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La discorde des objets chrétiens et le changement moderne

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Academic year: 2022

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Texte intégral

(1)Introduction. La discorde des objets chrétiens et le changement moderne. "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Marie Lezowski À l’époque moderne, une hostie, une statue ou un rosaire suffit à enclencher la dispute et la violence. De tant d’affrontements racontés par des plumes militantes, l’histoire s’est longtemps employée à chercher le fin mot pour la place du sacré dans le monde : « désenchantement » progressif postulé par Max Weber ou, au contraire, sursaut galvanisé par la violence (« recharge sacrale », « réenchantement »), chacun proposait un sens de la modernité, sous la forme de la ligne droite vers la sécularisation ou de la courbe, entre déprise, récupération et intensification. Plutôt que le sens de la modernité en général, ce livre examine des voisinages incompatibles, entre sacré et profane comme entre religions 1. S’efforçant de comprendre comment des coexistences impossibles en principe ont pu avoir lieu, il suit les trajectoires de choses classées au musée comme les « objets religieux » du culte chrétien. De ces objets chrétiens aujourd’hui un peu poussiéreux, le livre déploie la puissance à l’époque moderne : le pouvoir de séparer et de réunir d’un même mouvement. Les objets chrétiens tracent et consolident des frontières énoncées comme définitives, tout en favorisant les emprunts mutuels et les expériences de l’entre-deux. Reconnus comme des « marques » ou des « signes », ils distinguent chaque Église chrétienne d’une autre, et des groupes au sein de chacune. Mais les prescriptions et les interdits sur leur emploi, qui alimentent l’aversion entre communautés, ne parviennent pas à en contenir la circulation, de part et d’autre de limites indécises 2. Aussi le 1. Les déplacements du sacré sont au cœur de travaux récents, en sociologie et en histoire. Cf. Joas Hans, Les pouvoirs du sacré : une alternative au récit du désenchantement, Paris, Seuil, 2020 (Berlin, 2017) ; Callard Caroline, Le temps des fantômes : spectralités de l’âge moderne : xvie-xviie siècle, Paris, Fayard, 2019. 2. La confessionnalisation (consolidation des communautés par anathèmes réciproques) reste présente à nos esprits comme une hypothèse à vérifier, et non comme un état de fait abouti. Cf. Duhamelle Christophe, La frontière au village : une identité catholique au temps des Lumières, Paris, Éd. de l’EHESS, 2010 ; dans le sens d’un dépassement, au profit des zones d’ambiguïté, Forclaz Bernard,. 7.

(2) MARIE LEZOWSKI. livre propose-t-il de regarder l’objet chrétien, non comme la pièce de trésor ou de musée solennelle, mais comme un artefact changeant, précaire, qui opère et subit des transformations en raison des conflits multiples sur sa définition.. "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Des objets chrétiens instables, traçant les espaces de conflit Cette histoire où la dénomination tient une place centrale suppose d’abord de s’entendre sur les mots de notre recherche collective. Le terme d’« objets religieux », décliné dans les différentes religions, se trouve dans les thésaurus du patrimoine mobilier 3. Elle permet leur classification, leur exposition et leur étude conjointe par la conservation, l’histoire de l’art et l’histoire notamment. Un tel consensus est très éloigné des usages modernes : le désaccord surgit dès qu’il s’agit de nommer les choses. Proche de l’« objet en soi » scolastique, séparé du sujet afin d’être pensé, la catégorie d’« objet religieux » et ses ramifications sont indispensables à l’analyse actuelle des sources matérielles 4. En revanche l’historien en voit vite les limites, car elles trahissent la mobilité des choses actives dans le monde en assignant à chacun une confession, un emploi, outre qu’elles figent l’expérience singulière d’un objet par un usage pratique. Comment rendre compte de l’effet propre aux objets cultuels, qui résistent à la définition instrumentale ? Quand l’anthropologie et le « tournant matériel » proposent, pour dépasser l’écueil de l’« objet » froid et mort, de « rétablir la présence de la chose, dans sa pure singularité à chaque fois révélée, répétée et refabriquée par le rite 5 », ce livre d’histoire propose, au contraire, de renforcer la solidarité de « la chose » et du discours. Catholiques au défi de la Réforme. La coexistence confessionnelle à Utrecht au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2014. L’application du modèle aux mondes d’islam est aujourd’hui vivement discutée. Cf. Mayeur-Jaouen Catherine, « “À la poursuite de la Réforme” » : renouveaux et débats historiographiques de l’histoire religieuse et intellectuelle de l’Islam, xve-xxie siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, no 73, 2018/2, p. 351-354. 3. Pour les classements français, cf. Perrin Joël et Vasco Rocca Sandra, Thésaurus des objets religieux : meubles, objets, linges, vêtements et instruments de musique du culte catholique romain, Paris, Éd. du Patrimoine, 1999 ; Bouvet Mireille-Bénédicte, Protestantismes : vocabulaire typologique, Paris, Éd. du Patrimoine, 2017. 4. Le calice est ainsi classé sous le terme de tête « objet religieux », le terme générique « objet lié à l’Eucharistie » et comprend trois termes spécifiques : calice de séminariste, calice papal et calice purificatoire, cf. Duhau Isabelle et al., Thésaurus de la désignation des objets mobiliers, Paris, Mission de l’Inventaire général du patrimoine culturel, 2014, [https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/ Publications-revues/Thesaurus-de-la-designation-des-objets-mobiliers], consulté le 08-06-2020. 5. B  azin Jean et Bensa Alban, « Des objets à “la chose” », Genèses. Sciences sociales et histoire, n o 17 : « Les objets et les choses », 1994, p. 5-7. Sans étudier la « chose en soi », notre livre doit à l’anthropologie son attention à l’activation des objets par des gestes et des pratiques, et à la subjectivation de l’objet puissant. Parmi nos références, Bazin Jean, Des clous dans la Joconde : l’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008 ; Albert Jean-Pierre et al. (dir.), La force des objets. Matières à expériences, Archives de Sciences sociales des religions, no 174, 2016 ainsi que Dittmar Pierre-Olivier, Golsenne Thomas et Perrée Caroline (dir.), Matérialiser les désirs. Techniques votives, Techniques & Culture, no 70, 2018.. 8.

(3) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. INTRODUCTION. Le mot de « matière » porté en titre noue en effet la chose matérielle à des interprétations discordantes. Selon le Thresor de la langue francoyse (1606), la « matière » est d’abord le matériau « de quoy on fait aucune chose », puis l’argument « de quoy on escrit », surtout celui en débat dans une assemblée, au cours d’un procès. Une « chose où il y a une grande matière » (res argumentosa) prête à d’infinies arguties et litiges. L’objet chrétien réunit les deux sens de la matière. Chose tangible, il est aussi l’argument de discours inconciliables qui le tirent en plusieurs sens contraires : présence divine et médiateur vers Dieu, ornement nécessaire et superflu, honneur rendu à Dieu et marchandise. « Cause, sujet, occasion de quoy que ce soit » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694), il donne également « matière » aux actions les plus disparates : louange, oraison, cérémonie, chant, manipulation respectueuse, restauration, autant que dérision, négligence, vol, dégradation, destruction, trafic, magie, culte non chrétien, etc. Ces appropriations excèdent largement les usages prescrits et prévus pour l’objet. Le passage de la chose à son appréhension est donc imprévisible, en contradiction avec la lisibilité prédéterminée du « signe ». Idée directrice de ce livre, la précarité du sens affecte en interaction l’identité des choses et celle des individus et des groupes qui se les disputent. L’instabilité de la « matière » tangible et discursive bouscule la classification des objets. Leur valeur spirituelle, leur définition confessionnelle comme « chrétiens » et leurs emplois spécifiques s’avèrent incertains et variables dans les sources. Au sein des « objets chrétiens », des catégories existent à l’âge moderne, distinguant entre les espèces eucharistiques (pain, vin), les objets sacrés (choses vouées à Dieu, telles que les reliques, les images sacrées), les sacramentaux (choses bénites pour produire un effet spirituel moindre que celui du sacrement : Agnus Dei, eau, huile), les objets de culte (servant aux cérémonies publiques : vases, vêtements, luminaire, linge et livres liturgiques), les objets de dévotion ou de piété (médiateurs vers Dieu dans la prière individuelle : crucifix, rosaire, chapelet, gravure, livre, scapulaire, médaille…), les objets chrétiens englobant le tout. Ces distinctions sont indispensables à la compréhension de leur histoire et fondées sur les catégories modernes, mais elles sont sans cesse déplacées. Ainsi, les objets sacrés et de culte, en principe thésaurisés ou déposés définitivement dans l’édifice qu’ils consacrent, peuvent être détruits, volés, déclassés (« profanés »), marchandés. On suivra les vicissitudes d’objets d’église (sacrés et de culte) appropriés par des particuliers selon leurs désirs et leurs projets ; et, à l’inverse, la mise en commun d’objets de dévotion pour des rites communautaires clandestins. Enfin, les objets chrétiens dans leur ensemble se frottent à d’autres objets cultuels ou le deviennent eux-mêmes. Se portant aux rencontres ambiguës du christianisme avec l’islam et avec l’animisme, l’enquête franchit les limites des thésaurus et englobe des parures alimentaires, des aliments et jusqu’au cas extrême du corps mort. 9.

(4) MARIE LEZOWSKI. "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Dans cet ensemble d’objets en mutation, la seule constante est la discorde : un nombre infini de désaccords théoriques et de situations de mésentente. Les conflits pris en considération, dont les objets chrétiens sont l’argument et la cible, sont non seulement la guerre ouverte (les troubles religieux et la lutte anticoloniale), mais encore la dispute, le litige et l’hostilité quotidienne, enracinée sur la durée, qui peut conduire à la violence. L’examen des conflits d’objets délimite les contextes des chapitres, c’est-à-dire les lieux de leur appropriation, les textes de leur mobilisation polémique et les espaces de leur circulation. Ce cadrage par l’objet disputé nous conduit à réfléchir aux voisinages entre religions (catholique, protestantes, chrétiennes orientales, juives, musulmanes et animistes) et aux envois à distance, entre Europe du Nord et méditerranéenne, Europe occidentale et orientale, en Afrique et en Amérique. Le livre offre ainsi une grande variété échelles d’observations, depuis la maison, la chapelle, le lieu de culte et le quartier jusqu’au bassin méditerranéen et au monde catholique en expansion. Le plan moyen de l’ensemble politique, qui ressort dans un grand nombre de titres, est discuté par la discordance des objets chrétiens, qui introduit une faille dans la communauté.. Sacraliser ou détruire Par leur attention pionnière aux objets chrétiens, les médiévistes ont frayé la voie à une telle recherche, d’abord en dissipant l’illusion de présence immédiate du passé donnée par la source matérielle. Autant qu’un artefact, résultat d’une fabrication artisanale, l’objet chrétien est efficace (faisant advenir la présence de Dieu ou une relation avec Dieu) par les mots et les gestes rituels. Son histoire ne peut pas se passer de l’écrit. La compréhension exemplaire de la monstrance eucharistique au Moyen Âge par Frédéric Tixier associe la description des caractéristiques matérielles et expressives, résultat de l’observation directe, à la lecture prudente de sources liturgiques et iconographiques ; elle élucide ainsi son sens passé, ou plutôt la multiplicité de ses emplois et de ses perceptions au cours des siècles 6. De même, l’anthropologie des images médiévales, dans son ambition de comprendre la fabrication continue des artefacts par des gestes individuels et collectifs, croise l’expérience de l’objet présent à l’herméneutique des textes 7. Depuis une quinzaine d’années, l’histoire du christianisme moderne s’est à son tour emparée de l’expérience des objets de la foi, sensorielle et émotive, pour 6. Tixier Frédéric, La monstrance eucharistique : genèse, typologie et fonctions d’un objet d’orfèvrerie, xiiiexvie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 7. S chmitt Jean-Claude, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002. La statuaire allemande au seuil de la Réforme a ainsi été revue par Baxandall Michael, The Limewood sculptors of Renaissance Germany, 1475-1525: Images and Circumstances, New Haven, Yale University Press, 1980.. 10.

(5) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. INTRODUCTION. relire les processus de conversion notamment. La restitution de « paysages sensoriels » aujourd’hui disparus, jadis composés d’édifices et d’objets mobiles, est rendue possible par la lecture de représentations : des images, des textes surtout 8. La force des objets chrétiens héritée du Moyen Âge tient précisément à la solidarité de la chose tangible, de prescriptions et de l’incorporation de cette association dans l’expérience des objets. En conséquence, il est essentiel, pour réfléchir aux renversements advenus à l’époque moderne, de partir des travaux des médiévistes dédiés aux objets sacrés. Hostie, relique, image miraculeuse, toutes sont instituées par une parole ou un récit. La sacralisation d’images en elles-mêmes banales, voire frustes, repose sur le récit de leurs origines 9. La vénération des reliques est également indissociable de légendes de fondation, au point qu’on peut se demander, avec Patrick Geary, si le « vol sacré » (furtum sacrum) de reliques, origine légendaire de trésors formés au Moyen Âge, existe hors des récits édifiants qui permettent aujourd’hui de l’étudier 10. Tous les discours d’institution, magistralement analysés par Caroline Bynum, comportent deux paradoxes légués à l’époque moderne : sur un plan théologique, l’objet sacré est signe vers Dieu et présence de Dieu ; sur un plan disciplinaire, l’objet de dévotion est sous contrôle du clergé et activé par la prière des fidèles 11. Ces liaisons, impossibles à consolider autrement que par l’acte de foi, sont gros de conflits, donnant prise à la contradiction théologique et à la contestation pratique. Dans la poursuite de ces analyses, notre enquête a tiré profit des inventaires du patrimoine mobilier et des objets conservés 12, mais a reposé pour l’essentiel sur l’écrit : des ouvrages de controverse et d’apologétique, des chroniques, des lettres, ainsi que de nombreuses sources judiciaires, comptables et administratives. Si les travaux abondent sur l’institution des objets sacrés, pour leur destruction, en revanche, les historiens ont longtemps été captivés par 8. Par exemple Chipps Smith Jeffrey, Sensuous Worship: Jesuits and the Art of the Early Catholic Reformation in Germany, Princeton, Princeton university press, 2002 ; Grosse Christian, Les rituels de la Cène. Le culte eucharistique réformé à Genève (xvie-xviie siècles), Genève, Droz, 2008, p. 59-72 (conversion du paysage sonore) ; Hills Helen, The matter of miracles: Neapolitan baroque architecture and sanctity, Manchester, Manchester University Press, 2016 ; Boer Wietse de et Göttler Christine (dir.), Religion and the Senses in Early Modern Europe, Leyde/Boston, Brill, 2013. 9. Voir les travaux de Sansterre Jean-Marie, tel « Vivantes ou comme vivantes : l’animation miraculeuse d’images de la Vierge entre Moyen Âge et époque moderne », Revue de l’histoire des religions, no 2, 2015, p. 155-182 ; très éclairant : Balzamo Nicolas, « Introduction. L’image miraculeuse : le mot, le concept et la chose », in id. et Estelle Leutrat (dir.), L’image miraculeuse dans le christianisme occidentale. Moyen Âge – Temps modernes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2020, p. 15-41 : p. 22-25. 10. Geary Patrick, Le vol des reliques au Moyen Âge. Furta sacra, Paris, Aubier, 1993 (Princeton, 1990), p. 28-35. 11. Bynum Caroline, Christian Materiality. An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New York/ Zone Book, 2001, notamment p. 31, 34 et 239-240. 12. En plus de la Base Palissy pour la France, des moteurs de recherche du Victoria & Albert Museum et du Metropolitan Museum, deux outils méconnus concernent le patrimoine catholique en Italie [https://beweb.chiesacattolica.it/] et en Belgique [http://balat.kikirpa.be/search_photo.php].. 11.

(6) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. MARIE LEZOWSKI. l’attaque de l’image sacrée, irrésistible symbole de l’entrée fracassante dans la modernité. La « tempête des images » déferle sur le monde au xvie siècle : des foules militantes prennent d’assaut les statues et les tableaux « idolâtrés » en Europe, dans les églises et dans les rues, tandis que, sur les fronts pionniers de l’évangélisation et de la colonisation, hors d’Europe, les missionnaires brisent les « idoles païennes », « objets du démon 13 ». Grâce à la conservation de nombreux tableaux d’autel et de statues endommagés à cette époque, cette histoire peut être racontée à un large public, comme l’a fait la récente exposition Art under Attack de la Tate Gallery 14. Depuis les années 1980, durant lesquelles ce thème a émergé en histoire moderne et contemporaine, la bibliographie sur l’iconoclasme est devenue considérable 15. Pour l’Europe moderne, la recherche s’est concentrée sur les conflits entre catholiques et protestants, dans trois buts principaux : faire le lien entre les disputes théologiques et la « Réformation de l’image 16 » plastique et pratique ; dépasser les vieilles antiennes sur le « vandalisme » instinctif des « casseurs », quasi animal, au profit des logiques spirituelles, sociales, politiques et émotives de la destruction 17 ; enfin, à partir du cas-limite de l’agression, révéler la relation que tout spectateur entretient à l’image, avec le renfort de la psychologie et des neurosciences 18. La plupart de ces travaux se concentrent sur le xvie siècle et le début du xviie. Et ensuite ? Les saccages laissent des traces durables dans les mémoires, dans les églises mêmes : des emplacements sont laissés vides pour rappeler les violences subies. La déploration des dégâts stimule l’histoire de l’art et l’érudition locale, dans les Flandres par exemple, où une tradition catholique dresse l’inventaire des objets disparus 19. Mais pour la compréhension 13. G  ruzinski Serge, La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner » (1492-2019), Paris, Fayard, 1989 ; pour l’Empire aztèque, cf. Roulet Éric, L’évangélisation des Indiens du Mexique. Impact et réalité de la conquête spirituelle au xvie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 31-33. 14. B  arber Tabitha (dir.), Art under Attack: histories of British iconoclasm, Londres, Tate Publishing, 2013. 15. Les classiques parus dans les années 1980-1990 restent fondamentaux. Cf. Deyon Solange et Lottin Alain, Les casseurs de l’été 1566 : l’iconoclasme dans le Nord, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013 (Paris, Hachette, 1981) ; Freedberg David, Iconoclasm and painting in the revolt of the Netherlands, 1566-1609, New York, Garland, 1988 ; Eire Carlos M. N., War against the Idols: the Reformation of Worship from Erasmus to Calvin, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Christin Olivier, Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991 ; Wandel Lee Palmer, Voracious idols and violent hands. Iconoclasm in Reformation Zurich, Strasbourg, and Basel, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; Schnitzer Norbert, Ikonoklasmus – Bildersturm: theologischer Bilderstreit und ikonoclastisches Handeln während des 15. und 16. Jahrhunderts, Munich, W. Fink, 1996 ; Dupeux Cécile (dir.), Iconoclasme : Vie et mort de l’image médiévale, Paris, Éd. Somogy, 2001. 16. Koerner Joseph Leo, The Reformation of the image, Chicago, University of Chicago Press, 2004. 17. Voir en particulier Arnade Peter J., Beggars, iconoclasts and civic patriots: the political culture of the Dutch revolt, Ithaca, Cornell University Press, 2008 ; Aston Margaret, Broken idols of the English Reformation, Cambridge, Cambridge University Press, 2016. 18. À partir de Freedberg David, Iconoclasts and Their Motives, Maarssen, Gary Schwartz, 1985. 19. Van Bruaene, Anne-Laure, Jonckheere Koenraad et Suykerbuyk Ruben (dir.), Beeldenstorm: Iconoclasm in the Low Countries, BGMN – Low Countries Historical Review, no 131, 2016/1 [https:// www.bmgn-lchr.nl/577/volume/131/issue/1/], consulté le 10-06-2020.. 12.

(7) INTRODUCTION. des destructions mêmes, un saut a lieu dans le temps, jusqu’à l’iconoclasme révolutionnaire 20. La première partie de notre livre met en question cette ellipse.. "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. De l’image attaquée à la réévaluation de toutes choses Le mot d’« iconoclasme », très rare, pour ne pas dire absent à l’époque moderne, désigne l’image comme cible exclusive. Or Natalie Zemon Davis, dans son article de référence de 1973 sur les rituels de violence, avait déjà souligné que catholiques et protestants visent à la « purification » ou « purgation » complète des ferments d’hérésie, qu’ils soient hommes ou objets 21. L’« idole » dénoncée par les purificateurs est toute chose vénérée pour elle-même, le chapelet adoré autant que la statue assimilée à la présence divine. Les représentations figurent bien des scènes de saccage général, de « cosmoclasme » pour le dire avec Ralph Dekoninck : tous les objets « idolâtrés » sont attaqués afin de disloquer un système d’accessoires solidaires entre eux 22. Cette piste très féconde nous porte à envisager l’objet chrétien comme la pièce d’une composition, prenant sens dans une « harmonie » et fragile en dehors de cet ensemble. Le cosmoclasme présente aussi le grand intérêt de dépasser le point de vue catholique implicite de l’iconoclasme : la conquête ou reconquête au catholicisme d’un foyer d’« hérésie » ou de « paganisme » passe aussi par la destruction de livres et d’objets 23. La première partie du livre met d’abord en lumière la grande diversité des objets attaqués. Dans les églises, les attaques visent les tableaux d’autel et la statuaire, mais aussi les portes, le mobilier, l’orfèvrerie, les reliques et reliquaires 24, les livres, les vêtements liturgiques et les draps d’autel. Les vases sacrés sont des cibles primordiales, pour des raisons théologiques 20. Pour la France d’après 1789, cf. Clay Richard, Iconoclasm in revolutionary Paris: the transformation of signs, Oxford, Voltaire Foundation, 2012 ; Fureix Emmanuel, L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Seyssel, Champ Vallon, 2019 ; plus général, Gamboni Dario, La destruction de l’art : iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, Dijon, Les Presses du réel, 2015 (Londres, 1997). 21. Zemon Davis Natalie, « The Rites of Violence: Religious Riot in Sixteenth-Century France », Past and Present, no 59, 1973, p. 51-91 : p. 57, 59, 81-82. 22. Dekoninck Ralph, « Cosmoclasme. Les images de la destruction du système des objets du culte aux xvie et xviie siècles », Perspective. Revue de l’INHA, no 2, 2018, p. 189-208. 23. Contre les Vaudois par exemple : Kolrud Kristine, « The Waldensians and the Piedmontese Easter of 1655 », in ead. et Marina Prusac (dir.), Iconoclasm from Antiquity to Modernity, Farnham, Ashgate, 2014, p. 139-151. 24. Sur les attaques de l’hostie, de l’ostensoir et des reliques, cf. Lestringant Frank, Une sainte horreur ou le voyage en eucharistie : xvie-xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1996 ; Tixier Frédéric, « Vous adorez un “Dieu de Pain” ! Enjeux et symboles de l’ostensoir au temps de la Réforme/Contre-Réforme », Annales de l’Est, numéro spécial « Changer, restaurer, rénover. La Réforme au fil de l’histoire et de l’actualité », 2017, p. 91-112 ; Boutry Philippe, Fabre PierreAntoine et Julia Dominique (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, 2 vol., en particulier Crouzet Denis, « Sur le désenchantement des corps saints au temps des troubles de Religion », p. 435-482.. 13.

(8) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. MARIE LEZOWSKI. et pratiques : ils contiennent les matières sacrées qui sont au cœur des controverses (hostie, vin, reliques de saints) et sont faciles à emporter et à revendre. En plus des parements d’église, les objets de piété sont activement recherchés et détruits dans les phases les plus aiguës des conflits religieux. Les moments de plus grande répression abolissent en effet la frontière, déjà perméable d’ordinaire, entre culte public et dévotion privée : quand l’exercice d’un culte est interdit, des rites clandestins sont célébrés chez des particuliers 25. Des perquisitions cherchent à débusquer les objets proscrits et à déjouer la « dissimulation » par la preuve matérielle. Comme on le lira pour les catholiques en Angleterre et en Écosse (Éric Durot) et les morisques entre Espagne et Italie (Bruno Pomara), la « purgation » s’étend à la sphère privée, pour des objets conservés chez soi ou portés sur soi. Toutefois, dans cette déferlante destructrice qui semble faire place nette, il faut tenir compte de l’amplification accusatrice. La représentation outrancière des profanations adverses, en mots et en images, alimente les conflits sur la longue durée. Elle révèle et entretient la haine de l’Autre, qu’il soit protestant, juif, musulman ou « païen » récalcitrant 26. C’est pourquoi Nicolas Balzamo choisit d’aborder les destructions par le légendaire hagiographique. En outre, l’opposition classique entre attaque et reconstruction, qui recoupe le plus souvent la séparation entre protestants et catholiques, s’est avérée insuffisante pour réfléchir au devenir des objets disputés en contexte de changement confessionnel. Entre les deux pôles extrêmes de l’anéantissement et de la restauration à l’identique, les objets chrétiens sont beaucoup plus souvent et discrètement enlevés et « recyclés 27 ». Dispersés hors des lieux de culte, ils sont récupérés par des institutions ou des particuliers de sensibilités variables, dont l’enquête a cherché à cerner l’identité et les motivations. S’il n’est pas toujours possible de connaître les raisons exactes de cette appropriation, assurément la reprise des objets les transforme. Le remploi ne réplique pas l’objet antérieur à la rupture. Il dénote une réévaluation spirituelle (qui restaure la sacralité, la médiation vers le divin selon les désirs du propriétaire ou à l’inverse poursuit la profanation), mais également, selon les cas, une appréciation marchande, esthétique, affective et/ou mémorielle. Pour mieux comprendre la grande diversité des survivances de l’objet religieux dans leur reprise, le livre analyse le remploi rituel clandestin (Éric Durot), la vente consécutive à un vol d’église (Marie Lezowski) et la confiscation officielle d’objets de culte (Margreet Dieleman, Claire Moutengou Barats). Cette histoire de remplois relève à la fois des 25. Kaplan Benjamin J., Divided by faith. Religious conflict and the practice of toleration in Early Modern Europe, Cambridge, MA, Belknap Press of Harvard University Press, 2007, p. 172-197. 26. Voir ces récits en Pologne : Teter Magda, Jews and heretics in Catholic Poland: a beleaguered Church in the post-Reformation era, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. 27. W  alsham Alexandra, « Recycling the Sacred: Material Culture and Cultural Memory after the English Reformation », Church History, no 86, 2017/4, p. 1121-1154 et ici même le chapitre d’Éric Durot.. 14.

(9) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. INTRODUCTION. techniques rituelles et de l’« économie des dévotions 28 », qu’elle approfondit sous l’angle des manipulations et des trafics controversés. La deuxième direction de la recherche sur les objets persistants, suivie par Susanne Lachenicht pour l’Allemagne du Nord, est la réfection des églises devenues lieux de culte protestants. L’ornementation luthérienne, anglicane et même calviniste est beaucoup plus riche qu’on ne l’a longtemps présumé, comprenant par exemple des vitraux peints, des orgues, des épitaphes funéraires ; des parements liturgiques et vêtements sont aussi conservés 29. En contexte luthérien, l’idée de « choses indifférentes » (adiaphora), développée par Luther en réponse aux premières destructions, autorise en effet la conservation de nombreux objets de culte, pour peu qu’ils se fondent dans le décor, sans être « idolâtrés ». Tout en ayant des effets visibles aujourd’hui dans les églises, la notion divise les luthériens : proclamer une chose « indifférente » suffit-il à la neutraliser 30 ? La conservation d’objets à l’emplacement où ils étaient vénérés ou employés aux cérémonies traditionnelles suggère plutôt un changement lent, voire une résistance au changement prescrit et affirmé dans les textes. Enfin, une question ouverte parcourant le livre concerne la multiplication des objets chrétiens : cette prolifération est-elle proprement catholique ? Elle l’est à coup sûr dans la bibliographie, surtout depuis la déferlante de travaux sur les reliques et leur circulation mondiale à l’époque tridentine 31. En réaction au travail de sape des réformateurs et aux destructions, la distribution des corps saints dans le monde catholique explose à partir du dernier tiers du xvie siècle. Les plus prisés sont ceux « sauvés des mains des hérétiques » ou extraits des catacombes de Rome, dont la redécouverte providentielle atteste la continuité de l’Église chrétienne depuis l’époque paléochrétienne. Si la relique est omniprésente dans les recherches actuelles, des objets moins cotés dans la hiérarchie catholique, expédiés par caisses, méritent aussi l’attention. Le livre met en valeur les sacramentaux et les objets de dévotion, tels l’Agnus Dei et le rosaire, qui, comme les reliques, soutiennent les combats de Rome et les catholiques dans leurs épreuves (Anne Lepoittevin et Éric Durot). 28. Cf. Burkardt Albrecht (dir.), L’Économie des dévotions. Commerce, croyances et objets de piété à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, ainsi que Lezowski Marie et Tatarenko Laurent (dir.), Façonner l’objet de dévotion chrétien. Fabrication, commerce et circulations (xvie-xixe siècles), numéro spécial des Archives de sciences sociales des religions, no 183, 2018 29. Spicer Andrew, Calvinist churches in early modern Europe, Manchester/New York, Manchester University Press, 2008 ; id. (dir.), Lutheran Churches in Early Modern Europe, Farnham, Surrey, 2012 ; Duffy Eamon, The stripping of the altars: traditional religion in England, c. 1400-c. 1580, New Haven, Yale University Press, 1993. 30. Bynum Caroline, « Are Things “Indifferent”? How Objects Change our Understanding of Religious History », German History, no 34, 2016/1, p. 88-112 : p. 93. 31. Pour aborder ce continent, Baciocchi Stéphane et Duhamelle Christophe (dir.), Reliques romaines : invention et circulation des corps saints des catacombes à l’époque moderne, Rome, École française de Rome, 2016.. 15.

(10) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. MARIE LEZOWSKI. La profusion des objets catholiques est incontestable ; toutefois, il reste à voir si le nombre est la marque distinctive d’une Contre-Réforme intimidante faute de convaincre. La première à l’affirmer est la caricature protestante, qui assimile la procession « papiste » à une parade militaire avec débauche de munitions. L’amoncellement des accessoires « idolâtres » trahit leur impuissance face à la Parole seule 32. Côté catholique, l’accumulation se passe de théorie : elle éblouit et elle pèse. Frédéric Cousinié l’a montré pour la figuration de la gloire de Dieu, qui requiert des matériaux massifs et des dimensions monumentales, dans l’architecture des autels 33, mais aussi dans les objets liturgiques, surtout quand les dépouilles de l’ennemi sont employées à cette fin. Le modèle en est donné dans ce livre par le grand ostensoir de Chrudim, fabriqué à partir de calices utraquistes aux lendemains de la victoire catholique de la Montagne Blanche (Nicolas Richard). Mais l’examen d’autres contextes que ceux de l’Église tridentine triomphante vient nuancer cette vision strictement autoritaire de l’accumulation : là où plusieurs communautés coexistent, l’abondance des objets chrétiens est un effet de la multiplicité des Églises. Dans l’Empire ottoman et au Levant notamment, Rome reconnaît la pluralité rituelle, à condition que l’unité doctrinale soit maintenue 34. Le recours possible aux cérémonies d’une autre Église chrétienne (communicatio in sacris) n’alimente pas seulement les doutes et les conflits entre clergés. Les populations ont ainsi la possibilité de cumuler les sacrements et les rituels et d’y puiser consolation et apaisement pour leurs peurs, comme le montre ici même Caroline Callard pour l’exorcisme des morts-vivants à Santorin. Les missionnaires violents qui détruisent les objets orientaux sont plutôt tenus pour des fauteurs de troubles menaçant un équilibre fragile. Sauf accident, donc, la pluralité rituelle autorise l’addition des objets du culte et l’augmentation des objets de dévotion, qui circulent entre les différentes communautés chrétiennes. En retour, on peut relire autrement que par la contrainte l’accumulation des objets là où le catholicisme est imposé aux minorités, en relevant avec Bruno Pomara que certains objets (les images de la Vierge Marie et les Agnus Dei) plus que d’autres suscitent l’attachement de morisques restés pour la plupart musulmans de cœur. Dans les terres d’Inquisition, toutefois, la possession d’objets chrétiens par des convertis douteux, des juifs ou des musulmans est surveillée et sanctionnée. La circulation des objets 32. Lutherus Triomphans, gravure sur bois anonyme, v. 1568, signalée par Tixier Frédéric, art. cité, p. 102. 33. C  ousinié Frédéric, Gloriæ. Figurabilité du divin, esthétique de la lumière et dématérialisation de l’œuvre d’art à l’âge Baroque, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. 34. Girard Aurélien, « Nihil esse innovandum ? Maintien des rites orientaux et négociation de l’Union des Églises orientales avec Rome (fin xvie-mi-xviiie siècle) », in Marie-Hélène Blanchet et Frédéric Gabriel (dir.), Réduire le schisme ? Ecclésiologies et politiques de l’Union entre Orient et Occident (xiiie-xviiie siècles), Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2013, p. 337-352 ; Santus Cesare, Trasgressioni necessarie: communicatio in sacris, coesistenza e conflitti tra le comunità cristiane orientali: Levanti e Impero ottomano, xvii-xviii secolo, Rome, École française de Rome, 2019.. 16.

(11) INTRODUCTION. entre confessions est une prise de risque, connue surtout par des sources de la répression.. "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Quatre opérations simultanées La clarté du récit impose souvent à l’historien de brusquer le résultat de ses recherches en datant les ruptures. Ainsi en va-t-il dans le traitement de l’image chrétienne au début de l’époque moderne, qui est l’un des critères retenus pour le passage d’un lieu à la Réforme. Les études sur les destructions d’images dans les années 1980 et 1990 ont permis de cartographier les vagues d’iconoclasme dans l’Europe du xvie siècle. Le moment de stabilisation est moins aisé à dater que l’assaut des églises. Il est situé à un point variable du xviie siècle, à partir du constat de la fixation progressive dans la répartition des lieux de culte. Or le problème historique posé par l’objet est l’entrecroisement du changement et de la permanence, qui contredit la logique inaugurale des textes. C’est pourquoi le livre est organisé en quatre parties thématiques, qui correspondent à quatre scénarios possibles pour le devenir moderne des objets chrétiens : la destruction, la persistance, l’envoi à distance et le partage. Sources de conflits virulents, ces évolutions ont lieu en même temps, parfois sur le même objet. La distinction de ces opérations est analytique : elle tire un fil d’un écheveau pour s’efforcer de débrouiller des situations d’une grande complexité. Aucun scénario n’est le sens ultime de la modernité. La première partie du livre montre que la volonté de rupture existe bel et bien, marquée par le désir de faire table rase des « idoles » passées, en Europe et hors d’Europe, et de repartir d’un lieu purifié pour construire la véritable Église. Cette destruction idéalement radicale est liée, au xvie siècle, à la construction de nouvelles autorités, coloniales dans la NouvelleEspagne (Éric Roulet), pastorales dans la Suisse francophone (Nathalie Szczech). La participation directe de Guillaume Farel et des prédicateurs de son réseau au bris des objets d’église est un « iconoclasme pastoral », l’invention d’un ministère armé de la violence purificatrice, en plus de la Parole enfiévrée. Quant à la grande casse des « objets diaboliques » au Nouveau Monde, remplacés par les objets chrétiens, elle accompagne le renversement des structures sociales et politiques : au cours des révoltes chichimèques du xvie siècle en Nouvelle-Espagne, les vêtements et les vases catholiques matérialisent la domination coloniale et sont attaqués avec la même violence que les églises et les corps des missionnaires. La parodie des cérémonies venues d’Europe, « sacrilège » pour les missionnaires, manifeste une certaine acculturation chrétienne des insurgés, mais surtout leur aversion pour des rituels violemment imposés. La hantise des chroniqueurs est une onde d’apostasie portée par les chefs indigènes. L’étude des destructions s’est poursuivie pour les xviie et xviiie siècles, en un temps où les historiens les cherchent beaucoup moins. D’abord, le 17.

(12) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. MARIE LEZOWSKI. « cosmoclasme » du xvie siècle laisse des traces durables dans les mémoires, en écrit et en images. La place centrale des images martyres dans l’Europe catholique est avant tout, insiste Nicolas Balzamo, un phénomène hagiographique : la légende de l’« image blessée » cherche à accroître le succès d’un sanctuaire, mais cette plus-value est loin d’être assurée. La longue durée est aussi celle des ennemis de la foi dans l’imaginaire chrétien. Les lieux communs sur les destructeurs « sacrilèges », « impies », colportés par l’imprimé contre certains groupes, préviennent les soupçons en cas d’atteinte avérée à des objets catholiques, surtout contre les « hérétiques » (protestants, juifs ou musulmans) et les « vagabonds ». Ainsi, un vol d’église advenu à Sienne en 1730 fait surgir des figures « diaboliques » dans le voisinage (Marie Lezowski). Le temps long permet, enfin, de réévaluer les violences purificatrices de la seconde modernité. Dans la France des années de la Révocation, les objets de culte catholiques sont encore la cible d’actes irrévérents et d’attaques, en nombre variable selon les provinces : pour l’Anjou, Didier Boisson signale quelques abattages de croix de chemin et leur prompte restauration, avec la mise à l’amende des coupables. Le cosmoclasme change de camp dans les années 1680, passant aux mains du pouvoir royal. Margreet Dieleman présente l’organisation minutieuse des autorités catholiques pour tirer le plus grand fruit possible des biens des Églises réformées, par revente et remploi. Une fois les temples abattus, les matériaux de construction et le maximum d’objets sont récupérés, vendus ou donnés, jusqu’à de modestes pièces de vaisselle en étain, employés jusqu’alors pour le baptême réformé et désormais par des hôpitaux ou des hôtels-Dieu. La persistance d’objets liturgiques et de prière interdits est un problème commun à plusieurs chapitres, en particulier dans la deuxième partie. L’enjeu est de qualifier les actions et les arguments qui rendent possible cette présence continuée. Le Saint-Empire et l’Angleterre se prêtent particulièrement à de telles observations, grâce à l’abondance d’objets médiévaux conservés et de sources écrites. Les travaux sur la « survie » des objets dans les périodes de destruction peuvent aussi s’appuyer sur la longue tradition d’inventaires des objets de la foi « traditionnelle », qui, toutefois, n’est pas dénuée de parti pris réactionnaires. Les spécialistes préfèrent désormais au mot de « survie » des termes qualifiant la piété et/ou l’action des propriétaires des objets au plus proche des pratiques et du lexique de l’époque, sans postuler la « résistance » de ceux qui les conservent (Susanne Lachenicht, Éric Durot et Claire Moutengou Barats). Dans tous les cas, la possession d’objets interdits ne va pas de soi, car les objets des confessions minoritaires sont appelés à disparaître. Leur conservation est risquée. Bruno Pomara montre que, parmi les morisques d’Espagne, le maintien de rites islamiques passe par la transmission clandestine d’objets distinctifs, tels que les livres, les amulettes et les instruments pour la toilette funéraire. 18.

(13) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. INTRODUCTION. L’enchaînement chronologique attendu d’une synthèse historique est donc mis en difficulté par les objets chrétiens, pour trois raisons principales montrées par le livre. D’une part, la destruction et la persistance se combinent dans l’expérience pratique, surtout dans les lieux dont la confession majoritaire varie pendant plusieurs décennies. Le balancement de nombreux lieux d’une religion à l’autre jusqu’à un point variable du xviie siècle fait entrer les objets dans une boucle temporelle : ils sont relégués, stockés, remployés, selon les circonstances. Des exemples remarquables de cette histoire cyclique se trouvent en Bohême, en raison de la longue oscillation de la population entre utraquisme, luthéranisme, calvinisme et catholicisme. L’étude importante de Nicolas Richard éclaire ainsi une large séquence allant du xve au xviiie siècle. Deuxièmement, la conservation d’objets interdits conteste des faits advenus et appelle de ses vœux une histoire alternative, tels le retour de l’Angleterre dans le giron de Rome et l’autonomie retrouvée d’une Lausanne catholique vis-à-vis de Berne. Les ornements d’église et les objets de prière tenus en réserve tracent des histoires envisagées à un moment et non advenues (Éric Durot et Claire Moutengou Barats). Enfin, le troisième facteur de complication pour inscrire les objets chrétiens dans l’histoire, et le plus épineux, est leur intégration dans les controverses. La « matière », argument discuté et débattu, épingle l’objet, mais a un rapport très incertain avec la chose matérielle et avec son évolution. Tantôt la controverse gomme les variations et les contradictions de ses usages ; tantôt au contraire elle les accuse, les caricature à plaisir, dans ses accidents et ses compromissions. Didier Boisson en donne un exemple clair avec la croix, qui est un objet de dévotion et de culte (le crucifix et la croix de chemin) et un signe de la Passion, qui peut être mental et se passer de tout objet. Ainsi, la croix, brisée par des calvinistes sur le terrain des affrontements, est rarement attaquée dans les écrits de Calvin et des controversistes réformés du xviie siècle. C’est que l’image est une matière bien plus efficace pour les pourfendeurs de l’idolâtrie catholique. Les descriptions d’images sacrées par les protestants peuvent sembler réalistes au premier abord. Mais elles viennent étayer la dénonciation de l’« idole » par l’anecdote et le détail grotesque : les dévots de la « poupée » de Notre-Dame-desArdilliers lui portent l’amour brutal des enfants. Quant aux controversistes catholiques, défiés de justifier les statues lourdement ornées, ils refusent de décrire. Le jésuite Louis Richeome conçoit l’image parfaite par la logique. Ralph Dekoninck et Pierre-Antoine Fabre mettent en évidence l’abstraction de la théologie catholique de l’image. À ces conflits entre catholiques et protestants s’ajoutent les divisions internes aux catholiques, opposant les « dévots » aux « incrédules », mais aussi les différents ordres religieux, les innombrables confréries rivales. Au cœur des querelles, l’origine des objets d’une piété rigoureuse donne matière à plusieurs récits. Frédéric Cousinié 19.

(14) MARIE LEZOWSKI. montre les distinctions opérées par les légendes, qui rivalisent de subtilités sur les modalités de la transmission, par don direct, vision, imitation. Les tableaux et les statues les représentant composent entre les versions ou, à l’inverse, annoncent de nouveaux affrontements.. "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. La distance et le partage comme pierres de touche Le déplacement des objets chrétiens est de tous les chapitres. Néanmoins l’envoi à distance et le partage éclairent particulièrement leur composition délicate : les disputes et les litiges se multiplient ; l’écrit, qui manque d’ordinaire, devient plus abondant. La troisième partie examine des objets convoyés dans le territoire d’un « Autre » (« hérétique », « schismatique », « païen ») ou dans un lieu d’exil. Les difficultés soulevées par le déplacement des objets d’église se posent pour les catholiques, non pour les protestants. Comme le relève Margreet Dieleman, les objets servant aux rituels calvinistes se valent tous, tant que leur forme est appropriée. Aussi changent-ils fréquemment de lieu et d’usage : le baptême peut être célébré avec de la vaisselle domestique ; un même vase peut servir à plusieurs rituels. Seule la coupe de cène se distingue (souvent en argent et employée à cette seule fin), en raison de la centralité du sacrement eucharistique. Cette « indifférence » réformée refuse la définition traditionnelle du lieu de culte par le dépôt définitif de reliques et la formation d’un trésor. Pour l’Église traditionnelle en revanche, l’église persiste dans le temps par l’interdiction de faire circuler les objets sacrés et les ornements du culte, à des exceptions définies par le droit canon. Le renforcement de ces règles après Trente est un fait bien connu. Même quand les objets circulent (ce qui advient de plus en plus avec le développement des missions), du point de vue doctrinal, ils sont aussi intacts que s’ils se trouvaient à l’abri d’un sanctuaire : les objets de l’apostolat font rayonner la loi du Christ, unique et universelle, afin de fonder de nouveaux lieux sacrés et de gagner de nouvelles âmes. Le dogme est partout le même à condition d’une vigilance accrue de l’Église, tout comme l’« identité » (identitas) des reliques déplacées est sauve grâce à l’authentique (certificat d’authenticité). Cette foi en l’identité des objets catholiques préside au sauvetage des reliques et des images miraculeuses, évacuées des lieux où les « hérétiques » risquent de les détruire. Les objets sacrés parcourent parfois des centaines de kilomètres et parviennent en un refuge où refonder l’enclos du sanctuaire, sans subir aucune mutation dans l’épreuve, à l’instar de la Madone de Rothenburg ob der Trauber en Franconie, transportée à Prague (Nicolas Richard). L’Agnus Dei, à condition de ne pas subir de transformation, se voit prêter des vertus spirituelles prodigieuses, qui puisent directement à la source romaine. Invention médiévale, ce médaillon de cire blanche bénit par le pape est modestement produit jusqu’à Trente. Anne Lepoittevin montre 20.

(15) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. INTRODUCTION. que l’Agnus Dei trouve sa raison d’être dans le déploiement européen des combats de la papauté, à partir des décennies 1570-1580. Rome commence alors à expédier ces objets légers aux souverains amis et, par caisses, aux catholiques d’Europe restés fidèles au pape malgré les édits contraires de leur prince. Présentant une iconographie romaine, ces médaillons proches de l’hostie par leur forme sont les « signes » ostentatoires des combattants pour la pleine souveraineté pontificale. Cependant, les objets convoyés à longue distance ne sont pas reçus en leurs nouveaux lieux avec la passivité présumée par les récits apologétiques. Les missionnaires qui apportent les objets nécessaires à la célébration de la messe et distribuent chapelets, médailles et images célèbrent leurs vertus miraculeuses pour la conversion : les objets communiquent la grâce divine, ils changent les néophytes, et pas l’inverse. Mais les mêmes pères observent avec plus ou moins d’acuité la persistance d’autres objets. Pis : ils voient les objets catholiques romains se transformer, tirés à eux par les nouveaux chrétiens. Jusqu’à quel point s’arranger avec les nécessités locales ? L’accommodement nécessaire de l’apostolat est un problème universel de l’Église tridentine, spécifié par des doutes rapportés à leur lieu et examinés thématiquement par les cardinaux romains de la Propaganda Fide et du Saint-Office. Ces « querelles des rites » ont surtout été analysées pour l’Amérique et pour l’Asie, et quasi pas pour l’Afrique 35. L’étude d’un cas éthiopien donnée par Cesare Santus est donc importante. Elle présente un cas de rencontre des rites romains avec ceux du christianisme oriental, central malgré la distance, puisqu’il concerne les matières eucharistiques. Le vin de messe tiré des raisins secs selon l’usage éthiopien est-il valide (materia apta) pour l’eucharistie ? Le Saint-Office procède surtout à un examen de fait, sous la forme d’expériences chimiques. Comme souvent, la procédure est longue et la « matière douteuse » (materia dubia) des raisins secs le reste au final : la définition du « vrai vin » reste en suspens. L’absence de résolution déçoit sans doute les attentes sur le terrain, mais, en contrepartie, laisse une marge à l’initiative. Tous les missionnaires sont conduits à des arrangements avec le rite catholique romain, parfois contre leurs certitudes. C’est ainsi qu’un censeur implacable des « hérésies des Grecs » comme le jésuite François Richard, qui refuse de porter créance aux « faux ressuscités », concède une réalité aux morts-vivants dans son apostolat à Santorin, puisqu’il les combat par le Saint-Sacrement et par les œuvres. L’objet au centre des rituels d’exorcisme ne reste-t-il pas le cadavre aux pouvoirs redoutés, plus que l’hostie consacrée ? Le soin des morts est en tout cas un point d’achoppement de la conversion : l’attachement aux rituels funéraires tradi35. Voir dernièrement Županov Ines G. et Fabre Pierre-Antoine (dir.), The Rites Controversies in the Early Modern World, Leyde, Brill, 2018 (Asie et Amérique) et l’attention neuve à l’Afrique dans Castelnau Charlotte, Páscoa et ses deux maris : une esclave entre Angola, Brésil et Portugal au xviie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2019.. 21.

(16) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. MARIE LEZOWSKI. tionnels est relevé aussi dans le livre pour les morisques et les catholiques clandestins d’Angleterre. Les récits des missionnaires mettant rarement en question le succès de leurs méthodes, l’historien emprunte des détours pour tâcher d’apprécier la nature de ces conversions tant vantées : par exemple en considérant le sort des objets chrétiens en contexte d’insurrection, comme le fait Éric Roulet. Pendant les révoltes chichimèques du xvie siècle, qui ébranlent la domination espagnole en Nouvelle-Galice, tous les usages européens sont rejetés en bloc. La révolte dévoile les bouleversements provoqués par l’arrivée des objets sacrés et des ornements liturgiques, mais aussi leur absorption dans un système de croyances antérieures 36. Le vêtement sacerdotal provenant d’Europe est réinterprété comme la peau revêtue par le prêtre pour personnifier une divinité ; l’hostie, consommée « comme » le corps du dieu Huitzilopochtoli, sous la forme d’une galette (la recette diffère). Aussi peut-on douter des intentions sacrilèges des insurgés lorsqu’ils revêtent les habits des prêtres ou qu’ils exhibent les objets de culte. Quand les pères voient dans ces actes « blasphème » et « apostasie », les Chichimèques célèbrent leurs victoires sur l’ordre colonial. En parallèle des envois missionnaires, les objets de culte et de prière chrétiens circulent à un niveau inégalé à l’époque moderne, en raison du nombre croissant de voyageurs, volontaires ou contraints : marchands, pèlerins, soldats, exilés, etc. Le chemin, majoritairement vécu comme un parcours spirituel, est l’occasion de rencontrer de nouveaux objets et d’en abandonner 37. Sans suffire en soi, l’examen des objets gardés ou reniés sur la route est un indice précieux pour comprendre le processus de conversion. Le transport impose d’abord de choisir entre ses possessions ; s’ajoutent de sévères contrôles des bagages, surtout dans le cas d’un départ forcé. Les objets retenus, surtout ceux emportés par des exilés, maintiennent un contact symbolique avec la communauté d’origine disparue. Sous cet angle, les calvinistes français du Refuge, qui n’ont aucun objet sacré, constituent bien des « trésors de réfugiés 38 ». Les objets récupérés dans les temples abattus économisent un achat, mais aussi maintiennent la mémoire du lieu 36. L’histoire de l’art a étudié ces rencontres artistiques et spirituelles pour les tableaux, les sculptures et l’architecture et le fait désormais pour les objets de prière, les parures et les vêtements. Voir respectivement Bailey Gauvin Alexander, Art on the Jesuit missions in Asia and Latin America, 1543-1773, Toronto, University of Toronto Press, 1999 ; Bosc-Tiessé Claire, Les îles de la mémoire : fabrique des images et écritures de l’histoire dans les églises du lac Tana, Éthiopie, xviie-xviiie siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008 et Fromont Cécile, L’art de la conversion : culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo, Dijon, Les Presses du réel, 2018 (Chapel Hill, 2014). 37. Sur le pèlerinage et les expériences spirituelles de la mobilité, voir Julia Dominique, Le voyage aux saints : les pèlerinages dans l’Occident moderne, xve-xviiie siècle, Paris, EHESS, 2016 et Corens Liesbeth, Confessional mobility and English Catholics in Counter-Reformation Europe, Oxford, Oxford University Press, 2019. 38. L’expression est le titre d’une exposition qui a présenté des icônes emportées par les Grecs d’Asie mineure à leur départ forcé de Turquie, après 1923. Cf. Tsesmeloglou Kiriari (dir.), Icônes : trésors de réfugiés, Nantes, Les Éditions du Château des ducs de Bretagne, 2016.. 22.

(17) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. INTRODUCTION. de départ dans les lieux du Refuge. Ces objets se distinguent dès lors par leur histoire particulière, dont le souvenir se transmet. Sur ces objets du Refuge méconnus, Margreet Dieleman donne des pistes importantes pour une recherche européenne encore à conduire. Le cas des morisques permet de réfléchir plus largement à la place des objets chrétiens dans un voyage de conversion. Ces périples nous sont connus le plus souvent par des récits édifiants, du point de vue catholique. Les dangers de la route et de la traversée fournissent l’argument crédible à une conversion subite. Une image de la Vierge de miséricorde intervient souvent à un point crucial du récit 39. Revenu de ses erreurs, la voyageuse ou le voyageur abjure et fait le tri entre ses possessions. En Italie, la remise volontaire d’objets hérétiques aux juges du Saint-Office est reçue comme le signe d’une conversion de cœur. Tactique ou sincère, ce geste manifeste sans aucun doute la volonté des nouveaux venus de trouver leur place au lieu d’arrivée. Toutefois, les archives inquisitoriales sont emplies d’histoires moins claires, dans lesquelles les objets non chrétiens persistent, voire se renforcent pendant le voyage. Les dénonciations font connaître des conflits internes aux minorités surveillées à propos de la persistance de rituels hétérodoxes. Chez certains exilés, les violences subies en chemin confortent le refus de se convertir et l’attachement à des objets et des parures distinctifs, comme le turban, qui n’existaient peut-être pas au lieu d’origine. Enfin, si le voyage va jusqu’au retour, les objets rapportés accompagnent le développement de nouveaux cultes et l’action politique. Chez les catholiques militants, reliques et Agnus Dei sont des cadeaux diplomatiques entre puissants et, pour toutes et tous, des signes de reconnaissance qui insufflent courage. Loin de l’image domestique habituelle, la distribution d’objets de prière venus de l’étranger inscrit le groupe militant dans un vaste réseau aux ramifications plus ou moins imaginaires. En suivant toujours le fil conducteur du changement, la quatrième et dernière partie analyse le partage des objets de culte en lien avec la construction des communautés politiques. Le terme de « partage » permet d’englober l’ambiguïté des pratiques, entre séparation et cohésion. Pour le monde catholique surtout, nombreux sont les travaux à avoir montré que l’acquisition de reliques insignes ne se borne pas à refléter le prestige initial d’un prince ou d’une ville : la formation du trésor d’objets sacrés construit la souveraineté locale et change les rapports de force, autorisant la revendication d’un statut d’exception et de libertés particulières 40. 39. Le même canevas édifiant se décline en tous points du monde catholique, par exemple pour les Hurons jetés sur les routes d’une Nouvelle-France en guerre, cf. Velez Karin, The miraculous flying house of Loreto: spreading Catholicism in the early modern world, Princeton, Princeton University Press, 2019, p. 100-113. 40. Boutry Philippe, Fabre Pierre-Antoine et Julia Dominique (dir.), Reliques modernes, op. cit., parties II et V. Voir en particulier la contribution d’Ines Županov pour São Tomé de Meliapor, ville reliquaire de l’Inde portugaise qui fonde sur le corps du saint apôtre son indépendance. 23.

(18) "Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.) 978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. MARIE LEZOWSKI. Un apport majeur de notre livre est de montrer l’importance du partage d’objets du culte pour la définition des territoires, politique et rituelle, dans des contextes protestants et orthodoxes. Dans le modèle zwinglien mis en œuvre à Lausanne après 1536, les biens d’Église passent sous tutelle du conseil de ville. La charité et le « bien commun », la vertu chrétienne et l’administration de la pauvreté se surimposent, non sans difficultés pour le partage des rôles. Claire Moutengou Barats voit en effet deux conflits parallèles se développer autour de la répartition des objets d’église confisqués : avec le Magistrat de Berne, dont Lausanne est désormais sujette et qui fait main basse sur les ornements les plus précieux, et, à Lausanne même, entre conseillers de ville et pasteurs. Comprendre le partage des objets implique aussi d’entrer dans les lieux de culte, comme le fait Susanne Lachenicht en contexte luthérien : dans les villes hanséatiques, les principaux donateurs d’images et de mobilier restent, comme par le passé, les principales familles et les confréries de métier. S’il n’est pas aisé de documenter la continuité des gestes, la permanence la plus visible dans les chapelles est celle des legs charitables. Paradoxalement, la situation des églises luthériennes d’Allemagne du Nord apparaît plus pacifiée que celle des autels catholiques, vus par Frédéric Cousinié entre France et Italie. Les conflits de chapelles découlent de l’invention continue de confréries après Trente, dont certaines sont associées à un objet dévot particulier. Ces groupes célébrant à des autels voisins se disputent les dons des fidèles. Les récits d’origine, rivaux, restent néanmoins similaires et comparables dans leurs formes, ce qui rend possible l’adhésion simultanée à plusieurs confréries. L’Empire ottoman, enfin, est le contexte idéal pour réfléchir au partage des rituels et à la comparaison entre objets chrétiens. Certaines églises sont desservies par plusieurs clergés ; les objets eux-mêmes ne sont pas communs, sans quoi la différence rituelle disparaîtrait, mais sont exceptionnellement partagés. Dans le cas de Santorin, la réserve eucharistique est l’emblème de ce rapprochement possible : malgré l’acrimonie entre les clergés, on voit le missionnaire latin ramasser avec révérence des prosphores (pains de communion orthodoxes) malmenées. À en croire le père Richard, la comparaison joue en faveur du catholicisme, pour la beauté des ornements et pour le soin pris au rituel. Les missionnaires en Orient ont pour eux la supériorité d’un artisanat bien rodé, propre à leur fournir une masse considérable d’images et d’objets de qualité moyenne. Cette « irruption subite » (Bernard Heyberger) de l’artisanat latin en Orient à partir de la fin du xvie siècle est propre à étourdir les populations en des lieux où les icônes et vis-à-vis du gouvernement de Goa. Dans un même ordre d’idées, voir Édouard Sylvène (dir.), Saintetés politiques du ixe au xviiie siècle, Autour de la Lotharingie-Dorsale catholique, Paris, Classiques Garnier, 2019.. 24.

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