

Or Fanon, partisan d’une démarche holistique ne se satis- fait pas du seul point de vue sémiologique. Il nie l’existence d’une séparation tranchée entre le corps et l’esprit et approuve la théorie de l’intégration corps-esprit. Il reprend l’argumentation de Ey selon laquelle « la vie psychique est enracinée dans la vie organique, s’en nourrit, l’utilise, l’intègre et par conséquent la dépasse»[18]. Fanon retient la lec¸on du maître de Bonneval et dans sa thèse considère la personne [. . .] comme un fait, une unité indissoluble» [19]. L’atteinte du corps n’est pas limitée au seul corps, mais dénature l’harmonie de la dyade corps-psyché. Dès lors, après avoir décrit les manifestations psychiques de la torture, il convient de ne pas en méconnaître le retentis- sement somatique. Rappelons tout d’abord que la torture trouve sa justification dans le système colonial, elle«n’est pas un accident, une erreur ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une des modalités des relations occupant-occupé»([7], p. 68). Les tortionnaires s’autorisent ainsi à agir en toute impunité et pensent ne commet- tre aucun acte répréhensible dès lors qu’ils ont affaire à un non-être, à une personne insignifiante, biologiquement sous-développée du fait d’un fonctionnement diencépha- lique prédominant. De plus, ces pratiques encouragées voire autorisées par le régime d’exception mis en place en Algé- rie ne soulèvent aucun remords chez les tortionnaires. Si la composante sadique ne fait aucun doute, il ne faut pas, dit Fanon lecteur de Freud, en méconnaître la composante éro- tique :«Nous savons tout ce que les sévices, les tortures, les coups comportent de sexuel. Qu’on relise quelques pages du marquis de Sade et l’on s’en convaincra aisément»([16], p. 129). Même si comme le dit Césaire dans sonDiscours sur le colonialisme,«la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la haine raciale»[20], Fanon n’en méconnaît pas moins les effets de la torture sur le tortionnaire lui-même qui va présenter un cortège de troubles psychopathologiques avec un dysfonc- tionnement au sein des relations familiales. Les tortionnaires

«frappent durement leurs enfants car ils croient être avec des Algériens. Ils menacent leurs femmes car “toute la jour- née, je menace et j’exécute”. Ils ne dorment pas, parce qu’ils entendent les cris et les lamentations de leurs vic- times»([7], p. 63). Mais, tout état d’âme doit être réprimé

devant la nécessité d’obtenir des aveux. Fanon, dans son article sur les conduites d’aveu lors des expertises médico- légales, dont Khalfa et Young ont publié le tapuscrit conservé à l’Imec, distingue deux pôles dans le processus de l’aveu, l’un civique et l’autre social. Le premier renvoie à la sincérité tandis que le second fait référence à un contrat social. Fanon a donné en 1959-1960 un enseignement de psychopatholo- gie sociale à l’Institut des hautes études de Tunis qui n’a pas été conservé hormis quelques notes rassemblées par une de ses étudiantes, Cette dernière, Lilia Ben Salem a confié à Khalfa et Young son travail de restitution du cours que Fanon a intitulé«Rencontre de la société et de la psychiatrie». Ces derniers ont eu l’heureuse initiative de les inclure dans le recueil de textes,Écrits sur l’aliénation et la liberté. Fanon y poursuit sa réflexion sur l’aveu et s’interroge : dans le cas particulier du colonisé, peut-on dire qu’il«a contracté un engagement ? Se sent-il lié ? [. . .]En l’occurrence par quel groupe, l’Européen ou le musulman»([5], p. 351). Or avouer, c’est«avouer qu’on fait partie de son propre groupe social»([5], p. 442) L’aveu s’avère donc impossible pour le colonisé puisque justement le colon l’a marginalisé pour en faire un autre étranger et menac¸ant sans l’intégrer dans son propre groupe social. Le système colonial s’arroge le pouvoir d’accorder la vie et la mort au colonisé. Ce pouvoir, ce droit de vie et de mort, n’est pas sans nous rappeler les descrip- tions foucaldiennes de la bio-politique. Il s’agit d’un pouvoir qui s’immisce dans tous les interstices de l’individu, que ce soit dans sa vie ou dans son corps. En termes foucaldien, les rapports de pouvoir passent bien à l’intérieur des corps avec pour objectif l’assujettissement total de l’individu [21].

Michel de Certeau nous dévoile la dialectique de la torture qui«cherche à produire l’acceptation d’un discours d’État par l’aveu d’une pourriture. Ce que le bourreau veut finale- ment obtenir de sa victime en la torturant, c’est la réduire à n’être que c¸a, une pourriture, à savoir ce que le bourreau est lui-même et ce qu’il sait qu’il est, mais sans l’avouer. La vic- time doit être la voix de cette saloperie, partout déniée, qui partout soutient la représentation de la “toute-puissance”

du régime »[22]. Le régime afin de pérenniser sa survie doit doser les mécanismes en jeu dans l’attaque corpo- relle afin d’obtenir à tout prix des aveux et surtout contrôler le corps du colonisé qui est sous-tension, porteur d’une violence potentielle qu’il faut vite maîtriser. Fanon raconte que des médecins«attachés aux différents centres de tor- ture, interviennent après chaque séance pour remettre en état le torturé et rendre possibles de nouvelles séances.

Dans cette conjoncture en effet, l’important est que le pri- sonnier ne fausse pas compagnie à l’équipe chargée de l’interrogatoire, donc reste en vie. Les tonicardiaques, les vitamines à doses massives, avant, pendant et après les séances, tout est mis en œuvre pour maintenir l’Algérien entre la vie et la mort. Dix fois le médecin intervient, dix fois il confie de nouveau le prisonnier à la meute de tortion- naires »([15], p. 127). Les médecins sont-ils peu ou prou à même de rétablir l’harmonie du corps ? Les processus moléculaires, le fonctionnement physiologique des divers organes vitaux semblent accessibles à une amélioration

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momentanée du point de vue du corps biologique. Mais que dire de l’atteinte du corps propre ? Nous avons évoqué ci-dessus l’importance des travaux de Merleau-Ponty pour Fanon, qui fait à de nombreuses reprises référence au corps propre. L’usage de ce concept s’avère heuristique pour la compréhension de la torture. Nous faisons nôtre l’hypothèse d’une atteinte du corps propre lors des séances de torture.

Pour comprendre cette notion, il importe de se plonger dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Pour ce dernier, l’assemblage des différentes parties du corps est irréductible aux lois physico- chimiques«car le corps dans son fonctionnement ne peut se définir comme une mécanique aveugle, une mosaïque de séquences causales indépendantes»[23]. Au contraire, le corps et le monde interagissent. En effet, le corps propre est moyen de communication avec le monde, mais aussi moyen d’avoir un monde. Il est ce corps, qu’en chaque situation, il est nôtre pour qu’un monde apparaisse. Mais en même temps, il participe de la nature qui est en lui et hors de lui et dans laquelle, il est comme immergé. La réflexion de Merleau-Ponty s’achemine vers la conception d’un moi sujet qu’il résume dans laPhénoménologie de la perceptionen des lignes célèbres :«Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. Ainsi, l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet»[24]. La subjectivation du corps propre engage l’être dans sa totalité. Dès lors, la torture par sa néantisa- tion du colonisé génère des dégâts irréversibles au niveau du moi. On saisit que pour Fanon, devoir traiter des patients souffrant de troubles psychiatriques induits par la torture, n’allait pas sans soulever de douloureux questionnements éthiques. C’est d’ailleurs la raison de sa fameuse lettre de démission à Lacoste, le ministre résident en Algérie qui l’a obligé à fuir pour éviter son arrestation et à se réfugier chez Jean Ayme en France [25] avant son départ pour la Tunisie.

Conclusion

Au terme de ce travail, force est de constater la pertinence des analyses de Fanon. La richesse de sa pensée tient à l’ouverture de son esprit, à une curiosité sans cesse en mou- vement. Celle-ci l’a amené à explorer les différents champs du savoir des années cinquante à savoir l’hégélianisme, la phénoménologie, le marxisme et la psychanalyse. Il a construit avec succès une théorie syncrétique associant tous ces courants, qui donne une profonde originalité à sa pensée

dont on mesure de plus en plus la fécondité. Il reste pour nous un modèle en ces temps de réductionnisme théorique où le modèle univoque qui tente de s’imposer en psychia- trie est celui des neurosciences. Sans dénier l’importance de ces dernières, l’approche de Fanon met au cœur de la réflexion psychiatrique la question du sens qui, malheureu- sement tend de plus en plus à tomber dans un oubli délétère pour notre discipline [26].

Liens d’intérêts les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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Références

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