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Quelle place pour le «culturel» en géographie des migrations internationales?

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Academic year: 2022

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93-94 | 2015

Géographie et cultures à Cerisy

Quelle place pour le « culturel » en géographie des migrations internationales ?

Cultural issues in French geography of international migration

Hadrien Dubucs

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/gc/4032 DOI : 10.4000/gc.4032

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 avril 2015 Pagination : 325-346

ISBN : 978-2-343-09186-0 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Hadrien Dubucs, « Quelle place pour le « culturel » en géographie des migrations internationales ? », Géographie et cultures [En ligne], 93-94 | 2015, mis en ligne le 17 octobre 2016, consulté le 27 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/gc/4032 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.

4032

Ce document a été généré automatiquement le 27 novembre 2020.

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Quelle place pour le « culturel » en géographie des migrations

internationales ?

Cultural issues in French geography of international migration

Hadrien Dubucs

1 La migration se définit classiquement comme le transfert durable ou définitif de la résidence d’un ménage depuis un lieu vers un autre. Le qualificatif « international » ne change donc pas en soi la nature du phénomène, ni n’oblige à utiliser un outillage conceptuel spécifique, différent de celui qui est utilisé pour décrire d’autres échelles de mobilités, telles que les mobilités résidentielles par exemple. Ainsi, les problèmes classiques de la mesure des mobilités spatiales, liés notamment à la nécessaire articulation entre un référentiel spatial et un référentiel temporel, ne diffèrent pas fondamentalement selon que l’on s’intéresse à une migration « interne » (c’est-à-dire ayant lieu à l’intérieur d’une même entité administrative) ou à une mobilité

« externe », y compris internationale.

2 Pourquoi dès lors observe-t-on de longue date une spécialisation des laboratoires, des revues, des réseaux de chercheurs1 dans l’étude de migrations internationales ? On peut postuler que des mobilités résidentielles qui franchissent une frontière nationale soulèvent des enjeux spécifiques à la fois comme défi pour les acteurs politiques, comme expérience individuelle de confrontation à un environnement sociétal inédit, et comme contribution à la fabrication des territoires, sur les plans sociaux, économiques, politiques et symboliques. En première analyse cette spécificité pourrait reposer sur les différences entre les contextes d’origine et de séjour des migrants, du point de vue des normes sociales, des codes linguistiques ou encore des croyances et systèmes de représentations collectivement partagées, bref de la culture dominante dans chacun d’eux si l’on définit le terme comme un ensemble de traits culturels objectivables et singularisant un groupe par rapport à d’autres. À cette singularité de la migration internationale comme mise en relation de deux territoires culturellement distincts se combine la spécificité d’une figure sociale du migrant telle qu’elle est construite de

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manière plus ou moins stéréotypée dans les sociétés d’accueil par des individus comme par des institutions et qui résulte d’un processus d’identification culturelle de soi, par soi et par autrui, à travers les interactions sociales. Ainsi, que la culture soit prise dans une acception objectiviste (un ensemble de traits partagés par un groupe) ou subjectiviste (un processus d’identification d’un groupe), elle paraît constituer un angle d’analyse qui singulariserait à la fois l’expérience vécue d’une migration internationale par rapport à celles d’autres formes ou échelles de mobilités spatiales et la place des migrants dans les sociétés où ils séjournent par rapport à d’autres profils d’individus mobiles.

3 Autrement dit, l’autonomisation précoce d’un champ de recherche en sciences sociales sur les migrations internationales, et la pérennité d’un cloisonnement fort entre les recherches sur les mobilités dites résidentielles et les mobilités dites internationales (Imbert et al., 2014) peut être éclairée par la part accordée dans les secondes à la dimension culturelle des phénomènes sociaux, au-delà des profondes inflexions qu’a connues le concept de culture dans l’histoire récente des sciences sociales, depuis une acception objectiviste et à vocation descriptive jusqu’à des approches subjectivistes insistant sur les processus sociaux d’identifications culturelles (Cuche, 2010).

4 Dès lors il peut sembler paradoxal que la géographie francophone des migrations internationales ne soit que minoritairement le fait de chercheurs se rattachant explicitement à la géographie culturelle, et entretienne souvent des liens plus affirmés avec la géographie sociale. Ce paradoxe tient sans doute en grande partie au flou même de la délimitation théorique et académique entre la géographie culturelle et d’autres

« familles » de la géographie2. L’hypothèse envisagée dans cet article est que ce paradoxe signale également une difficulté profonde, de nature théorique, à trouver la place pertinente que doit occuper le culturel, c’est-à-dire à la fois une approche et une dimension culturelle des phénomènes sociaux, dans une recherche en géographie des migrations.

5 S’agit-il d’une notion encombrante voire aveuglante, ou le recours à une dimension culturelle peut-il être pertinent et heuristique ? La contribution à cette discussion évidemment très large esquissée dans cet article repose sur une démarche réflexive de retour sur quelques étapes du travail de recherche de l’auteur qui s’inscrit dans le contexte institutionnel et épistémologique de la géographie sociale francophone des migrations internationales. Ce point de départ explique que la discussion théorique proposée ici s’appuie principalement sur des références francophones et laisse relativement hors champ certaines approches disciplinaires (l’anthropologie notamment) ou transdisciplinaires (postcolonial studies, travaux sur le cosmopolitisme) qui peuvent aborder la question de la culture dans la compréhension des phénomènes migratoires.

6 Un premier temps sera consacré à l’examen de la manière dont le champ francophone des migrations internationales a mis à mal et complexifié l’appréhension de notions telles que « distance culturelle » ou « appartenance culturelle » sans pour autant clore le débat sur la question culturelle. Sera ensuite envisagé comment les identifications culturelles peuvent constituer des opérateurs de l’expérience migratoire, abordée dans une perspective géographique. Pour illustrer cette réflexion plusieurs matériaux de recherche seront mobilisés : une thèse de doctorat en géographie portant sur les migrations japonaises contemporaines en France (Dubucs, 2009) croisant notamment le traitement de données de recensement et l’analyse d’un matériau qualitatif issu

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d’entretiens approfondis auprès de migrants japonais résidant dans l’agglomération parisienne ; un programme pluriannuel collectif sur les circulations entre les métropoles européennes3, articulant les résultats d’enquêtes quantitatives et qualitatives auprès d’individus pratiquant des mobilités d’échelle européenne à partir de Lisbonne (Imbert, Dubucs, Dureau, Giroud, 2014) ; une recherche collective en cours sur les recompositions des migrations italiennes contemporaines à Paris4 fondée sur l’analyse de données consulaires et de recensement et des entretiens approfondis auprès de migrants italiens (Dubucs, Pfirsch, Schmoll, 2016).

Cultures et migrations :

un couple conceptuel en débats

7 Si l’on définit a minima la culture comme un ensemble de traits et de représentations qui identifient un individu à un groupe ou un territoire de référence, les migrations internationales constituent à l’évidence un terrain particulièrement propice à l’observation des articulations entre des phénomènes culturels et les traductions territoriales de processus socioéconomiques.

La place croissante des migrations dans l’analyse des sociétés contemporaines

8 On peut noter que dès le début du XXe siècle l’anthropologie anglo-saxonne a accordé une place significative à l’étude des migrations, interprétées comme l’un des facteurs du processus de changement culturel et intégrées à ce titre dans les cadres théoriques du diffusionnisme (Boas, 1940) et surtout de l’acculturation (Herskovits, 1938, 1952), lui-même hérité de l’École de Chicago (Cuche et al., 2009). L’évidence des interrelations entre le culturel (abordé sous l’angle du sentiment d’appartenance, des normes et pratiques collectives, ou encore de la production symbolique) et le phénomène migratoire (en tant qu’il est créateur d’une mise en minorité pour les individus migrants et d’une confrontation à l’altérité pour les sociétés où ils séjournent) a conduit au développement de branches spécialisées dans l’étude des migrations internationales : sociologie et anthropologie des migrations, psychologie interculturelle, etc. Par ailleurs les sciences sociales sur les migrations internationales ont joué un rôle majeur dans le glissement de l’acception même de la culture, depuis une catégorie descriptive d’une entité plus ou moins homogène à l’appréhension de phénomènes de diffusions, frictions, recompositions liées à la mise en présence sur un même territoire – et notamment un territoire urbain – de groupes mobilisant des références culturelles différentes. Enfin le fait migratoire, au sens large, constitue à la fois un objet central des cultural studies et une source d’inspiration théorique, comme l’illustre cette formule de S. Hall (1987) : « En réfléchissant à ma propre idée de l’identité, je me suis rendu compte qu’elle a toujours reposé sur le fait d’être un migrant, qu’elle a toujours reposé sur le fait d’être différent de vous » (Hall, 2013, p. 19).

9 Si les géographes n’ont pas été particulièrement précoces dans la prise en considération des questions migratoires, il faut souligner que la géographie des migrations a, dans le champ anglo-saxon notamment, clairement opéré un glissement depuis la géographie de la population vers la géographie culturelle, et que le cultural turn a profondément influencé ses approches, ses méthodes et ses objets (King, 2012).

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Les réseaux diasporiques, les minorités religieuses et linguistiques dans les sociétés urbaines des grandes métropoles, les expériences de recompositions sociales et familiales en mobilité internationale constituent désormais des objets de recherche au moins autant travaillés que les déterminants économiques et politiques des flux migratoires.

10 Dans le champ francophone les dernières décennies ont été marquées par ce que G. Simon a appelé une « spatialisation du regard » porté par les géographes sur les migrations internationales (Simon, 2006). Selon cette analyse, les recherches dans le champ migratoire tendraient à rompre avec une analyse mécaniste des causes de la migration (à fondement économique principalement) et une description simpliste de leurs configurations spatiales (un point A de départ précédant un point B d’arrivée).

Comme processus géographique, les migrations internationales sont abordées comme créatrices de territoires complexes, réticulaires et transnationaux. Le vocabulaire scientifique s’est enrichi d’une série de termes liés aux notions de « systèmes », de

« réseaux », de « circulation », afin de décrire et de comprendre des formes complexes de territorialisation. Parallèlement à cette appréhension de plus en plus multi-scalaire et multi-située des mobilités internationales, les analyses se sont attachées à dépasser l’échelle macroscopique fondée sur le traitement de données agrégées au profit d’une approche plus attentive aux individus, à travers le recours à des notions telles que trajectoires, parcours, expériences, pratiques migratoires, « savoir-circuler » (Tarrius, 2000). Enfin, en reconsidérant la façon d’appréhender les « lieux » de la migration, ces travaux ont inévitablement été obligés de repenser les « liens » qui associent les individus entre eux et avec les lieux qu’ils pratiquent au sein de leur espace de vie (Capron et al., 2005). Par conséquent cette spatialisation du regard est intimement liée à la manière dont sont saisis les processus d’identification sociale et d’ancrage territorial opérés par les migrants. En témoigne la diffusion désormais très large dans le champ de la géographie des notions de diaspora, de transnationalisme, de minorités, d’ethnicité, qui relèvent d’un corpus conceptuel constitutif du tournant culturel (Glick Schiller et al., 1992).

La culture, une « pré-notion » mise à mal dans les études migratoires

11 Cependant la notion même de culture n’est que très rarement centrale dans les travaux francophones contemporains en géographie des migrations. À titre d’illustration on peut ainsi noter que le mot-clé « culture » ne réfère qu’à deux articles dans les numéros de la Revue européenne des migrations internationales, et qu’à un peu plus d’un millier de références parmi les 26 000 que compte la base documentaire REMISIS (où la géographie n’est représentée que de façon très minoritaire). La géographie francophone des migrations, qui s’est structurée à partir des années 1980, a hérité d’une tradition scientifique (sociologique notamment) très critique vis-à-vis d’une analyse des migrations centrée sur la dimension culturelle. Un bon exemple en est donné par les travaux de V. De Rudder et son analyse de l’« obstacle culturel » (1985) : le terme d’obstacle renvoie ici à la fois à la difficulté implicitement désignée dans un processus d’intégration, et au filtre culturaliste qui empêcherait le chercheur de comprendre pleinement les réalités sociales qu’il observe. Cette analyse offre une formulation particulièrement claire de certaines des principales limites dans l’usage à vocation scientifique de l’adjectif « culturel », lorsqu’il qualifie la distance ou la différence entre

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les contextes sociaux successivement pratiqués au cours d’un parcours migratoire. La première limite est que l’idée même de distance ou de différence culturelle est tautologique : elle ne fait que paraphraser le fait que « est différent ce qui n’est pas identique » et occulte la question centrale de « la production et du traitement social de la différence » (De Rudder, 1985).

12 Une deuxième limite est celle du simplisme, qui consiste à attribuer tendanciellement à des individus des traits collectifs et réduits à un dénominateur commun (des pratiques religieuses par exemple). Est ici occultée la complexité des manières dont des individus peuvent se référer à des codes, et leurs variations en fonction des circonstances sociales, des projets et expériences personnelles, etc. Ainsi, dans l’expression « distance culturelle » les éventuelles tensions ou écarts sont – à tort – traités comme une sorte de matériau mesurable, solide, cohérent.

13 Une troisième critique est celle de l’acception trop mécaniste qui sous-tend souvent l’utilisation de l’idée de distance culturelle dans l’analyse des processus de l’intégration, au sens où l’emploie le langage commun, médiatique et politique. Cette critique vaut à la fois pour le processus (recomposition des traits et identifications en vertu d’un contact avec d’autres codes) et pour les conséquences sociales. Contre l’idée d’une transformation mécaniste et prévisible, V. De Rudder insiste sur le fait que « la différence culturelle, l’altérité peuvent être inventées. Et même lorsqu’elles ne le sont pas, ou pas complètement, elles sont interprétées. Toutes les différences ne font pas l’objet d’une différenciation sociale, et toute différenciation sociale ne s’appuie pas sur une différence réelle » (ibid., p. 34).

14 La quatrième critique renvoie au caractère idéologique de la notion, qui tend souvent à référer moins à l’idée de contact entre entités culturelles qu’à l’idée d’une altération légitime de l’une au contact de l’autre : « Dans ce schéma, ce ne sont pas deux réalités culturelles qui se rencontrent, mais une réalité culturelle et une réalité politique. À la culture (plus ou moins simplifiée et rigidifiée) qu’on attribue aux immigrés s’oppose une réalité d’ordre national. Là où les immigrés sont définis comme dépositaires de cultures traditionnelles, les Français (par exemple) se présentent comme une entité sociopolitique, structurée en classes, dotée d’institutions... Les maintiens, les modifications, les abandons de traits culturels chez les immigrés apparaissent ainsi comme les fruits réussis ou ratés de la pression de la société tout entière. Le culturel et l’ethnique s’opposent au social et au national comme le passé au présent, le traditionnel au moderne, le sous-développé au développé. » (ibid., p. 26).

15 La critique porte ici sur la dissymétrie de l’analyse, avec d’un côté l’appréhension des traits culturels des immigrés et l’analyse de leurs évolutions, et d’un autre côté les caractéristiques socio-politiques de la société d’accueil. Cette dissymétrie se fonde implicitement sur un déséquilibre axiologique dans l’interprétation des caractéristiques respectives des migrants et de la société d’accueil. On retrouve ici une tension décrite par P.‑J. Simon à propos de la notion d’« ethnicité », qui oscille selon sa plus ou moins grande charge idéologique « entre l’attribution d’une ethnicité aux seuls groupes ethniques minoritaires, placés en situation de minorité – avec ce que cela comporte de différence, de domination, de dépendance et d’exclusion – dans une société globale (immigrants, régionaux, périphériques…) ou bien l’extension du mot (et de la chose) également aux majoritaires, aux dominants qui sont alors considérés eux aussi comme des « ethniques » » (Simon, 1994, cité par Cuche, 2010, p. 102).

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16 Au final tout se passe comme si l’usage du « culturel » rendait paradoxalement difficile de penser efficacement l’altérité culturelle comme constamment inventée, construite, interprétée à la fois par les migrants et les individus avec lesquels ils sont en interaction.

L’entrée culturelle dans l’étude des migrations : résistances, redéfinitions et débats

17 Le champ académique est néanmoins marqué par la récurrence et la vivacité des débats théoriques sur la pertinence du recours au culturel pour aborder les questions migratoires. Sans viser à l’exhaustivité on peut évoquer deux exemples très récents dans le champ francophone.

18 Un premier débat a accompagné bien au-delà des cercles académiques5 la parution en 2010 de l’ouvrage Le déni des cultures, du sociologue Hugues Lagrange. Il s’agit pour l’auteur d’analyser les conflictualités sociales qui se manifestent notamment dans les quartiers pauvres et immigrés des grandes villes françaises, en associant aux facteurs socio-économiques usuels des facteurs culturels liés à l’origine géographique, comme les structures familiales par exemple. Comme le titre l’énonce clairement, une telle démarche s’oppose à une tradition politique et scientifique « de refus de considérer la dimension culturelle des questions sociales » (Lagrange, 2010, p. 19). Les discussions vives qui ont accompagné la publication de l’ouvrage, impliquant principalement des sociologues des migrations, ont porté sur l’écueil d’une essentialisation des identités culturelles d’autant plus problématique politiquement que l’analyse porte ici sur les pratiques délinquantes6.

19 Depuis le milieu des années 2000 un deuxième débat, de plus grande ampleur, porte sur les « statistiques ethniques ». Il s’agit de discuter la pertinence ou nom de doter la statistique officielle française d’un outil permettant de saisir des identifications sur la base de catégories ethniques7. Dans une perspective sensiblement différente de celle du travail de H. Lagrange l’argument principal en faveur d’un tel dispositif est que la définition de soi par soi ou par les autres sur une base phénotypique et d’identification culturelle joue un puissant rôle social, avec des traductions par exemple en termes de discrimination, et que les chercheurs sont relativement démunis pour analyser ces processus. Des positions très antagonistes se sont établies, là encore bien au-delà des revues scientifiques8, et le débat s’est progressivement centré sur trois problèmes qui concernent moins la légitimé scientifique de ces catégories que leur mise en œuvre empirique et linguistique : « D’abord celui du vocabulaire : comment nommer ces catégories que certains appellent « ethniques », d’autres « d’origine », ou encore

« d’origine culturelle » ? Ensuite, celui du lien entre les catégories de pensées, scientifiques ou communes, et leur construction empirique dans des catégories statistiques aptes à saisir des variations, observer des inégalités, révéler des pratiques d’ordre éventuellement discriminatoire. Enfin, le problème de la comparaison, dans le temps et dans l’espace, des résultats montrant le poids des caractéristiques ethniques des individus sur leur destin individuel et social » (Felouzis, 2008).

20 Ces débats dessinent une toile de fond qui rend délicate l’utilisation de la référence culturelle bien au-delà du seul champ de la sociologie et y compris pour la mobilisation d’autres sources que les données statistiques, telles que les enquêtes qualitatives utilisées dans l’analyse de parcours et de territorialisation de migrants internationaux.

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Il est d’ailleurs notable que ces débats n’ont que très marginalement impliqué les géographes, alors que certains des enjeux concernés (ségrégations urbaines, systèmes migratoires) comportent une dimension éminemment géographique et que le regard

« spatialisé » évoqué supra pourrait très vraisemblablement apporter une contribution théorique originale à ces questions. Cependant la géographie des migrations, y compris lorsqu’elle ne mobilise pas explicitement une approche fondée sur la culture ni sur l’origine géographique des migrants, reste souvent confrontée à une forme de

« forçage » du culturel dans l’analyse. L’expérience des travaux de recherche évoqués en introduction montre notamment le rôle de l’outil statistique utilisé pour contextualiser des enquêtes qualitatives auprès de migrants. Ainsi, les publications régulières de l’INSEE sur l’immigration en France sont très marquées par la prégnance de catégorisations selon les pays ou aires régionales d’origine. Il n’est certes pas impossible de réaliser des traitements graphiques et cartographiques sur d’autres bases (classe d’âge, catégories socioprofessionnelles, année d’arrivée en France, etc.) mais plus facilement pour étudier les éventuelles disparités à l’intérieur d’un groupe défini par une origine migratoire commune que pour élaborer des catégorisations transversales (les migrants d’âge actif dotés d’un diplôme universitaire, par exemple).

Ainsi, la recherche en cours menée sur les Italiens très qualifiés en France appelle des développements sur la notion de « jeunesse » européenne et l’examen d’une hypothèse selon laquelle il pourrait exister des similitudes voire une conscience collective parmi les jeunes immigrés très qualifiés. Or les limites bien connues des sources de recensement pour capter une population migrante rendent le chercheur très dépendant de sources statistiques propres à chaque État. Dans le cas de l’Italie en l’occurrence il s’agit de données nationales produites par l’Istat, des registres communaux de population (Anagrafe), de données consulaires (Anagrafe Italiani residenti all’estero) ou de rapports ministériels (Italiani nel Mondo) qui tendent à forcer une lecture très italiano-centrée des processus migratoires étudiés. Bien qu’elle ne coïncide pas strictement avec une description culturelle des individus, la variable de l’« origine », souvent résumée au territoire national de naissance, reste ainsi une catégorie structurante à l’intérieur de laquelle on peut mettre au jour des compositions hétérogènes mais dont il est assez difficile de sortir au profit de catégorisations transversales et alternatives.

21 Précisons d’emblée que la construction usuelle d’un objet de recherche sous la forme

« les Italiens en France » ou « les Japonais à Paris » n’engage évidemment pas nécessairement une approche culturaliste postulant l’existence d’un grand nombre de traits communs aux individus ainsi catégorisés sur la base de leur lieu de naissance, et passant sous silence les autres variables (parcours, position professionnelle, sexe, etc.).

En pratique, cependant, une telle approche contrainte par la nature des données secondaires disponibles fait courir le risque de surévaluer l’hypothèse du

« dénominateur commun », au détriment d’autres caractéristiques individuelles et collectives des migrants. Dès lors quelles approches géographiques permettent-elles d’éviter cet écueil ?

Déculturaliser l’appréhension des migrations internationales ?

22 Des éléments de réponse peuvent être trouvés dans les approches centrées sur le mouvement lui-même c’est-à-dire par les formes spatio-temporelles des pratiques de mobilités dans un espace donné. C’est tout le défi tenté par le programme MEREV :

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saisir des « circulants » entre plusieurs grandes villes européennes (Berlin, Londres, Paris, Bruxelles, Lisbonne) et comprendre les liens entre leurs pratiques de mobilités et leurs ancrages territoriaux. Centrée sur la notion de circulation, une telle démarche présente l’intérêt de traiter les territoires de naissance et de résidence ou les caractéristiques socioprofessionnelles des individus comme des facteurs explicatifs parmi d’autres, et non comme des catégories induisant a priori une homogénéité de pratiques et de représentations. Soulignons ici que la proposition d’une

« anthropologie du mouvement » formulée par Alain Tarrius à la fin des années 1980 constitue une référence fondatrice dans cette démarche. Sa mise en œuvre dans Les nouveaux cosmopolitismes (Tarrius, 2000) notamment montre comment les recompositions économiques en Europe se traduisent par des formes renouvelées de mobilités impliquant des savoir-faire et des formes originales de multi-appartenance territoriales que partagent des groupes aussi divers par leurs positions socioprofessionnelles et leurs identifications culturelles que des ouvriers lorrains de la sidérurgie, des commerçants africains, ou encore des cadres très qualifiés du secteur tertiaire. Une telle démarche a des implications méthodologiques fortes : elle suppose que les enquêtés soient rencontrés dans des lieux de mobilité (aéroports, gares, gares routières) et que la construction des échantillons au cours des phases successives de l’enquête intègre d’abord le critère des formes de la mobilité, et non pas de la nationalité, du pays d’origine ni des caractéristiques sociales (Imbert et al.¸2014). À cette règle de définition de la population s’ajoute une règle de saisie des territorialisations : plutôt que de saisir le simple binôme origine-destination, il importe de capter la diversité des ancrages territoriaux en tenant compte de l’entourage, des situations de multi-résidences et des circulations.

23 L’approche biographique des migrations internationales constitue une réponse très pertinente à ce défi. Mobilisée anciennement dans la lignée des travaux de l’École de Chicago et « redécouverte » en sciences sociales à partir des années 1970 (Bertaux, 1980), cette approche consiste à reconstituer à l’échelle de la vie de l’individu les événements résidentiels, familiaux, personnels et professionnels qui l’ont structurée.

Elle va de pair avec un paradigme privilégiant l’individu « qui parcourt, tout au long de sa vie, une trajectoire complexe, qui dépend, à un instant donné, de sa trajectoire antérieure et des informations qu’il a pu acquérir dans son passé » (Courgeau et Lelièvre, 1996, p. 648). Rompant clairement avec tout déterminisme par l’origine (géographique, culturelle ou sociale), l’approche biographique permet de collecter les preuves empiriques du caractère fondamentalement dynamique des espaces de vie, des pratiques et des identifications qui caractérisent un individu au moment de l’enquête.

C’est ce qu’illustre la figure 1 représentant graphiquement le parcours biographique et le système de lieux pratiqués par Suzana, une Portugaise retraitée de 75 ans, qui réside principalement à Lisbonne mais effectue de fréquents séjours chez son fils à Londres, au Mozambique dont elle est originaire, et chez sa fille à Torres Novas. Elle met au jour la complexité et les recompositions des ancrages résidentiels et des circulations qui lui sont associées au sein d’un espace de vie construit dans le temps biographique et dépendant des lieux de résidence de l’entourage. Elle constitue aussi un support essentiel pour la réalisation d’entretiens approfondis au cours desquels l’enquêté, confronté visuellement à son propre parcours, tend à développer des propos plus riches et nuancés sur les identifications territoriales (attachement viscéral à Londres et très bonne connaissance de la ville, liée à une fréquentation régulière depuis que son fils y réside) que lorsque ces questions lui sont adressées de manière abstraite.

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24 Au final l’intérêt de l’approche biographique est de déconstruire les associations attendues entre d’un côté l’origine et les caractéristiques socioprofessionnelles, et de l’autre les pratiques de mobilités internationales et les définitions de soi. L’enquête MEREV tend ainsi à montrer qu’il n’y a pas une « migration portugaise en Europe » : un ouvrier mozambicain parcourant les chantiers de la péninsule ibérique se définit comme européen et portugais ; un cadre portugais marié à une Anglaise et bi-résident à Londres et Lisbonne se définit comme portugais, etc. (Imbert et al., 2013). Si ces résultats contribuent à nuancer fortement la portée heuristique de l’origine géographique des individus dans l’analyse de leurs pratiques, ils n’épuisent évidemment pas l’ensemble des manières dont on peut appréhender la question culturelle. Quelle place lui accorder par exemple dans une recherche géographique centrée sur les pratiques en situation de migration ?

Figure 1 – Trajectoire résidentielle de Suzana, d’après l’enquête MEREV à Lisbonne (2009)

Source : Imbert, Dubucs, Dureau, Giroud, D’une métropole à l’autre, Paris, Armand Colin, 2013

L’identification culturelle comme opérateur de l’expérience migratoire

25 La réflexion se fonde ici sur un travail de thèse abordant les manières d’habiter des Japonais à Paris (Dubucs, 2009). Précisons d’emblée que le cas des migrations japonaises, parce qu’il s’agit d’une migration lointaine et que la recherche sur le Japon constitue un champ relativement autonome, induit peut-être davantage que pour d’autres populations l’écueil d’une acception très essentialiste et figée de la culture à laquelle se référeraient les individus. Il importe également de noter la grande diversité socioprofessionnelle parmi les 10 à 20 000 résidents japonais9 de l’agglomération

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parisienne : salariés en expatriation accompagnés de leurs familles, étudiants et stagiaires (environ 2500 entrées d’étudiants japonais par an depuis les années 1990), à quoi s’ajoute un ensemble très hétérogène de migrants d’âge actif, majoritairement des femmes, aux parcours et positions socioprofessionnelles extrêmement variés. On y retrouve des professionnels indépendants dans le domaine artistique, mais aussi des diplômés occupant des postes précaires et peu qualifiés dans des restaurants ou des sociétés japonaises. Une autre caractéristique importante de cette population est que sa diversité sociodémographique est renforcée par des clivages sociaux et générationnels très forts, formulés en des termes véhéments parmi certains enquêtés du troisième groupe qui expriment une volonté de fuir le Japon, la société japonaise et, partant, leurs représentants en France que sont les expatriés (Dubucs, 2014).

26 Dans ce contexte, comment et dans quelle mesure « le culturel », défini ici comme une identification en parole ou en pratique à des référents culturels japonais, joue-t-il un rôle dans la territorialisation des migrants ? Plusieurs registres de pratiques apparaissent plus particulièrement concernés.

L’espace domestique, lieu d’observation de l’expérience migratoire

27 On sait grâce à l’anthropologie de l’espace10 que le domicile et plus largement la sphère domestique sont un lieu où l’identification culturelle se joue avec une intensité particulière, dans les codes sociaux, la langue ou encore le décor. Il est frappant de constater une récurrence dans certains usages domestiques malgré la grande diversité de profils individuels. Par exemple le fait de se déchausser et d’organiser sur le seuil un espace où le visiteur peut déposer ses chaussures et emprunter des chaussons se retrouve chez un très grand nombre d’enquêtés. Pour autant la question des identifications culturelles dans et via l’espace domestique peut se heurter à deux formes d’essentialisation culturelle. Premièrement il serait vain de chercher l’actualisation d’un « modèle » japonais de l’espace domestique, lui-même étant très diversifié singulièrement dans les grandes métropoles dont sont originaires les migrants japonais à Paris. Deuxièmement l’hypothèse d’une « continuité » du modèle résidentiel dans le parcours migratoire apparaît beaucoup trop réductrice et mécaniste.

L’enquête multi-située, dans les lieux antérieurs et actuels de résidence, permet précisément de rendre compte de la grande complexité dans l’enchaînement des pratiques et contextes résidentiels successifs (figure 2).

Figure 2 – Les logements successifs à Tokyo et à Paris de Miko, étudiante japonaise

Musashi-Kosugi (Kawasaki, 20 km du centre de Tokyo), immeuble des années 2000, appartement de 35 m², occupé en collocation avec son frère

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Passy (16e arrondissement de Paris), immeuble haussmannien, appartement de 93 m²,

occupé seule

Source : Dubucs, enquête 2008-2009

28 De la grande similitude au changement complet de conditions résidentielles, les cas de figure apparaissent particulièrement variés et dépendent à la fois de facteurs extérieurs (opportunités et contraintes dans l’accès au logement, structure du parc résidentiel) et des significations associées au séjour à Paris. Ainsi un changement de conditions résidentielles (surtout quand il est considéré comme ascendant, comme c’est le cas dans l’exemple illustré par la figure 2) joue beaucoup dans l’effet de

« parenthèse » associée à l’expérience migratoire (Dubucs, 2011). Dans cet exemple en effet l’enquêtée, qui séjourne un an à Paris pour étudier à Sciences Po dans le cadre

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d’un échange avec son université à Tokyo, expérimente une spectaculaire amélioration de ses conditions de logement grâce à l’opportunité qui lui est offerte via une amie française de ses parents de disposer seule d’un vaste et confortable appartement dans un beau quartier de l’ouest parisien. Véritable leitmotiv dans le récit personnel de son expérience parisienne, ses conditions de logement à Paris ont des effets très significatifs tant sur sa manière d’apprécier le séjour que sur l’organisation spatiale de ses sociabilités et de ses pratiques citadines plus largement, très centrées sur l’espace domestique et l’échelle du quartier.

Les pratiques alimentaires,

registre-clé de l’identification culturelle

29 Les pratiques alimentaires des migrants internationaux, incluant ce qu’ils consomment et comment ils le consomment, ont été depuis longtemps envisagées comme des postes d’observation privilégiés des recompositions culturelles en situation de migration.

Certains chercheurs ont fait des comportements alimentaires un indicateur d’« intégration » (Calvo, 1982), et dans une perspective plus contemporaine les choix alimentaires et pratiques sociales associées aux repas sont mobilisés pour comprendre la complexité des processus de contacts interculturels, d’influences réciproques de modèles de consommation, ou encore de transmission familiale (Crenn et al., 2010). De fait il est frappant de constater que dans le discours des enquêtés japonais la nourriture japonaise (riz et assaisonnements notamment) apparaît comme un élément très constant d’identification. Ces discours sont d’autant plus notables qu’ils peuvent être produits par des individus qui se déclarent citoyens du monde et revendiquent un fort détachement affectif vis-à-vis du Japon. C’est le cas de Setsuko, une musicienne japonaise résidant à Paris depuis 1991 : « C’est vrai que, malgré que je suis occidentalisée et que j’ai passé plus de la moitié de ma vie en France, j’ai très bien compris que mon corps est constitué par l’alimentation japonaise, mon corps en a besoin. Et ça c’est malgré l’immigration, là il y a quelque chose qu’on ne peut pas changer. Bien sûr je mélange aussi un peu dans la cuisine, mais manger japonais c’est quelque chose de très important, sinon c’est contre nature » (Source : Dubucs, mars 2005).

Le rôle des professionnels de la « non-friction » migratoire

30 Paraphrasant la formule célèbre de Georges Perec (« vivre c’est passer d’un espace à l’autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ») beaucoup de travaux sur les mobilités spatiales ont eu recours à la métaphore de la rugosité et de la friction pour exprimer les difficultés pratiques et affectives constitutives en partie au moins de l’expérience migratoire. La plupart des études sur les migrations internationales soulignent l’importance des réseaux à base sociale, villageoise ou familiale élargie dans l’atténuation de ces difficultés. S’y ajoutent parfois, comme dans le cas des Japonais, des acteurs économiques de l’accès au logement : agences immobilières, sociétés de relocation, journaux, guides d’aide à l’expatriation. La contrainte majeure de la langue rend ces structures presque incontournables dans les parcours résidentiels des Japonais à Paris, qui sont ainsi à la fois facilités et encadrés en fonction d’une série de critères concordants. Ils sont formulés par les professionnels de l’immobilier qui prétendent anticiper des besoins, puis réappropriées par les migrants eux-mêmes. La sécurité

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apparaît ainsi comme une variable-clé des choix résidentiels, et se dessine souvent le stéréotype des Japonais comme groupe particulièrement visé par les auteurs d’agressions verbales ou physiques : « Parce que, vous qui connaissez, vous le savez, les Japonais sont toujours visés par les voleurs » (Sumichika, cadre du public, 52 ans, à Paris depuis 2003) ; « Il faut dire que c’est spectaculaire, ils marchent dans la rue en regardant leur plan, ils se baladent avec mille euros en liquide, forcément il leur arrive des trucs ! » (Entretien avec le responsable d’une agence immobilière japonaise à Paris, 2008). Le guide le plus fréquemment cité parmi les enquêtés, Chikyu no kurashikata, comprend ainsi une section intitulée « Vivre en sécurité » qui hiérarchise les quartiers en fonction du risque supposé, et les agences immobilières contribuent à nourrir ce discours en affichant des critères tels que « calme », « présence de familles », « espaces de promenade sans risque », etc.

31 Ces observations suggèrent que l’identification culturelle d’un groupe peut aider à comprendre les localisations résidentielles (en l’occurrence une concentration relative dans les quartiers valorisés de l’ouest parisien), mais de manière indirecte : il s’agit moins ici d’aspirations résidentielles homogènes que de la co-construction d’un stéréotype et sa réappropriation par les individus.

Un rapport instrumental à l’identification culturelle : la référence japonaise comme ressource

32 Un certain nombre de propriétaires français adoptent explicitement la stratégie consistant à ne diffuser leur offre que dans les journaux japonais, afin de « filtrer » les candidats potentiels. Les locataires japonais semblent en effet bénéficier d’une réputation très favorable concernant leur fiabilité financière et plus largement leur qualité de « bons locataires ». Comme pour la sécurité, il serait sans doute vain de tenter d’apporter des éléments d’évaluation objective de ce stéréotype, car c’est son existence même qui importe. Relayé aussi bien par les agents immobiliers, les diffuseurs d’annonces immobilières, les bailleurs concernés, que par certains migrants japonais, il permet la perpétuation et le renouvellement des offres locatives à destination des Japonais à Paris. Un tel stéréotype se retrouve en effet également dans le discours de certains enquêtés eux-mêmes lorsqu’ils se décrivent en tant que locataires :

« Oui, je crois que les gens ont confiance. Déjà on ne salit pas. Quand j’ai trouvé mon appartement dans le Figaro, la propriétaire était dessinatrice de piano, je crois.

L’appartement était tout neuf. Il y avait plusieurs candidatures, et elle m’a choisie moi parce que j’étais japonaise, elle me l’a dit. Je me déchausse, je suis soigneuse, et elle a confiance pour le loyer [...]. Et puis par rapport aux Français, on ne fait pas de grandes fêtes non plus, on n’est pas bruyant. Oui, parce que vous, vous faites souvent ça : crémaillères, anniversaires, vous enterrez les vies de jeunes filles, et puis on est debout, on grignote, on salit. Nous, pas du tout. Mais par contre on va dans un bar, on dépense. Donc il y a aussi des côtés négatifs, mais pour l’appartement c’est mieux » (Nami, 52 ans, restauratrice, à Paris depuis 1990).

33 Le rapport des enquêtés avec ce stéréotype est souvent distancié mais toujours très conscient, ce qui rend possible sa réappropriation sur un mode instrumental, dans la négociation d’un logement par exemple.

34 Un autre registre de réappropriation instrumentale des stéréotypes est la construction de parcours professionnels dans le monde de l’art et de la création (Dubucs, 2010). Ces

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parcours ne sont pas linéaires ni aisés, mais rendus possibles par un marché de la consommation culturelle à Paris très favorable aux références japonaises à la fois dans un registre traditionnel et dans un registre plus contemporain, autour de la « pop culture » notamment. Les entretiens menés avec des artistes japonais montrent une grande conscience et une maîtrise certaine de cet « horizon d’attente », ainsi qu’une capacité à en jouer pour formuler des propositions artistiques auprès des directions de lieux artistiques ou organisateurs d’événements. C’est ce qu’illustre ces propos d’Ikumi, un danseur et plasticien japonais de 35 ans résidant à Paris depuis 1997 : « Je pense que pour faire de l’art c’est plus facile en France qu’au Japon, franchement, pour les jeunes artistes et les débutants. [...] Mais nous en plus ici on a l’avantage d’être japonais, on est des jeunes artistes japonais, donc déjà pour les Français c’est intéressant. Je pense vraiment, mais d’ailleurs c’est assez normal. Parce que par exemple si tu es un artiste français et que tu veux démarrer en France ou au Japon, si tu es au Japon tu as une étiquette : je suis Français, et ça c’est énorme, comme avantage. Et c’est vrai qu’en France, la culture japonaise, on en parle vachement. Je le sens quand je cherche une salle. Par exemple, le Butô, en France c’est bien accueilli, alors que quand j’étais au Japon je n’en ai jamais entendu parler, je ne connaissais pas, parce que c’est vraiment underground. Et ici il y a beaucoup de spectacles de Butô, je ne dis pas plus qu’au Japon, mais ici il y a plein de danseurs japonais qui viennent. Et puis il y a toujours l’exotisme, pour les Français, ça attire ». Là encore l’identification culturelle intervient donc moins comme matrice comportementale que comme ressource mobilisable ponctuellement dans le contexte singulier de la société de séjour.

Conclusion

35 L’attention médiatique et politique très forte accordée aux enjeux culturels – religieux notamment – de l’immigration rend particulièrement actuelle la réflexion théorique sur la place que les chercheurs doivent accorder au « culturel » dans les études migratoires. Dans le champ de la géographie francophone celles-ci se rattachent volontiers à la géographie sociale. Est désormais abandonnée l’idée d’une culture conçue comme un simple « bagage » ou « héritage » dont le contenu serait peu ou prou déterminable à partir d’une connaissance générale du territoire d’origine, et dont on postulerait une influence mécanique sur les pratiques individuelles en situation de migration. La géographie des migrations reste relativement à l’écart des débats actuels sur les enjeux sociaux des processus de « déstructuration » culturelle et sur l’intégration par la statistique des identifications ethno-culturelles. Plus largement, la place de la culture n’a que rarement été questionnée frontalement dans la reformulation théorique menée en géographie des migrations, qui s’est plutôt centrée sur l’approche des territorialisations complexes et dynamiques : parcours migratoires, ancrages résidentiels multiples, systèmes de lieux construits dans le temps biographique et animés par des circulations humaines, matérielles et immatérielles, interactions entre les stratégies individuelles des migrants et des champs de contraintes et de ressources relevant de la famille, des réseaux et des acteurs économiques et politiques. Pour autant l’approche ainsi spatialisée des migrations peut apporter une contribution à la réflexion sur la place du culturel. Trois pistes se dégagent ainsi du retour sur les recherches empiriques présentées supra.

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36 Premièrement l’analyse qualitative de parcours biographiques et de pratiques individuelles de mobilités permet de dé-culturaliser efficacement l’interprétation des processus migratoires, dans le sens d’une dés-essentialisation de leur dimension culturelle. Elle permet plus précisément de relativiser le poids de l’aire culturelle d’origine, en mettant au jour la diversité des cas au sein d’une population migrante – que les contraintes de la statistique tendent à définir sur une base nationale (sur le modèle « les ressortissants du pays X immigrés dans le pays Y ») –, et en ouvrant la voie à des catégorisations transversales – par genre, par métier, par niveau de qualification, etc. – qui apportent un éclairage décisif sur les migrations contemporaines.

37 Deuxièmement l’appréhension globale des territorialisations en situation migratoire met au jour des registres de pratiques où les références culturelles, qu’il s’agisse de la langue, de normes sociales ou encore de représentation de soi, agissent avec une acuité particulière. C’est par exemple le cas des pratiques alimentaires et des pratiques résidentielles, à la fois au moment des choix résidentiels et dans l’appropriation de l’espace domestique.

38 Enfin, loin de toute détermination par l’origine culturelle, ces pratiques relèvent bien plutôt de jeux de représentations, souvent stéréotypées, associées aux identités culturelles. Leur relative stabilité dans le temps et parmi les acteurs qui les construisent s’explique aussi par le rapport distancié voire instrumental que les migrants peuvent entretenir avec elles pour accéder à des opportunités résidentielles ou professionnelles par exemple. Ainsi, paradoxalement, c’est bien l’accent mis sur les territorialisations individuelles en migration et leurs enjeux très pratiques qui peuvent conduire la géographie sociale des migrations à rencontrer certaines approches des cultural studies, dans lesquelles le culturel définit un environnement symbolique, un ensemble de signes entre lesquels les individus circulent et qu’ils contribuent à créer et à rendre visibles.

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NOTES

1. Entre autres exemples, dans le seul champ des sciences sociales francophones on peut notamment citer les laboratoires Migrinter (CNRS-Poitiers) et Urmis (CNRS-Nice / Paris VII), les revues Revue européenne des migrations internationales, Hommes et migrations et Migrations Société, le portail documentaire REMISIS.

2. Le débat sur les liens entre géographie culturelle et géographie sociale a été notamment développé dans le numéro spécial des Annales de géographie, n° 660-661, 2008 : « Où en est la géographie culturelle ? »

3. Programme MEREV, (Mobilités entre métropoles européennes et reconfigurations des espaces de vie), Agence Nationale de la Recherche, UMR Géographie-Cités, UMR Migrinter, Université Libre de Bruxelles (2007-2010).

4. Recherche menée depuis 2012 avec Camille Schmoll et Thomas Pfirsch (UMR Géographie-Cités).

5. « Hugues Lagrange, le sociologue des banlieues par qui le scandale arrive », Marianne, février 2013 ; « Déni des cultures ou culture des poncifs ? À propos de l'ouvrage de Hugues Lagrange », article d’un blog hébergé par le journal en ligne Médiapart, mai 2012 ; « Débat Hugues Lagrange, Pap Ndiaye : délinquance et origines ethniques sont- elles liées ? », Télérama, octobre 2010.

6. Pour un compte-rendu nuancé de l’ouvrage, voir par exemple Michel Kokoreff,

« Quartiers et différences culturelles », La Vie des idées, 11 janvier 2011. URL : http://

www.laviedesidees.fr/Quartiers-et-differences.html

7. Pour une présentation des arguments opposés à l’établissement de statistiques ethniques, voir Badinter et alii, 2009.

8. Comme illustration de deux tribunes contradictoires parues dans la presse : « Engagement républicain contre les discriminations », Libération, 23 février 2007 et « Des statistiques contre les discriminations », Le Monde, 13 mars 2007 (citées par P. Simon, 2008).

9. Les chiffres varient notamment en fonction des seuils temporels des séjours enregistrés qui diffèrent entre l’INSEE et le Ministère japonais des Affaires extérieures.

10. M. Segaud, 2007, Anthropologie de l’espace. Habiter, fonder, distribuer, transformer, Paris, Armand Colin, Coll. « U », 223 p.

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RÉSUMÉS

L’article part du constat paradoxal que la géographie francophone des migrations internationales n’est que minoritairement le fait de chercheurs se rattachant explicitement à la géographie culturelle, et qu’elle entretient souvent des liens plus affirmés avec la géographie sociale.

L’hypothèse envisagée dans cet article est que ce paradoxe signale une difficulté profonde, de nature théorique, à trouver la place pertinente que doit occuper le culturel, c’est-à-dire à la fois une approche et une dimension culturelle des phénomènes sociaux, dans une recherche en géographie des migrations. Cette hypothèse est envisagée à travers un retour sur plusieurs travaux de recherche, individuels ou collectifs, auxquels l’auteur a participé : un travail d’enquête mené auprès des migrants japonais à Paris ; une enquête collective sur les mobilités circulaires en Europe, mobilisant une approche biographique ; une enquête collective sur les migrations italiennes en France. Un premier temps est consacré à l’examen de la manière dont le champ francophone des migrations internationales a discuté l’appréhension de notions telles que

« distance culturelle » ou « identité culturelle ». Dans un deuxième temps l’article envisage comment les identifications culturelles peuvent constituer des opérateurs de l’expérience migratoire, abordée dans une perspective géographique. L’exemple des migrants japonais montre que l’espace domestique ou encore les pratiques alimentaires sont des lieux privilégiés pour saisir des jeux d’identification culturelle. Cet exemple permet ensuite de montrer comment les migrants peuvent entretenir un rapport distancié voire instrumental à l’identification culturelle, en jouant de représentations souvent stéréotypées pour accéder à des opportunités résidentielles ou professionnelles par exemple.

The starting-point of this paper is that paradoxically very few of the French geographer working on international migration relate themselves specifically to cultural geography rather than to social geography. The paper assumes that this statement relay on a heated theoretical debate about how and to what extent ‘culture’ should be involved in the international migration issues.

‘Culture’ is here understood as referring both to a research approach and to the cultural dimension of the migration phenomenon. This hypothesis is investigated through a look back at several fieldworks and research programs in which the author has been involved: a PhD research on Japanese migration to Paris, a research on circular mobility in Europe, and another one on Italian migration to France. The paper first discusses how French-speaking geography of international migration has been influenced by the debates that have taken place in social sciences about concepts such as ‘cultural distance’ and ‘cultural identities’. Then through the case of Japanese migrants living in Paris it enlightens how process of cultural identity negotiation should be considered as playing a peculiar and significant role in migration experience. In a geographic perspective the housing places and the domestic life, as well as food consumption habits, appear to be stimulating research topics. Finally, the paper describes how cultural identity negotiation and more particularly French stereotypes about Japanese people can be used as a tool by migrants for access to housing as well as for professional purposes.

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INDEX

Index géographique : Paris

Mots-clés : migration internationale, géographie sociale et culturelle, approche culturelle, approche biographique, stéréotype, migrant japonais à Paris

Keywords : international migration, social and cultural geography, cultural approach, biographical analysis, stereotype, Japanese migrant in Paris

AUTEUR

HADRIEN DUBUCS ENeC UMR 8185 CNRS Université Paris Sorbonne hadrien.dubucs@paris-sorbonne.fr

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