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nolwenn letanoux

la maison

de bord de grève

publie.net

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ISBN 978-2-8145-0200-0

© Nolwenn Letanoux & publie.net – tous droits réservés première mise en ligne sur publie.net le 26 février 2009

dernière mise à jour le 20 décembre 2009

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I.

Juste au bord de la route qui longe la grève, il y a le dos de la maison. La vieille maison en pierres de granit, massive, calée contre une cheminée qui finit très haut avec un grand L en fer forgé écrit en majuscule de maternelle, visible de loin. Il est ac- croché à la façade par des gros clous rouillés par le sel. Un chemin en terre court sur la droite pour pénétrer dans la cour. Tout droit, la grand-route va jusqu’à la chapelle Sainte-Anne en longeant la grève. Il est également possible d’y arriver en tra- versant les polders. Le puits qui fait la jonction en- tre ce lieu-dit et le précédent est recouvert d’un grillage noir en plastique, avec de bonnes pinces il est facile de faire un trou béant. Il a été recouvert en 1976. Dans la cour il y a un chêne planté en plein milieu, ses racines s’étendent jusque dans le potager. L’été, ses feuilles forment un parasol qui donne de l’ombre, le soleil n’entre alors pas dans

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la maison qui reste fraîche. Le sentier qui longe le potager (tomates, persil, salades, oignons, courget- tes, pommes de terre, fraises) mène au champ d’asperges. Pour les fraises, il faut penser à mettre un grillage au-dessus des pieds dès le début de la saison pour repousser les oiseaux. Un épouvantail, dans ce petit potager, serait incongru. Il y a un car- ré de pelouse régulièrement tondu avec un cyprès d’un vert fort au fond. L'été, on étend le linge sur les fils de fer détendus le long du chemin qui passe au milieu du potager. Un muret de béton sur le cô- té droit protège du vent du nord-ouest et des pou- les de l’autre côté du sentier qui, parfois, sortent de leur enclos. Des cages vides surplombent le poulailler. Il y a eu des lapins, ils ont été remplacés par des canards, élevés ailleurs et en grand nombre à la sortie du village par un agriculteur spécialisé.

À côté du poulailler dans un rectangle de béton construit pour ça est entreposé le charbon presque bleu en forme de petites balles ovales cerclées d’une raie. Il alimente le poêle. Pour l’emporter dans la maison, on se sert d’une cruche en fer lé-

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gère qu’on laisse à côté du poêle, jamais dehors.

Le champ sableux à cette époque est en friche, il est rouge de coquelicots fleuris assaillis par les abeilles. Auparavant il y avait un ou deux chevaux et quelques vaches dont les noms devaient être Marguerite ou Pâquerette. En regardant la maison du champ, si on se retourne, on voit les volets blancs fermés avec ce Z qui les barre pour fixer so- lidement les lattes de bois entre elles. L’arbre ca- che la partie basse de la bâtisse. Selon la force du vent et si elle a été bien fermée ou non, on voit la porte de la laverie s’ouvrir puis se refermer, jamais tout à fait, en un claquement de bois sec peint et de poignée qui pendouille. En face de la laverie, derrière l’arbre de la cour, c’est le garage en béton avec le tracteur rouge, au-dessus les oignons pen- dent par fagots. En ressortant de la cour, la grand- route avec au-delà la grève, à droite la chapelle Sainte-Anne à quatre kilomètres trois cents, à gau- che côté puits, le centre-ville, l’église, plus loin le panneau de fin de village, le cimetière après, plus loin encore l’autre ville où il y a le centre com-

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mercial rénové avec un Shopi qui a remplacé le Comod. Avec la rénovation, la boucherie Le Gall est devenue la boucherie Le Quellec, la pizzeria a remplacé la crêperie, un restaurant a remplacé la pizzeria, le nom du restaurant n’est pas le même sur l’écriteau de l’entrée que sur l’enseigne accro- chée à la toiture, le bar La Place a été racheté par Mlle Baron, la boulangerie ferme maintenant le mercredi et le 15 août, le pressing a été remplacé par le magasin de fleurs, la pharmacie et le kiné sont toujours à la même place, il y a eu un coiffeur pendant quelques mois, il y a maintenant le Crédit Mutuel, le propriétaire du point presse a vendu, le samedi matin, c’est le marché, il y a la marchande d’huîtres. Avant l’église, ils ont construit un nou- veau rond-point, avec juste au coin la maison où il faut passer en courant parce qu’il y a le gros chien.

À gauche, la route vers l’ancienne école primaire devenue la maison des associations, en bas l’école maternelle, les deux sont reliées par des escaliers avec des portes qui claquent. Un enfant a eu l’on- gle du pouce arraché dans une de ces portes. Avant

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la sortie du village, une petite maison à vendre, celle aux volets marron, les propriétaires sont morts, cent soixante mille euros, placée là, c’est beaucoup trop cher. Les anciens propriétaires étaient monsieur et madame Maulon, madame est partie avant monsieur qui portait toujours un bé- ret aux rayures grises qui était gentil et qui donnait une tablette de chocolat au lait Milka avec noiset- tes entières à l’enfant de la maison d’en face quand celui-ci rentrait de la messe le dimanche vers midi et quart, midi vingt. Le curé a aujourd’hui en charge plusieurs paroisses, la messe du samedi soir n’est plus assurée, il faut se déplacer ailleurs.

Juste au bord de la route qui longe la grève, il y a le dos de la maison. Elle sent le froid et l’hu- midité. Dans la pièce d’entrée, le parquet est cou- vert de lino posé par carrés. Il se soulève au niveau de l’entrée, il fait des vagues au niveau du poêle.

La télévision est dans le fond à l’abri du soleil. Les deux fenêtres de la pièce sont en face l’une de

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l’autre. À droite la cuisine avec la cuisinière au ca- pot rabattu, le poêle éteint, l’évier avec son robi- net vide, le Frigidaire ouvert est un peu en retrait, près de la fenêtre. La cafetière est débranchée. Au centre, la table recouverte d’une toile cirée. Avant, le dimanche, il y avait une nappe en tissu saumoné.

Après manger on rangeait la nappe en tissu et on remettait la toile cirée. Quatre chaises de paille mais il est possible d’utiliser les rallonges de la ta- ble et de rajouter des chaises. La télévision, les deux fauteuils et le canapé rouges sont au fond de la pièce. Le grand buffet de bois foncé qui longeait le mur de gauche longe à présent le mur du fond près de la fenêtre opposée. Le canapé rouge a pris la place du buffet. Les enfants s’asseyaient sur ce buffet, d’abord trop haut immense, puis parfait, ensuite trop fragile, ne t’assois pas dessus ce n’est plus de ton âge. Les enfants adoraient s’asseoir sur ce buffet. Les jambes se balançaient dans le vide.

Dans le poêle, ils jetaient prudemment du sel pour voir les flammes vertes en sortir. Ils s’imaginaient l’intérieur du poêle immense, dans lequel ils pou-

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vaient se mettre tout entiers. On y entre la moitié du bras pour bien nettoyer au fond et enlever tou- tes les cendres grises. La moitié, pas même jus- qu’au coude. La cheminée est immense. Cachée par un panneau de bois clair qui la bloque, elle est à même le sol. Dans le meuble de la télévision, il y a un cendrier avec un oiseau qui quand on le ma- nipule, ouvre son bec, prend le mégot et le met dans un tiroir qui s’ouvre sous lui par ce geste mé- canique. Dans le meuble de la télévision l’enfant sait qu’il peut trouver quelques carnets blancs et des bics bleus qui lâchent beaucoup d’encre quand ils écrivent. Il dessine quand il est plus jeune quand il n’y a pas grand-chose à faire, quand mar- cher sur la grève tout seul lui est interdit parce qu’il est tout seul. Une grande horloge en merisier est au fond, dans le coin gauche, sur le balancier en cuivre arrêté on voit le reflet d'un des deux fau- teuils rouges. Parfois en nettoyant la vieille hor- loge, étrangement, des pièces de vingt centimes de francs tombent. Un porte-photos est accroché sur un pan du mur. Il faut s’appuyer sur le dossier du

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fauteuil pour distinguer les visages des photos. Le couloir qui fait le lien entre cette pièce et le reste de la maison est sombre. La lumière met du temps à venir. Il y fait toujours froid on ne chauffe pas. La tapisserie est prise par l'humidité, elle se décolle dans les coins. Il y a un petit secrétaire, en merisier aussi, collé au mur avec dessus les factures, quel- ques enveloppes non ouvertes et un téléphone noir où on compose le numéro en tournant son index dans le cadran en plastique (les enveloppes non ouvertes sont toujours là, à la même place). Au- dessus quelques photos piquées avec des dents sur les côtés. Au fond du couloir un escalier en bois qui monte assez abruptement, les marches sont glissantes dans le tournant. Sous l’escalier une pe- tite porte qu’on ne voit que quand la lumière est bien faite. C'est le garde-manger, on y entrepose les boissons et la nourriture. Ce dont on a besoin rapidement ou qui doit être consommé dans les huit jours est mis directement dans le buffet. Un petit tabouret de bois noir à trois pieds est posé à un endroit précis du couloir devant la porte d'en-

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trée de la maison, porte qui n'est jamais ouverte, tout le monde passe par la cour, par la porte qui donne sur la cuisine. Mais c'est par cette porte fermée que le courrier arrive. Il faut contourner le tabouret, il marque l'endroit où le parquet est fra- gile sous le lino bombé c'est dangereux. La salle à manger ne sert que pour les grandes occasions.

C'est une grande table de bois à rallonges. Il y a un buffet à vaisselle vertical et un canapé-lit pour les invités qui ne devaient pas dormir mais qui finale- ment dorment. Les toilettes sont séparées de la salle de bains qui est chauffée grâce à un petit chauffage électrique avec trois arcs rouges quand il est bien chaud. Devant c’est presque brûlant, der- rière il fait encore froid. Les enfants ne veulent pas utiliser la douche car au fond de la baignoire il y a un grand tapis de bain bleu qui fait ventouse qui glisse qui fait peur. Ils se lavent au gant de toilette au lavabo devant le chauffage rouge, le savon sent bon le propre, ils se regardent dans la glace divisée en trois parties égales. Ils n’osent pas regarder à l’intérieur des placards. Il fait très sombre si on

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n’allume pas la lumière. L’escalier mène au pre- mier étage où il y a les quatre chambres, deux à droite, deux à gauche. Le plancher est en très bon état, il est à nu, il grince joliment. Chaque cham- bre possède un bon lit, une cheminée, une grande armoire de chêne avec ou sans glace, une fenêtre avec de fins rideaux blancs, des couvertures et des draps dans les armoires, des babioles sur les che- minées fermées. Des statuettes de la vierge en plâ- tre coloré. Des coquillages vernis avec le bruit des vagues dedans. Une vieille poupée. Des petites boîtes. Une petite lampe. Un réveil blanc à ai- guilles qui n’a plus de pile. Des glaces encadrées de bois foncé. Un petit poste de radio gris digital réglé sur Radio Bleue. Parfois le poste descend à la cuisine puis remonte le soir dans la chambre. Le poste de radio ne donne pas l’heure comme le font certains qui multiplient les options. Dans une des chambres qui donnent côté route, si on ouvre la fenêtre quand la porte de la cuisine est ouverte, il y a un courant d’air qui pousse les rideaux fins de- hors, les rideaux flottent alors comme un drap

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qu’on secoue pour le nettoyer et surtout pour qu’il sente le frais c’est très agréable pour dormir.

Dans cette chambre comme dans toutes les autres, le lit est fait avec soin, avec couvre-lit blanc recou- vrant édredon et un seul oreiller. Par terre, une descente de lit, de loin on dirait une peau de bête, c’est très doux sous la plante des pieds. Quand on ouvre la porte d’une des chambres d’un côté, on voit les deux autres chambres forcément. Dès que quelqu’un monte ou descend l’escalier, on l’en- tend obligatoirement. Un deuxième escalier avec de courtes marches en bois monte à une porte vert gris qui s’ouvre difficilement, il faut pousser avec le genou pour l’ouvrir correctement elle râpe sur le parquet. C’est le grenier. Bien nettoyé il fe- rait une belle pièce. Il manque des ardoises à la toi- ture, le jour filtre par endroits. Il y a une toute pe- tite fenêtre qui ne s’ouvre pas. Des toiles d’arai- gnée recouvrent les coins. À gauche, des sacs à pommes de terre ou à moules ou à asperges qui n’ont jamais servi sont correctement pliés, des uniformes de l’armée sur des cintres pendus à une

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corde à linge qui traverse cette partie de la pièce, un masque à gaz dans son tube d’origine avec la bandoulière, des portraits encadrés mis sous plas- tique. À droite, des livres d’histoire datant du dé- but du siècle entassés sur une vieille radio de la taille d’une télé. Par terre, des revues sur le vélo, des cahiers d’école si on les ouvre il y a de vieilles écritures faites à la plume et il y a à chaque page écrite la morale du jour. Deux armoires avec de- dans des habits et encore des sacs neufs. Un fau- teuil roulant du début du siècle. Il y a un carton à chaussures avec des cartes postales les plus vieilles sont de 1897. Celles de 1916 à 1922 viennent de Fontenay-Saint-Père, Ludwigshafen, Obber- gesheim, Landau. Une carte mentionne que l’oncle n’est pas mort de mort naturelle. Les dessins des car- tes postales montrent des soldats et des religieu- ses. De vieilles photos de mariage au fond d’un carton, des gens qui ne sourient pas, qui posent devant les granges les chaussures usées le regard bien ouvert. Dans un tiroir, des cartouches pour fusil longues et lourdes. Un manuel de préparation

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militaire armée moderne et armée technique. Une vieille plume et dans une minuscule boîte quelques plumes de rechange. La géographie du monde con- temporain. Dans un portefeuille en cuir d’anciens tickets de rationnement pour du pain. Des cartes de condoléances soigneusement rangées dans une enveloppe dont la colle a séché, c’est marron à cet endroit. Un vieux paquet de gauloises avec cinq ci- garettes. Les deux premières sont jaunes, les trois autres ont l’air fumables. Un enfant en allume une puis l’écrase aussitôt, le tabac a le goût de la pous- sière. Une chaise est posée devant la fenêtre pas pour voir à travers mais pour être éclairée. Il y a aussi une paire de gros souliers de cuir raide et rê- che. Le vent siffle par la toiture, on entend un avion qui passe bas. L’électricité a été coupée de- puis cinq ans, mais on peut la rebrancher si on veut passer un peu de temps dans la maison cela ne pose pas de problème.

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II.

Juste au bord de la route qui longe la grève, il y a le dos de la maison, et un peu plus loin, de l’autre côté de la grand-route, un petit morceau de terrain avec un beau prunier. Le terrain appartient aux mêmes propriétaires que ceux de la maison.

On peut manger les prunes, elles servent aussi pour la confiture. Au printemps, le prunier s’étale sur la moitié du terrain à l’herbe haute, en se pen- chant de la route on peut attraper quelques prunes sauvages. Le terrain monte légèrement, en haut, on voit la grève longue et large avec quelques ba- teaux en fer ceux-là ont des roues pour traverser la grève et huit kilomètres plus loin atteindre la mer. Le devant de la grève est marécageux, il y a des piquets de bois en forme de rondin pour déli- miter les endroits les plus dangereux. Souvent le même homme est là, assis sur un des bancs accro- chés le long de la grève. Il a une canne de pharma-

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cie. Il soulève parfois son béret, prend sa chique à l’intérieur et se met à chiquer. Il a une tache de ta- bac marron sur le dessus de son crâne chauve.

Quand il a fini, il met son reste de chique dans son béret et crache discrètement le filet sur son côté droit. Il fixe loin devant le point horizontal où il croit apercevoir la mer. Il dit qu’il a une bonne vue, qu’il voit les parcs à moules, les moules de bouchot, puisqu’à cet endroit c’est le premier port mytilicole de France, c’est un sixième de la pro- duction nationale, c’est avec l’ail la principale pro- duction de la commune et même si la mer est très loin, il la voit comme s’il pouvait encore y aller.

Avant, les enfants s’arrêtaient pour caresser le la- brador beige enfermé dans la cour de la maison placée à quelques mètres du banc sur lequel on s’assoit pour regarder la grève. Ils le caressaient à travers les barreaux blancs du portail. Le chien s’était habitué à leur visite, il aboyait quand il les voyait, se précipitait sur ses barreaux pour aller à leur rencontre. Les anciens enfants aiment à croire qu’il est mort très vieux. Quand ils passaient par

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l’étroit sentier de terre qui mène en perpendicu- laire de la grand-route à la grève, ils marchaient plus vite devant la toute petite cour d’une maison bâtie comme si elle était ramassée sur elle-même.

Cette cour était si petite qu’elle aurait pu faire partie d’une cabane d’enfant. Ils y ont vu une fois une boîte de mort-aux-rats renversée. Ils avaient peur que l’air soit contaminé. Ils ont croisé une fois les propriétaires qui ratissaient leur terrain maigre avec de vieux râteaux rouillés. Les proprié- taires ont regardé les enfants, ils n’ont pas dit bon- jour. Ils étaient donc méchants. Les enfants se sont enfuis sur la grève. Les tracteurs ne partent plus jusqu’aux pêcheries, ça leur est interdit une loi le stipule très clairement. Ils étaient nombreux à monter sur les machines, à traverser ainsi la grève en une file disciplinée suivant un chemin prédéfini où la vase n’était pas trop profonde. À la télévi- sion, ils ont dit : « c’est une anarchie totale qui dure depuis trop longtemps ».

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Juste au bord de la route qui longe la grève, il y a le dos de la maison intact depuis les années 1890. La maison a été construite en partie grâce aux pierres des moulins de la grève, onze au total, grande activité céréalière d’avant, il en reste trois aujourd’hui dont un qui sert pour les touristes.

Après le puits, il y a les premiers voisins et juste après une maison dans laquelle on entre en s’en- fonçant déjà dans la propriété. C’est là qu’habite un très bon ami des anciens propriétaires de la maison. Il s’appelle Lulu. Il a les cheveux blancs. Il a les yeux et la peau du visage plissés. Il a entre cinquante et quatre-vingts ans. Il rit tout le temps avec des dents un peu jaunes. Il porte toujours un pull bleu à col roulé et un jean de vieux. Il range son tracteur dans le garage de la maison, chez lui c’est trop petit. Il vient prendre le café tous les dimanches après-midi, vers seize heures. Il a un chien couleur blanc cassé jaunissant année après année qui s’appelle Milou. Lulu boitille, il fait de l’arthrose. Tous les quinze août, il s’assoit sur son siège pliable et regarde la course cycliste du vil-

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lage. Il se lève à cinq heures et sort de chez lui à cinq heures trente. Il marche cinq kilomètres tous les matins jusqu’à Sainte-Anne. Il va marcher avec Milou. Depuis la mort du propriétaire de la mai- son, il met ses poules dans le poulailler. Il tond le carré de pelouse tous les mois et s’occupe du po- tager. Parfois, il se promène avec sa femme. De- puis la mort de la propriétaire, il vient aérer la maison et chauffer un peu l’hiver. En 2002, il est passé à la télévision, au journal de midi, sur la trois, aux informations nationales. Il disait que lui n’avait qu’un tracteur pour aller à la pêche, qu’on ne pouvait pas lui interdire d’aller pêcher, qu’il irait quand même avec son tracteur. Il s’est perdu une fois quand il allait pêcher. Il fumait à l’époque.

Il dit que c’est pour ça qu’il a attrapé un cancer. Il essayait d’allumer une cigarette, ça soufflait en tempête qu’il dit, il a tourné sur lui-même pour l’allumer et il a repris sa route vers la pêcherie.

Mais il allait au sud au lieu d’aller au nord. Il s’est dit « Oh la là, tu t’trompes de côté, ça, ça n’mar- che pas ». Il dit qu’il n’a pas eu peur. Depuis son

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cancer, il ne marche plus jusqu’à Sainte-Anne. De- puis la mort de Milou, en fait, il y va moins. Il a pris beaucoup de poisson dans sa vie. Avant la re- traite, il était marin pompier. Il connaît tous les ports. Des palourdes, des coques, des moules, de la crevette, des bars, des huîtres. Au filet, en mer.

Il a pris des bars, des soles, des plies. Pas des ton- nes, cinq, six kilos, tous les jours, et des anguilles aussi. Une fois, avec sa femme, il a pris en une heure douze kilos de bouquets avec une épuisette.

Il lui est arrivé de prendre deux cents kilos de sei- ches en un seul mois de mai. Le mulet, il dit qu’il en prenait deux cents kilos en une heure. Sur deux cents hameçons, il prenait quatre-vingts bars. Des gros. De trois, quatre cents grammes.

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III.

Juste au bord de la route qui longe la grève, il y a le dos de la maison. Ils l’aperçoivent de loin quand ils viennent en visite. La messe sort sur les coups du manger, les cloches résonnent longue- ment dans le village, tout part de l’église au cen- tre. La voiture se gare dans la cour près du chêne.

Il y a un temps d’arrêt. Un enfant sort rapidement et court vers sa grand-mère qui est sur le pas de la porte, son tablier serré à la taille. Il tient avec ses deux mains un cadeau, il l’ouvre à moitié avant de le donner. La grand-mère le serre fort dans ses bras, l’embrasse en le retenant un peu. Il est gêné mais il se souviendra plus tard de ce geste, ce geste lui manquera. Il donne le cadeau à moitié ouvert et oblige la grand-mère à l’ouvrir tout de suite.

C’est un cendrier avec un oiseau qui – quand on le manipule –, ouvre son bec, prend le mégot et le met dans un tiroir qui s’ouvre sous lui par ce geste

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mécanique. L’enfant entre dans la cuisine refaite en septembre de cette année-là, en 1979. La cui- sine sent la peinture. Il y a eu pour 753,61 francs de lessivage  à 6,20 F/m² sur une surface de 121,55 m². Le rebouchage a coûté 170 francs. Le plafond a été recouvert d’une couche de mat à 13,59 F/m² pour une surface de 64,35 m² soit 874,51 francs. Pour 556,95 francs, le mur a été repeint d’une couche de brillant à 15,11 F/m² sur toute sa surface soit 36,86 m². Les portes et fenê- tres ont-elles aussi reçu leur couche de brillant pour un total de 355,99 francs. Enfin la cheminée de 4,62 m² a eu son beige pour 58,30 francs (12,62 F/m²), son faux bois pour 75,30 francs (16,30 F/m²), c’est finalement les deux couches de vernis qui ont coûté le plus cher, 114,66 francs à 12,41 F/m². Avec la TVA à 17,6 %, la grand- mère en a eu pour 3480,16 francs. La table est re- couverte d’une nappe en tissu saumoné, ils s’as- soient autour, toujours à la même place. La mère, les deux enfants, la grand-mère, le père. C’est le moment de l’apéritif. Puis du deuxième apéritif.

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C’est normal, on est chez la grand-mère, c’est di- manche midi, c’est fête. La mère éteint sa ciga- rette en allume une deuxième tout de suite. Les enfants mangent des gâteaux apéritifs. Et puis du pain avec du beurre. Les enfants ne veulent pas re- garder. Le père est heureux. Il est là.

― Sers un peu de vin.

La mère a l’œil fixé sur le verre. La bouche close. L’enfant plus âgé mange. L’enfant plus âgé bouffe. Ça donne envie à l’autre enfant plus jeune de pleurer de le voir engloutir comme ça, englou- tir ces mots qui ne sont jamais sortis mais qui sont là quand même dans la manière de regarder et de ne pas regarder. La mère a bu le verre d’un trait.

― Sers un peu de vin.

La grand-mère regarde et ne dit rien. Elle sait. Elle sourit gentiment aux enfants et remet du pain sur la table. La porte de la cuisine s’est encore ouverte. L’enfant plus jeune est le plus près, il va la fermer. Il referme en même temps la porte de la laverie qui n’est jamais bien fermée et qui claque.

Il attache la ficelle bricolée pour accrocher la poi-

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gnée de la laverie au mur de granit. C’est presque la fin du repas. La mère regarde sa montre.

― Sers un peu de vin.

Elle finit la bouteille au goulot quand il n’y a plus que l’enfant plus jeune dans la pièce. Surtout, tu dis rien à ton père, sinon t’auras affaire à moi.

L’enfant plus jeune ne parle plus parce qu’il sait que parler ça sert à rien. Ce sont les faibles qui se plaignent, ce sont les faibles qui trahissent. Quatre heures, la mère regarde sa montre.

― On va y aller ?

Le père dit qu’ils ont le temps. C’est diman- che midi, ils sont dehors, assis sur des chaises blan- ches dans la cour, ils prennent le café dans les tas- ses marron dominicales. Il n’est pas encore quatre heures. L’arbre de la cour fait une ombre immense qui les protège du soleil. Au bout des feuilles pen- dent des fruits. Quand on les détache et les lance ils volent avant de retomber en pivotant sur eux- mêmes comme des hélices d’hélicoptères. Le chien est accroché à la porte de la laverie. Il fait chaud. Le chien aboie beaucoup. Cela énerve la

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