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L'AVENIR DE LA DÉMOCRATIE

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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L'AVENIR

DE L A DÉMOCRATIE

L

e nombre des Etats qui s'intitulent démocraties est très grand. Or nous savons que le nombre de ceux qui pourraient, à bon droit, revendiquer ce titre de noblesse est par contre très limité. Et c'est surtout parmi eux que les inquiétudes pour l'avenir de la démocratie augmentent plus le temps passe.

Je me souviens de la phrase de Rousseau : « A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véri- table démocratie et il n'en existera jamais. »

Les circonstances ont changé depuis lors, mais la vérité de cette remarque — qu'une démocratie idéale ne peut pas exister — reste. Ce que nous pouvons faire, ce que font ces rares Etats qui sont encore démocratiques, c'est d'essayer de nous rappro- cher de cet idéal inaccessible.

Nombreuses sont les raisons de cette crise du régime démo- cratique. Mais la cause la plus profonde est que deux facteurs fondamentaux, sans lesquels la démocratie n'est pas concevable, se sont dangereusement affaiblis : d'une part l'homme pourvu d'une pensée politique libre, et d'autre part le pouvoir politique, qui constitue l'expression de la souveraineté du peuple.

Alors que, de nos jours, nous devrions attendre de l'élévation du niveau culturel un développement rapide de la pensée poli- tique Ubre, celui-ci est au contraire limité par des facteurs adver- ses. Le demi-savoir, terrain plus glissant que l'ignorance, conduit à de dangereux écarts. C'est lui qui facilite la transformation des individus en êtres hétéronomes, en masses organisées, en groupes dans lesquels la plupart perdent même leur liberté relative, tandis que les rares qui la conservent — partiellement d'ailleurs — lut- tent pour entraîner les autres là où ils veulent. A cause de ce demi- savoir, les moyens techniques d'une diffusion large et incontrôlable

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des idées ont la possibilité d'abaisser au lieu de l'élever le niveau intellectuel et politique des citoyens, faisant de la mystification et de la démagogie l'œuvre de facteurs puissants et souvent invin- cibles.

La personnalité libre est remplacée aujourd'hui par des groupes organisés, qui ne lui nuiraient pas et peut-être même faciliteraient son développement s'ils étaient orientés par la majo- rité des volontés des individus qui les composent et consacrés au service exclusif de ces individus ; alors que c'est le contraire qui arrive : les individus deviennent les otages de ces groupes, qui servent souvent non pas l'ensemble des citoyens, mais les élus qui les dirigent. Et c'est ainsi que s'affaiblit la liberté de l'indi- vidu, le fondement de la démocratie, car celle-ci a été instituée précisément pour son développement le plus libre.

De même que l'individu s'affaiblit aujourd'hui dans les démocraties, de même s'affaiblit aussi le pouvoir politique.

Il n'existe pas de nos jours de pouvoir politique qui puisse exercer ses droits et s'acquitter de ses devoirs car là aussi d'autres forces interfèrent toujours. Des intérêts organisés de tous genres (trusts, cartels, syndicats, associations religieuses, etc.) déclen- chent des pressions politiques qui débordent la force de l'Etat.

Enfin, le pouvoir politique est mis à l'épreuve quand les libertés individuelles, qui constituent une des contributions les plus créatrices et les plus importantes de notre civilisation, donnent lieu à des abus. Le libre dialogue public, la pluralité d'opinions, d'une façon générale les antagonismes dans le cadre de l'Etat, constituent un élément inhérent à toute démocratie, mais quand ceux-ci se transforment en antagonisme contre l'Etat la démo- cratie se désagrège.

Et cela se produit quand les groupes ne se fient pas à la démocratie, c'est-à-dire à son pouvoir politique, élu par la majo- rité du peuple, mais le considèrent comme un ennemi qui doit être supprimé non pas au moyen des procédures établies, mais soit directement par une révolution, soit indirectement par l'utili- sation de moyens qui ont été prévus pour d'autres fins et qui maintenant sont utilisés dans le but d'user et finalement d'abolir le pouvoir politique démocratique.

Naturellement, l'action de ces groupes qui veulent écarter le pouvoir politique est justifiée seulement quand i l n'existe pas de procédures instituées pour l'évolution de l'Etat, qui doit tou-

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jours se fonder sur la majorité du peuple. Quand ces procédures font défaut, la révolution reste alors la seule issue.

Mais l'abus des droits peut aussi venir du côté du pouvoir politique. L'abus des gouvernants aux dépens du corps social ou d'une catégorie de citoyens, voire d'une personne, provoque des méfaits analogues à ceux des abus de droit commis par les individus. Le dépassement de sa compétence par n'importe quel organe et son ingérence ou plus généralement son activité hors de la mission dont l'a investi la loi constituent une usure du régime démocratique. Le pire excès est la limitation au moyen de sophismes juridiques de la possibilité que doivent avoir les citoyens de redresser les injustices sociales par l'expression libre de leurs idées et de leurs revendications, mais aussi toujours par des procédures légales, et avec une manière et un rythme non préjudiciables pour l'ensemble social.

Jusqu'à maintenant, j'ai intentionnellement passé sous silence un troisième facteur autre que l'individu et le pouvoir politique, un facteur dont dépend le bon fonctionnement aussi bien de la démocratie que de tout autre régime politique. Ce facteur, s'inter- calant entre les deux autres et occupant un vaste secteur du pou- voir politique, ne laisse pas non plus intact le secteur où se déve- loppe l'activité des individus. J'entends par là le système des organes exécutifs de l'Etat, l'administration, qui a acquis, à notre époque, une telle puissance qu'elle dérobe une grande part de celle des représentants du pouvoir politique, élus par l'ensemble du corps social et exprimant d'une certaine manière la volonté de la majorité. Sa permanence face à ces représentants changeants du pouvoir politique, son expérience technique présumée face à leur insuffisance fréquente de connaissances et à leur manque d'expérience administrative, lui donnent une supériorité qui altère l'image de la démocratie, laquelle, pour répondre au principe de la souveraineté du peuple, doit cantonner tout ce système admi- nistratif au seul rôle d'organe exécutif de la volonté du pouvoir politique. L a technocratie, quand elle cesse d'obéir au pouvoir politique, devient l'ennemie de la démocratie.

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ans tous les cas que nous venons de mentionner nous avons abus de pouvoir par des moyens ou directs ou indirects.

Nous avons une « capitis deminutio » de la personnalité humaine, soit par la transformation organisée des individus en

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masses sans individualité, soit par la limitation de leur liberté par le pouvoir politique et par l'administration qu'il n'est pas à même de contrôler. Le premier cas présente, à mon sens, les dangers les plus immédiats à notre époque précisément ; et c'est justement cet abus qui risque d'entraîner l'autre.

De plus, la démocratie n'est possible que là où, durant la coordination de l'activité des citoyens et du pouvoir politique, et d'une façon générale durant son développement, les dissensions éventuelles sont résolues non pas seulement au moyen des pro- cédures légales pour affronter l'injustice sociale, mais en plus avec modération et tolérance. A cette fin, une autre condition nécessaire dans les démocraties — en plus de la légitimité — est l'existence, dans l'activité de tous, d'une mesure morale qui s'oppose à toute extrémité et tout excès, qualité que confère seu- lement une éducation civique supérieure.

Enfin la démocratie est encore en danger car, dans le climat international dominant, toutes les oppositions à l'intérieur de l'Etat — oppositions qui constituent une des vertus de la démo- cratie — ont pris une telle acuité, une telle âpreté, qu'elles ris- quent de n'être profitables pour aucun et sûrement pas pour le régime démocratique.

Si tous les joints de la démocratie grincent aujourd'hui, cela est dû au fait que ces deux éléments fondamentaux — l'indi- vidu libre et le pouvoir politique — ont été asservis, du moins en partie,' par des forces qui sont par nature opposées à la démo- cratie, alors qu'elles pourraient, si elles étaient refrénées d'une manière juste, la servir.

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t maintenant, que devons-nous faire? Je crois que notre premier devoir est de jeter le masque, l'hypocrisie des grands mots, de ces mots maltraités et qui émeuvent les masses, et de proclamer les vérités que nous connaissons tous.

Que tous ceux qui agissent dans le but de la prise et du renversement du pouvoir politique par des voies qui ne sont pas démocratiquement établies cessent de soutenir qu'ils luttent pour les droits de l'homme, pour la démocratie ou pour des réformes sociales pour l'obtention desquelles existent d'autres procédures, des procédures légales. Et encore, que ceux qui ont un pouvoir politique tel qu'ils étouffent les droits de l'individu aient le courage

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d'avouer qu'ils agissent ainsi parce qu'ils ne croient pas, comme l'exige la démocratie, à la capacité de l'individu d'agir de façon créatrice en exerçant ses droits, et que seul le pouvoir politique monolithique est selon eux digne et capable de mener, avec sa volonté exclusive, les individus dans le droit chemin. Enfin nous devons surtout proclamer que nous vivons dans le monde de la relativité, et que, dans ce monde, seul le principe aristoté- licien de juste milieu, de mesure, d'opposition à tout excès, à tout extrémisme, peut nous aider à avancer vers un monde meilleur.

La démocratie est un régime loué par tous, mais aucun de ceux qui le louent ne loue la démocratie véritable, chacun loue une version déviée de la démocratie.

L a démocratie, en tant que régime qui refuse tout excès et tout extrémisme, ne prospère que dans un climat de tolérance et de conciliation, et n'admet comme seule voie vers le progrès que l'évolution — laquelle se fait généralement par étapes et très souvent lentement —, cette démocratie est un régime qui ne peut pas émouvoir ni séduire. Ce qui séduit, ce sont les abus qui d'habitude se produisent dans une démocratie, et non pas la démocratie elle-même.

Cependant, c'est à cette démocratie, avec sa valeur toujours relative dans notre monde inexorable de la relativité, et avec toutes les faiblesses que nous avons signalées, c'est à cette démo- cratie qu'appartient l'avenir. Plus la culture morale et sociale de l'homme se développera, plus la démocratie se développera elle aussi, se rapprochant par étapes de la démocratie idéale.

Paix, éducation politique et progression vers une justice sociale toujours plus accomplie : si tout cela n'existait pas déjà à un certain degré dans le monde actuel, les rares démocraties, les quelques démocraties véritables qui nous ont été conservées dans l'univers, même elles n'existeraient pas elles-mêmes.

Ce fruit très fragile mais très noble de la civilisation humaine, la démocratie, survivra malgré tout. Car la vie n'a pas d'autre issue, puisque son essence et son but final sont le bien suprême dans lequel nous avons foi : la dignité de l'homme, sa liberté et les principes éternels qu'elle nourrit. Tels sont notre espoir et notre conviction. Il n'y a pas de salut en dehors de la démo- cratie.

CONSTANTIN TSATSOS

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