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Théorie politique des mouvements du pouvoir en démocratie directe

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Academic year: 2021

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GIS « Participation du public, décision, démocratie participative »

Quatrièmes Journées doctorales sur la participation du public et la démocratie participative 13- 14 novembre 2015 Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales, Université Lille 2

François Bonnaz

Doctorant en science politique

Université Grenoble Alpes - Université Pierre Mendès France – Ecole Doctorale Sciences de l’Homme, du Politique et du Territoire Laboratoire PACTE

PACTE UMR 5194 Univ. Grenoble Alpes, PACTE, F-38000 GRENOBLE, France

Atelier 7 : Les figures du peuple en démocratie

« Théorie politique des mouvements du pouvoir en

démocratie directe »

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Introduction : démocratie directe et pouvoir, une histoire de mouvements

La compréhension de la démocratie est sans cesse en débat, son interprétation et sa mise en application posent l’éternel problème du pouvoir et de sa distribution. L’idéal démocratique est traversé par plusieurs traditions philosophiques, différentes visions de la société et par diverses expériences historiques ; de ce fait, le concept sur lequel nous portons notre attention est perpétuellement en tension. Il en va de même pour l’ensemble des types de démocraties : directe, représentative, délibérative, participative, agrégative, consensuelle... Cependant, la conception qui semble le plus se rapprocher de l’idéal démocratique est celle de la démocratie directe, car elle permet l’exclusion des systèmes politiques mixtes et elle englobe un ensemble exhaustif d’acceptations théoriques de la démocratie. Ainsi, la démocratie directe est le terrain le plus « acceptable » pour s’intéresser au gouvernement par le peuple. Nous rejoignons le regard rousseauiste sur le sujet, puisque le philosophe s’exprimait ainsi sur la représentation :

« quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus »1.

La démocratie directe possède aussi ses contradictions et ses paradoxes, elle n’en oublie aucun, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier coup d’œil. À partir du moment où les citoyens prennent part directement à la décision politique, la démocratie est considérée comme directe, néanmoins, cela ne nous dit pratiquement rien sur l’organisation du pouvoir ! L’a priori presque logique de cette vision de la démocratie directe nous amène à croire que le pouvoir est également réparti entre les mains de chacun des citoyens composant le peuple, seulement cette utopie n’est qu’une façon parmi d’autres de concevoir ce type de démocratie.

La présence des professionnels de la politique sur la scène de la démocratie participative est un bon exemple de déséquilibre en terme de pouvoir au sein de la démocratie directe. Elle n’est souvent que le reflet des positions de pouvoirs que nous pouvons retrouver dans l’ensemble de la hiérarchie sociale. Les logiques économiques et sociales d’un espace-temps ne peuvent être complètement effacées par de simples mécanismes politiques. Néanmoins, l’organisation du pouvoir et sa distribution peuvent influencer les pratiques et les normes sociales. Les recherches empiriques sur la démocratie directe sont bien souvent parasitées par un contexte économique et social qui ne correspond en rien à son fonctionnement, ce qui se ressent naturellement dans son déroulement. En France, le fait que les expériences de démocratie participative s’effectuent dans un environnement politique où la démocratie représentative détient encore les clefs de l’autorité, ne sert pas la clarté des mécanismes expérimentés. C’est pourquoi une vision théorique du pouvoir en démocratie directe peut apporter des éléments éclairants pour comprendre la diversité organisationnelle de la démocratie directe. Ce point de vue détaché de toute empirie n’a pas pour objectif de déchiffrer une réalité existante et palpable, l’ambition de ce travail est simplement de réfléchir aux possibles de la démocratie directe dans un contexte presque métaphysique. Il s’agit de s’éloigner de l’objet factuel, pour mieux regarder son essence. Notre entreprise nous amènera à un travail de conceptualisation, qui a pour objectif de servir la lecture des problématiques concrètes et inhérentes à la démocratie directe.

La démocratie un processus en éternel mouvement

La volonté générale est un puissant vecteur démocratique, mais elle se décrète avec difficulté, et il suffit qu’elle s’écarte de son chemin pour que la démocratie ne soit plus. Ainsi, le

1Rousseau J.-J., 1963, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, Union Générale d’Edition, p. 80.

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système lutte continuellement contre la volonté particulière pour ramener les individus à penser l’intérêt général :

« La volonté générale pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence ; qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous ; et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé, parce qu’alors, jugeant de ce qui nous est étranger, nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide »2.

Cette lutte de position entre volonté générale et particulière est une première forme de mouvements auquel la démocratie doit être attentive : « La volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l’égalité »3. Chez Jean-Jacques Rousseau, nous pouvons constater cet antagonisme entre volontés qui rend toujours incertain l’avenir de la démocratie ; ce péril que nous pourrions appeler l’individualisme sera aussi souligné par Alexis de Tocqueville, par cela, il montre avant tout que le destin démocratique n’est en rien figé. A. de Tocqueville est l’auteur qui va le plus loin dans cette conception en mouvement de la démocratie, pour lui, la démocratisation est un mouvement irrésistible : « Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu’à s’accommoder à l’état social que leur impose la providence »4. L’écrivain De la démocratie en Amérique, insiste bien sur le fait que cela n’est ni péjoratif, ni mélioratif, mais que la démocratie avance quoiqu’il arrive. Cependant, il lui arrive de nuancer son propos lorsqu’il est question de mouvements à la fois contraires et inhérents à celui de la démocratie. En effet, il considère que l’égalisation peut être à la fois positive et nocive pour le système politique :

« Je vois clairement dans l’égalité deux tendances : l’une qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser »5. Pour de nombreux philosophes classiques, la démocratie est premièrement une affaire de dynamiques, lire la démocratie comme un état figé serait une erreur, et l’histoire leur a donné raison, car elle a démontré à plusieurs reprises à quel point il était facile de renverser un État démocratique pour l’emmener vers le despotisme ou l’oligarchie. Etre vigilant aux mouvements du pouvoir en démocratie, c’est être vigilant aux évolutions du système politique. D’autres sont plus pessimistes sur l’avenir démocratique et voient dans la démocratie, un système autodestructeur, c’est le cas de Thomas Hobbes : « La troisième raison pour laquelle j’estime qu’il soit moins utile de délibérer en une grande assemblée est que, de là, se forment les factions dans l’État, et des factions, naissent les séditions et les guerres civiles »6. C’est un autre type de mouvement que décèle le philosophe anglais, pour lui la démocratie est vouée au chaos. Quoiqu’il en soit, pour la théorie politique, la démocratie n’est jamais un état figé, mais elle est constamment en proie au changement, et cela se matérialise systématiquement par des réorganisations du pouvoir.

Le continuum du pouvoir

Le pouvoir est une notion qui appartient à l’étymologie du terme démocratie, nous ne pouvons pas occulter la dimension de la puissance, de la force, de la domination, de l’autorité lorsqu’il est question de régime démocratique en théorie politique. Tout comme la compréhension du mot peuple, le pouvoir a toute sa place dans une réflexion sur la démocratie directe. Il existe de nombreuses typologies et définitions du pouvoir, mais dans notre réflexion il sera question d’analyser sa place au sein du système démocratique. Pour ce

2 Ibid, p. 29.

3 Ibid, p. 25.

4 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 42.

5 Tocqueville (de) A., 1986 (b), De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, p. 24.

6 Hobbes T., 1982, Le citoyen : ou les fondements de la politique, Paris, Flammarion, p. 112.

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faire, nous nous appuierons sur quatre auteurs de la philosophie politique classique et sur un ouvrage central de leurs bibliographies respectives : Thomas Hobbes, Le Citoyen (1642), Charles de Secondat baron Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social (1762), et Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835 – 1840). Très loin d’être exhaustif, ce choix a cependant plusieurs raisons d’être : la première, étant que ces quatre auteurs sont des penseurs incontournables de la question du pouvoir et de la démocratie ; la seconde est que chacun de leur ouvrage sélectionné pour cette discussion théorique, représente assez largement les mouvements du pouvoir que nous allons nous efforcer d’étudier ; la troisième réside dans l’intérêt de faire dialoguer plusieurs traditions centrales du pouvoir et de la démocratie, afin d’obtenir des éléments de réponse plus complets sur notre objet. Là où ces classiques de la philosophie sont souvent mis en opposition les uns avec les autres, nous nous emploierons à trouver les liens qui articulent la pensée de nos quatre auteurs.

Le continuum du pouvoir rejoint largement l’idée précédente, selon laquelle, la démocratie est perpétuellement en mouvement, ainsi, il n’existe pas de pouvoirs figés sur le long terme, les logiques du pouvoir appartiennent à des dynamiques de natures différentes, qui peuvent parfois s’éloigner, puis se rassembler dans les plus grands paradoxes. Par exemple, prenons cette phrase de A. de Tocqueville qui indique comment s’opère la transformation du pouvoir et ses conséquences sur les individus en démocratie :

« Le maître n’y dit plus : Vous penserez comme moi, ou vous mourrez ; il dit : Vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. (...) Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l’humanité »7.

Là où la force naturelle laisse la place à la puissance morale, la domination peut être d’autant plus féroce. Il s’agit de comprendre comment nous pouvons passer de la force physique à la puissance culturelle, et surtout d’analyser l’impact plus ou moins implacable de cette puissance en démocratie directe. Toujours sur ces notions de force et de puissance, nous pouvons nous attacher à un cas très parlant, exposé par Montesquieu : « Dans les républiques, il serait bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles ; »8. Ici, il est question de la force publique au sein d’un État démocratique censé ne faire place qu’à la puissance morale, cependant, nous constaterons assez aisément que l’ensemble des États dits démocratiques possède une armée ou des forces armées capables de mettre en œuvre le monopole de la violence légitime9. Le philosophe français ajoute :

« Si on a un corps de troupes permanent, et où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, il faut que la puissance législative puisse la casser sitôt qu’elle le désire ; que les soldats habitent avec les citoyens, et qu’il n’y ait ni camp séparé, ni casernes, ni place de guerre »10.

Alors que la démocratie se doit de faire triompher une nouvelle forme de pouvoir, nous pouvons observer dans la réalité de tous les jours, que les anciennes formes du pouvoir sont toujours présentes. L’oppression physique est encore amplement utilisée comme moyen de faire respecter son pouvoir. Pour conclure ce cas de figure sur les forces armées, il est important de prendre conscience que le pouvoir peut très vite passer d’un état à un autre, alors même qu’une certaine forme de démocratie perdure : cet exemple montre la facilité du

7Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 382.

8 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 87.

9 Terme utilisé et expliqué par Max Weber

10 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 53.

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passage de la puissance morale affichée à la force physique cachée11. La question de la légitimité est elle aussi importante, car elle permet de différencier une véritable autorité d’intérêt général, d’une domination sans fondement, cependant la frontière entre ces deux concepts est bien plus poreuse qu’il n’y paraît, ne serait-ce que par les fluctuations de la majorité dans le temps. C’est le point que cherche à soulever A. de Tocqueville lorsqu’il écrit : « Ce n’est point l’usage du pouvoir ou l’habitude de l’obéissance qui déprave les hommes, c’est l’usage d’une puissance qu’ils considèrent comme illégitime, et l’obéissance à un pouvoir qu’ils regardent comme usurpé et comme oppresseur »12. Cette idée amène la réflexion suivante : tant que le pouvoir démocratique est considéré comme légitime, alors il peut être capable du pire comme du meilleur, du moment qu’il n’est plus légitime au yeux du peuple, il sort du champ démocratique, car il n’est plus ressenti comme émanent de la décision populaire. De ce fait, le spectre des possibles en terme d’évolution du pouvoir en démocratie s’agrandit considérablement ! Si nous faisons référence à l’œuvre de J-J.

Rousseau, nous sommes dans le même constat de la présence d’un continuum très large du pouvoir dans le système démocratique :

« La seconde relation est celle des membres entre eux, ou avec le corps entier ; et ce rapport doit être au premier égard aussi petit, et au second aussi grand qu’il est possible ; en sorte que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la cité... »13.

D’une institution publique à un acteur social, le pouvoir peut être complètement renversé et de nature totalement opposée, alors que nous restons dans un contexte démocratique identique. Nous discernerons quatre mouvements potentiels au sein de ce continuum : la concentration, l’égalisation, la dissolution et la disparition. Le cœur de notre étude théorique est d’analyser comment ces quatre concepts s’imbriquent les uns avec les autres, et comment ils réussissent à trouver leur particularité par rapport aux autres mouvements du pouvoir.

L’incontournable concentration du pouvoir

La concentration du pouvoir, c’est-à-dire le processus d’accumulation du pouvoir dans les mains d’un seul homme ou d’une seule entité, est un constante historique, empirique et pratique. Aujourd’hui, cette concentration est d’autant plus normalisée, du fait de notre modèle économique qui pousse à l’accumulation des capitaux. Le matérialisme historique met en lumière de nombreux phénomènes de domination politique, grâce à sa lecture économiste de notre société. Ce premier type de mouvement est de loin le plus inscrit dans notre réalité, nous pourrions presque penser qu’il est naturel, mais nous laisserons ce genre de problématiques aux penseurs de la nature humaine, étant question dans notre étude des possibles mouvements du pouvoir en démocratie directe et de leurs potentiels rapports de force. La concentration du pouvoir se trouve être une évidence pour tous, cependant elle se heurte frontalement avec l’idéal de la démocratie directe.

Une évidence historique et empirique

L’auteur le plus proche des conceptions concentrationnaires du pouvoir est sans aucun doute T. Hobbes. Nous pouvons constater cela par son interprétation du lien entre justice et guerre :

11 Nous faisons référence aux façons de nommer les forces armées publiques qui ont souvent pour acronymes les mots « paix » ou « libération », alors qu’elles exercent une domination physique considérée comme illégitime par ceux qui en sont les victimes.

12 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 45.

13 Rousseau J.-J., 1963, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, Union Générale d’Edition, p.

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« Car, celui qui peut infliger des peines telles que bon lui semble, a le droit de contraindre les autres à faire tout ce qu’il veut : ce que j’estime le plus absolu de tous les empires, et la plus haute de toutes les souverainetés. Car, personne ne peut contraindre les autres à prendre les armes ni à soutenir les frais de la guerre, qui n’ait le droit de punir les réfractaires. »14.

Le pouvoir absolu est le pouvoir concentré par excellence, il permet d’envoyer le citoyen légitimement à la mort, que ce soit sur les champs de bataille ou sous le glaive de la justice.

L’observation est d’ailleurs la même pour les monarchies ou pour les démocraties occidentales qui sont entrées en guerre dans leur histoire. La notion de peuple peut être autant utilisée dans les deux systèmes politiques, selon le philosophe britannique :

« Or en une ville et en toute sorte de république (car ce que je dis d’une ville, je l’entends de toutes sociétés en général ; mais je me sers de l’exemple d’une ville, parce qu’elles se sont formées les premières lorsque les hommes ont quitté l’état de nature) cet homme ou cette assemblée, à la volonté de laquelle tous les autres ont soumis la leur, a la puissance souveraine, exerce l’empire, et la suprême domination. »15.

Le terme ville peut s’adapter autant à une oligarchie, à une tyrannie, qu’à une démocratie directe et unificatrice, même si T. Hobbes n’en était pas un fervent défenseur. La construction étatique de l’avis de tous passe assurément par un mouvement de concentration du pouvoir, car « rien ne donne plus de force aux lois, que la subordination extrême des citoyens aux magistrats. »16. Pourtant figure incontournable de l’équilibre des pouvoirs, Montesquieu reconnaît l’utilité de réunir le pouvoir dans les mains des représentants du peuple :

« Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même. »17.

Nous sommes à la frontière entre la démocratie directe et représentative, les citoyens interviennent directement dans le choix de leurs représentants, mais ils leur laissent la liberté de choisir pour eux, suspendant de ce fait le pouvoir concret du peuple. C’est à la fin de l’élection que la frontière cesse d’être, pour laisser place à un pouvoir de nature indirecte et surtout concentrée. Revenons à l’histoire de la guerre et de la paix, la pacification, tant recherchée par les instances universelles, n’est elle aussi qu’un moyen d’imposer de nouvelles concentrations du pouvoir : « Il est donc contraire au bien de la paix, c’est-à-dire, à la loi de nature, que quelqu’un ne veuille pas céder de son droit sur toutes choses. »18. Il n’est pas étonnant de voir T. Hobbes rattacher la paix et la guerre au même mouvement du pouvoir, mais A. de Tocqueville le rejoint aussi amplement sur le terrain nocif de la sauvegarde de la paix :

« L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaiblissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même. »19.

14Hobbes T., 1982, Le citoyen : ou les fondements de la politique, Paris, Flammarion,p. 75

15 Ibid. p. 70.

16 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 70.

17 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 49.

18 Hobbes T., 1982, Le citoyen : ou les fondements de la politique, Paris, Flammarion,p. 39.

19Tocqueville (de) A., 1986 (b), De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, p. 403.

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Historiquement, la concentration du pouvoir s’est trouvée dans tous types de régimes politiques, mais pouvons-nous la retrouver dans les mécanismes peu expérimentés de la démocratie directe ?

L’idéal démocratique comme un antidote à la concentration du pouvoir ?

L’auteur le plus éclairant au sujet de la concentration du pouvoir en démocratie est A. de Tocqueville qui ne nie en aucun cas son existence, mais au contraire l’observe constamment lors de son voyage en Amérique : « Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne. »20. Sans rester dans la thématique de la représentation, le système majoritaire qu’instaurent les mécanismes démocratiques (comprenant ceux de la démocratie directe) peut être un véritable reflet de la concentration du pouvoir :

« En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. (...) Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai. »21.

L’idéal démocratique communément entendu donne une place importante à la liberté d’expression dans l’espace public, afin de faire entendre des idées nouvelles. Cependant, la

« tyrannie de la majorité » démontre que la démocratie elle-même met en danger ses fondamentaux, en concentrant le pouvoir au sein de sa majorité. Les scènes de la participation citoyenne une fois instituées et institutionnalisées peuvent être en proie aux mêmes logiques si elles gardent une dynamique uniquement majoritaire. Pour que la concentration ne réapparaisse pas, il faut mettre en place des règles qui ne sont pas assurément évidentes pour un espace de démocratie directe où les opinions majoritaires vont écarter par le silence ou par la violence les propositions minoritaires. Aujourd’hui, le monde associatif est souvent considéré comme un vecteur potentiel de participation du public aux instances décisionnelles, il est alors question de la « société civile ». Néanmoins, le philosophe issu d’une famille aristocratique, met en garde contre les dérives organisationnelles qui mènent tout droit à la concentration du pouvoir :

« Le but principal de ces associations étant d’agir et non de parler, de combattre et non de convaincre, elles sont naturellement amenées à se donner une organisation qui n’a rien de civil et à introduire dans leur sein des habitudes et les maximes militaires : aussi les voit-on centraliser, autant qu’elles le peuvent, la direction de leurs forces, et remettre le pouvoir de tous dans les mains d’un très petit nombre. »22.

Ainsi, un appareil au service de l’égalisation des pouvoirs peut être lui-même un espace propice au développement de la concentration du pouvoir. Que ce soit pour l’idéal démocratique, ou pour la démocratie directe, l’analyse est la même, la concentration du pouvoir est une logique implacable si nous la laissons se propager sans entrave. Ceci est dû principalement à la volonté centralisatrice et unificatrice de l’idéal démocratique, dans le sens où tout le monde doit être égaux devant un pouvoir identique et commun.

20Ibid. p. 435.

21 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 381-382.

22 Ibid. p. 295-296.

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De l’égalisation à la dissolution du pouvoir

Nous sortons d’un modèle où la démocratie doit comprendre un seul peuple qui détiendrait un pouvoir central s’imposant à tous sans distinction. L’égalisation ou la dissolution sont deux mouvements qui peuvent accepter plusieurs sources du pouvoir. Cette pluralité permet d’éviter les potentielles dérives autoritaires de la majorité. Cette conception du pouvoir en démocratie est un autre volet de l’idéal démocratique, capable d’entendre la diversité d’un peuple, le danger est alors de tomber dans le pouvoir de la multitude. Il ne faut toutefois pas confondre le mouvement de l’égalisation qui vise à opérer un jeu entre pouvoir et contre- pouvoir et le mouvement de la dissolution qui serait le plus proche théoriquement de l’idéal démocratique et de la démocratie directe, en procurant strictement la même puissance à chaque citoyen composant le peuple.

« Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement. Cette égalité complète s’échappe tous les jours des mains du peuple au moment où il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d’une fuite éternelle ; le peuple s’échauffe à la recherche de ce bien d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être point goûté. »23.

A. de Tocqueville rappelle ici, qu’il s’agisse d’égalisation ou de dissolution, que nous ne parlons jamais d’état fixe et immuable, mais bien toujours d’un mouvement en perpétuelle évolution.

Le partage et la redistribution du pouvoir

L’égalisation ou la dissolution ont pour point commun de s’opposer frontalement aux principes et aux modes de fonctionnement de la concentration du pouvoir en démocratie. Ces deux modèles sont toutefois fragiles dans la réalité, car ils méritent une attention particulière pour une mise en œuvre correcte. Ces deux mouvements mettent plus d’égalité concrète entre les acteurs, les organisations et les institutions présentes dans le jeu politique. La dynamique centralisatrice du pouvoir a pour objectif de mettre tous les membres du peuple à égalité devant une suprématie incontestable, alors que l’égalisation et la dissolution ont le souci de la diversification des opinions et de leur égalité dans l’espace public. L’auteur de L’esprit des lois est incontournable et pionner dans cette façon de considérer le pouvoir : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »24. Cette lecture novatrice aboutira à une vision institutionnelle qui offrira la possibilité aux différents pouvoirs de s’équilibrer entre eux. À plus petite échelle, ce court passage de l’ouvrage de Montesquieu met en lumière sa volonté de répartir le pouvoir entre les entités et les citoyens : « Les lois qui font périr un homme sur la déposition d’un seul témoin sont fatales à la liberté. La raison en exige deux ; parce qu’un témoin qui affirme et un accusé qui nie font un partage ; et il faut un tiers pour le vider. »25. Ainsi, l’égalité en démocratie est la garantie de la liberté de tous, même si cette équation est très compliquée à réaliser dans les faits :

« Il faut aux hommes beaucoup d’intelligence, de science et d’art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secondaires, et pour créer, au milieu de l’indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des

23Ibid. p. 300.

24 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 46.

25 Ibid. p. 75.

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associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie sans détruire l’ordre. »26.

A. de Tocqueville voit en l’égalisation un chemin naturel et divin, la neutralisation progressive, mais jamais définitive des pouvoirs en présence dans la société, est vouée à être la vérité démocratique : « Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les évènements, comme tous les hommes, servent à son développement. »27. L’égalisation peut être considérée comme une progression du contre- pouvoir pour équilibrer la puissance du pouvoir central passant par plusieurs outils, comme celui de la justice : « Je ne sais si j’ai besoin de dire que chez un peuple libre, comme les Américains, tous les citoyens ont le droit d’accuser les fonctionnaires publics devant les juges ordinaires, et que tous les juges ont le droit de condamner les fonctionnaires publics, tant la chose est naturelle. »28. L’égalisation se traduit très bien par une montée en puissance de l’ensemble des pouvoirs en conflits, cette idée est paradoxalement traduite par J-J. Rousseau dans la citation suivante :

« D’un autre côté, l’agrandissement de l’État donnant aux dépositaires de l’autorité publique plus de tentations et de moyens d’abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gouvernement. »29.

De ce fait, l’égalisation peut aussi représenter une escalade du pouvoir entre deux pouvoirs concurrents et oublier toute une partie du peuple en ce même temps, T. Hobbes ne se prive pas de faire la critique de ce genre de dérives : « les princes qui laissent naître ou croître une faction dans leurs royaumes, font le même que s’ils y recevaient les ennemis. »30. A. de Tocqueville en tant que penseur du concept de « l’égalisation des conditions », n’en est tout de même pas à devenir un révolutionnaire, il met en garde contre les élans révolutionnaires qui veulent renverser le pouvoir plutôt que l’équilibrer :

« Quand une société en vient à avoir réellement un gouvernement mixte, c’est-à- dire également partagé entre des principes contraires, elle entre en révolution ou elle se dissout. Je pense donc qu’il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer lui-même. »31.

La marche vers l’égalité au sein du peuple semble être un mouvement naturel aux yeux de A.

de Tocqueville, puisque « lorsqu’un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu’il arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire disparaître complètement.

C’est là l’une des règles les plus invariables qui régissent les sociétés. »32. Cependant, cette marche vers l’égalité peut prendre des directions bien différentes en fonction des mouvements du pouvoir.

L’égalisation et la dissolution : deux mouvements antagonistes

26 Tocqueville (de) A., 1986 (b), De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, p. 410.

27 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 41.

28 Ibid. p. 171.

29 Rousseau J.-J., 1963, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, Union Générale d’Edition, p.

51.

30 Hobbes T., 1982, Le citoyen : ou les fondements de la politique, Paris, Flammarion,p. 134.

31 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 377.

32 Ibid. p. 108.

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« Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsion rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre. D’un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux, il leur devient difficile de défendre leur indépendance contre les agressions du pouvoir. Aucun d’entre eux n’étant alors assez fort pour lutter seul avantage, il n’y a que la combinaison des forces de tous qui puisse garantir la liberté. »33.

Pour A. de Tocqueville, la liberté passe exclusivement par le biais de l’égalisation, c’est-à- dire la montée en puissance de différents pouvoirs de manière simultanée, mais cette vision des choses s’oppose à un regard qui peut être encore plus proche de l’idéal démocratique, celui de J-J. Rousseau :

« Peuplez également le territoire, étendez-y partout les mêmes droits, portez-y partout l’abondance et la vie ; c’est ainsi que l’État deviendra tout à la fois le plus fort et le mieux gouverné qu’il soit possible. Souvenez-vous que les murs de villes ne se forment que du débris des maisons des champs. À chaque palais que je vois élever dans la capitale, je crois voir mettre en masures tout un pays. »34.

J-J. Rousseau voit en l’égalisation une façon de réintroduire de la domination, en donnant à différents pouvoirs une puissance trop élevée vis-à-vis de l’indépendance individuelle :

« Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y voit point un peuple et son chef : c’est ; si l’on veut, une agrégation, mais non pas une association ; il n’y a là ni bien public, ni corps politique. »35.

Sa critique de l’égalisation est radicale, car selon lui, ce système ne permet au peuple d’obtenir une cohésion suffisante : « Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c’est comme s’ils composaient l’homme de plusieurs corps, dont l’un aurait des yeux, l’autre des bras, l’autre des pieds, et rien de plus. »36. En proposant un mouvement de dissolution du pouvoir, le philosophe genevois, critique l’utilisation du contre- pouvoir en démocratie directe : pour lui la démocratie directe ne passe que par l’intérêt général défini par l’ensemble des citoyens, c’est pourquoi, il se place à la fois, dans un cheminement agrégatif et délibératif, car il ne considère pas explicitement que c’est l’addition des intérêts particuliers qui fassent l’intérêt général, mais plutôt une émanation venue du peuple en tant qu’entité. Dans la même veine critique de l’égalisation, les associations sont considérées comme une façon d’usurper le pouvoir aux citoyens et d’évincer les fondamentaux de la démocratie directe :

« Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’Etat : on peut dire alors qu’il n’y a plus

33 Ibid p. 104.

34 Rousseau J.-J., 1963, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, Union Générale d’Edition, p.

78.

35 Ibid. p. 16.

36 Ibid. p. 26.

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autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. (...) Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier. »37.

Cette critique peut s’avérer d’autant plus juste que A. de Tocqueville a tendance à considérer l’égalisation comme une possibilité d’accentuer et d’améliorer la mobilité sociale, selon les principes bien connus de la méritocratie :

« Je ne connais même pas de pays où l’amour de l’argent tienne une plus large place dans le cœur de l’homme, et où l’on professe un mépris plus profond pour la théorie de l’égalité permanente des biens. Mais la fortune y circule avec une incroyable rapidité, et l’expérience apprend qu’il est rare de voir deux générations en recueillir les faveurs. »38.

Dans cette conception de l’égalisation nous sortons du corpus de la démocratie directe, car cette dernière suggère une égalité permanente et immuable de ses participants et non une suspension ou une diminution aléatoire de leur puissance de décision. En résumé, la dissolution serait « l’esprit d’égalité extrême » :

« Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges. »39.

Nous pouvons sentir la prudence dans les propos de Montesquieu lorsqu’il s’agit de dissolution du pouvoir et lorsque A. de Tocqueville prend la plume sur le même sujet, nous pouvons sentir de la méfiance : « L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude. »40.

La dissolution entre idéal et catastrophes démocratiques

L’idéal démocratique est loin d’être une notion qui fait l’unanimité par sa définition, c’est pourquoi, il est plus convenu de s’en tenir à une acceptation à la fois très large et très simple, n’excluant aucune façon de penser cet idéal. Nous pouvons le résumer par la phrase suivante : le peuple est l’unique détenteur du pouvoir. Les notions qui feront alors débat sont le

« peuple » et le « pouvoir » : Quel peuple ? S’agit-il des citoyens ? De la classe ouvrière ? Du Tiers-États ? De l’ensemble de la population nationale ? Européenne ? Internationale ? Et quel pouvoir ? S’agit-il du pouvoir politique uniquement ? Du pouvoir économique aussi ? Du pouvoir législatif, mais pas judiciaire ?... Toutefois dans l’intégralité de ces cas, le peuple recouvre un ensemble d’individus qui sont censés détenir un pouvoir à part égale.

« Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique ; les hommes seront parfaitement libres, parce qu’ils seront tous entièrement égaux ; et ils seront tous parfaitement égaux parce qu’ils seront entièrement libres. C’est vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques. »41.

37 Ibid. p. 27.

38 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 101.

39 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 128-129.

40 Tocqueville (de) A., 1986 (b), De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, p. 396.

41 Ibid. p. 137.

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Cette affirmation peut à notre sens faire l’objet d’un consensus. La dissolution à l’instar de l’idéal respecte à la lettre cette vision de la démocratie : c’est-à-dire un pouvoir appartenant également à toutes personnes étant membre d’un peuple. Seulement, cet idéal suggère un état éternellement figé, alors que la démocratie est une dynamique changeante. Ainsi, la dissolution est le terrain de l’idéal démocratique, mais aussi de la réalité démocratique, et de ce fait, elle offre de nombreuses potentialités d’évolution au pouvoir.

Le passage à la disparition

L’exemple concret de la dissolution c’est l’outil du vote, chaque citoyen possède une part égale et infime du pouvoir dans un même espace et en un même moment. Le mécanisme par excellence de la disparition, c’est le tirage au sort, chaque citoyen peut potentiellement obtenir le pouvoir ou être sous l’autorité du peuple par l’effet du hasard. Le déterminant de la décision démocratique n’est plus la volonté générale du peuple, mais l’indétermination propre au sort. Le tirage au sort reste cependant un moyen de la démocratie directe selon J-J.

Rousseau et Montesquieu, car il a au moins le mérite de s’opposer à l’élection de la démocratie représentative ; même si les deux philosophes des lumières ne sont pas d’accord sur l’aboutissement du tirage au sort, (c’est un honneur public pour Montesquieu et une charge publique pour J-J. Rousseau) ils sont en adéquation sur l’observation suivante : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie. »42. Le tirage au sort est un visage plutôt sympathique de la disparition du pouvoir, car il permet de réintroduire une certaine idée de l’égalité, mais ce mouvement peut être terriblement néfaste pour la démocratie : « Or, je ne sais que deux manières de faire régner l’égalité dans le monde politique : il faut donner des droits à chaque citoyen, ou n’en donner à personne. »43. De notre point de vue contemporain, il semble étrange de concevoir la disparition du pouvoir, alors que nous pourrions avec un peu d’imagination nous en remettre à d’autres manières de décider, qui n’auraient pas besoin de l’intelligence humaine. Les auteurs mobilisés dans notre réflexion sont tous très soucieux du phénomène de la disparition, car pour eux elle est synonyme de fin pour toute vie en société :

« Quant l’État se dissout, l’abus du gouvernement, quel qu’il soit, prend le nom commun d’anarchie. En distinguant, la démocratie dégénère en ochlocratie, l’aristocratie en oligarchie : j’ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie, mais ce dernier mot est équivoque et demande explication. »44.

Pour J-J. Rousseau, la dissolution peut aboutir à une disparition de la souveraineté issue du peuple, qui aurait pour effet, de rendre le pouvoir à une foule sans aucune légitimité démocratique. La même peur est palpable chez Montesquieu : « Les femmes, les enfants, les esclaves n’auront de soumission de personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu. »45. La disparition du pouvoir en démocratie aboutit forcément aux désordres et au retour à l’état de nature selon les philosophes. De la même façon, A. de Tocqueville redoute le passage de la dissolution à la disparition du pouvoir :

« Chez les peuples démocratiques, au contraire, tous les citoyens sont indépendants et faibles ; ils ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l’impuissance s’ils n’apprennent à s’aider librement. »46.

42 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 37.

43 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 104.

44 Rousseau J.-J., 1963, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, Union Générale d’Edition, p.

74.

45 Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe,p. 129.

46 Tocqueville (de) A., 1986 (b), De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, p. 156.

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L’absence de pouvoir, c’est-à-dire « l’impuissance », dénature les mécanismes de la démocratie directe, car s’il n’est pas question de décisions effectives, alors la démocratie n’est qu’une mise en scène. Une des causes de ce glissement de la dissolution à la disparition peut être la montée de l’individualisme selon A. de Tocqueville : « L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent. »47. Ainsi, plus les conditions sont égales entre les citoyens, plus les risques sont grands pour qu’ils se désintéressent de la chose publique et qu’ils se séparent de leur pouvoir. Cette option peut amener à la disparition du pouvoir, mais elle a eu pour principal effet dans l’histoire de conduire à la tyrannie et à une hyper concentration du pouvoir. La dissolution si proche de l’idéal démocratique peut donc amener aux deux extrémités du continuum du pouvoir : l’abolition du pouvoir citoyen ou le pouvoir absolu.

Le retour brutal à la concentration

« Ils avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’égalité s’établissait davantage à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile. »48. Le travers de l’idéal démocratique est de promettre l’égalité par la liberté, mais concrètement cette utopie n’a pas encore vu le jour, de plus, elle a permis à certains régimes d’imposer un pouvoir très liberticide. Malgré une dissolution presque totale, une égalité de tous, un seul peut être à la tête du peuple et se proclamer tyran : « Une sorte d’égalité peut même s’établir dans le monde politique, quoique la liberté politique n’y soit point. On est l’égal de tous ses semblables, moins un, qui est, sans distinction, le maître de tous, et qui prend également, parmi tous, les agents de son pouvoir. »49. Le danger le plus important au sein des différents mouvements du pouvoir est sans nul doute le passage de la dissolution, proche de l’idéal démocratique, à la concentration, proche d’autres régimes qui ne sont en rien démocratiques, pouvant s’avérer très violent. La confiscation du pouvoir est totale, elle peut se faire sans heurts apparents, cependant, si nous pensons la société en terme de rapport de force, il s’agit d’un acte extrêmement déstabilisant et hostile socialement. A. de Tocqueville a eu la chance d’analyser des systèmes de démocratie directe lors de son voyage en Amérique : « Dans la commune de la Nouvelle-Angleterre, la loi de la représentation n’est point admise. C’est sur la place publique et dans le sein de l’assemblée générale des citoyens que se traitent, comme à Athènes, les affaires qui touchent à l’intérêt de tous. »50. Il a donc pu étudier les vertus de certains de ces mécanismes, mais aussi en observer les faiblesses. Il nomme ce pouvoir du peuple, le pouvoir administratif, il s’agit de la gestion quotidienne de la vie citoyenne et de ses problématiques. Même si ce pouvoir direct est local, il permet de concrétiser la pratique démocratique partout sur le territoire américain. « Le pouvoir administratif au Etats-Unis n’offre dans sa constitution rien de central ni de hiérarchique ; c’est ce qui fait qu’on ne l’aperçoit point. Le pouvoir existe, mais on ne sait où trouver son représentant »51, c’est donc l’image parfaite de la dissolution. Néanmoins, cette dissolution est toujours en péril lorsqu’elle affronte le pouvoir central. Alors que la puissance locale est une véritable administration politique de la commune par la démocratie directe, le pouvoir fédéral est en lutte pour récupérer une force suffisamment légitime, afin de contraindre chaque citoyen.

Ainsi, si le pouvoir administratif se trouve affaibli quelles qu’en soient les raisons, le pouvoir central peut très vite se retrouver coupé de la décision citoyenne, et être en même temps en pleine possession de la puissance de l’ensemble des États américains.

47 Ibid. p. 144.

48 Ibid. p. 430.

49 Ibid. p. 138.

50 Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard,p. 87.

51 Ibid. p. 127.

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Conclusion : les pièges de l’observation empirique des mouvements du pouvoir

En démocratie directe, les mouvements du pouvoir sont la concentration, l’égalisation, la dissolution et la disparition ; théoriquement cet ensemble de concepts semble cohérant, néanmoins, lorsqu’il s’agit du terrain, la lecture de ces dynamiques est bien plus difficile. En effet, certains mouvements peuvent être extrêmement liés comme nous l’avons vu tout au long de cette conversation théorique, ceci n’aide pas l’observation empirique des mécanismes de la démocratie directe. D’ailleurs, dans les situations les plus complexes, ils peuvent être imbriqués et même simultanés. Selon nous, la meilleure option vis-à-vis de ce problème méthodologique est de prendre du recul face à l’objet étudié, afin d’en avoir la vision la plus complète. Par exemple, la pratique du vote est un mécanisme de dissolution, puisque chaque citoyen possède la même part de puissance, cependant, si cette pratique aboutit à une élection, il s’agit en fait d’une concentration du pouvoir, car nous serons dans un usage du vote participant à la légitimité d’un représentant. Aujourd’hui, nombreux sont les outils de la démocratie directe (référendums, démocratie participative, consultative...) qui ne participent qu’à la concentration du pouvoir, alors même qu’ils semblent en redistribuer une part aux citoyens. Il est donc essentiel de regarder l’ensemble des mouvements du pouvoir traversant la démocratie directe, et plus particulièrement, la dynamique la plus globale, car c’est souvent celle-ci qui tire profit des mouvements présents à une plus petite échelle. Ainsi, nous pourrions faire l’hypothèse que la démocratie directe est constamment soumise à la logique de la dissolution, mais cette idée ne pourrait être vérifiée que si les personnes mettant en question ce principe sont sur la même échelle d’observation. Une fois cet élément de méthode écarté, nous concevons l’étude des mouvements du pouvoir comme un moyen d’observer et d’anticiper les éventuelles dérives de la démocratie, même si les principaux maux de celle-ci ne sont pas les mêmes aux yeux de tous.

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Bibliographie :

Bernardi B., 1999, La démocratie, Paris, Flammarion.

Hobbes T., 1982, Le citoyen : ou les fondements de la politique, Paris, Flammarion.

Holeindre J.-V. (dir.), 2014, Le pouvoir, concepts, lieux, dynamiques, Paris, Éditions sciences humaines.

Montesquieu, 1832, De l’esprit des lois, Paris, Librairie de Lecointe

Rousseau J.-J., 1963, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, Union Générale d’Edition.

Spector C, 1997, Le Pouvoir, Flammarion, Paris.

Tocqueville (de) A., 1986 (a), De la démocratie en Amérique I, Paris, Éditions Gallimard.

Tocqueville (de) A., 1986 (b), De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard.

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