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Contexte et Raisonnement

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Academic year: 2022

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HAL Id: hal-00000177

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00000177

Submitted on 6 Feb 2003

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Jean-Baptiste van der Henst

To cite this version:

Jean-Baptiste van der Henst. Contexte et Raisonnement. Guy Politzer. Le Raisonnement humain, Hermes, p. 1-35, 2002. �hal-00000177�

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Chapitre rédigé par J.-B. VAN DER HENST.

Contexte et raisonnement

9.1. Introduction

La question du contexte est, avec la question de la compétence et celle des biais, l’une des trois grandes questions qu’une théorie du raisonnement humain doit prendre en compte (Evans, 1991). A quoi pensent les psychologues du raisonnement lorsqu’ils parlent du contexte ? Pour le dire vite, ils se demandent comment le contexte dans lequel s’inscrit le raisonnement va affecter les inférences susceptibles d’être effectuées. Les prémisses ont une forme logique qui les caractérise et sur laquelle peuvent s’appliquer des processus inférentiels. Tout ce qui ne dépend pas de la forme logique peut être assimilé au contexte : le contenu des prémisses, la manière dont on communique les prémisses, le lieu où l’on présente ces prémisses, le type d’individu qui communique ces prémisses, les informations qui précèdent ou suivent l’apparition des prémisses bref, l’ensemble des conditions dans lesquelles apparaissent les prémisses. Deux prémisses qui n’ont pas la même forme logique seront probablement traitées différemment ; cependant, seront-elles traitées de la même façon si elles ont la même forme logique mais portent sur des sujets différents ou si elles sont communiquées par des personnes différentes ?

En bref, on peut définir le contexte comme l’ensemble des informations disponibles autres que les prémisses et qui seront susceptibles d’être utilisées pendant le traitement des prémisses et donc d’interagir avec les processus inférentiels. Ainsi, les informations qui sont inaccessibles à celui qui traite les prémisses au moment où il les traite ne feront bien sûr pas partie du contexte. Une quantité d’informations considérable peut cependant être disponible lors du traitement des prémisses. Mais, seule une petite fraction de ces informations constituera le contexte. Par exemple, le fait que le compositeur Gustav Malher soit

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l’auteur des « Kindertotenlieder » ou le fait qu’il y ait de l’air en Australie sont des informations qui peuvent parfaitement être disponibles dans votre mémoire encyclopédique, mais que vous n’utiliserez probablement pas pour effectuer l’ensemble des inférences nécessaires à la compréhension du premier chapitre de ce livre. Trois sources d’informations contextuelles seront abordées dans ce chapitre.

D’abord, les informations contextuelles peuvent venir des connaissances encyclopédiques que l’on peut avoir sur le thème abordé par les prémisses. D’autre part, ces informations peuvent être présentées par l’expérimentateur comme un complément aux prémisses qui font l’objet du raisonnement. Enfin, ces informations peuvent résulter de la particularité de la situation expérimentale qui dans le cas du raisonnement donne lieu invariablement lieu à une situation de communication entre l’expérimentateur et le sujet.

Bon nombre d’études visent à analyser la compétence inférentielle de façon épurée. Le contexte est alors vu comme un élément perturbateur de la compétence inférentielle de base. Si l’on veut savoir ce qu’est la « raison pure », il faut bien la faire tourner à vide comme un système formel. D’où l’intérêt des expériences en laboratoire, où l’on peut à loisir faire raisonner les sujets en dehors de tout contexte.

Par exemple, dans le domaine du raisonnement conditionnel, bon nombre de chercheurs utilisent dans leurs expériences des énoncés arbitraires comme si P alors Q ou s’il y a un carré alors il y a un triangle plutôt que si tu achètes un chien alors je divorce.

A moins qu’il ne s’agisse d’un autre contexte : le contexte du laboratoire ! Après tout, on pourrait retourner entièrement le problème et soutenir que la raison n’est faite que pour raisonner dans un contexte « naturel », et raisonner en laboratoire c’est raisonner dans un contexte très particulier et pour tout dire « artificiel ». Y a-t- il un intérêt à étudier le fonctionnement du système digestif en lui faisant absorber des tubes en acier ? Oui, peut-être, pour en étudier les capacités limites : jusqu’où arrive-t-il à digérer ? Mais pour qui veut étudier le fonctionnement naturel de la digestion mieux vaut faire ingérer des mets comestibles. Cette remarque peut aussi valoir pour le raisonnement : étudier le raisonnement de façon la plus abstraite possible risque de constituer un cas limite.

On pourrait donc résumer la question de cette manière. Soit le raisonnement humain peut être et doit être analysé de manière épurée pour que l’on ait une idée nette de ce qu’il est. Et alors le contexte peut bien sûr être étudié pour voir comment il influence le système inférentiel. Il se peut en effet que des prémisses ayant une certaine forme logique, soient présentées dans un contexte tel que le système inférentiel sera mis entre parenthèses au profit d’un autre système. Soit le raisonnement doit être étudié tel qu’il apparaît à l’état naturel, et donc la situation de laboratoire devra s’approcher et non se détourner des situations de raisonnement naturel. Et l’influence du contexte ne se pose pas puisque le raisonnement se déroule

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toujours en contexte, seule la question du raisonnement se pose. A la limite, on peut se demander ce qu’il arrive aux compétences inférentielles lorsqu’on les convoque dans des situations extrêmes de raisonnement abstrait.

L’objectif de ce chapitre est de présenter ce que les psychologues du raisonnement appellent les effets de contexte et d’analyser ce que ces effets nous révèlent sur la nature du raisonnement. La première partie est consacrée au raisonnement conditionnel et analyse le rôle du contenu et des informations additionnelles. La deuxième partie traite d’une tâche particulière très connue dans le domaine, il s’agit de la « tâche de sélection », dont une large part de la littérature qui s’y rattache touche à l’influence du contexte. Enfin, la troisième partie concerne le contexte conversationnel du raisonnement.

9.2. L’influence du contexte dans le raisonnement conditionnel 9.2.1. Introduction

Les psychologues du raisonnement ont publié un très grand nombre d’articles consacrés au raisonnement conditionnel. Classiquement, dans une tâche de raisonnement conditionnel, le sujet doit produire ou évaluer une conclusion à partir d’un couple de prémisses. L’une de ces prémisses est un énoncé conditionnel mettant en jeu deux propositions atomiques : Si p alors q, où p est l’antécédent et q le conséquent. L’autre prémisse réfère à une de ces propositions (p, q, non-p, ou non-q). Quatre arguments servent de base à la majorité des expériences (voir chapitre 4) :

Le Modus Ponens (MP) Le Modus Tollens (MT)

Si P alors Q ; or P ; donc Q Si P alors Q ; or non-Q ; donc non-P L’Affirmation du Conséquent (AC) La Négation de l’Antécédent (NA) Si P alors Q ; or Q ; donc P Si P alors Q ; or non-P ; donc non-Q La tâche de raisonnement consiste à produire une conclusion ou à évaluer la validité d’une conclusion à partir des deux prémisses. Du point de vue de la logique déductive, seuls MP et MT sont des arguments valides, AC et NA étant des sophismes (voir aussi chapitre 4).

Les travaux empiriques révèlent d’abord un résultat intéressant : les individus ne se soumettent pas aux directives de la logique. Il n’y a pas 100 % de sujets qui effectuent le Modus Tollens (autour de 60 % seulement), et on est loin d’avoir un taux nul pour AC et NA (autour de 40 % chacun). Le sujet en fait donc à la fois moins et plus qu’il ne devrait. Seul le Modus Ponens semble à peu près conforme à la logique, ce qui lui confère pour certains (Braine, O’Brien, 1998 ; Rips, 1994) un

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statut particulier, celui de schéma d’inférence mental (90 % à 100 % des sujets font le Modus Ponens).

Par ailleurs, et c’est ce qui nous intéresse ici, de nombreuses études montrent que le contenu des prémisses joue un rôle important dans la performance obtenue dans les tâches de raisonnement conditionnel. Précisément, en manipulant le contenu des « p » et « q », on va pouvoir manipuler le degré d’acceptation des différents arguments. Et, on peut même diminuer le taux d’acceptation du Modus Ponens, ce qui pour certains remet en cause l’idée que l’individu est équipé d’une règle d’inférence mentale lui correspondant (Byrne, 1989).

Considérons par exemple le sophisme d’affirmation du conséquent : Si P alors Q ; or Q ; donc P

Si le fait d’avoir P implique le fait d’avoir Q, la réciproque n’est pas vraie, le fait d’avoir Q n’implique pas le fait d’avoir P. Il existe en effet des raisons autres que P qui peuvent conduire à Q. Par exemple, il se peut que Si R alors Q. On se rend ainsi compte que P ne va pas s’ensuivre de Q, en particulier si Q est impliqué par R. Le sophisme d’affirmation du conséquent semble donc résulter de ce que les individus n’ont pas conscience des autres possibilités qui peuvent mener à Q. Quel pourrait être le remède permettant d’éviter que les sujets dérivent P sur la base de Q ? Très simplement, ce remède consiste à créer une situation au sein de laquelle le sujet aura conscience des possibilités autres que P pouvant conduire à Q.

9.2.2. Conditions invalidantes et causes alternatives : le rôle du contenu

Cummins et al. (1991) montrent que le contenu des propositions de l’énoncé conditionnel peut à lui seul suggérer d’autres possibilités. Voici un exemple :

Si Marie a plongé dans la piscine alors elle est trempée.

Supposons maintenant que Marie soit en effet trempée. Allons-nous en déduire que Marie a plongé dans la piscine ? Probablement pas, car d’autres causes expliquant qu’elle est trempée pourront nous venir facilement à l’esprit. Par exemple, il se peut que Marie vienne de prendre sa douche ou qu’elle soit passée sous une averse sans avoir été protégée par un parapluie ou encore qu’elle ait été arrosée par les forces de l’ordre alors qu’elle participait à une manifestation syndicale, etc. L’argument s’applique de la même manière pour la négation de l’antécédent (NA). Si vous savez maintenant que Marie n’a pas plongé dans la piscine, vous n’allez pas en déduire qu’elle n’est pas trempée en raison des autres causes qui vous viendront à l’esprit. (Cummins, Lubart et al., 1991) prédisent donc

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que ces « causes alternatives » (selon leur terminologie) vont avoir tendance à diminuer le degré d’acceptation des sophismes d’affirmation du conséquent et de négation de l’antécédent.

Concédons qu’il existe un antidote aux sophismes du raisonnement conditionnel qui consiste à faire envisager les causes alternatives. Qu’en est-il des arguments dits valides ? Peut-on de la même façon inoculer un « venin » qui aura tendance à diminuer le degré d’acceptation de MP et MT. Si je sais que si P alors Q et que P, qu’est-ce qui peut m’empêcher d’inférer Q ? La réponse est simple : Il suffit d’interpréter P comme une condition pour avoir Q et d’envisager que d’autres conditions nécessaires pour avoir Q ne sont pas forcément remplies. Dans ce cas, P ne permet pas à lui seul d’inférer Q. Cummins et al. dénomment ces conditions supplémentaires des « conditions invalidantes » (en anglais disabling conditions).

Considérons l’énoncé suivant :

Si je tourne la clé de contact, alors la voiture démarre.

Supposons que je tourne la clé de contact ; la voiture doit donc démarrer.

Cependant, il existe d’autres conditions qui doivent être remplies pour que la voiture démarre effectivement. Si je tourne la clé mais que la batterie est en panne, alors la voiture ne démarrera pas. Avoir une batterie en bon état est donc une condition supplémentaire qui doit s’ajouter au tour de clé pour démarrer. Envisager cette condition supplémentaire risque d’atténuer l’inférence de Q à partir de la seule condition P. De la même façon, avoir conscience des conditions invalidantes peut bloquer le Modus Tollens. Si l’on ajoute à l’énoncé conditionnel l’information que la voiture ne démarre pas, on ne pourra pas nécessairement inférer que la clé de contact n’a pas été tournée, car d’autres conditions, dont je ne sais pas si elles sont réalisées, doivent être remplies pour constater effectivement le démarrage de la voiture.

Cummins et al. prédisent donc que les arguments valides (MP et MT) seront affectés par les conditions invalidantes que le sujet peut envisager et que les arguments non valides (AC et NA) seront eux affectés par les causes alternatives.

Précisément, plus le nombre de conditions invalidantes et de causes alternatives sera élevé, plus le raisonnement s’en trouvera affecté. Le point intéressant ici est que l’exécution d’une inférence, qu’elle soit valide ou non, dépendra en partie de ce que le contenu de l’énoncé conditionnel évoque d’autres possibilités que celle exprimée par l’énoncé. Par exemple, l’énoncé si je porte l’eau à 100 °C, alors elle bout évoque très peu de conditions invalidantes. Il est très difficile d’imaginer une situation dans laquelle l’eau est portée à 100 °C sans qu’elle ne boue. Cummins et al. prédisent donc que les sujets effectueront plus volontiers le Modus Ponens à partir d’un tel énoncé.

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Les expériences menées (Cummins, Lubart et al., 1991 ; Cummins, 1995) s’organisent en deux étapes. Au cours d’une première phase, on demande à des sujets d’imaginer des causes alternatives et des conditions invalidantes à partir d’un ensemble d’énoncés conditionnels. Puis, dans une seconde étape, d’autres sujets doivent évaluer l’acceptabilité d’un argument sur une échelle de – 3 a + 3. En accord avec les prédictions, les résultats montrent que le degré d’acceptation est corrélé au nombre de causes alternatives et de conditions invalidantes engendrées par les sujets lors de la première phase. Par exemple, alors que le degré d’acceptation du Modus Ponens est proche de 3 pour un énoncé conditionnel comportant peu de conditions invalidantes, il est proche de 2 lorsque l’énoncé comporte de nombreuses conditions invalidantes.

Dans une étude postérieure, (Cummins, 1995) (voir aussi (Cummins, 1997) qui est une clarification essentielle) adopte une perspective plus générale et plus précise à la fois. Elle affirme que les conditions invalidantes et les causes alternatives affectent les croyances que l’on peut avoir sur la nécessité et la suffisance exprimées par un énoncé conditionnel reliant un effet à une cause. En particulier, selon Cummins, les causes alternatives jettent le doute sur la nécessité de la cause pour produire un certain effet et les conditions invalidantes jettent le doute sur la suffisance de la cause pour produire un certain effet. Si un effet est observé et qu’une cause (C1) de cet effet est envisagée sans qu’aucune autre cause ne puisse être envisagée, alors C1 pourra être considérée comme la condition nécessaire. Par contre, si d’autres causes envisageables sont susceptibles d’entraîner E, alors C1 ne sera pas considérée comme la cause nécessaire. Parallèlement, si une certaine cause (C1) apparaît et qu’aucune autre condition n’est requise pour qu’un effet en découle, alors C1 sera considérée comme suffisante pour déclencher l’effet. Par contre si des conditions additionnelles sont requises, C1 ne pourra plus être considérée comme suffisante pour produire l’effet.

Thompson (1994) obtient des résultats similaires à ceux de Cummins pour les énoncés conditionnels causaux mais aussi pour des énoncés conditionnels contenant d’autres relations pragmatiques que la causalité. Elle ne prend pas en compte le nombre de conditions invalidantes et de causes mais juste le niveau de

« perception » de la nécessité et de la suffisance. Elle montre que la nécessité et la suffisance affectent non seulement les énoncés causaux mais aussi les énoncés de permission (si une personne a son doctorat alors elle peut enseigner à l’université), d’obligation (si une personne a travaillé pendant 40 ans, alors elle doit recevoir une retraite) et de définition (si un animal a le sang chaud alors c’est un mammifère).

Dans une autre étude, Quinn & Markovits (1998) développent l’idée que le nombre de causes alternatives et de conditions invalidantes ne constitue pas le seul facteur qui affecte les inférences conditionnelles. Un autre facteur est celui de la

« force » d’association (strength of association) ou force d’activation. Pour Quinn

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& Markovits (1998), un énoncé conditionnel causal de la forme Si p alors q évoque la structure causale qui rend q possible. Au sein de cette structure, certaines causes (p1, p2, p3…) seront plus accessibles, ou plus fortement associées, que d’autres à l’effet (q). Ainsi, plus la force d’association d’une cause à un effet sera importante, plus grande sera la tendance à rappeler cette cause et inversement. Prenons l’exemple d’un chien qui se gratte. Quelle peut être la cause de son comportement ? Bien sûr ses démangeaisons peuvent résulter d’une maladie de peau mais cela ne vient pas immédiatement à l’esprit et l’on pensera plus volontiers à la présence de puces. Considérons les deux couples de prémisses suivants :

1) Si le chien est porteur de puces alors il se gratte.

Le chien se gratte.

2) Si le chien est atteint d’une maladie de peau alors il se gratte.

Le chien se gratte.

Dans (1), l’information que le chien se gratte n’évoquera que faiblement la possibilité que le chien soit atteint d’une maladie de peau (la cause alternative est faiblement associée à l’effet). Par contre dans (2), l’information que le chien se gratte évoquera plus facilement que le chien puisse être porteur de puces (la cause alternative est fortement associée à l’effet). Le sophisme d’affirmation du conséquent devrait donc être plus fréquent dans (2) que dans (1). C’est exactement les résultats qu’obtiennent (Quinn & Markovits, 1998) (ils obtiennent le même résultat pour NA).

Les études qui viennent d’être mentionnées montrent que l’acceptabilité des quatre types d’arguments conditionnels dépend en partie de l’accessibilité en mémoire de ce que Cummins appelle les conditions invalidantes et les causes alternatives. Cependant, si les sujets acceptent par exemple à un degré moindre la conclusion d’un Modus Ponens lorsqu’un énoncé conditionnel comporte de nombreuses conditions invalidantes, ils ne la rejettent pas. C’est dans un autre paradigme que celui de Cummins et de Markovits que l’on observe un rejet des conclusions issues des quatre arguments conditionnels. Il s’agit de l’effet de suppression.

9.2.3. L’effet de suppression : le rôle des informations additionnelles

Comme nous l’avons vu au chapitre 4 (paragraphe 4.2.3.2) Rumain et al. (1983) ont montré qu’en présentant explicitement une prémisse supplémentaire contenant un antécédent alternatif les sophismes d’affirmation du conséquent et de négation de l’antécédent sont largement supprimés.

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La suppression des sophismes conditionnels par le contexte constitue une raison de penser que l’esprit humain n’est pas équipé de règles correspondant à ces sophismes. L’étude de (Rumain et al., 1983) a rebondi quelques années plus tard avec celle de (Byrne, 1989). Celui-ci fait la remarque suivante : si l’on peut bloquer les inférences non valides, n’est-il pas possible de le faire avec les inférences valides ? L’enjeu théorique est d’importance car pour Byrne, si l’on peut bloquer les inférences valides (MP et MT) on remet en cause l’hypothèse de la logique mentale selon laquelle des schémas d’inférence mentaux sont associés à ces inférences.

L’esprit humain ne serait alors pas équipé de règles formelles s’appliquant de façon automatique. Le problème se pose essentiellement pour le Modus Ponens puisque les défenseurs de la logique mentale ne soutiennent pas l’idée qu’il existe un schéma pour le Modus Tollens. Pour Byrne, le caractère automatique et fondamental du schéma Modus Ponens signifie que la rencontre des deux prémisses, Si p alors q et p, doit irrémédiablement conduire à la conclusion q. Or Byrne observe que la présentation explicite d’une condition additionnelle dans un énoncé conditionnel conduit à bloquer le Modus Ponens :

(1) Si elle a un devoir à préparer, alors Marie travaillera tard à la bibliothèque

(2) Si la bibliothèque reste ouverte, alors Marie travaillera tard à la bibliothèque

(3) Marie a un devoir à préparer

Dans sa première expérience, Byrne (1989) observe que 38 % des sujets seulement dérivent la conclusion, Marie travaillera tard à la bibliothèque, à partir des prémisses (1), (2) et (3) alors qu’ils sont 96 % à formuler cette conclusion à partir des seules prémisses (1) et (2). Byrne (1989, p. 76) en conclut que si le contexte permet de « supprimer » les inférences invalides mais aussi valides, alors il n’existe aucune règle mentale qui ne leur corresponde. Chan & Chua (1994) ont montré par ailleurs que les sujets étaient sensibles au degré de nécessité de la condition additionnelle. Plus cette condition apparaît comme nécessaire plus l’effet de suppression est important.

Politzer & Braine (1991a), qui défendent l’approche de la logique mentale, ont répondu à Byrne et interrogent la notion même de suppression qu’elle utilise : Qu’est-ce qui compte comme une suppression ? Pour qu’il y ait suppression, affirment-ils, il faut que les sujets croient en la vérité des prémisses et rejettent néanmoins la conclusion qui découle logiquement de ces prémisses. Mais s’ils ne considèrent pas les prémisses comme vraies, alors rien ne les contraint à inférer la conclusion qui en découlerait si les prémisses étaient vraies. Il ne peut donc y avoir suppression dans un tel cas. C’est précisément l’argument que Politzer & Braine (1991a) (voir aussi (Stevenson & Over, 1995)) appliquent à l’exemple de la bibliothèque employé par Byrne. D’après eux, le contexte conduit les sujets à douter

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de la première prémisse conditionnelle. Reprenons l’exemple de Byrne. La seconde prémisse conditionnelle, est l’expression d’une condition nécessaire : pour travailler, à la bibliothèque il est nécessaire que celle-ci soit ouverte. L’énoncé (1) présuppose que cette condition est satisfaite. Par contre, l’énoncé (2) laisse entendre que la bibliothèque est ou n’est pas ouverte. L’énoncé (2) contredit donc ce qui est présupposé par l’énoncé (1). Cette contradiction peut donc conduire à répondre que rien ne peut-être inféré des prémisses (1), (2), (3) : un doute sur la vérité des prémisses conduit à un doute sur la vérité de la conclusion. L’étude de (Stevenson &

Over, 1995) (voir aussi (Manktelow & Fairley, 2000)) illustre ce point et montre que plus le doute sur la vérité de la condition nécessaire (c’est-à-dire la bibliothèque reste ouverte) grandit plus les sujets ont tendance à rejeter la conclusion (c’est-à-dire Marie travaillera tard à la bibliothèque).

Contrairement à Byrne, pour Politzer et Braine, la suppression des inférences non valides n’est pas de même nature que la suppression des inférences valides.

Dans le premier cas elle résulte de la considération des alternatives, ce qui conduit à remettre en doute la vérité de l’obverse (si non P alors non Q) et de la converse (si Q alors P) de l’énoncé conditionnel, mais pas la vérité de l’énoncé conditionnel lui- même (Si P alors Q). Dans le second cas, elle résulte cette fois du doute porté sur la vérité de l’énoncé conditionnel (voir chapitre 4, paragraphe 4.2.3.3 pour un exposé plus détaillé de ce point de vue).

9.3. Les effets de contexte dans la « tâche de sélection » 9.3.1. Contenu thématique et contenu non thématique

Dans les années 1960, le psychologue anglais Peter Wason a considérablement fait progresser la psychologie du raisonnement. Le mérite de Wason est d’avoir inventé des tâches de raisonnement et de test d’hypothèse qu’avant lui personne n’avait imaginées. Les trois tâches que l’on associe à son travail sont le problème 2- 4-6 (Wason, 1960), la tâche de sélection ou tâche des quatre cartes de Wason (Wason, 1966 ; 1968) et le problème THOG (Wason, 1979). Ces trois problèmes ont engendré une littérature considérable et ont permis de mettre en lumière une gamme très large de processus psychologiques. C’est sans nul doute la tâche de sélection qui des trois a reçu l’attention la plus grande de la communauté scientifique.

L’intérêt de cette tâche est multiple. Premièrement, dans sa version standard, fort peu de sujets se montrent capables de la résoudre. Sa compréhension ne semble pourtant pas poser de problème particulier et sa solution apparaît relativement simple. La performance obtenue conduit donc à s’interroger : l’échec à un problème de raisonnement aussi facile ne constitue-t-il pas un indice patent d’irrationalité ? Deuxièmement, une description des résultats associés à la tâche de sélection permet une présentation quasi exhaustive des théories actuelles en psychologie du

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raisonnement. Enfin troisièmement, le contexte influence la performance de manière drastique. Alors que dans la version standard, moins de 10 % des sujets réussissent la tâche, ce taux peut s’élever à 90 % lorsque le contexte introduit certains contenus thématiques.

Présentation de la tâche

L’expérimentateur présente aux sujets des figures symbolisant quatre cartes et lui indique que pour chaque carte il y a un nombre sur une face et une lettre sur l’autre face. Les sujets reçoivent ensuite une règle qui prend la forme d’un énoncé conditionnel et qui réfère aux cartes présentées : « s’il y a un A sur une face, alors il y a un 4 sur l’autre face » (voir figure 9.1).

Figure 9.1.

La tâche consiste à sélectionner les cartes qui vont permettre d’établir si l’énoncé conditionnel est vrai ou faux. Quelles sont ces cartes ? Le principe est assez simple.

D’abord, retourner une carte pour laquelle le contenu de la face cachée quel qu’il soit (X ou non-X) n’apporte pas d’information sur la vérité de la règle est inutile. Il faut donc sélectionner les cartes pour lesquelles le contenu de la face cachée X et son contradictoire non-X conduisent à des conclusions différentes sur la vérité de la règle. Illustrons en analysant chaque carte. Derrière la carte A, on peut trouver 4 ou non-4 (1, 2, 3…). La combinaison A et 4 est compatible avec la règle mais pas la combinaison A et non-4. Il faut donc retourner la carte A puisque le contenu de la face cachée réfutera ou confirmera la règle. Derrière la carte D, on peut trouver 4 ou non-4 ; mais aucune de ces deux combinaisons (D et 4 ; D et non-4) n’est

Il y a ci-dessous un ensemble de 4 cartes. Sur chaque carte, figure une lettre d’un côté et un chiffre de l’autre côté :

Règle : s’il y a un A sur une face alors il y a un 4 sur l’autre face.

Laquelle ou lesquelles de ces quatre cartes est-il nécessaire de retourner pour décider si la règle est vraie ou fausse ?

A D 4 7

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incompatible avec la règle, il est donc inutile de la retourner. Derrière la carte 4, on peut trouver A ou non-A. Encore une fois, aucune de ces deux combinaisons (A et 4 ; non-A et 4) n’est incompatible avec la règle. En effet, la règle stipule juste que s’il y a un A, il doit y avoir un 4 mais non que s’il y a un 4 il doit y avoir un A.

Derrière la carte 7, on peut trouver A ou non-A. La combinaison non-A et 7 est parfaitement compatible avec la règle ; par contre, la combinaison A et 7 (qui correspond à A et non-4) est incompatible avec la règle. Il faut donc sélectionner les cartes A et 7 car celles-là seules peuvent donner lieu à une combinaison (A et non- 4) susceptible de réfuter la règle.

Sur quelles cartes les sujets portent-ils leur choix ? Presque tous sélectionnent la carte A, mais très peu lui associent la carte 7 (moins de 10 % font le choix A et 7).

En fait, la majorité des sujets choisit les cartes A et 4 ou la carte A seule. Un des enjeux fut dès le départ de trouver un moyen d’améliorer la performance. Griggs &

Cox (1995) exposent dans une revue les différents facteurs qui ont provoqué une plus ou moins grande facilitation dans la tâche abstraite (c’est-à-dire la clarification de la règle conditionnelle, l’incitation à la justification, les instructions dans la sélection des cartes). Cependant c’est l’influence du contexte et du contenu qui a été identifié comme le facteur principal de facilitation. Et, il y a au moins autant de travaux publiés sur la tâche de sélection à contenu thématique que sur la tâche de sélection à contenu abstrait.

On peut d’abord faire remarquer que l’être humain est rarement confronté à des règles conditionnelles abstraites comme S’il y a un A sur une face, alors il y a un 4 sur l’autre face ou encore Si P alors Q. Le caractère non « écologique » de la règle peut constituer une explication assez générale de la performance obtenue dans la tâche abstraite : les sujets échouent à la tâche tout simplement parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’utiliser de tels énoncés conditionnels dans la vie quotidienne. Nous vivons dans le concret, pas dans l’abstrait ! Cette remarque de bon sens nous conduit donc à prédire que l’utilisation de conditionnels plus familiers doit améliorer la performance. Une des premières études à manipuler le contenu de la règle conditionnelle dans la tâche de sélection est celle de (Johnson-Laird & Byrne, 1972). Dans leur expérience, les sujets, des étudiants britanniques, doivent imaginer qu’ils sont des employés de la poste dont le travail consiste à trier le courrier. En particulier, ils doivent faire en sorte que le courrier soit trié selon la règle suivante : si une enveloppe est cachetée alors elle doit être affranchie avec un timbre de 50 lires (voir figure 9.2). Il faut préciser qu’à l’époque où l’expérience fut conduite, une règle similaire était en vigueur au sein de la poste britannique. On leur présente ensuite les faces de quatre enveloppes : sur une face de l’enveloppe on indique si elle est ou non cachetée, sur l’autre face on indique le montant de l’affranchissement. Des 24 sujets ayant participé à l’expérience, 21 choisirent les bonnes cartes alors qu’ils ne furent que 2 avec la règle abstraite.

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Figure 9.2.

L’expérimentateur peut certes se satisfaire de ce qu’il est capable de modifier dramatiquement la performance en manipulant le réalisme de la règle. Cependant il peut aussi, à un niveau plus théorique, s’interroger sur le degré de réalisme nécessaire pour observer une augmentation significative de la performance. L’étude de (Manktelow & Evans, 1979) a apporté des éléments de réponse à cette question.

Eux aussi voulaient, entre autres choses, répliquer l’effet de facilitation par le réalisme. Mais toutes leurs expériences (au nombre de cinq) se soldèrent par un échec. Les règles conditionnelles utilisées concernaient des associations de nourriture et de boissons (Si je mange du haddock alors, je bois du gin). Bien que l’association de certaines boissons avec certaines nourritures puisse sembler pour le moins arbitraire, elle fait pourtant écho à un principe bien réel à savoir que l’on ne boit pas n’importe quoi avec ce que l’on mange. La conclusion qu’ils tirent de ces absences d’effet est assez restrictive ; ils estiment que l’effet de facilitation par réalisme apparaît lorsque les sujets ont une connaissance préalable de la règle en question et des contre-exemples qui la réfutent. Si (Johnson-Laird & Byrne, 1972) obtiennent eux l’effet de facilitation, c’est parce que les sujets se trouvent dans un environnement social où la règle postale est précisément en application.

Le simple bon sens laisse donc place à une théorie. La sélection des cartes P et non-Q dans le contexte d’une règle réaliste se fait lorsque l’on a été confronté par le passé à cette règle (Q) ainsi qu’à ses contre-exemples (les cas P-et-non-Q). Lorsque le souvenir de cette règle et le souvenir des contre-exemples sont suffisamment présents, alors les réponses logiques apparaissent. Cette approche, que l’on appelle l’hypothèse de l’activation en mémoire (« memory cue hypothesis ») fut testée en partie par (Griggs & Cox, 1982) dans une série d’expériences. Selon l’hypothèse testée, l’effet de facilitation doit s’observer uniquement avec des individus qui ont été au cours de leur vie confrontés à la règle. Ainsi, Griggs & Cox (1982) proposent-ils à leurs sujets la règle postale qui cette fois n’était pas en vigueur dans l’état – la Floride – où l’expérience avait lieu. Conformément aux prédictions, ils n’observent pas de facilitation. Donc pour obtenir un effet de facilitation avec les

Règle : si une enveloppe est cachetée alors elle doit être affranchie avec un timbre de 50 lires.

50 40

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étudiants de Floride, il suffit à (Griggs & Cox, 1982) de leur présenter une règle avec laquelle ils sont familiers. Griggs & Cox (1982) introduisent une règle sur l’âge légal de consommation d’alcool en vigueur dans l’état de Floride. Les sujets doivent s’imaginer incarnant le personnage d’un agent de police qui vérifie que des individus consommant des boissons dans un bar se conforment bien à cette règle (voir figure 9.3).

Figure 9.3.

Les résultats montrent cette fois un effet de facilitation : 29 sujets sur 40 ont correctement sélectionné les cartes « Bière » et « 16 ans ».

Cependant l’hypothèse de l’activation en mémoire n’est pas sans difficulté.

D’abord, il peut sembler surprenant que nos capacités inférentielles soient si étroitement liées aux expériences que nous avons ou non vécues et qu’elles se trouvent à ce point inhibées avec un contenu abstrait. Une hypothèse si radicale est d’ailleurs remise en cause par les résultats obtenus dans le raisonnement propositionnel et syllogistique. Les études montrent que les sujets sont parfaitement capables d’effectuer un grand nombre d’inférences à partir de prémisses dont les contenus n’évoquent rien de la vie quotidienne (voir chapitres 4 et 5). A l’opposé, l’usage d’un contenu concret ne facilite pas toujours la performance. Il existe une vaste littérature dans le domaine du raisonnement syllogistique sur ce que l’on appelle le « biais de croyance » qui montre que les sujets manifestent une tendance à rejeter les conclusions non crédibles même si elles découlent logiquement des prémisses et à accepter les conclusions crédibles même lorsqu’elles ne sont pas logiquement compatibles avec les prémisses (voir (Evans, Newstead, Byrne, 1993) pour une revue). Il faudrait donc expliquer pourquoi l’activation en mémoire conduit à une réponse correcte précisément dans la tâche de sélection alors qu’en général elle est susceptible de conduire à des erreurs : le raisonnement bénéficierait uniquement des associations stockées en mémoire lorsque la tâche consiste à rechercher des contre-exemples. Cependant on peut encore formuler une critique.

Par quel mécanisme se rend-on compte qu’un contre-exemple d’un énoncé conditionnel est bien un contre-exemple ? La première fois que l’on rencontre une

Règle : Si une personne consomme de l’alcool elle doit avoir plus de 19 ans

Bière Coca 22 ans 16 ans

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règle conditionnelle on n’a pas accès aux contre-exemples. Cela revient à prendre connaissance d’une règle abstraite. Il faut donc que le contre-exemple soit à un moment identifié comme tel. Or la théorie reste muette sur le processus d’identification des contre-exemples. De plus si la règle évoque un contenu réaliste mais qu’elle est non crédible comme si je mange du haddock alors je bois du gin, les contre-exemples affluent immédiatement, car une personne qui a fait l’expérience d’avoir mangé du haddock ne l’a probablement pas accompagné d’un verre de gin. La présence évidente des contre-exemples dans la mémoire à long terme ne semble donc pas suffisante pour améliorer la performance puisque (Manktelow & Evans, 1979) n’observent pas de facilitation avec ce genre de règles.

Enfin, c’est une expérience non publiée, mais célèbre, de D’Andrade qui pose, d’après la plupart des spécialistes de la tâche de sélection, le problème le plus sérieux à la théorie. En effet, cette expérience donne lieu à un effet de facilitation alors qu’il est à peu près sûr que les sujets n’ont jamais rencontré la règle utilisée dans la tâche. Les sujets doivent imaginer un scénario dans lequel ils doivent s’assurer que lorsqu’une commande de matériel dépasse un certain montant, alors elle doit être signée par le chef division : Si une commande dépasse 30 $, elle doit être signée par le chef de division.

On peut noter que cette règle et celle de Griggs et Cox sur l’âge légal de consommation d’alcool introduisent les notions déontiques d’obligation et de permission. Manktelow & Over (1990a) font remarquer que sur le plan logique l’usage d’une règle déontique modifie singulièrement la tâche. En effet, dans la version descriptive ou abstraite (figure 9.1), la sélection des cartes vise à établir la vérité ou la fausseté de l’énoncé conditionnel. Une carte avec A sur une face et 7 sur l’autre indique que la règle est fausse. Mais dans la version déontique, la vérité de la règle n’est absolument pas remise en cause. La règle doit être tenue pour vraie et la tâche consiste cette fois à savoir si la règle a ou non été violée. La situation où une personne a seize ans et boit de la bière ne rend pas fausse la règle sur l’âge légal de consommation d’alcool mais indique juste qu’un individu la viole. Dans un cas le statut de la règle, en termes de vérité, est inconnu, dans l’autre cas il est connu. Ces deux tâches sont donc distinctes.

9.3.2. La tâche de sélection dans des contextes déontiques

Cheng et Holyoak sont les premiers à proposer une théorie alternative. Ils rejettent à la fois l’idée de stockage en mémoire des contre-exemples et l’hypothèse de la logique mentale selon laquelle l’être humain est équipé de schémas d’inférence formels insensibles au contenu. Les processus inférentiels qu’ils décrivent (Cheng &

Holyoak, 1985) se situent entre ces deux pôles. Les individus, affirment-il, raisonnent souvent à l’aide de schémas pragmatiques. Ils définissent ces schémas comme des « structures abstraites de connaissance » qui sont induites de

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l’expérience quotidienne que l’on peut avoir de certains aspects du réel ; ils donnent comme exemples les « permissions », « les obligations », « les relations causales ».

Plus concrètement, un schéma pragmatique consiste en un ensemble de règles assez générales mais dont la particularité est d’être sensible à certains contextes. Le raisonnement conditionnel se trouvera ainsi être facilité si le contexte évoque un certain schéma qui conduit aux mêmes solutions que l’implication logique. Par exemple, le schéma de permission se compose de quatre règles de production :

Règle 1. Si l’action est effectuée, alors la précondition doit être satisfaite Règle 2. Si l’action n’est pas effectuée, alors la précondition n’a pas besoin

d’être satisfaite.

Règle 3. Si la précondition est satisfaite, alors l’action peut éventuellement être effectuée.

Règle 4. Si la précondition n’est pas satisfaite, alors l’action ne peut pas être effectuée.

Lorsqu’un énoncé conditionnel évoque un schéma de permission, ces quatre règles sont donc immédiatement disponibles. Appliquons-les à la tâche de Griggs et Cox (1982) dont le contenu concerne l’âge légal de consommation d’alcool en Floride et qui évoque la notion de permission. La règle 1 indique qu’il est nécessaire de sélectionner la carte « bière » puisque l’action est effectuée ; la règle 2 indique qu’il n’est pas nécessaire de sélectionner les cartes « coca » puisque, l’action n’étant pas effectuée (c’est-à-dire boire de l’alcool) la précondition (c’est-à-dire avoir plus de 19 ans) n’a pas besoin d’être satisfaite ; la règle 3 indique qu’il n’est pas nécessaire de sélectionner la carte « 22 ans », puisque la précondition étant satisfaite, l’action peut ou non être effectuée. Enfin, la règle 4 indique que la carte

« 16 ans » doit être sélectionnée car la précondition n’est pas satisfaite.

Cheng & Holyoak (1985) font la prédiction suivante : pour observer l’effet de facilitation même avec des sujets non familiers de la règle, il faut que cette règle évoque un schéma pragmatique. En ce qui concerne la règle postale, les sujets qui sont familiers de la règle l’interprètent comme une règle de permission mais pas ceux qui n’y sont pas familiers pour qui elle se présente comme arbitraire. Ainsi, pour que la règle n’apparaisse pas comme un énoncé arbitraire pour les sujets qui n’y sont pas familiers, mais bien comme une règle de permission, il faut selon Cheng et Holyoak l’accompagner d’une raison qui la justifie. Par exemple, les sujets non familiers de la règle postale reçoivent l’un des deux scénarios suivants :

Scénario sans justification :

« Vous êtes un employé des postes travaillant dans un pays étranger.

Votre travail consiste en partie à contrôler l’affranchissement des lettres. La réglementation postale en vigueur dans ce pays impose que si une enveloppe est cachetée alors, elle doit être affranchie avec un

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timbre de 20 cents. Afin de vérifier que la réglementation est bien appliquée, laquelle des quatre enveloppes devez-vous retourner ? » Scénario avec justification :

Le scénario est identique à celui de la version standard mais la phrase soulignée qui stipule la réglementation est suivie de l’énoncé suivant :

« La raison de cette réglementation est d’accroître les bénéfices issus du courrier personnel qui est presque toujours cacheté. Les lettres cachetées sont classées comme courrier personnel et doivent donc être affranchies à un tarif supérieur aux lettres non cachetées ».

Les résultats confirment la prédiction puisque le scénario avec permission conduit à 90 % de bonnes réponses. On peut cependant faire remarquer que les résultats obtenus pour les versions sans le scénario permission atteignent près de 60 % de réussite ce qui reste bien au-delà des résultats obtenus dans les autres études avec la tâche abstraite.

L’approche rivale du modèle de Cheng et Holyoak est la théorie de Cosmides (1989) qui s’appuie sur la perspective évolutionniste (voir aussi (Fiddick, Cosmides, Byrne, 2000)). Pour Cosmides, l’esprit humain n’a pas vocation à résoudre des tâches arbitraires. Les problèmes qui se posent à un individu résultent directement de son environnement physique et social. La sélection naturelle a façonné les circuits neuraux internes à notre cerveau, de façon à résoudre les problèmes que l’espèce humaine a rencontrés au cours de son histoire. Selon Cosmides, l’intelligence humaine ne se caractérise pas par des mécanismes généraux applicables à différents domaines mais par un éventail très large de mécanismes spécialisés, destinés à résoudre de manière adaptée des problèmes très spécifiques posés par l’environnement. La cognition s’appuie donc sur un ensemble de processus fonctionnellement spécialisées et « spécifiques au domaine » (domain specific).

Plus précisément, Cosmides développe l’idée que l’évolution a sélectionné des procédures – qu’elle nomme des algorithmes darwiniens – spécialisées dans le raisonnement consacré aux échanges sociaux. Cette approche s’articule autour de deux principes. D’abord, l’esprit humain est équipé d’algorithmes de représentation de l’interaction sociale en termes de « coûts/bénéfices » : lors d’un échange social, un individu doit payer un certain prix pour prétendre recevoir un certain bénéfice.

Par ailleurs, l’esprit humain dispose de procédures inférentielles qui lui permettent de détecter les individus qui ne respectent pas la relation coût/bénéfice de l’échange social : les tricheurs. Un tricheur reçoit un bénéfice sans en payer le prix. Pour Cosmides, c’est lorsque la tâche de sélection prend la forme d’une structure coût/bénéfice que les effets de contexte et de contenu apparaissent car alors la procédure de détection des tricheurs se déclenche. Ainsi, les sujets auront tendance à sélectionner les cartes « bénéfice reçu » (par exemple la carte « bière » dans la tâche

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de Griggs & Cox) et « coût non payé » (c’est-à-dire la carte « 16 ans ») mais pas les cartes « coût payé » (c’est-à-dire la carte 22 ans) et « bénéfice non reçu » (c’est-à- dire la carte « coca »). Pour Cosmides, un contrat social peut s’exprimer selon deux règles différentes partageant la même forme Si P alors Q :

Contrat social standard :

Si tu prends le bénéfice alors tu payes le coût.

Contrat social inversé :

Si tu payes le coût alors tu prends le bénéfice.

Dans une première série d’expériences Cosmides s’efforce de montrer que dans le cas d’un contrat social standard, les sujets ont tendance à sélectionner les cartes P et non-Q (conformément à la réponse logique) et dans le cas d’un contrat social inversé, ils ont tendance à sélectionner les cartes non-P et Q. La procédure de détection des tricheurs est donc, selon Cosmides, indépendante de toute procédure logique.

Dans une autre série d’expériences, Cosmides (1989) compare son approche à celle de Cheng et Holyoak (1985). Les règles de contrat social constituent un sous- ensemble des règles de permission. Or selon Cosmides les règles de permission utilisées par Cheng et Holyoak étaient interprétées comme des règles sociales. Pour permettre une confrontation empirique des deux théories, il faut donc comparer des règles de permission qui ont la structure d’un contrat social avec des règles de permission qui ne l’ont pas. L’une des règles utilisées par Cosmides est Si un élève va au lycée de Grover alors il doit habiter dans la commune de Grover. Pour qu’elle soit interprétée comme une règle de contrat social, le contexte précise qu’étudier au lycée Grover constitue un avantage car il s’agit d’un lycée de grande qualité et doté de moyens importants à la différence du lycée Hanovre qui est un lycée médiocre doté de peu de moyens. En conséquence, les taxes liées à l’éducation sont bien plus élevées dans la commune de Grover que dans la commune de Hanovre. Dans ce contexte, les parents résidant à Hanovre mais envoyant leurs enfants à Grover seront donc perçus comme des tricheurs. Par contre, dans une autre condition, pour que la règle de permission n’évoque pas la structure coût/bénéfice, le contexte indique que la règle émane du ministère de l’éducation et que le respect de la règle permet d’assigner un nombre adéquat de professeurs dans chaque lycée. Les résultats confirment la prédiction de Cosmides et montrent que 75 % des sujets sélectionnent les cartes P et non-Q lorsque la règle est donnée dans un contexte de contrat social alors qu’ils ne sont que 30 % lorsque la règle est donnée dans un contexte de permission sans contrat social.

En développant une autre approche, Manktelow et Over (1990b ; 1991) ont montré cependant que l’effet de facilitation dû au contexte était présent même lorsque la règle ne prenait pas la forme d’un contrat social. Bien sûr, cela ne réfute

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pas l’approche théorique de Cosmides (il faudrait pour cela avoir une règle avec une structure coût/bénéfice qui n’engendre pas de facilitation) mais montre que la possibilité d’une tricherie n’engendre pas à elle seule la facilitation. Manktelow et Over signalent par exemple que le problème de d’Andrade est difficile à interpréter en termes de contrat social même si une telle interprétation est toujours possible (Manktelow & Over, 1990b, p. 158-159). Ils proposent par ailleurs des exemples de règles d’obligation dont la violation ne correspond pas à une tricherie. Considérons l’énoncé si tu nettoies du sang alors il faut mettre des gants de protection en latex.

Manktelow et Over font précéder cet énoncé d’un contexte dans lequel un minimum de prudence s’impose si l’on veut éviter d’attraper des maladies transmissibles par voie sanguine. Dans ce contexte, le fait de nettoyer du sang ne constitue pas un avantage particulier. Donc un individu qui viole cette règle – il nettoie du sang sans porter de gants – ne peut être assimilé à un tricheur. Cette règle ne correspond pas à un contrat social. Mais la violation d’une telle règle peut avoir de graves conséquences. Pour Manktelow et Over, les sujets sont capables de détecter ce type de violation (on peut d’ailleurs défendre l’existence de cette capacité avec un argument évolutionniste, voir (Manktelow & Over, 1995, p. 99) et (Fiddick, Cosmides, Tooby, 2000)). Les résultats qu’ils rapportent montrent que onze sujets sur seize ont sélectionné les cartes P et non-Q avec cette règle (Manktelow & Over, 1990b).

Pour Manktelow et Over, le concept pertinent dans le raisonnement déontique est celui d’utilité subjective. Ce concept réfère aux conséquences envisagées d’une certaine action ou décision qui nous sont désirables dans la mesure où elles sont dans notre intérêt. Dans certains contextes, l’utilité subjective d’une certaine action pourra se révéler très faible. Par exemple ne pas mettre de gants pour un employé de l’hôpital qui se trouve en train de nettoyer du sang a une très faible utilité : le fait de porter des gants se révèle alors beaucoup plus utile que le fait de ne pas en porter. A l’inverse, porter des gants lorsque l’on conduit sa voiture n’a pas une utilité fondamentalement différente du fait de ne pas en porter. Pour Manktelow et Over, c’est l’existence d’une différence importante entre les utilités liées aux conséquences, qui déterminent le choix des cartes lorsque la tâche de sélection introduit un contexte déontique.

Cette notion leur permet par ailleurs de mettre en évidence des effets de perspective. Manktelow & Over (1991) distinguent les différentes parties concernées par une règle déontique. D’une part, il y a l’autorité, ou l’agent, qui énonce la règle (il peut s’agir d’une institution ou d’une personne) et d’autre part il y a l’individu qui est censé respecter la règle, ou l’acteur. Manktelow et Over soulignent que l’utilité subjective, les intérêts et les objectifs peuvent se révéler très différents selon la perspective de l’agent ou celle de l’acteur. Voici un exemple de règle de permission qu’une mère (l’agent) impose à son fils (l’acteur) : si tu ranges ta chambre alors tu pourras sortir jouer. Pour la mère, il y a une utilité plus grande

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que la chambre soit rangée plutôt qu’elle ne le soit pas. Pour le fils, il y a une utilité plus grande de sortir pour jouer plutôt que de rester à la maison. Selon la perspective de l’agent ou de l’acteur, de la mère ou du fils, la violation de la règle n’est pas la même. Considérons les deux cas suivants :

– Le fils a rangé sa chambre (P), mais il n’est pas autorisé à sortir (non-Q) ; on peut considérer que la mère est injuste à l’égard du fils et qu’elle n’a pas respecté la règle.

– Le fils n’a pas rangé sa chambre (non-P) et il est quand même sorti jouer (Q) ; on peut considérer qu’il a désobéi à sa mère et qu’il n’a pas respecté la règle.

Manktelow & Over (1991) montrent que si le contexte conduit les sujets à adopter la perspective du fils alors ils sélectionnent les cartes P et non-Q (qui correspondent au cas où la mère ne respecte pas la règle). A l’inverse, si le contexte conduit les sujets à adopter la perspective de la mère, alors ils sélectionnent les cartes non-P et Q (qui correspondent au cas où le fils ne respecte pas la règle). Des observations semblables ont été faites avec des règles exprimant des promesses et des avertissements par (Politzer & Nguyen-Xuan, 1992). Ces auteurs analysent de telles règles comme la superposition d’un schéma d’obligation guidant la conduite d’une partie et d’un schéma de permission guidant la conduite de l’autre partie (voir aussi (Holyoak & Cheng, 1995) et les commentaires associés p. 315-371).

9.3.3. Rendre pertinents les contre-exemples

En 1995, Sperber, Cara et Girotto ont appliqué la théorie de la pertinence (1995a) à la tâche de sélection (1995b). Leur explication des résultats obtenus à la tâche, dans sa version abstraite ou déontique résultent du même principe. Pour ces auteurs, presque tous les sujets sélectionnent les cartes en fonction de leurs intuitions de pertinence. A un niveau général, il suffit donc de manipuler les intuitions de pertinence des sujets pour les inciter à sélectionner les bonnes cartes.

Pour Sperber et al., les processus psychologiques mis en œuvre par la majorité des sujets dans la tâche de sélection ne s’apparentent pas à des processus de raisonnement issus d’une réflexion consciente et élaborée, mais à des inférences inconscientes spontanées qui opèrent dans la compréhension verbale. Les sujets échouent lorsque les processus de compréhension déterminent la pertinence sur des cartes et qui ne correspondent pas aux réponses logiques. Et ils réussissent la tâche lorsque les intuitions de pertinence coïncident avec les réponses logiques.

Venons-en donc à cette notion initialement développée par Sperber & Wilson, (1995a). Pour qu’une information soit pertinente, il faut qu’elle engendre des effets cognitifs dans le contexte dans lequel elle est traitée. Ces effets peuvent être l’ajout

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ou l’abandon de certaines croyances. La pertinence d’une information sera d’autant plus grande que les effets cognitifs qui résultent de son traitement seront importants.

Par ailleurs, une information demande toujours un effort de traitement. Il en résulte que plus l’effort de traitement d’une information sera élevé moins cette information sera pertinente. Sperber et Wilson ajoutent à la caractérisation de la pertinence en termes d’effet et d’effort, deux principes de pertinence. Selon le premier principe de pertinence, ou principe cognitif de pertinence, les processus cognitifs sont alloués aux informations les plus pertinentes. Selon le second principe de pertinence, ou principe communicatif de pertinence, toute information que l’on communique véhicule une présomption de pertinence.

Appliquée à la tâche de sélection, la théorie permet de prédire le type d’inférences pertinentes qu’effectuent les sujets à partir de la règle conditionnelle.

(Sperber, Cara, Girotto, 1995b) envisagent trois possibilités. La première correspond au déclenchement du Modus Ponens. De l’énoncé conditionnel si P alors Q, et de la prémisse P, je peux inférer la conclusion Q. La possibilité de cette inférence donne une certaine pertinence à l’énoncé conditionnel. Dans la tâche de sélection, cela conduit les sujets à choisir la carte P. La seconde possibilité concerne l’usage ordinaire des énoncés conditionnels. Dans la vie courante, il est non pertinent d’employer un énoncé conditionnel sans qu’il y ait des instances concernées par cet énoncé. La présomption de pertinence attachée à si P alors Q implique qu’il existe des P et donc des Q : l’énoncé ∀x (Px Æ Qx) implique l’énoncé ∃x (Px & Qx). Dans la tâche de sélection, il peut donc être pertinent de sélectionner les cartes P et Q. La troisième manière de rendre pertinent un énoncé conditionnel, cette fois beaucoup plus rare que les deux précédentes, concerne l’équivalence logique qui existe entre un énoncé conditionnel et sa formulation conjonctive : si P alors Q est logiquement équivalent à non (P et non-Q). Sperber, Cara, Girotto (1995b) soutiennent qu’il existe des contextes où cette inférence est la plus pertinente. Il s’agit par exemple des contextes argumentatifs où l’énoncé conditionnel vient contredire une thèse avancée par un locuteur : Si une personne avance la thèse que la guerre du Koweit ne fera pas de perte civile, un partisan de la paix pourra lui rétorquer que si une guerre éclate, alors il y a toujours des pertes civiles. L’énoncé conditionnel est pertinent dans la mesure où il contredit une thèse (il n’y a pas de guerre sans perte civile). Pour Sperber, Cara, Girotto (1995b), c’est lorsque les individus interprètent la règle comme la négation des cas P et non-Q qu’ils sélectionnent massivement les cartes P et non-Q.

Sperber, Cara, Girotto (1995b) élaborent à partir de cette troisième possibilité une recette qui leur permet de mettre au point une tâche de sélection conduisant à un niveau de performance élevé, et pas seulement dans les situations déontiques. Trois éléments sont importants. D’abord du côté des effets cognitifs, il faut que les cas P et non-Q engendrent plus d’effets cognitifs, en tout cas pas moins, que les cas P et Q. Du côté de l’effort, il faut que la combinaison P et non-Q soit facile à représenter

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et de préférence plus facile à représenter que la combinaison P et Q. Enfin il faut présenter la règle conditionnelle d’une manière pragmatiquement adaptée. Il faut d’une part que l’énoncé conditionnel vienne en réponse à une certaine thèse, mais il faut aussi que l’expression conditionnelle soit justifiée.

Considérons le problème des « célibataires » que Sperber, Cara, Girotto (1995b) utilisent dans leur deuxième expérience. Les organisateurs d’un programme d’échange culturel sont à la recherche de volontaires pour s’occuper d’élèves britanniques en visite en Italie. L’un des organisateurs prétend que les hommes ne sont pas volontaires pour la simple raison qu’ils n’aiment pas s’occuper des enfants.

On lui fait cependant remarquer qu’il y a des hommes qui se sont portés volontaires.

L’organisateur estime alors qu’il ne peut s’agir que d’hommes mariés car selon lui les hommes célibataires ne s’intéressent pas aux enfants et affirme donc que si un volontaire est un homme alors il est marié. L’effet de cet énoncé conditionnel est de nier la possibilité qu’un volontaire soit célibataire (P et non-Q). Par ailleurs, du côté de l’effort, le contre-exemple de la règle est facilement représentable car ne pas être un homme marié est lexicalisé en italien (la langue utilisée lors de l’expérience) par le terme scapolo. Dans ce contexte, 65 % des sujets sélectionnent les cartes P et non-Q. Sperber, Cara, Girotto (1995b) obtiennent des résultats similaires avec d’autres règles non déontiques.

L’analyse s’applique également aux versions déontiques de la tâche. Si les sujets réussissent la tâche dans la plupart des versions déontiques c’est qu’ils interprètent la règle comme la négation cas P et non-Q. Par exemple, dans le problème de Griggs et Cox sur l’âge légal de consommation d’alcool (Si une personne boit de l’alcool, alors elle doit avoir plus de 19 ans) la règle est comprise comme la prohibition d’une situation où une personne boit de l’alcool (P) alors qu’elle a moins de 19 ans (non-Q). Cependant on peut créer des contextes où la règle déontique ne sera pas interprétée comme la négation de P et non-Q. Les sujets auront alors tendance à ne pas sélectionner les cartes P et non-Q (Girotto, Kemmelmeier et al., 2001).

9.4. « La logique et la conversation »

9.4.1. Le contexte conversationnel des expériences de raisonnement

Dans la plupart des expériences destinées à étudier le raisonnement, un sujet doit effectuer des inférences à partir de certaines informations. Ces informations ce n’est pas lui qui les élabore ni lui qui les cherche dans un environnement donné. Leur particularité réside dans ce qu’elles sont transmises intentionnellement par l’expérimentateur, elles sont donc communiquées. Et la plupart du temps, elles sont communiquées linguistiquement par des énoncés que l’on appelle des prémisses.

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Une expérience de raisonnement ne ressemble pas à une situation où un individu a un objectif épistémique qui lui est propre et où il tente de sélectionner dans son environnement les informations pertinentes pour éventuellement inférer d’autres informations qui lui permettront de réaliser son objectif. Une expérience de raisonnement s’apparente plutôt à un échange conversationnel où le sujet, l’auditeur, infère à partir des dires de l’expérimentateur, le locuteur, certaines conclusions.

On peut alors se demander comment le sujet interprète les prémisses que lui communique l’expérimentateur. En d’autres termes, comment élabore-t-il une représentation mentale de ce qu’on lui communique ? Une communication réussie est nécessaire pour résoudre le problème. Ne pas avoir compris le problème ou le comprendre d’une façon qui n’est pas celle souhaitée par l’expérimentateur, risque de conduire à l’échec. Mais communiquer peut apparaître comme une tâche relativement facile et l’on voit mal au premier abord comment l’expérimentateur arriverait à ne pas communiquer ce qu’il veut. On peut cependant faire deux remarques. D’une part, bien souvent l’expérimentateur ne conçoit pas sa tâche comme une tâche de communication mais plus comme une tâche de logique ou de jugement. D’autre part, une interprétation des prémisses fondée sur la logique ou la théorie des probabilités ne correspond pas toujours à l’interprétation naturelle. La raison principale est que quand on formule un énoncé dans la vie de tous les jours, on communique bien souvent plus que le contenu littéral de cet énoncé. Une grande part d’implicite est véhiculée. Ce qui est (littéralement) dit diffère de ce qui est (inférentiellement) communiqué. Voici un exemple :

– Jean a-t-il eu son bac ? – Il a essayé de l’avoir !

Dans sa réponse, le locuteur exprime que Jean n’a pas eu son bac sans pourtant l’avoir dit explicitement.

Une interprétation fondée sur la logique exclut cette part d’implicite et se cantonne au contenu strictement littéral ou sémantique des énoncés linguistiques.

Au niveau sémantique, le fait que Jean ait essayé d’avoir son bac n’exclut bien sûr pas qu’il ne l’ait pas eu. Pourtant, au niveau de ce qui est communiqué, le locuteur implique que Jean n’a pas eu son bac.

Des difficultés peuvent alors intervenir, car l’expérimentateur a tendance à estimer que ce qui est dit coïncidera avec ce qui est communiqué. Mais il se peut que ce qu’il pense avoir communiqué se révèle être différent de ce qu’il aura effectivement communiqué. Les sujets risquent alors de raisonner à partir d’informations qui ne correspondent pas exactement aux informations envisagées par l’expérimentateur. Ce point est essentiel dans l’évaluation du raisonnement, car

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raisonner à partir de deux ensembles d’informations différentes risque évidemment de conduire à deux conclusions différentes. Une conclusion qui est logiquement dérivable d’un message communiqué ne le sera par forcément du contenu littéral de l’énoncé qui sert à communiquer le message.

Que doit-on considérer comme la conclusion correcte ? Bien souvent les psychologues du raisonnement estiment que c’est la conclusion que l’on infère de l’énoncé littéral qui est correcte. Par exemple, ils jugent qu’inférer si non-Q alors non-P à partir de si P alors Q est une erreur, et ils appellent sophisme (fallacy) l’argument qui consiste à inférer la négation du conséquent d’un énoncé conditionnel à partir de la négation de l’antécédent :

Si P alors Q ; non-P ∴ non-Q

Pourtant, dans certaines situations conversationnelles, ce prétendu sophisme semble parfaitement légitime. Considérons l’exemple suivant :

– Si Paul tond la pelouse, alors Marie lui donnera dix euros, – Paul n’a pas tondu la pelouse.

– Donc Marie ne lui donnera pas dix euros.

La conclusion de cet argument n’est pas déductivement valide. Pourtant, on peut la justifier par le fait que la prémisse majeure « invite » à inférer que si Paul ne tond pas la pelouse, alors Marie ne lui donnera pas dix euros (Geis & Zwicky,1971).

L’ajout de cette information implicite à l’ensemble des prémisses explicites permet cette fois de dériver, selon la règle du Modus Ponens, la conclusion de l’argument (Si non-P alors non-Q ; non-P ; donc non-Q).

Mais le psychologue « littéraliste » pourrait rétorquer qu’il n’y a dès lors plus aucun moyen d’affirmer la présence d’une erreur. Lorsqu’une conclusion erronée semble apparaître il s’agit en fait d’une conclusion dérivée d’un prétendu contenu implicite qui la rend correcte. Il deviendrait alors possible de justifier une conclusion et sa contradictoire dans la mesure où l’on peut toujours imaginer un contenu implicite qui les rendra valide. L’objection est en effet recevable. On ne peut tout mettre dans l’implicite, on risquerait d’adopter une position indéfendable.

Il faut donc que l’implicite soit relativement identifiable.

9.4.2. Les implicitations dans le raisonnement

On doit au philosophe Paul Grice d’avoir proposé une théorie de la conversation permettant de caractériser les inférences implicites que l’on a tendance à effectuer lorsque l’on communique. A un niveau général, Grice (1975) souligne l’importance

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de la coopération dans la communication. Toute activité communicative, même lorsqu’il s’agit d’insultes, présuppose un minimum d’effort coopératif. L’échange conversationnel est donc selon Grice gouverné par un principe de coopération. Ce principe enjoint les participants engagés dans une conversation à ce que leur contribution lorsqu’elle intervient soit conforme à la direction et aux buts exigés par cette conversation. De façon plus spécifique, Grice distingue quatre catégories de maximes, dites conversationnelles, qui caractérisent le principe de coopération :

Maximes de quantité

1. Que votre contribution soit aussi informative que nécessaire.

2. Que votre contribution ne soit pas plus informative que nécessaire.

Maximes de qualité

1. Ne dites pas ce que vous croyez être faux.

2. Ne dites pas les choses pour lesquelles vous manquez de preuves.

Maxime de relation Soyez pertinent.

Maximes de manière

1. Evitez de vous exprimer de façon obscure.

2. Evitez l’ambiguïté.

3. Soyez bref (évitez le délayage superflu) 4. Soyez ordonné.

C’est grâce au respect du principe de coopération et aux maximes conversationnelles que l’on peut savoir ce qu’un message véhicule d’implicite.

Grice nomme implicitation (en anglais implicature) ce qui est impliqué implicitement (ou « implicité ») dans le contexte de l’échange conversationnel par ce qui est dit.

Revenons à l’exemple de la négation de l’antécédent. Lorsque le locuteur affirme (C) si Paul a tondu la pelouse alors Marie lui a donné dix euros, il est censé respecter le principe de coopération. Il respecte en particulier la première maxime de quantité qui exige du locuteur d’être aussi informatif que nécessaire. Si le locuteur savait, avant d’affirmer l’énoncé conditionnel, que Marie donnerait dix euros à Paul quoi qu’il fasse, ou qu’une autre raison (comme tailler la haie) la conduirait à donner dix euros à Paul, alors il aurait dû le dire en vertu de la première maxime de quantité. Comme il ne le dit pas, il communique donc implicitement qu’il n’y a pas d’autres possibilités que la tonte de la pelouse pour que Marie donne dix euros à Paul. En conséquence, on peut rationnellement inférer de l’énoncé (C) que si Paul ne tond pas la pelouse alors Marie ne lui donnera pas dix euros. Bien sûr, comme nous l’avons vu dans la section 4.2 de ce chapitre, il est facile d’annuler une telle implicitation. Il suffit par exemple de mentionner explicitement une autre raison pouvant conduire Marie à donner dix euros à Paul :

Références

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