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noirceur couleurs des Martín Blasco Traduit de l espagnol (Argentine) par Sophie Hofnung l école des loisirs 11, rue de Sèvres, Paris 6 e

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Texte intégral

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Le livre

Cinq bébés enlevés. Un projet expérimental diabolique consigné dans un journal intime. Un journaliste qui enquête sur ces disparitions vingt-cinq ans après. 1910, Buenos Aires. Une jeune femme réapparaît au domicile de ses parents des années après avoir disparu une nuit, alors qu’elle dormait dans son berceau. Une jeune femme sans aucun souvenir, un homme qui se comporte comme un chien, les images hallucinées d’une session d’hypnose, sont les pistes qui conduiront Alejandro à remonter le fil de cette sombre histoire jusqu’à un dénouement aussi terrifiant qu’inattendu.

L’auteur

Martín Blasco est né à Buenos Aires en 1976. Auteur d’une quinzaine de romans pour la jeunesse, il est aussi producteur et scénariste pour le cinéma et la télévision.

Dans ce roman de terreur, il se révèle maître dans l’art de manier le suspense et les rebondissements pour aboutir à un final bluffant.

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L a

noirceur

des

couleurs

Martín Blasco

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Sophie Hofnung

l’école des loisirs

11, rue de Sèvres, Paris 6e

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Journal de J.F. A ndrew

28 février 1885 La maison n’est pas mal. À quelque distance du centre, dans une zone peu habitée. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle est idéale, mais presque. Nous sommes en train de terminer les aménagements. Je dois participer aux travaux pour donner l’exemple. Mon personnel est trop réduit : Joseph, Marie, Félix et Brian. Cinq personnes, avec moi, pour une tâche d’une telle ampleur. Joseph n’a pas reçu d’instruction, il a été marin la plus grande partie de sa vie, son esprit est mal dégrossi, mais il m’a prouvé sa fidélité à plusieurs occasions. Marie a toujours été une grande admiratrice de mon travail. Elle a de vastes connais- sances en médecine et je lui ai confié la charge de la santé des enfants. Étant donné les conditions dans lesquelles ils devront vivre (enfermement, peu d’activité physique), ils pourraient tomber malades. Marie veillera à ce qu’ils

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jouissent toujours d’une bonne santé. Félix et Brian sont mes deux meilleurs disciples. Chez Félix, je vois un net penchant pour la cruauté, ce qui parfois m’inquiète, mais je sais aussi que je m’en servirai pour les étapes plus difficiles du projet. Brian, au contraire, se montre trop faible.

Nous sommes bien peu ! Aussi dois-je me retrousser les manches et travailler pour donner un coup de main.

Je veux que tout soit prêt dans moins de deux semaines.

Le plus important maintenant, c’est de me procurer les enfants.

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C ’est de ce travail qu’il s’agit

– Tu pars déjà ? demanda le père.

– Non, j’ai encore quelques minutes… répondit Alejandro.

– Ah…

– Tu veux que je reste ? – Non, tu vas être en retard…

– Je travaille sur un article pour le journal, très intéressant…

– Il vaut mieux que tu y ailles maintenant.

Enfin… pour être à l’heure.

– Oui, c’est sûr… c’est mieux.

Marcher dans les rues de Buenos Aires deve- nait chaque jour plus difficile. Les trottoirs étroits, les types de mauvaise humeur avec la sueur qui ruisselle sous leur chapeau, les crieurs de journaux aphones tant ils ont donné de la voix, les vendeurs

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ambulants débitant des offres incompréhensibles, les grappes d’enfants jouant aux cartes ou aux osselets rendaient impossible la tâche la plus élémentaire que l’on puisse faire dans la rue : marcher. Alejandro devait se frayer un chemin. Il n’y avait pas d’autre moyen. Aussi exigeant que l’escrime, le jeu de coudes requérait tout à la fois de la concentration, des réflexes et une stratégie. Des mouvements précis et retenus pour camoufler la préméditation, accom- pagnés d’une litanie prononcée à mi-voix, mélange informe de pardon, excusez-moi, désolé, merci qui, tel l’enchantement que les Bédouins exercent sur les serpents avec leurs flûtes pour les endormir, transfor- mait la grossièreté d’un coup de coude en exemple de bonnes manières. La physionomie aidait aussi.

La silhouette dégingandée et les traits fins et juvé- niles d’Alejandro, faussement mûris par une barbe taillée soigneusement, lui conféraient une allure de grand enfant et écartaient tout soupçon quant au respect des règles du savoir-vivre. Les seules per- sonnes dignes de la clémence des coudes du jeune homme étaient les femmes ; respecter leur passage était une raison pour justifier un retard. Mais il était devenu tellement difficile de marcher dans les rues du centre qu’elles étaient chaque jour moins nom-

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breuses ; elles restaient chez elles, assises sur de petites chaises dans leurs robes inconfortables. Il avait pensé écrire un article pour le journal sur le thème : « Où sont les femmes ? Pourquoi les voit-on de moins en moins ? » Il proposerait, moitié sur le ton de la plaisanterie, moitié sérieusement, le tracé d’une voie spéciale qui leur permettrait de se promener sans être bousculées. Il y en avait justement deux qui arri- vaient en face avec leur jupe en cloche et leur veste croisée. Là-bas, une autre portait des manches lon- gues et étroites qui se terminaient par des boutons et des ornements. Nous étions en été, et la plupart arboraient de grands chapeaux au bord retombant qui occultait une partie du visage. Les plus coquettes les agrémentaient de rubans, de fleurs, de plumes teintes ou de pics brillants, selon les préceptes des revues de mode ou des vitrines de Harrods ou de Gath

& Chaves. Et ces apparitions exquises devraient se trouver pressées comme des sardines dans les rues du centre ? Non, les voies spéciales étaient la solution.

Au cours de cette année 1910, année du Cente- naire de la république d’Argentine, des idées encore plus saugrenues étaient étudiées. Le développement effréné des dernières décennies obligeait à repenser la ville, et chaque jour voyait surgir un nouveau

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projet. Ici une diagonale, là un pont, ou bien cet édi- fice à déplacer dans un autre endroit. Les quartiers se remplissaient de places, et les places de monuments.

Tous les matins, Alejandro trouvait un nouveau clou planté dans l’échine de Buenos Aires : une pyramide, une fontaine ou une tour offerte par une puissance étrangère au motif du Centenaire, mais qui finissait par s’appeler « tour des Anglais » ou « fontaine des Allemands », et ainsi pour chaque nation et chaque monument. Offrir de telles quantités de béton et de ciment laissait Alejandro songeur : pourquoi les pays faisaient-ils des cadeaux aussi inutiles ? Quand l’un de ses amis fêtait son anniversaire, il ne lui offrait pas une pyramide pour son jardin, mais choisissait un parfum ou une canne. Ce jour-là, entre ces consi- dérations et une partie de jeu de coudes énergique, Alejandro eut l’esprit occupé jusqu’à son arrivée sur l’Avenida de Mayo.

Il travaillait pour le quotidien La Prensa. Après avoir collaboré occasionnellement avec plusieurs publications pendant quelques années, il avait obtenu un emploi stable comme chroniqueur grâce à un vieux camarade d’école proche de la famille Paz, propriétaire du journal. S’il y avait bien une chose pour laquelle Alejandro pouvait remercier son père,

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c’était l’éducation rigoureuse qu’il avait reçue : les bonnes écoles, les préceptrices anglaises, les cours de piano, la fréquentation des meilleurs clubs. Et une bonne éducation laisse toujours de bons contacts.

Certains des enfants aux côtés de qui il avait grandi occupaient à présent des postes en vue au gouver- nement, dans l’industrie ou dans le commerce. La déception paternelle devant les efforts déployés pour sa formation vint quand Alejandro quitta l’enfance sans couronner son apprentissage par un diplôme universitaire – ce à quoi aspirait son père – et préféra passer des heures au café à parler politique, poésie, et même pourquoi pas de mode, avec des rencontres de hasard. Alejandro était un passionné du présent, il aimait suivre l’actualité politique, être au courant des luttes sociales qui survenaient de par le monde, entendre les discours enflammés des anarchistes, des socialistes et des radicaux sur ce futur qui semblait chaque jour plus proche. C’était pour ça qu’il avait choisi le journalisme. Le fait qu’Alejandro était fils unique rendait la désillusion paternelle encore plus grande, puisqu’il n’y avait personne d’autre pour porter le flambeau de l’honneur familial. Avec le temps, son père s’était habitué à l’idée – ou peut-être n’avait-il au fond jamais nourri de grandes

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espérances pour l’avenir de son fils. Leur rela- tion n’était pas mauvaise. Alejandro n’avait même aucun souvenir d’une dispute entre eux. C’était plutôt que la relation était nulle, inexistante, avec son père vivant à quelques mètres au-dessus de lui, dans un monde d’idées pures, tandis que lui, Ale- jandro, se vautrait dans la boue des gens ordinaires.

Avec les années, la balance s’était mise à pencher du côté d’Alejandro, car son salaire de journaliste les entretenait tous les deux. Cela ne constituait cependant pas une raison pour que son père consi- dère le journalisme comme une occupation un tant soit peu sérieuse.

En arrivant sur l’Avenida de Mayo, la foule put s’étendre, et Alejandro respirer. L’immeuble de La Prensa apparut devant ses yeux dans toute sa splen- deur. Aucun journal au monde n’en possédait un comme celui-ci. Ni le New York Herald ni Le Figaro.

Douze ans plus tôt, quand la construction était sur le point d’être achevée, plus de vingt mille personnes ébahies s’étaient rassemblées afin de voir la statue de bronze de la déesse Pallas Athéna soulevée au moyen d’un élévateur pour être placée au sommet de l’édifice, d’où aujourd’hui elle observait la ville.

La déesse, debout sur le globe terrestre, portant dans

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sa main gauche un journal et dans sa main droite une torche, était censée être une source d’inspiration.

Mais Alejandro voyait quelque chose de sinistre dans l’attitude de la statue qui semblait ainsi dominer le monde.

– Je suis en retard, je sais, s’excusa Alejandro.

Je ne me suis pas réveillé. Mais en chemin j’ai eu quelques bonnes idées d’articles. Par exemple : « Où sont les femmes cet été ? Pourquoi les voit-on de moins en moins dans la ville ? »

– Complètement idiot…

– Ou alors : « Pourquoi les nations du monde s’obstinent-elles à offrir des monuments ? »

– Ça suffit, Alejandro, s’il te plaît. J’ai autre chose pour toi. Il y a un type qui t’attend depuis une heure. C’est le patron d’une usine d’articles de bazar, un de nos bienfaiteurs. Il a demandé à te parler, mais il ne m’a pas dit ce qu’il voulait. Il est là-bas.

Près de la porte de la rédaction se trouvait un homme petit, chauve, plutôt trapu et portant une fine moustache qui contrastait avec ses lèvres char- nues. À sa manière de tordre son chapeau entre ses mains, on pouvait deviner qu’il était nerveux.

– Alejandro Berg, se présenta Alejandro. On m’a dit que vous vouliez me voir.

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– Oui, enchanté, monsieur Berg. Je m’appelle Omar Annuar. Je voulais vous parler… en privé, je préférerais si c’est possible.

– Vous pouvez parler sans crainte, personne ne nous écoute.

Omar Annuar parcourut du regard la salle de rédaction aux allures de fourmilière.

– Ce que je vais vous dire est très important, j’aimerais vraiment parler en privé…

– Je vous répète que vous ne devez pas vous inquiéter, il n’y a pas un lieu plus privé que celui-ci.

Regardez.

Alejandro haussa la voix.

– Alors vous me dites que vous êtes anarchiste et que vous allez poser une bombe au Congrès ? Ah ah.

Et vous aimeriez aussi assassiner le président ? Qui n’en a pas envie, mon ami ! Vous pouvez compter sur mon aide et sur celle de La Prensa, qui sans aucun doute vous soutiendra dans cette noble cause. Vous avez besoin d’armes ? d’argent ? Que peut-on faire pour vous ?

Omar Annuar pâlit en entendant pareilles hor- reurs, mais il put constater que personne alentour n’eut la moindre réaction, tous ces hommes conti- nuaient de parler ou d’écrire, ou bien étaient plon-

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gés dans leurs propres problèmes. Il comprenait ce qu’Alejandro avait voulu prouver.

– Vous voyez ? Vous pouvez parler tranquille- ment, ici nous sommes tous journalistes.

Alejandro prit le visiteur par le bras et le condui- sit dans un coin du salon. Il lui offrit la chaise qu’il avait préalablement dérobée à Bontelli, le critique de théâtre qu’il ne supportait pas.

– Alors, qu’y a-t-il de si mystérieux que per- sonne ne doive entendre ?

– J’ai un travail pour vous, je peux vous payer une belle somme. Ma fille…

– … Que se passe-t-il avec votre fille ? – Elle avait disparu.

– Je suis désolé.

– Elle est revenue.

– Je suis ravi.

– Elle a été volée dans notre maison alors qu’elle avait un an.

Le sourire s’effaça du visage d’Alejandro tandis qu’il se renversait en arrière sur sa chaise.

– Eh bien… je n’imaginais pas qu’il s’agissait de faits aussi graves, je suis vraiment désolé. Et vous dites que maintenant elle est revenue ?

– Oui, vingt-cinq ans après.

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– Vingt-cinq ans ? ! Mais où était-elle durant tout ce temps ?

Une bouffée de haine brouilla la vue d’Omar Annuar quand il répondit :

– C’est de ce travail qu’il s’agit.

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Journal de J.F. A ndrew

4 avril 1885 C’est demain le grand jour. Si quelque chose tournait mal, si pour une raison ou pour une autre la police arrêtait Joseph ou Brian ou Félix… J’ai confiance en eux, je sais qu’ils ne me dénonceraient pas, mais les perdre mettrait fin à tout. Ce sont des hommes fidèles qui se sont montrés disposés à me suivre jusqu’à ce point. Ce ne sont pas des criminels, bon, Joseph peut-être un peu… mais entrer dans une maison et voler un enfant demande un grand courage.

Pourront-ils le faire ? C’est demain, demain le grand jour.

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L es A OϘVBS

– Je peux vous offrir quelque chose à boire ? Les Annuar vivaient à proximité de la gare Constitución. L’entrée principale donnait sur un couloir qui communiquait avec les chambres. Tout au fond, on apercevait un patio avec une treille.

La décoration était typiquement arabe : des calligra- phies sur la plupart des murs, une énorme tapisserie avec un paysage champêtre du Liban, des tapis et de grands coussins brodés. Omar et Alejandro s’instal- lèrent dans le salon principal, une pièce sombre avec un tapis qui recouvrait presque tout le sol.

– Veuillez m’excuser de ne pas vous présenter ma femme. Pour elle, le retour d’Amira a été une joie immense mais aussi un véritable choc. J’ai des inquié- tudes pour sa santé. C’est pour cela que je préfère que nous ayons cette conversation seul à seul.

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Alejandro ne savait toujours pas ce qu’il faisait exactement ici. Il s’était vu embarquer par Omar jusque chez lui. L’idée d’un travail tombé du ciel avait pesé car, malgré son salaire fixe, il était toujours à court d’argent.

– Je vous ai déjà dit que ma fille avait été volée quand elle était toute petite et qu’elle était revenue il y a peu, reprit Omar en lui servant une tasse de thé. À présent je vais vous expliquer ce que j’attends de vous, Alejandro. Commençons par le commen- cement.

Omar posa la théière sur la table. Avant de parler, il alluma une cigarette.

– Il y a deux semaines, ma femme arrosait les plantes dans le patio quand on frappa à la porte. Elle alla ouvrir et se retrouva face à une jeune femme qui avait l’air désorientée. Elle lui demanda qui elle était et ce qu’elle voulait. La jeune femme lui répondit seulement qu’elle s’appelait Amira Annuar. C’était…

c’est, pardon, le nom de ma fille. Ma femme faillit s’évanouir en l’entendant.

Alejandro n’aimait pas le thé, il aurait préféré un maté. Pendant quelques instants, il remua le breuvage avec une petite cuillère, histoire de faire quelque chose de ses mains.

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– Et vous êtes certains que c’est votre fille ? – Bien sûr, nous n’y avons pas cru sur le coup, il nous fallait une preuve que c’était bien elle. Moi, je n’aurais pas su comment faire. La dernière fois qu’elle avait été avec nous, elle était bébé. Comment reconnaître l’enfant dans cette femme adulte ? Mais mon épouse était préparée. Les mères ont quelque chose de spécial. Votre mère est toujours en vie, monsieur Berg ?

– Non. Je l’ai à peine connue.

– Je suis sincèrement désolé. Vous voyez, nous, les hommes, pouvons faire des efforts pour être de bons pères, nous pouvons aimer nos enfants plus que notre propre vie, et pourtant l’amour d’une mère sera toujours supérieur. Zainab n’a jamais renoncé à l’espoir de revoir Amira. La mort de notre fille aurait été moins douloureuse pour elle que sa dis- parition. Les questions sans réponse étaient une torture : Est-elle vivante ? A-t-elle été élevée par une autre famille ? Que sait-elle de nous ? La rever- rons-nous ? Si elle n’a pas succombé à la tristesse, ce fut uniquement parce qu’elle s’accrochait à l’espoir qu’Amira reviendrait. Elle entraînait sa mémoire à se rappeler chaque détail qui pourrait lui servir à reconnaître sa fille. Et quand cette jeune femme

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s’est présentée, quelques minutes après l’avoir fait entrer, elle a commencé à inspecter son corps et elle a trouvé les signes dont elle se souvenait : une tache de naissance sur l’épaule gauche, le petit grain de beauté sous le sein droit, le gros orteil plus court que les autres doigts de pied, les oreilles avec le lobe collé, le long cou, la bouche qui s’étire légèrement du côté gauche. Ce fut une joie immense, Masha, Allah, AlhamduliAllah ua ShukranlilAllah.

Alejandro interrompit Omar, craignant que l’émotion lui fasse oublier l’espagnol.

– Comment votre fille a-t-elle disparu ?

– À cette époque nous vivions dans une maison communautaire où débarquaient les migrants, un conventillo. Il n’y avait pas longtemps que nous étions arrivés en Argentine, nous étions très pauvres. Notre fille était notre unique joie, mais un matin elle a tout simplement disparu. Quelqu’un l’avait volée dans son berceau pendant la nuit.

– Mon Dieu… Et que s’est-il passé après ?

– Rien. La police est venue, ils n’ont pas fait grand-chose. Ensuite, nous avons appris que, cette même nuit, d’autres bébés avaient disparu dans le voisinage.

– Et vous n’avez rien su durant toutes ces années ?

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– Rien. Avec le temps, notre situation s’est amé- liorée et nous avons pu acheter cette maison. Pour- tant nous n’avons jamais été heureux, la douleur de la perte de notre fille ne nous a jamais quittés.

Jusqu’à son retour.

– Mais où était-elle pendant tout ce temps ? – C’est une question à laquelle Amira ne peut pas répondre, et c’est pour ça que vous êtes ici.

– Je ne comprends pas.

– Elle n’a aucun souvenir. Amira ne se rappelle rien de ce qui est arrivé dans sa vie jusqu’au moment où elle a frappé à notre porte.

Lassé de tourner la cuillère, Alejandro posa sa tasse sur la table. Ce qu’il venait d’entendre n’avait aucun sens pour lui.

– Je sais ce que vous pensez, vous vous dites que c’est impossible, reprit Omar. C’était aussi ma première réaction. Mais il semblerait qu’elle souffre d’un type de commotion qui l’empêcherait de se souvenir. On a d’abord cru que c’était passager, mais trois semaines se sont écoulées sans amélioration.

Elle a vu une foule de médecins durant cette courte période, ils disent tous qu’elle est saine d’esprit mais qu’elle a perdu la mémoire. Et moi je veux décou- vrir la vérité.

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– Vous avez vu la police ?

– Ils n’ont rien fait à l’époque, pourquoi ferais-je appel à eux maintenant ? De plus, je ne voudrais pas prendre de risques pour la sécurité d’Amira. Amira est… étrange, ce n’est pas seulement qu’elle ne se souvient pas… Il y a autre chose, quelque chose qui n’est pas du ressort de la police. C’est la raison pour laquelle je me suis adressé au journal. Le travail des journalistes, c’est bien de rechercher l’information, n’est-ce pas ? C’est ça que je veux, de l’information.

– Et pourquoi moi ?

– Parce que vous êtes des nôtres, monsieur Berg.

Alejandro comprit. Peu de thèmes divisaient autant l’opinion publique que celui de l’immigration. Les hommes et les femmes qui, un jour, étaient descen- dus d’un bateau sans rien dans les mains représen- taient aujourd’hui la majorité. Leurs enfants n’étaient pas seulement argentins, ils étaient aujourd’hui deve- nus avocats, architectes, professeurs et médecins, accomplissant le rêve de leurs parents. C’étaient des jeunes qui, en plus, aspiraient à avoir de l’influence dans la politique argentine. Leurs parents avaient traversé le monde pour qu’eux aient de meilleures opportunités, alors ils ne pouvaient pas rester les bras croisés. Chaque jour deux visions de l’Argentine

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se confrontaient dans les journaux et les revues du pays. Il y avait ceux qui accusaient les Italiens, les Espagnols, les Polonais et les Russes de corrompre une prétendue « pureté » nationale, et il y avait ceux qui estimaient que le problème était que l’ancienne oligarchie locale avait peur de perdre le pouvoir.

En tant que fils d’immigrés, Alejandro avait pris des positions claires en signant quelques articles dans des publications mineures, où il avait la possibilité de s’exprimer plus librement que dans La Prensa.

L’une de ses tribunes où il se moquait de la loi contre les immigrés proposée par Miguel Cané avait connu un certain retentissement parmi les partisans de l’immigration.

– L’enlèvement de ma fille et des autres enfants disparus le 5  avril 1885 était un crime contre les immigrés. Ces enfants, s’ils n’avaient pas été volés, seraient aujourd’hui des jeunes luttant pour faire entendre leur voix, des jeunes comme vous.

Alejandro comprit parfaitement l’argumentation d’Omar. Il sut aussi que, au-delà de l’occasion de gagner un peu d’argent en plus, il détenait là la pos- sibilité d’enquêter sur une affaire qui méritait d’être résolue mais qui n’intéresserait jamais les autorités.

– Vous me proposez de jouer au détective…

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– C’est une façon de voir les choses…

– Très bien, vous pouvez compter sur moi. Mais je vais devoir parler avec elle.

– Bien entendu. Suivez-moi, je vous conduis à sa chambre.

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© 2020, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition Médium+ poche

© 2017, l’école des loisirs, pour la première édition

© 2020, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition numérique

© Martín Blasco, 2015

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Titre de l’édition originale : « La oscuridad de los colores » (Editorial Norma, Buenos Aires)

Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : octobre 2017

ISBN 978-2-211-XXXXX-X 978-2-211-30990-5

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