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LA SUBJECTIVATION DOMINÉE/DOMINANTE. ESSAI DE TRADUCTION DES PHÉNOMÉNOLOGIES DE SIMONE DE BEAUVOIR ET FRANTZ FANON

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LA SUBJECTIVATION DOMINÉE/DOMINANTE.

ESSAI DE TRADUCTION DES

PHÉNOMÉNOLOGIES DE SIMONE DE BEAUVOIR ET FRANTZ FANON

Marion Bernard (Archives Husserl de Paris)

La pleine reconnaissance de l’existence du problème de la subjecti- vation sexuée ou colonisée conduit nécessairement à rendre relatif celui de la subjectivation dite « neutre ». Pourtant, le propre de la conscience dominante est de masquer son propre caractère de do- mination. Comment forcer la subjectivité dominante à se dévoiler?

Nous proposons d’associer la description phénoménologique à une méthode de traduction depuis les expériences des dominé-e-s vers la reconstruction des expériences des dominant-e-s en tant que tel-le- s. Pour cela, nous partirons, dans une perspective intersectionnelle, des travaux phénoménologiques de Simone de Beauvoir et de Frantz Fanon.

The full recognition of the problem of sexual or colonized subjecti- vation necessarily leads to question the neutrality of “normal sub- jectivity.” Yet the dominant consciousness tends to mask its own character of domination. How to force dominant subjectivity to re- veal itself? We propose to associate the phenomenological descrip- tion with a method of translation from the experiences of the domi- nated-ones to the reconstruction of the experiences of the domi- nants as such. For that, we will rely, in an intersectional perspective, on the phenomenological work of Simone de Beauvoir and Frantz Fanon.

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Beauvoir, Le deuxième sexe, (1949):

Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles: l’homme représente à la fois le positif et le neutre […].

La femme apparaı̂t comme le négatif si bien que toute détermina- tion lui est imputée comme limitation, sans réciprocité1.

Beauvoir, Tout compte fait (1972)à propos du Deuxième sexe: Ma thèse est exacte et demanderait seulement à être complétée:

« on ne naı̂t pas mâle, on le devient ». La virilité non plus n’est pas donnée au départ2.

Si la méthode phénoménologique offre des outils particulièrement

�ins pour saisir les processus de subjectivation en train de se faire, elle bute pourtant sur certaines expériences limites comme c’est le cas de la quasi non-expérience des dominants en tant que tels. Il y a une grande dif�iculté, bien connue des Critical Whiteness Studies, à

saisir sans complaisance les processus de subjectivation sociopoli- tique des dominant-e-s. Tout se passe comme si, paradoxalement, la conscience des dominé-e-s en tant que telle était plus évidente à

saisir, comme si elle contenait en elle-même toute la vérité de la domination. Le point de vue des dominés est ainsi souvent considéré

comme susceptible de détenir un privilège, non pas magique, ni moral, mais bien épistémique3. Inversement, il semble que la « cons- cience dominante », elle, n’aie pas la faculté de surgir toute seule en tant que telle – elle relève d’un effort cognitif singulier, d’une forme de « bonne volonté » toujours suspecte – et les représentants des Critical Whiteness Studies illustrent le fait qu’un aller-retour perma- nent avec l’expérience Noire est nécessaire pour que l’expérience propre de la blanchité puisse se manifester et rester dans la lumière de la conscience. Mais par quel biais l’expérience vécue des sujets dominés peut-elle nous apprendre quelque chose sur la subjectiva- tion prétendument « normale », « universelle »?

Mon hypothèse, c’est qu’un complément méthodique à la descrip- tion phénoménologique de l’expérience propre peut être sinon

Ce texte est issu d’une conférence initialement prononcée au 7e congrès de recherches féministes francophone (CIRFF) de Montréal en août 2015.

1 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t.I., Paris, Gallimard, 1976, p. 16. Par la suite, l’abréviation « DS » sera utilisée dans le texte.

2 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Gallimard, 1972, p. 497.

3 Voir à ce titre les analyses de Sandra Harding, Whose Science? Whose Knowledge? Thinking from Women's Lives, Ithaca, Cornell University Press, 1991.

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nécessaire, du moins fécond pour saisir l’insaisissable et révéler en creux le vécu corrélatif au vécu dominé: à savoir le processus de subjectivation dominante dont le propre est de se faire passer pour l’universel et de masquer ainsi son caractère relationnel. Je voudrais proposer d’adjoindre à la méthode phénoménologique classique de la description de l’expérience vécue un essai de traduction, non d’une langue à une autre, mais d’un vécu à un autre – traduction, au titre que la traduction est précisément cette transposition impossible, sans équivalence véritable, et qui pourtant, par de drôles de chemin, se fait.

Je vais ainsi tester la fécondité de la méthode de traduction en es- sayant de l’appliquer à deux types de relation de domination dis- tinctes, mais dont le point commun est d’être asymétriques, la rela- tion Noir-Blanc, telle qu’elle est pensée par Frantz Fanon à partir de l’expérience vécue du Noir dans Peau noire, masques blancs ou du colonisé dans Les damnés de la terre, d’une part, et la relation femme- homme, telle qu’elle est pensée par Simone de Beauvoir à partir de l’expérience vécue de la femme dans Ledeuxième sexe. Beauvoir et Fanon sont tous deux des lecteurs de Sartre et de Merleau-Ponty, et ils ont en commun de penser l’asymétrie de la domination comme relation du Même et de l’Autre: le dominé diffère, alors que le domi- nant se confond avec l’universel. Mon but n’est pas d’interroger pour elles-mêmes les correspondances entre leurs deux pensées, qui ont déjà été souvent mises en évidence dans d’autres travaux4, mais de tester, dans chacun des cas, la possibilité de traduire l’expérience dominée en expérience dominante malgré l’asymétrie, et de penser la subjectivation comme un processus à deux pôles. Avant de présen- ter quelques résultats d’essais de traduction, je vais commencer par quelques remarques théoriques préalables concernant l’asymétrie des processus de subjectivation, en tant que point central posant dif�iculté pour établir un lien entre le vécu dominé et le vécu domi- nant.

De fait, ni la phénoménologie de Beauvoir ni celle de Fanon ne se présentent explicitement comme des philosophies de la relation.

Pourtant, il me semble qu’il y a là un enjeu fondamental pour la

4 Le lien entre Beauvoir et Fanon a déjà été souvent relevé: voir notamment Matthieu Renault, « Le genre de la race: Fanon lecteur de Beauvoir », Actuel Marx, vol. 1, n° 55, 2014, p.36-48; voir la conférence d’Alison Stone, « Beauvoir and Fanon on Oppression » donnée au Centre de pensée sociale et politique, Université de Sussex, 2014; voir encore la thèse de doctorat de Nathalie Nya, Sartre, Fanon, and de Beauvoir: Politics, Existential Ethics, Gender, and Colonia- lism under the Lens of Twentieth-Century French Philosophy, thèse de doctorat, Université de Penn State, 2014.

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compréhension de leur pensée, et en particulier de la relation de domination. Ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est la tension dans l’idée de l’altérité en général – qu’on peut concevoir ou bien comme altérité relative, posée, construite, ou bien comme altérité

absolue. En effet, l’idée même d’une équivalence contredit les ana- lyses critiques de l’altérité. Pour Beauvoir elle-même: la spéci�icité

féminine, ce serait précisément de différer toute seule – oblique par rapport à la verticale absolue, comme si l’homme, quant à lui, tenait tout seul. « Pratiquement, de même que pour les anciens il y avait une verticale absolue par rapport à laquelle se dé�inissait l’oblique, il y a un type humain absolu qui est le type masculin » (DS t. I, 16). Ou encore, dans l’introduction du Deuxième sexe, Beauvoir écrit: « La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel.

Il est le Sujet, il est l’Absolu: elle est l’Autre » (ibid.). Comme si, �ina- lement, le sujet à première lecture ne devait pas s’en trouver concer- né ou ébranlé. Ce faisant, elle conteste et pose à la fois l’identi�ication de l’homme (sujet) à l’homme (mâle), ce qui constitue un véritable problème théorique:

Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles: l’homme représente à la fois le positif et le neutre […].

La femme apparaı̂t comme le négatif si bien que toute détermina- tion lui est imputée comme limitation, sans réciprocité. (Ibid.)

Pour autant, cette non équivalence, paradoxalement, n’interdit pas de penser une corrélation, et voilà ce que Beauvoir elle-même écrit en commentaire du Deuxième sexe en 1972, 20 ans plus tard, dans Tout compte fait: « Ma thèse est exacte et demanderait seulement à

être complétée: “on ne naı̂t pas mâle, on le devient”. La virilité non plus n’est pas donnée au départ5 ». C’est cette phrase de Beauvoir qui a constitué, à l’origine du présent travail, un modèle de traduction possible. De 1949 à 1972, faut-il penser que l’idée d’une certaine forme de correspondance a fait son chemin? Il y a donc une tension entre une structure de correspondance dans la domination; et le décrochage pourtant inhérent à cette relation qui fait que le principe même de la relation de domination est, �inalement, de se dénier le caractère de relation.

Outre ce modèle de cette « première » traduction de Beauvoir, c’est en second lieu dans les expériences d’intersectionnalité que j’ai trouvé une motivation pour cet essai de traduction. Le propre de la

5 Beauvoir, Tout compte fait, 497.

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subjectivation intersectionnelle, c’est me semble-t-il son incessante réversibilité: en tant que femme je suis du côté de l’Autre, en tant que Blanche du côté du même. Or, c’est bien l’intersubjectivité qui préside à cette réversibilité. L’intersectionnalité permet de penser que ce n’est pas dans l’absolu et une fois pour toutes que je peux être assigné-e à l’altérité ou à la norme, mais bien dans la mesure où un homme me parle ou me regarde, ou un Noir me cède sa place. L’expérience de réversibilité propre à l’intersectionnalité – j’écris ainsi en tant que femme blanche intellectuelle – est en fait l’expérience tierce qui, si elle n’apparaı̂t pas dans la traduction elle- même, fait pourtant partie inhérente de son processus de passage.

C’est la raison pour laquelle je vais croiser les essais de traduction des textes de Beauvoir et de ceux de Fanon: dans la mesure où l’un a pu fournir le guide, le révélateur et le correcteur phénoménologique de l’autre. La variation dans la traduction constituant ici un analogue à la variation éidétique husserlienne, dans un contexte où, précisé- ment, la variation éidétique est impossible.

Bien évidemment, la corrélation de la domination n’est jamais une interchangeabilité des positions, ni une équivalence: le but n’est en aucun cas ici de tomber dans les errements masculinistes ni de renvoyer dos à dos racisme anti-noir et racisme anti-blanc! Il s’agit même précisément du contraire: de saisir la non équivalence elle- même en tant que relation de subjectivation conjointe, produisant des sujets liés les uns aux autres par une relation qui les rend précisément non interchangeables.

Ma troisième et dernière remarque théorique préalable concerne l’entreprise de traduction en tant que telle. Pourquoi parler de traduction de vécu et en quel sens? J’entends par traduction, ici, une conversion du vécu, au sens où Patočka parle à propos de la traduc- tion philosophique d’une « conversion de la pensée6 ». Il ne s’agit donc pas simplement de changer les mots, mais de se demander: que faut-il changer dans cette phrase, si à la place de « femme », on mettait « homme », pour qu’elle garde tout son sens et sa pertinence?

Exercice d’imagination qui passe outre la limite, puisque précisé- ment, je ne peux pas véri�ier moi-même en tant que femme si la description est �idèle à l’expérience des hommes. D’où le deuxième temps intersectionnel de la démarche: et si je change « homme » par

6 Au sens de « conversion de la pensée », et non seulement de la langue, donné à

la traduction philosophique par Jan Patočka, pour qui on ne traduit donc pas les termes, mais les pensées. Jan Patočka, « Sur les problèmes des traductions philosophiques », dans N. Frogneux (dir.), Liberté, existence et monde commun, trad. par E. Abrams, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2012, p. 21.

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« Blanc » ou « Blanche », est-ce que je retombe sur quelque chose d’analogue à mon expérience propre? Bref, les traductions que je propose ici sont faites d’une série de décalages permanents et d’efforts de conversion, de tentatives « d’imaginer », de se mettre à la place de l’autre alors même que cette possibilité phénoménologique est brisée par la domination elle-même.

Pour ce faire, mes essais de traduction vont suivre différents thèmes problématiques caractéristiques des mouvements de subjec- tivation racisée d’une part, et genrée d’autre part, dans lesquels on peut trouver une forme d’analogie, tel que je l’ai mise en évidence par ailleurs dans un autre travail7.

Je vais commencer par le plus phénoménologique des problèmes:

celui du sens de l’expérience vécue elle-même, si cette expérience doit être scindée en vécu dominant/vécu dominé. Quel est le sens de l’« expérience vécue » si cette expérience n’est pas partageable? Et si le sujet auquel l’épochè donne accès n’est pas LE sujet, mais un Noir, une femme: autant de distinctions sociales que, précisément, l’épochè husserlienne a vocation à suspendre? Il est frappant de constater que ni chez Beauvoir ni chez Fanon (même si cela est revendiqué beau- coup plus clairement chez Fanon), la réduction phénoménologique ne donne accès à un moi pur, bref au sujet transcendantal source toute-puissante de toutes les signi�ications. C’est à mon sens le premier enseignement qu’on peut tirer des phénoménologies des expériences dominées: il existe une strate d’expérience subjective qui n’est ni tout à fait transcendantale ni tout à fait empirique, et il est nécessaire pour la saisir de mobiliser un épochè qui n’est pas non plus tout à fait l’épochè classique. Dans le cas des femmes et des colonisés en effet, l’expérience vécue, y compris la plus intime et la plus quotidienne, est traversée par des constructions sociales impos- sibles à biffer. Est caractéristique de ces sujets l’expérience de la découverte, en deçà de la couche perceptive, corporelle et spatio- temporelle, d’un noyau socio-historique aliénant plus profond8. Dans ces expériences de transcendance empêchée que sont le sexisme et le racisme, force est de constater qu’il est impossible d’opérer libre- ment l’épochè phénoménologique. Autrement dit, la phénoménologie donne là accès à une privation de monde – et à une privation de moi

7 Marion Bernard, « Sexe, race, phénoménologie. Quand le vécu devient politique avec Beauvoir et Fanon », La phénoménologie à l’épreuve du politique, n° 3, 2019, p.167-89.

8 Voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 90. Par la suite, l’abréviation « PNMB » sera utilisée dans le texte.

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que, bien loin d’opérer moi-même, je trouve là opérée par d’autres9. Ce que la description dévoile alors, ce n’est pas un moi pur, mais un

« nous les femmes » ou « nous les noirs » qui ne possède que l’extériorité d’un groupe discriminé socialement. La description de l’expérience vécue du sexisme comme du racisme ne peut se faire, d’ailleurs, qu’à distance: à la troisième personne, chez Beauvoir;

après coup, dans Peau noire, masques blancs. Comme l’écrit Beauvoir,

« quand le combat pour prendre place dans ce monde est trop rude, il ne peut être question de s’en arracher » (DS t. II, 627).

La phénoménologie de l’expérience dominée, on le voit dans cet exemple, fonctionne donc elle-même par décalage d’avec la phéno- ménologie du sujet classique. Traduire cette expérience d’un « nous les femmes », « nous les Noirs » en celle d’un « nous les hommes »,

« nous les Blancs », cela veut donc dire procéder à partir d’un déca- lage de ce décalage lui-même: si bien que le point où on arrive n’est plus tout à fait celui d’où on partait. Car l’empêchement de l’épochè dominée, si on le prend au sérieux, nous enseigne évidemment quelque chose de fondamental sur l’épochè « parfaite », tellement réussie que le hasard de sa dynamique en devient invisible. C’est que, dixit Fanon, elle serait alors un jeu « amusant10 », une tâche luxueuse de révélation et d’af�irmation de sa puissance subjective. La réduc- tion au moi pur est celle d’un sujet reconnu – du moins non mis en doute – qui problématise car il n’est pas, lui-même, un problème, comme le dit Du Bois. L’af�irmation de Beauvoir pourrait donc être convertie de la manière suivante: « Il ne peut être question de s’arracher du monde que quand notre place y est suf�isamment assurée ».

C’est alors l’impalpabilité même de la liberté de recul philoso- phique qui peut apparaı̂tre comme un privilège. AÀ l’opposé de l’expérience phénoménologique, l’expérience sexiste et raciste est une expérience d’emprisonnement dans l’apparaı̂tre, ou d’« emmurement » (PNMB, 94), comme l’écrit Fanon, au cours des- quelles les sujets perdent tout pouvoir de faire paraître – pour être réduits à de pures images apparaissantes engluées dans les appa- rences: « Mais avec moi, » écrit Fanon, « tout prend un visage nou- veau; aucune chance ne m’est permise; je suis sur-déterminé de l’extérieur. Je ne suis pas esclave de “l’idée” que les autres ont de moi,

9 Voir à ce sujet Hourya Bentouhami-Molino, « L’emprise du corps, Fanon à

l'aune de la phénoménologie de Merleau-Ponty », Cahiers philosophiques, vol. 3, n° 138, 2014, p. 34-46.

10 « Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde [...] » (PNMB, 90).

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mais de mon apparaı̂tre » (ibid., 93). Si bien qu’à partir de là, on peut donc repenser l’expérience du sujet normal d’une manière nouvelle, comme une expérience de puissance phénoménale – puissance exacerbée dans l’épochè – qui, au regard de l’expérience dominée, n’apparaı̂t pas si normale que ça puisqu’elle est déniée à certains sujets. Quelle serait à ce sujet l’expérience blanche? Convertissons le texte de Fanon: « Avec moi, tout prend un visage nouveau, toutes les chances me sont permises, je suis extérieurement non-déterminé, je suis non seulement libre par “l’idée” que les autres ont de moi, mais encore, il me suf�it simplement d’apparaı̂tre ». Il me semble que cette description est �idèle et pertinente, et qu’elle est pourtant, par sa

�inesse, inaccessible comme telle en original au sujet dominant. La médiation de la traduction de l’expérience dominée, ici, fait effet de révélateur. Si la blancheur sociale est quasi invisible, c’est qu’elle ne

�ige pas le blanc en un objet apparaissant, mais lui offre au contraire un statut de pure transcendance. Fixés à leur surface de corps-objet, la femme et le Noir ne peuvent en tant que tels pas déployer l’espace – privés de toute attente de transcendance ou de surgissement de la part de la communauté. Fanon décrit cette expérience en ces termes:

J’arrive lentement dans le monde, habitué à ne plus prétendre au surgissement. Je m’achemine par reptation. Déjà les regards blancs, les seuls vrais, me dissèquent. […] Je sens, je vois dans ces regards blancs que ce n’est pas un nouvel homme qui entre, mais un nouveau type d’homme, un nouveau genre. Un nègre, quoi! Je me glisse dans les coins, rencontrant de mes longues antennes les axiomes épars à la surface des choses. (Ibid.)

Poursuivons l’exercice de traduction « en blanc »: « J’arrive lente- ment dans le monde, habitué à ce qu’on me reconnaisse le pouvoir de surgissement. Je vole. Mon regard transparent, le seul vrai, véri�ie à

chaque instant son pouvoir d’objectivation. Je n’apparais pas comme un type d’homme, un genre, un nègre ou un blanc – je n’ai pas de couleur. Est-ce que j’apparais seulement? Je survole l’horizon, je pénètre au cœur des choses, j’en invente les axiomes. J’invente les axiomes auxquels les autres devront se confronter, auxquels ils devront obéir ». Ce qui apparaı̂t tout à coup via cet effort de conver- sion, c’est l’épaisseur invisible du nunc stans dominant. La liberté

vertigineuse de la conscience au présent, telle que Sartre la décrit, se révèle en fait relever d’une légèreté spéci�ique, dépendante d’une reconnaissance sociale et rendue possible par l’attente des autres. De même, la violence du regard objectivant d’autrui producteur de honte analysée par Sartre dans L’être et le néantprend par ce biais une épaisseur sociale. C’est non seulement d’un sentiment de honte

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qu’il s’agit, mais de racialisation et de discrimination sociale. Encore un exemple du double décalage par lequel on parvient à retrouver une vérité de l’expérience dominante: Fanon emprunte en effet à

Sartre pour décrire l’expérience du racisme en termes

« d’hémorragie », décrivant l’expérience de la racisation comme une

« hémorragie qui caillait du sang noir sur tout [s]on corps … » (ibid., 91). Si on revient depuis Fanon à l’expérience racisante, on peut alors découvrir que le regard blanc – notre regard blanc – est celui qui a par sa blancheur le pouvoir de « saigner » des sujets transcen- dantaux, de les priver de tout pouvoir de transcendance. Un autre grand lieu de décalage opéré par les phénoménologies des expé- riences dominées touche à l’opposition phénoménologique classique de l’authenticité et de l’inauthenticité, qu’elles brouillent en décou- vrant une forme particulière d’inauthenticité au sens non plus éthique mais socio-politique, qui se confond avec l’oppression:

inauthenticité non plus choisie dont on pourrait être tenu pour responsable, mais subie comme une condition11. Cette tension consti- tue en réalité la dynamique propre à toute existence dominée ou empêchée, comme le relève Beauvoir à propos des femmes: « Le drame de la femme, c’est ce con�lit entre la revendication fondamen- tale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exi- gences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. Com- ment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain? » (DS t. I, 34) Arrêtons-nous sur cette phrase – et mesurons la dissy- métrie. Comment traduire le drame? Sans doute par le privilège. Le con�lit? Probablement par l’identité, la coı̈ncidence, l’adéquation. En bref, si la femme est éloignée de la subjectivité normale par sa condi- tion, l’homme – le mâle, est lui à demeure – il n’a pour ainsi dire presque rien à faire. On pourrait alors le traduire ainsi: « Le privilège de l’homme, c’est l’adéquation entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les avantages d’une situation qui le constitue précisément comme l’essentiel.

Comment un mâle pourrait-il ne pas s’accomplir comme être hu- main? » Cette traduction peut être soutenue par la lettre du texte de

11 Sartre à vrai dire, dans ses ré�lexions tardives, revient lui-même sur l’idéalisme de sa conception de la liberté. Dans un entretien de 1970, il recon- naı̂t: « L’autre jour, j’ai relu la préface que j’avais écrite pour une édition de ces pièces – Les Mouches, Huis clos et d’autres – et j’ai été proprement scandalisé.

J’avais écrit ceci: “Quelles que soient les circonstances, en quelque lieu que ce soit, un homme est toujours libre de choisir s’il sera un traı̂tre ou non”. Quand j’ai lu cela, je me suis dit: “C’est incroyable: je le pensais vraiment!” … [J’avais] conclu que, dans toute circonstance, il y avait toujours un choix pos- sible. C’était faux ». Jean-Paul Sartre, Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 100.

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Beauvoir, qui écrit dans un autre passage du Deuxième sexe: « Le privilège que l’homme détient et qui se fait sentir dès son enfance, c’est que sa vocation d’être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle » (DS t. II, 590). Ce qui n’est pas exactement la même chose, car en disant tout simplement que le destin de l’homme est un destin humain non contrarié, Beauvoir passe précisément par-dessus le processus de subjectivation spéci�ique qui favorise la coı̈ncidence avec l’humanité idéale, c’est-à-dire la construit. Autrement dit, elle glisse trop rapidement sur la teneur du privilège de genre qu’elle pointe pourtant. AÀ l’opposé, il faudrait penser qu’un sujet pur idéal – ni femme ni homme donc – serait un sujet ni empêché ni favorisé, dont la non-coı̈ncidence avec l’essentiel ne serait ni masquée, ni naturalisée. Cela signi�ie que s’il n’y a pas d’équivalence des expé- riences elles-mêmes, en revanche, ce qu’il s’agit de reconquérir, c’est l’idée d’une symétrie dans l’écart par rapport à un impossible sujet pur et idéal. Une symétrie donc dans le fait de la construction subjec- tive. AÀ partir de là, il devient possible de redé�inir la structure de domination en considérant la situation de chacun des pôles vis-à-vis du partage entre authenticité et inauthenticité: d’un côté, l’authenticité n’a pas de sens puisqu’elle est pour ainsi dire hors d’atteinte, mais de l’autre, elle n’a pas davantage de sens si elle toujours déjà sous la main. Il n’y a donc plus de morale là-dedans, comme le saisit Beauvoir: « chaque fois que la transcendance re- tombe en immanence il y a dégradation de l’existence en “en soi”, de la liberté en facticité; cette chute est une faute morale si elle est con- sentie par le sujet; si elle lui est in�ligée, elle prend la �igure d’une frustration et d’une oppression; elle est dans les deux cas un mal absolu » (DS t. II, 33). Beauvoir oppose ainsi implicitement deux modes d’aliénation différents, même s’ils peuvent de fait être entre- mêlés: distinguant de la fuite ou mauvaise foi qui renvoie à la res- ponsabilité individuelle, une oppression existentielle, qui relève bien d’une domination sociale. Mais qu’en est-il pour la liberté? Tentons une traduction: « Chaque fois que l’immanence s’élève en transcen- dance il y a relève de l’existence en “pour soi”, de la facticité en liberté; cette élévation est une vertu morale si le sujet s’élève par lui- même; mais si elle passe par la chute d’un autre, elle prend la �igure de la mauvaise foi et de l’oppression. Dans le deuxième cas, le mal est double ».

On touche ici le cœur du problème: si l’élévation vers la liberté de l’homme masculin blanc n’est pas de son seul fait, mais est soutenue par sa condition en général et s’appuie sur l’écrasement de la femme et du Noir, elle n’a plus rien d’éthique et il ne peut plus s’en préva- loir. Elle n’a d’« authentique » que le nom. De même qu’on a distin-

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gué inauthenticité consentie et subie du côté dominé, il faut alors distinguer, du côté dominant, authenticité gagnée et volée, si bien que le mal de la domination elle-même est redoublé par son traves- tissement en bien.

Considérons à présent la relation de domination eu égard à

l’existence comme mouvement ou processus de subjectivation. Par- tons là encore de l’existence dominée. Si on évite l’erreur d’analyser les cas décrits par Fanon et Beauvoir en termes essentialistes, et qu’on les considère comme des mouvements de constitution de soi, on observe, dans les deux cas, qu’on a ici affaire à des mouvements qui s’écartent du schéma existentiel dit « normal ». D’abord, parce qu’ils ont leur propre dialectique d’aliénation et d’échappement.

Ensuite, parce que de l’enfance à l’âge adulte, leur dynamique va pour ainsi dire à contre sens, non dans le sens d’une ouverture de l’existence, mais dans celui d’une amputation et d’une déviation existentielle, pour reprendre un mot de Fanon (PNMB, 11): le mou- vement de l’existence racisée ou sexuée se « déploie » vers une dissociation du vécu au lieu de son uni�ication, vers l’enfermement et le rétrécissement au lieu de l’ouverture. Ce mouvement est très clair dans Le deuxième sexe, de l’enfance à la maturité: devenir femme, c’est subir un rétrécissement de son espace inverse à la dynamique normale de l’existence. Alors que normalement, je cite Beauvoir,

« plus l’enfant mûrit, plus son univers s’élargit » (DS t. II, 34), la femme au contraire assiste à un rétrécissement dramatique de son univers: enfant, on la dissuade de grimper aux arbres, de s’élever, elle est maintenue en bas. AÀ propos des jeunes �illes ensuite, elle écrit: « Bien plus nettement que dans le premier âge, il leur faut renoncer à émerger par-delà le monde donné, à s’af�irmer au-dessus du reste de l’humanité: il leur est interdit d’explorer, d’oser, de reculer les limites du possible » (ibid., 91). Une fois mariée, « ce n’est pas sans regret qu’elle referme derrière elle les portes du foyer;

jeune �ille elle avait toute la terre pour patrie, les forêts lui apparte- naient. AÀ présent, elle est con�inée dans un étroit espace; la Nature se réduit aux dimensions d’un pot de géranium; des murs barrent l’horizon » (ibid., 259). Sans l’associer à des phases existentielles spéci�iques, Fanon décrit une expérience de rétrécissement ana- logue, le Noir prenant toujours, par principe, trop de place: « On me demandait de me con�iner, de me rétrécir » (PNMB, 92), écrit-il.

Autant dire que les courbes d’existence dominées sont pensées comme déviant de l’existence dite « normale ». Mais leur traduction en version dominante implique de penser, �inalement, une autre déviation tout autant surfaite de la dynamique de l’existence mascu- line et/ou blanche. Traduisons Beauvoir pour décrire le mouvement

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d’existence des jeunes mâles: « On les encourage à émerger par-delà

le monde donné, à s’af�irmer au-dessus du reste de l’humanité: on leur enjoint d’explorer, d’oser, de reculer les limites du possible ».

Une fois l’homme marié, « c’est avec satisfaction qu’il tient les clés des portes du foyer; jeune homme il n’avait que la terre pour patrie.

AÀ présent, il règne en maı̂tre sur son espace, il en possède les murs, et c’est en maı̂tre qu’il peut aller et venir dans le monde ». Quant au Blanc, il doit reconnaı̂tre: « On m’invitait à m’étendre, à m’agrandir ».

Ce qui apparaı̂t clairement dans ces traductions, c’est le confort qui résulte de la position privilégiée de la blancheur ou de la masculinité, confort pour soi, et violence envers l’autre. Ce confort et cette vio- lence vont de pair avec une inévitable tendance au déni et à la com- plaisance. C’est-à-dire à une forme d’aveuglement incompatible avec l’exigence de transparence à soi phénoménologique. Ainsi, malgré le fait qu’on a bien affaire à des conditions tout aussi construites, et qu’on puisse reprendre l’af�irmation de Beauvoir selon laquelle on ne naı̂t pas homme, on le devient – ce devenir fonctionne comme un auto-recouvrement radical. La dissymétrie sociale, économique, politique entre les dominés et les dominants va ainsi de pair avec une dissymétrie épistémique dans la saisie de leur condition: pour reprendre les termes de Sartre, une mauvaise foi propre aux domi- nants, socialement déterminée.

Mais il faut aller plus loin. Chez les dominés, l’empêchement so- cialement forcé produit une contrariété existentielle singulière, qui peut se traduire par une forme de dissociation pathologique. Beau- voir et Fanon on en effet en commun le fait de recourir à des cas pathologiques pour analyser la condition des sujets féminins et colonisés12 – la pathologie n’étant pas tant mobilisée comme rupture marquant un basculement dans l’univers de la folie, que comme exacerbation ou cas limite d’une subjectivation pathologique généra- lisée13, dont la cause n’est pas un traumatisme individuel, mais un traumatisme socio-existentiel14. Ce traumatisme relève d’un défaut

12 Beauvoir travaille systématiquement sur des cas empruntés à Wilhelm Stekel, La femme frigide, trad. par. J. Dalsace, Paris, Gallimard, 1937. Fanon travaille sur les cas qu’il a lui-même traités comme psychiatre.

13 Voir à ce sujet les pages acerbes de Fanon, à la �in de Les damnés de la terre, chapitre « Guerre coloniale et troubles mentaux », sur le soi-disant caractère violent ou immoral des arabes, sur la fainéantise et l’immobilisme des noirs; ou celles du Deuxième sexe, (cf. chapitre X « Situation et caractère de la femme »), sur le caractère féminin, son manque de moralité, ses caprices, son caractère menteur, comédienne, intéressée, etc.

14 Le trauma social nécessite, chez Fanon, ce qu’il appelle une « catharsis collec- tive » (PNMB, 118).

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dans les possibilités d’individuation offertes à certains groupes sociaux, car le type ou modèle d’existence qui est proposé à titre de mythe social – masculin et blanc en réalité – se révèlera à la fois le seul proposé, et interdit ou hors d’atteinte. Les symptômes névro- tiques apparaissent lorsque, tôt ou tard, l’invalidité de la voie propo- sée est éprouvée. En réalité, on a affaire dans ces cas à un mouve- ment de double subjectivation – ou encore de subjectivation factice, ou super�icielle. Chez Fanon par exemple, l’antillais grandit en déca- lage avec lui-même, par identi�ication au modèle blanc, de même que chez Beauvoir la femme grandit à la fois par identi�ication et déca- lage d’avec l’homme. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon parle d’une « méconnaissance de sa qualité de nègre » de la part de l’antillais. Par exemple, écrit-il, « aux Antilles, le jeune Noir, qui à

l’école ne cesse de répéter “nos pères, les Gaulois”, s’identi�ie à

l’explorateur, au civilisateur, au Blanc qui apporte la vérité aux sauvages, une vérité toute blanche. Il y a identi�ication, c’est-à-dire que le jeune Noir adopte subjectivement une attitude de blanc » (PNMB, 120). Autrement dit, comme la femme pour qui la verticale référente est masculine, le jeune noir antillais s’oriente à partir d’un référent qu’il ne pourra pas être. C’est ce décalage qui va se manifes- ter toujours davantage au cours de l’existence – et se traduire soit en pathologie, soit en révolte15.

Or, si dans le cas du Noir cela produit une crise pathologique de subjectivation, que se passe-t-il si l’on se décale à nouveau pour revenir au Blanc? Il y a là quelque chose qui nous rapproche de l’idée d’une mêmeté absolue mais qui à la fois ne peut qu’être construite et fallacieuse dans son absoluité. Si on traduit Fanon version blanche, cela devrait donner en effet: « En métropole, le jeune blanc, qui à

l’école ne cesse de répéter “nos pères, les Gaulois”, s’identi�ie à

l’explorateur, au civilisateur, au Blanc qui apporte la vérité aux sauvages, une vérité toute blanche. Il y a identi�ication, c’est-à-dire que le jeune blanc adopte subjectivement une attitude de Blanc ».Au lieu du décalage, on voit ici qu’il y a une coı̈ncidence exagérée, pour ainsi dire: une identi�ication au carré. Avant même d’avoir dû par ses actes s’engager dans l’existence, la blancheur du blanc est porteuse de tous les attributs du maı̂tre, elle est par métonymie ce qui lui permet de s’attribuer un orgueilleux passé conquérant et une identi- té de dominant. Autrement dit, sa couleur de peau est, avec ou sans

15 Voir également à ce sujet le processus de décalage dans le mouvement d’identi�ication décrit par l’écrivaine et militante blackfeministe Michele Wal- lace, dans son texte « Une féministe noire en quête de sororité », dans E. Dorlin (dir.), Black feminism, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 45.

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son consentement, dominante, elle le place, sans qu’il n’ait rien à faire, du côté du colon. Contrairement au dominé pour lequel le modèle subjectif recule indé�iniment dans des horizons inattei- gnables, son identité est ainsi en arrière de lui, comme le privilège de la noblesse: il est déjà ce qu’il n’a pas même à se donner la peine de devenir. Il est de droit, d’héritage, de sang, de sexe, de peau, un sujet.

On peut parler ici d’identité excessive – dans la mesure où, pour le coup, y manque une dose de non-coı̈ncidence d’où pourrait surgir l’inquiétude présidant à la mise à distance de son rôle. Là encore, soulignons à quel point cette identité avec l’identité elle-même est destinée à se soustraire au regard que porte la conscience sur elle- même, tant qu’elle n’est pas confrontée à l’expérience pathologique du dominé. Ce qui se révèle, en outre, c’est le rôle de l’Autre dans cette mêmeté excessive. Ce qui disparaı̂t magiquement dans la blan- cheur, c’est sa condition de production: pour fabriquer un Blanc, il faut un colonisé. Quelqu’un qui, de par sa subjectivité pathologique et excessivement dissociée, renvoie en miroir au sujet « normal » une vision de lui-même dans laquelle cette petite dissociation qui em- pêche tout sujet d’être lui-même est abolie, ou du moins devient inapparente – et le blanchit.

Quant à l’altérité féminine, elle relève elle aussi d’une dissociation dans l’apprentissage de soi. Voici ce qu’écrit Beauvoir à ce propos:

La petite �ille cherche comme ses frères l’activité, l’autonomie.

[…] C’est une étrange expérience pour un individu qui s’éprouve comme sujet, autonomie, transcendance, comme un absolu, de découvrir en soi à titre d’essence donnée l’infériorité: c’est une étrange expérience pour celui qui se pose pour soi comme l’Un d’être révélé à soi-même comme altérité. C’est là ce qui arrive à la petite �ille quand faisant l’apprentissage du monde elle s’y saisit comme une femme. (DS t. II, 47-51)

Avant de proposer une conversion de ce texte, il faut dire que sur ce point, là encore, Beauvoir elle-même propose déjà une première conversion de cette idée au masculin: « l’immense chance du garçon c’est que sa manière d’exister pour autrui l’encourage à se poser pour soi » (ibid., 28). Beauvoir pense ainsi à la fois la chance de la condition masculine et la genèse intersubjective qui a rendue pos- sible cette apparente coı̈ncidence à soi, par l’importance des encou- ragements qu’on a adressés au petit garçon. Reprenons alors le passage précédent consacré à la petite �ille: sa rencontre avec elle- même, viasa relation aux autres, a ceci de particulier qu’elle vient contredire la manière immédiate dont elle s’éprouve. Sa relation aux autres lui montre comme déjà là une altérité essentielle qui est

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censée la dé�inir: la reconnaissance impliquant ici une méconnais- sance de soi. Si l’on transcrit le passage consacré à la petite �ille cité

ci-dessus, cela donne alors: « Le petit garçon cherche comme ses sœurs l’activité, l’autonomie. […] C’est une heureuse expérience pour un individu qui s’éprouve comme sujet, autonomie, transcendance, comme un absolu, de découvrir en soi à titre d’essence donnée la souveraineté: c’est une heureuse expérience pour celui qui se pose pour soi comme l’Un d’être révélé à soi-même comme l’Un par oppo- sition à l’Autre. C’est là ce qui arrive au petit garçon quand faisant l’apprentissage du monde il s’y saisit comme un homme ».

Si l’on fait retour aux termes sartriens, il faudrait alors compléter les analyses de l’Être et le Néant quant au rapport entre en soi et pour soi: car se mêle au drame intérieur de la subjectivité abstraite idéale se rêvant en soi pour soi le rôle que joue la structure d’intersubjectivation, pourrait-on dire, qui prescrit à chacun un statut social prédéterminé dans la domination. Abstrait de sa dimen- sion sociale, certes, le sujet solipsiste est pris dans l’angoisse de sa non-coı̈ncidence à lui-même. Mais la subjectivation sociale permet au dominant, en se différenciant précisément du dominé et s’opposant à

lui, d’être par avancece que tout sujet projette indé�iniment d’être:

identique à lui-même, stable, enraciné dans un passé héroı̈que. Et ce n’est possible que relativement aux dominés dont, inversement, le projet de coı̈ncidence à soi est socialement invalidé par avance, les ailes coupées: par avance et dé�initivement différents d’eux-mêmes, inconsistants, sans passé.

D’où la tendance des dominants non pas à la révolte, mais bien évidemment au conservatisme, car le sujet dominant n’a pas intérêt à

transformer sa condition. D’un autre côté, ce conservatisme menace bien de se transformer en prison – car si le décalage dominé le tient prêt pour la révolte, qui semble af�leurer au moindre choc, l’heureuse identité dominée ressemble à l’inverse à un carcan doré.

Le blanc et/ou l’homme non seulement a tout à perdre à démythi�ier sa condition, mais même s’il le souhaitait, son être lui colle à la peau – il a pour ainsi dire trop d’existence. Et il a beau plaider qu’il n’est ni raciste ni sexiste, multiplier les preuves de bonne volonté, ce qu’il peut faire ne suf�it jamais à lui ôter le lourd privilège de son sexe ou de sa peau. Quoiqu’il fasse il existe déjà trop, les privilèges lui arri- vent sans qu’il n’ait rien demandé – en respirant, en parlant, il en pro�ite déjà – dans l’écoute et le respect qu’on lui accorde, il y a quelque chose qui ne lui est pas adressé en propre, un respect de race et/oude sexe, qui est inapparent en tant que tel dans la mesure même où il coı̈ncide avec le projet de tout être humain: dans l’intimité du vécu propre, son décalage social est imperceptible.

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Pourtant, il y a bien un lieu où la violence de sa propre position devrait devenir perceptible pour le dominant: précisément dans l’impossible « communautisation » des mondes pour former le mondecommun, horizon des horizons censé reposer sur l’expérience même de l’intersubjectivité – et donc de l’interchangeabilité des positions. Or, les phénoménologies des expériences des dominé-e-s révèlent qu’au lieu d’un monde véritablement commun, la structure de domination fabrique des mondes excessivement déséquilibrés, et, pire, incommensurables entre eux. La dissociation subjective domi- née ouvre sur des « mondes pathologiques », caractérisés par leur excentrement dé�initif et leur dédoublement. Pour désigner le colo- nialisme, Fanon parle d’apartheid généralisé. Chez le colonisé, la division correspond à un fonctionnement ségrégationniste générali- sé, dont l’apartheid n’est pas l’exception mais le régime général. Dans Les damnés de la terre en particulier, Fanon multiplie les formules sur cette « dichotomie16 » propre aux villes, territoires, mondes colonisés: le monde colonial y est analysé comme un monde « com- partimenté17 », « morcellé18 », « coupé en deux19 ». Dichotomie qui n’a rien d’anecdotique: « L’indigène est un être parqué, l’apartheid n’est qu’une modalité de la compartimentation du monde colonial. La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites20. »

Mais comment est-il possible que l’apartheid lui-même n’apparaisse dans sa vérité que de manière unilatérale – pour les dominés seulement? Là encore, cela suppose que la domination recouvre et rende inapparente sa propre structure. Du côté domi- nant en effet, l’apartheid n’est pas ségrégation, il prétend être l’ordre d’un règne unique. Le colon ne ressent pas la frontière, puisque c’est lui ou sa race qui la trace et qui gouverne, c’est lui qui en détient les clés. Le monde colonial, ainsi, est non seulement coupé en deux, mais bien verrouillé. Traduisons Fanon: « La première chose que le colon apprend, c’est qu’il est chez lui partout, c’est qu’il n’y a pas pour lui de limites. »

Dans les phénoménologies des existences dominées, les sujets subissant l’aliénation sont ainsi condamnés à disparaı̂tre, exclus du monde qui compte et enfermés dans un contre-monde inessentiel: la

16 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La découverte & Syros, 2002, p. 48.

Par la suite, l’abréviation « DT » sera utilisée dans le texte.

17Ibid., 41.

18 Ibid., 43.

19 Ibid., 53.

20 Ibid.

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zone réservée au colonisé, ou encore le foyer pour les femmes. Chez la femme, cette division correspond à une limitation dans une sorte de demi-monde, qui fait que l’accès au « vrai monde » ne peut se faire que par procuration – Beauvoir reprend la formule de Bachelard, désignant le foyer comme un « contre-univers ou un univers du contre » (DS t. II, 257). Je cite Beauvoir: « Pour la femme aussi il faut que la vie harmonieuse du foyer soit dépassée vers des �ins: c’est l’homme qui servira de truchement entre l’individualité de la femme et l’univers […]. Reine dans sa ruche, reposant paisiblement en soi- même au cœur de son domaine, mais emportée par la médiation de l’homme à travers l’univers et le temps sans bornes » (ibid.). Mais en creux, qu’est-ce que cela nous apprend sur le « monde » de l’homme?

D’abord, qu’il s’adosse pourtant, dans son essentialité, à un contre- monde inessentiel. En traduisant Beauvoir, on peut le formuler ainsi:

« Pour l’homme également il faut que la vie publique trépidante soit soutenue par la sécurité du foyer: mais c’est la femme qui lui servira de marchepied pour l’extension de son individualité à la conquête de l’univers […]. Citoyen s’étendant dans le monde à travers l’univers et le temps sans borne, mais porté dans son foyer par la femme ». Le foyer est alors ce hors-monde qu’il est nécessaire d’exclure pour

« être au monde ».

Le principe du foyer ou de l’apartheid, c’est en effet que l’enfermement est à sens unique. D’un côté, des frontières et des interdits omniprésents; de l’autre, une orgueilleuse liberté de mou- vement. Car l’expérience de dissociation vécue par les femmes ou les noirs n’est pas réciproque: si la femme est enfermée, l’homme n’est pas, lui, privé de foyer. Si le colonisé vit dans un espace cloisonné, le Blanc vit quant à lui dans le seul espace qui compte. Le ça se passe ailleurs ne vaut ainsi que de manière unilatérale – d’où l’obsession de prendre la place du blanc pour le colonisé, décrite par Fanon dans Les damnés de la terre: « Il n’y pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s’installer à la place du colon » (DT, 43). « Prendre la place de » / « se mettre à la place de »: triste ironie dans le double sens de ces expressions! Prendre la place de celui qui ne peut ou ne veut se mettre à notre place: obsession unilatérale, à laquelle corres- pond, en face, un aveuglement corrélatif qu’on pourrait formuler de la manière suivante: « Il n’y a pas un colon qui se risque une fois l’an à s’imaginer réellement à la place du colonisé ». L’explosivité poli- tique potentielle de la situation d’anormalité de la domination trouve alors sa source dans l’aporie du processus de l’interchangeabilité des positions subjectives, possibilité pourtant modèle pour la phénomé-

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nologie, pour laquelle le fait de pouvoir « se mettre à la place de » est fondateur de l’intersubjectivité – et de la communauté21. Or, un des traits fondamentaux qui ressort des analyses critiques de la diffé- rence de sexe ou de couleur, c’est qu’elles sont constituées de telle sorte que la réciprocité soit interdite.

Cette rupture de l’intersubjectivité n’est rien d’autre que la mani- festation phénoménologique d’un con�lit politique qui, lui-même, est asymétrique. Certes, on ne peut pas tout simplement opposer la conscience des dominés à l’aveuglement des dominants. Il est évi- dent que, du côté des dominés eux-mêmes, l’aveuglement et la fausse conscience soient monnaie courante: mais ce parallélisme dans l’aveuglement n’est en réalité qu’apparent. D’abord parce que l’auto- aveuglement du côté des dominés relève déjà d’une stratégie de libération, comme le relèvent chacun à leur manière Beauvoir et Fanon. Ces stratégies de libération qui restent fallacieuses corres- pondent aux tentatives de libération individuelles. Chez Beauvoir par exemple, les femmes rusent pour déployer leur transcendance par d’autres voies internes à l’aliénation elle-même: elles sur- investissent leur foyer comme un véritable univers, font « de leur prison un royaume » (DS t. II, 259). Au contraire, il faudrait sans doute dire que les dominants, quant à eux, cultivent l’aveuglement pour défendre le statu quo: par exemple, si l’on convertit, en « sous- investissant leur foyer comme s’il n’avait pas d’importance, le met- tant aux oubliettes ». Autre symptôme de l’illusion comme libération différée, échappatoire des dominés qui illustre cette asymétrie: le rêve. Privés de monde et de mouvement, la femme et le colonisé

rêvent constamment. Dans Les damnés de la terre, Fanon écrit: « C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je fran- chis le �leuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin » (DT, 53). Or, on ne peut pas tout simplement convertir pour le dominant ces rêves obsessionnels en d’autres rêves. Il serait évidemment possible d’opposer au rêve l’action violente réelle du colon. Il me semble pourtant également intéres- sant, a�in de questionner le statut de la mauvaise foi et de l’illusion, de tenter de convertir cette idée en restant dans ce registre.

L’illusion pour le dominant n’est pas une porte de sortie mais un

21 Voir Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. par G. Peiffer et E.

Lévinas, Paris, Vrin, 1980, p. V.

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verrou: le pendant asymétrique du rêve me semble alors être le cauchemar du dominant. En bref, sa propre violence d’un côté, comme le risque de révolte du dominé, sont condamnées à devenir le cauchemar malgré lui du sujet dominant. Si bien que le déni de la domination ne va pas sans la représentation du colonisé sous la

�igure agressive d’un irrationnel danger: non pas inversion fantas- mée de la victime en acteur, comme chez le dominé, mais au con- traire inversion du bourreau en victime.

Dans le cas du colonisé, les voies labyrinthiques du mouvement de transcendance interne à l’aliénation se manifestent encore par le retournement de la violence sur soi ou son groupe, par des con- duites, donc, auto-destructrices:

En se lançant à muscles perdus dans ses vengeances, le colonisé

tente de se persuader que le colonialisme n’existe pas, que tout se passe comme avant, que l’histoire continue. Nous saisissons là en pleine clarté, au niveau des collectivités, ces fameuses conduites d’évitement […]. Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est donc l’une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé. Tous ces comportements sont des ré�lexes de mort en face du danger, des conduites-suicides qui permettent au colon […] de véri�ier par la même occasion que ces hommes ne sont pas raisonnables. (Ibid., 59)

La traduction ici est loin d’être évidente. Qu’opposer à

l’autodestruction des colonisés? Le meurtre colonial? Il nous semble au contraire que le décrochage atteint ici son degré maximum, et que la meilleure correspondance possible serait celle – monstrueuse – du divertissement. Voilà la transposition que je risquerais:

En se vautrant dans le luxe, le colon tente de se persuader que la violence colonialisatrice n’existe pas, que tout est terminé, que l’histoire est �inie. Nous saisissons là en pleine clarté, au niveau des collectivités, ces fameuses conduites d’évitement […]. Raf�i- nement collectif très concret dans les fêtes coloniales, tous ces comportements sont des ré�lexes de déni en face du meurtre, des conduites-divertissantes qui permettent au colon […] de véri�ier par la même occasion qu’il est civilisé.

La mauvaise foi des dominants atteint ici des sommets inégalés, alors que, dans un registre orwellien, civilisé veut dire: meurtrier masqué.

Essayons de ressaisir à présent le fonctionnement normal de la relation de domination, prise dans les paradoxes, d’un côté de la libération interne à l’aliénation; de l’autre, du mensonge interne à la

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liberté. Beauvoir parle à ce propos d’une forme de dialectique de la condition opprimée, qu’elle commente en ces termes: « L’attitude [de la femme] à l’égard de son foyer est commandée par cette même dialectique qui dé�init généralement sa condition: elle prend en se faisant proie, elle se libère en abdiquant; en renonçant au monde elle veut conquérir un monde » (DS t. II, 259). Nous pouvons il nous semble convertir le constat en af�irmant en regard que « l’attitude [de l’homme] à l’égard du monde est commandé par cette même dialectique qui dé�init généralement sa condition: il prend en con�is- quant, il se libère en dominant; en privant d’un monde il veut conquérir le monde ».

Je terminerai en évoquant les paradoxes auxquels doivent être confrontés l’homme féministe et le blanc anti-colonialiste: en tant que dominants s’efforçant d’être conscients. Or, le risque, c’est là

encore que la mauvaise foi du dominant se prolonge dans la �igure de l’universalisme ou de l’humanisme. Là encore, ce sont les phénomé- nologies des expériences dominées qui peuvent nous prévenir contre ce risque et fournir un modèle et contre-modèle tout à la fois. Les dominants révolutionnaires « universalistes » ou « humanistes » tendent à ignorer ce fait: que le paradoxe de toute libération réelle de l’oppression est, toujours, d’impliquer une forme de renoncement à « soi » qui n’a pas du tout le même sens pour un dominé ou un dominant. C’est là le sens de la critique que Fanon adresse, dans Peau noire, masques blancs, à l’Orphée Noir de Sartre, réduisant la négri- tude à un moment négatif, au sens hégélien, « visant à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races » (PNMB, 107)22. Fanon écrit:

Quand je lus cette page [de Sartre], je sentis qu’on me volait ma dernière chance. […] On avait fait appel à un ami des peuples de couleurs, et cet ami n’avait rien trouvé de mieux que montrer la relativité de leur action […]. Ce qui est certain, c’est qu’au mo- ment où je tente une saisie de mon être, Sartre, qui demeure l’autre, en me nommant m’enlève toute illusion. Alors que moi, au paroxysme du vécu et de la fureur, je proclame [ma négritude], il me rappelle que ma négritude n’est qu’un temps faible. En vérité, je vous le dis, mes épaules ont glissé de la structure du monde, mes pieds n’ont plus senti la caresse du sol. Sans passé nègre, sans avenir nègre, il m’était impossible d’exister ma nègrerie. Pas

22 Fanon cite Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », préface à L.S. Senghor, L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 2015, p. XLI.

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encore blanc, plus tout à fait noir, j’étais un damné. Jean-Paul Sartre a oublié que le nègre souffre dans son corps autrement que le Blanc. (Ibid., 108-112)

Imaginons un blanc, ami des peuples de couleurs, un Sartre, répon- dant à Fanon:

Quand je lus ces pages de Fanon, je sus que le salut m’échappait indé�iniment […] On avait soutenu les Noirs, on leur avait offert notre amitié, et nous étions toujours du côté des colons […] Ce qui est certain, c’est qu’au moment où je lui tends la main, Fanon, qui demeure l’autre, irréductible, en se nommant lui-même me prive de tout rôle historique. Alors que moi, je lutte pour son émancipa- tion, il me rappelle que sa douleur est insaisissable. En vérité, je vous le dis, j’ai la nausée – si le nègre reste nègre, s’il refuse de me rejoindre et de se dépasser dans l’universel, il me devient impos- sible d’exister ma transcendance. Je ne peux pas accepter que la souffrance du nègre soit incommensurable. Je ne peux pas accep- ter de ne pas être la �in de l’histoire.

Beauvoir est bien plus ambiguë, elle qui ne remet jamais radicale- ment en question la coı̈ncidence de la masculinité et de la liberté – af�irmant par exemple dans le dernier paragraphe du Deuxième sexe:

« c’est en s’assimilant aux hommes qu’elle s’affranchira » (DS t. II, 631). Elle semble d’ailleurs considérer que l’égalité n’est �inalement qu’un problème pour les femmes elles-mêmes – ou, au mieux, un problème de l’homme uniquement dans sa relation à la femme23. Finalement, il semble qu’elle reste prise elle-même au piège de l’asymétrie des sexes qu’elle met pourtant brillamment en évidence de manière critique. « Pour être un individu complet, l’égale de l’homme, il faut que la femme ait accès au monde masculin comme le mâle au monde féminin, qu’elle ait accès à l’autre; seulement les exigences de l’autre ne sont pas dans les deux cas symétriques » (DS t. II, 595), écrit-elle. Pour quelle raison? Parce que la libération contredit la féminité, pour Beauvoir. La femme doit choisir entre se libérer ou rester féminine et charmante, alors que l’homme aurait le

23 Ce que l’homme aurait à gagner, chez Beauvoir, ce n’est pas lui-même, ou indirectement seulement, puisqu’il est déjà pleinement sujet: mais une relation d’égal à égal avec la femme. Elle écrit: « S’ils acceptaient d’aimer au lieu d’une esclave une semblable comme le font d’ailleurs ceux d’entre eux qui sont dénués d’arrogance et de complexe d’infériorité – les femmes seraient beaucoup moins hantées par le souci de leur féminité » (DS t. II, 595).

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luxe de pouvoir être à la fois libre et homme, c’est-à-dire désirable, d’autant plus mâle qu’il est libre et d’autant plus libre qu’il est mâle.

Sur ce point précis, Le deuxième sexe reste ainsi en deçà de Peau noire, masques blancs – puisque Beauvoir ne va jamais jusqu’à re- mettre en question l’horizon de l’assimilation, elle-même peu ou prou prise au piège de l’illusion de la coı̈ncidence masculine avec le sujet libre en général.

Fanon fait un pas de plus, en refusant de confondre l’horizon de la libération avec un devenir Blanc, exigeant de dissocier la liberté de l’homme libre. Cette différence avec Beauvoir s’exprime aussi dans leurs divergences militantes. Beauvoir ne va jamais jusqu’à penser la révolution comme une révolution féministe: elle reconduit au con- traire le problème du féminisme à une révolution de classes24. Or, si Fanon est lui aussi marxiste, il est hétérodoxe: sa révolution, c’est la décolonisation. Et la révolution exige de décoloniser également le colon lui-même. C’est d’ailleurs ce que Sartre a très bien compris, et qu’il exprime dans sa célèbre préface aux Les damnés de la terre. Sartre écrit:

Nous aussi, gens de l’Europe, on nous décolonise: cela veut dire qu’on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en cha- cun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous. […] Ils ont bonne mine, les non- violents: ni victimes ni bourreaux! Allons! Si vous n’êtes pas vic- times […] vous êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez d’être victimes, de risquer un jour ou deux de prison, vous choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu. Vous ne l’en tirerez pas: il faut qu’elle y reste jusqu’au bout. (PNMB, pré- face de Sartre, 31-32)

S’il ne s’agit pas de « libérer » les colons, il s’agit bien de les décoloni- ser – de les dissocier d’eux-mêmes, de les désubjectiver: non pour

24 Cf. DS t II, 515 : « Il n’y a pour la femme aucune autre issue que de travailler à

sa libération. Cette libération est collective, et elle exige avant tout que s’achève l’évolution économique de la condition féminine ». AÀ vrai dire, la manière dont l’engagement politique s’af�irme chez Beauvoir n’est pas simple et il évolue.

Dans Tout compte fait (1972), elle revient elle-même sur le statut du texte du Deuxième sexe: « Le deuxième sexe peut être utile à des militantes: mais ce n’est pas un livre militant. Je pensais que la condition féminine évoluerait en même temps que la société […]. Maintenant, j’entends par féminisme le fait de se battre pour des revendications proprement féminines, parallèlement à la lutte des classes et je me déclare féministe. […] Bref, je pensais autrefois que la lutte des classes devait passer avant la lutte des sexes. J’estime maintenant qu’il faut mener les deux ensemble ». Beauvoir, Tout compte fait, 504-505.

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eux-mêmes, mais comme résultat de la propre lutte de libération des colonisés. Dans ce cas, et corrélativement à leur aveuglement consti- tutif, les dominants sont transformés du dehors et malgré eux: para- doxalement, on les décolonise. Et de cette décolonisation résulte la perte de leur coı̈ncidence avec l’universel, et la reconquête d’une forme de symétrie.

Or, par-delà Beauvoir, la question de la libération des femmes peut être considérée dans une perspective analogue – pourvu qu’on se situe dans l’horizon de l’abolition du patriarcat comme tel. Dans ce cas, il faut là aussi penser que la coı̈ncidence excessive de l’homme avec l’universel est illusoire et oppressive. Et que la « dépatriarcali- sation » de la société implique non seulement une libération des femmes, mais bien également, de manière corrélative, que les hommes eux aussi se trouvent forcés de choisir entre leur virilité et leur liberté. L’abolition du patriarcat impliquerait de reconquérir une symétrie. Notamment, la tension que Beauvoir relève dans les pages du chapitre « Vers la libération » du Deuxième sexe, consacré

au paradoxe de la femme indépendante, et surtout de l’intellectuelle, sommée de choisir entre sa féminité et la libération, ne peut-elle pas en réalité s’appliquer au paradoxe de l’homme féministe, pour ainsi dire sommé de choisir entre la reconnaissance de l’égalité et ses privilèges, donc de sa masculinité? Si la femme indépendante, pour Beauvoir, « souffrira en tant que femelle d’un complexe d’infériorité » (DS t. II, 593), de même, l’homme féministe risque bien

« en tant que mâle de souffrir d’un complexe de dévirilisation ».

Conclusion

La méthode de traduction depuis l’expérience dominée vers l’expérience dominante est une manière de forcer une expérience à

se dévoiler, alors même qu’elle se caractérise en propre par le recou- vrement de ce qui constitue sa teneur propre. Voilà le ressort exis- tentiel de la domination: condamner l’autre à différer tout seul en masquant la relation de domination. EÊtre un homme ou un Blanc, c’est ainsi au principe méconnaı̂tre l’économie de production de sa propre subjectivité. Le couplage de description phénoménologique et de traduction suppose et atteste, d’une part, que les subjectiva- tions dominées-dominantes sont bien reliées, et d’autre part, qu’elles le sont d’une manière paradoxale, comme relation d’asymétrie et de déséquilibre insurmontable, à moins, précisément, d’abolir la domi- nation elle-même. L’épreuve de la traduction atteste que de la femme vers l’homme, ou du Noir vers le Blanc, une simple inversion symé- trique n’est jamais directement possible.

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