M ARC B ARBUT
Machiavel et la praxéologie mathématique
Mathématiques et sciences humaines, tome 146 (1999), p. 19-30
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1999__146__19_0>
© Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS, 1999, tous droits réservés.
L’accès aux archives de la revue « Mathématiques et sciences humaines » (http://
msh.revues.org/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.
numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est consti- tutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit conte- nir la présente mention de copyright.
Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques
http://www.numdam.org/
MACHIAVEL ET LA
PRAXÉOLOGIE MATHÉMATIQUE
Marc BARBUT1
Il y a plus de vingt-cinq ans, je publiais dans la revue Annales -
Économies,
Sociétés, Civilisations (25-3, mai-juin 1970) un bref article intitulé "En marge d’une lecture de Machiavel. ’L’art de la guerre’ et la Praxéologie Mathématique".
A cette époque, la plupart des historiens de l’école dite des Annales n’avaient pas encore succombé aux charmes de
l’anthropologie
historique (ou de l’histoireanthropologique, comme on voudra), combinés avec ceux de "l’analyse des données"
et des ordinateurs. Quelques-uns (je citerai notamment Robert Mandrou, Jean
Meuvret et Ruggiero Romano) trouvaient quelque intérêt à une réflexion sur les rapports éventuels entre leur discipline, l’histoire de la pensée et les mathématiques.
Le colloque Mathématiques sociales et expertise qui eut lieu à l’Université de.
Besançon (Laboratoire de recherches philosophiques sur les logiques de l’agir) les 30
et 31 octobre 1997, a bien voulu accueillir une nouvelle version’ de mon propos, qui
est de montrer combien Machiavel a été un précurseur de la formalisation
mathématique ultérieure (elle commence à partir de la seconde moitié du XVII"’
siècle, et n’est pas terminée) de la logique de l’action et de la décision.
Le même exercice pourrait bien sûr être fait à propos de nombreux auteurs
(K. von Clausewitz, par exemple ; mais il y en a bien d’autres) ayant médité et écrit
sur ces questions. Tous ceux auxquels je pense sont largement postérieurs à Machiavel, qui me semble ainsi avoir une nette antériorité quant à la modernité de sa
pensée. D’ailleurs, beaucoup de ses successeurs se sont largement nourris de lui.
Dans le texte qui suit, j’ai
reproduit
certains passages de mon article de 1970, mais pour l’essentiel, il est nouveau. Les idées, elles, ont peu changé.L’édition de Machiavel qui m’a servi est celle, en français, des OEuvres
complètes présentées et annotées par E. Barincou, Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., 1958.
Les citations, nombreuses, sont référencées par l’indication de l’ouvrage, du
livre et du chapitre dont elles sont tirées. Par exemple, (G., L. V, c. 8) renvoie au
Livre V, chapitre 8 de l’Art de la Guerre, (D., L. III, c. 15) au chapitre 15, Livre III du Discours sur la Première Décade.
À la fin de cet article, une bibliographie sommaire est fournie au lecteur qui
souhaiterait s’initier plus avant à la Praxéologie Mathématique.
~ Centre d’Analyse et de
Mathématique
Sociales, 54 boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06, e-mail : cams@ehess.fr.2 Je remercie les organisateurs de ce colloque d’en avoir autorisé la publication ici.
RÉSUMÉ - On montre comment certains des principaux concepts de la Théorie des Jeux étaient
déjà clairement formulés dès le début du ]6è’ siècle par Nicolas Machiavel.
MOTS-CLÉS - Jeu, duel, incertitude, moindre mal, ruse, tactique, stratégie.
SYMMARY - Machiavelli and Mathematical Praxeology
This paper is intended to point out that, as soon as the turn of 16 lh century, N. Machiavelli
clearly
statedmain principles of the modem Theory of Games.
KEY WORDS - Game, two persons zero sum game, uncertainty, maximin, ruse, pure strategy, mixed strategy.
Nicolas
Machiavel,
né et mort à Florence(1469-1527)
ne fut pas seulement un écrivain et un homme depensée.
Secrétaire, puis
chef de la deuxième Chancellerie de laRépublique
deFlorence,
ilaccomplit
de 1499 à 1512plusieurs
missionsdiplomatiques, auprès
de CésarBorgia,
Louis
XII,
Maximilien 1 er d’Autriche notamment.Il
s’agit
d’unepériode particulièrement
troublée et confuse de l’histoire del’Italie,
avec ses guerres, ses invasions
étrangères
et ses luttes entreprincipautés.
Les succèsobtenus par Machiavel dans ses missions n’en sont que
plus remarquables.
Banni par les Medicis lors de leur retour au
pouvoir
en1512-1513,
il met ses loisirs forcés àprofit
pour écrire ses troisgrands
ouvrages dephilosophie politique.
C’estd’abord Le
Prince, publié
en1514, puis
l’Art de laGuerre,
commencé à la mêmeépoque
et
publié
en 1521 et enfin le Discours sur la Première Décade de Tite-Live écrit de 1513 à1520,
mais dont l’édition seraposthume (1532).
Cet
homme, qui
fut un homme d’action et, encoreplus,
denégociation,
se met àréfléchir à
l’action,
à ses ressorts, à salogique.
Et au fil de réflexions ou
d’aphorismes
souventéloignés
les uns des autres dans letexte, un lecteur moderne connaissant un peu la Théorie
Mathématique
desJeux,
voit avecétonnement et
quelque ravissement, surgir
et êtreprécisément
formulés certains desconcepts majeurs
de cette théorie.De
quoi
la Théorie des Jeux(on
dira encore :Praxéologie Mathématique,
ouMathématiques
de laDécision)
constituée au cours de cexxème
siècle(l’ouvrage
fondateurde J. von Neumann et G.
Morgenstern, Theory of
Games and Economic Behaviorparaît
en
1944)
traite-t-elle en effet ? De la rationalisation des décisions que l’on doitprendre lorsque
l’on est dans l’incertitudequant
auxconséquences
de la décisionprise ;
incertitudequi peut
résulter soit du hasard(comme
dans lesloteries,
lesjeux
dehasard,
les contratsd’assurances),
soit des décisions quepeuvent prendre
d’autres agents(d’autres joueurs) indépendants
de nous(comme
dans lejeu d’échecs),
soitplus généralement
des deux(bridge, poker).
On aura
compris
que pour la Théorie des Jeux(le
titre même del’ouvrage
de vonNeumann et
Morgenstern l’indique clairement),
les"jeux
de société" ne sontqu’exemplaires
de casplus complexes,
parce que non délimités par une"règle
dujeu"
précise,
que l’on rencontre dans les situations considérées comme "réelles" ou "concrètes"de
prise
dedécision,
que ce soit dans la direction d’uneentreprise,
parexemple,
ou laconduite de la guerre et des
opérations
militaires.La mathématisation de ces
questions,
leur modélisationmathématique,
comme ondit
aujourd’hui,
ne s’est pas faite en unjour.
Pour le cas où seul intervient lehasard,
onpeut
la fairepartir
de 1654 avec Blaise Pascal(le
Calcul desProbabilités) ;
elle sepoursuit
dans les décennies
qui
suivent avec C.Huygens,
G.W. Leibniz et surtoutJacques
Bernoulli
(1689,
naissance de laStatistique Mathématique),
sedéveloppe
tout aulong
dessiècles
suivants,
pour devenir de nosjours
l’une des branches lesplus importantes
etfécondes des
mathématiques.
Pour ce
qui
est desjeux
où intervient aussi l’habileté d’autresjoueurs,
s’il y eut uneamorce au début du
xvrnème
siècle(voir
à cesujet
l’article de G. Th.Guilbaud,
dans LaDécision,
éd.CNRS, Paris, 1961),
c’est au cours duxxème
siècle que la mathématisation s’élaborevraiment,
notamment avecEmile
Borel( 1921 ), puis
J. von Neumann dont lespremiers
travaux à cesujet,
remontent à1928-1929,
et enfin uneexplosion
dans lesdécennies
qui
suivirent la dernière guerremondiale,
où toute l’économiethéorique,
maisaussi
pratique (Recherche opérationnelle)
en fut transformée.Ce
qu’on mathématise, quel qu’en
soit ledomaine,
c’esttoujours
une théorie : ceciest
particulièrement
clair pour les sciences de la matière ou celles de la nature. La formalisationmathématique porte
non sur l’observation du"réel",
mais sur la théoriequ’en
ont fait telsspécialistes
du domaine étudié.Et c’est là
qu’intervient
N.Machiavel ;
pourqu’une Praxéologie Mathématique puisse naître,
il fallait quepréexiste
unePraxéologie
"toutcourt", s’exprimant
discursivement.
De la science de l’action et de la
décision,
N. Machiavelfut,
mesemble-t-il,
l’un des théoriciensmajeurs,
et l’onpeut regarder
son oeuvre comme unepré-formalisation.
Onpourrait
certes en dire autant d’autres ouvrages dephilosophie
del’action ;
ils lui sontpostérieurs,
et leurs auteurs se sont notamment(principalement ?) imprégnés
de la lecture de Machiavel.On a dit du Calcul des Probabilités : "c’est le bon sens mis en
calcul" ;
si l’on veutbien étendre cette maxime à l’ensemble de la
Praxéologie Mathématique,
NicolasMachiavel fut par excellence l’homme de bon sens que nécessitait sa mise en calcul.
Parmi les textes
politiques
deMachiavel,
ce bon sensqui
se laissera "mettre encalcul",
c’est dans le Discours sur la Première Décade deTite-Live,
référencé D dans lasuite, lorsqu’il
traite de la guerre, et l’Art de la Guerrelui-même,
référencéG,
que nous le trouvons surtout. Rien d’étonnant à cela : de tous lesproblèmes
de décision dontl’analyse peut
êtretentée,
celui de la guerreprésente
des éléments considérables desimplification.
Iln’y
a eneffet,
engénéral,
que deuxantagonistes,
que nousdésignerons
par "eux" et"nous", dont les
intérêts,
les finsqu’ils poursuivent (le "schéma
de finalité" dit lelangage technique moderne)
sont totalementopposés :
la situation est celle d’un duel. Sur cettefinalité,
notre auteur est tout à fait clair : "Le but de toutgouvernement qui
veut faire laguerre est de
pouvoir
tenir la campagne contre touteespèce
d’ennemis et de vaincre lejour
du combat"
(G., L.I, c.5).
Et pour
vaincre,
tous les moyens sont bons : "La défense de lapatrie
esttoujours bonne, quelques
moyensqu’on
yemploie, ignominieux
ouhonorables, n’importe..."
(D., L.III, c.41).
"Lepoint
essentielqui
doitl’emporter
sur tous les autres, c’est d’assurer son salut et sa liberté"(ibidem).
La situation est nette. C’est d’ailleurs celle que l’on trouve aussi d’ordinaire dans les
jeux
de société à deuxjoueurs :
tout cequi
estgagné
par l’un estperdu
parl’autre,
etinversement. L’un et
l’autre,
ausingulier,
bien que chacun des adversaires soit leplus
souvent une
collectivité,
"touteespèce d’ennemis",
comme dans lejeu
dubridge,
où lesdeux
joueurs
secomposent
chacun de deux personnes. Cequi
faitl’unité,
commeagent
de
décision,
de chacun des adversairescollectifs,
c’estprécisément
la communauté d’intérêts au sein d’une même collectivité : "... LesÉtats,
aucontraire,
oùrégnaient
ladivision et le désordre voient leurs
citoyens
s’unir et tourner àl’avantage
commun cetteférocité de moeurs
qui
n’avaitjusqu’alors
enfanté que des troubles"(G.,
L.I,
c.11 ).
L’unicité de
l’agent
de décision est d’ailleurs une nécessité de la guerre. Lechapitre 15,
L.
III,
du Discours sur la Première Décade ne s’intitule-t-il pas "Il ne faut à une arméequ’un
seul chef. Unplus grand
nombre nuit" ? Et il se conclut ainsi : "... il vaut mieuxmettre à la tête d’une
expédition
un seul chef d’une habileté ordinaire que d’enpartager
le commandement entre deux hommessupérieurs" (D.,
L.III,
c.15).
Cette unicité du
commandement,
il estprudent
del’organiser
dans les institutions :"Une monarchie bien constituée ne donne pas à son roi une autorité sans
bornes,
sinondans les armées. Là
seulement,
on a besoin deprendre
sonparti
sur lechamp
et il ne fautpour cela
qu’une
seule volonté"(G.,
L.I,
c.4).
C’est bien la même idée que celle du
général
De Gaullelorsque,
hanté par le souvenir du désastre dejuin 1940,
il inscrira le fameux Article 16 dans la Constitution dont il dotera la France en 1958.S’il insiste sur la nécessité pour "nous" que
l’agent
de décision soitunique,
etqu’il
y ait communauté
d’intérêts,
Machiavelrevient,
avecinsistance,
surl’avantage qu’il
y ainversement à diviser l’ennemi. "Un
capitaine
doit chercherpar-dessus
tout à diviser les forcesqu’il
a à combattre..."(G.,
L.VI,
c.12),
"... il faut tellement lesaveugler
sur vosprojets qu’aucun
d’eux ne pense que vous êtesoccupé
de lui et que,négligeant
des’entraider,
ils soient successivement tousécrasés,
ou bien il faut leurimposer
vosconditions à tous en un même
jour ;
chacun secroyant
le seulfrappé,
ne songeraqu’à
obéir et non à résister..."
(G.,
L.VI,
c.10).
La guerre sous sa forme la
plus simple,
c’est donc le duel entre deuxcollectivités,
dont chacune a pour
fin
de vaincrel’autre ;
restent les moyens, et c’est là-dessus que vaporter
tout l’effortd’analyse,
aussi bien chez Machiavelqu’en Praxéologie Mathématique.
Outre le "schéma de
finalité",
ily a le
"schéma decausalité",
c’est-à-dire ladescription
exhaustive de toutes les décisions
possibles,
dans la situationanalysée, compte
tenu des moyensdisponibles
et des contraintesimposées,
tant pour "eux" que pour "nous". Et pourchaque couple
de décisionspossibles,
la liste et l’évaluation desconséquences
que l’on enpeut
attendre.Ce schéma de
finalité,
laFigure
1ci-dessous,
le résume(c’est
cequ’on appelle
laforme
normalisée dujeu) ;
dans lesjeux
de société il est donné sansambiguïté
par larègle
du
jeu.
D’abord, donc,
connaître nos propres moyens(les lignes
dutableau).
C’est ce quedéveloppe
lechapitre 39,
L. III du Discours sur la PremièreDécade,
intitulé "Il fautqu’un capitaine
connaisse les lieux où il fait laguerre". À quoi répond
dans l’Art de la Guerre :"Les hommes
qui
méditentquelque entreprise
doivent d’abords’y disposer
par tous les moyens, pour être en étatd’agir
à lapremière
occasion"(G.,
L.I, c. 1).
Figure
1Ensuite,
dans l’incertitude où nous sommes de ce que feral’adversaire, prévoir
toutce
qu’il
peut faire(les
colonnes dutableau). Qu’il
faille s’efforcer deprévoir
toutes leséventualités,
defaçon
àprendre
notre décision en toute connaissance de cause, cela sembleévident ; cependant,
il y eut dans l’histoire desstratèges qui, plutôt
que d’examiner tout ce que l’ennemipeut faire,
ont tenté de deviner cequ’il
va faire : s’il faitautre
chose,
voici notrestratège
devant une situation dont il n’a pasprévu
lesconséquences,
et la défaite viendra leplus
souvent sanctionner son manque derigueur.
Machiavel, lui,
ne tombe pas dans lepiège.
Les passages abondent où il insiste sur la nécessité d’énumérer tout cequi
estpossible
et met engarde
contre ledanger
de croireavoir
pénétré
les desseins de l’adversaire.Certes,
il intitule unchapitre
du Discours sur la Première Décade(L. III,
c.18) :
"Rien n’est
plus digne
d’uncapitaine
que de savoirdeviner3
les desseins del’ennemi",
mais dès les
premières lignes,
ilcorrige :
"... la chose laplus
nécessaire et laplus
utile àun commandant d’armée est de connaître les intentions et les
projets
de l’ennemi".Connaître,
c’est tout autre chose que deviner. Voicid’ailleurs,
laphrase qui
suit : "Mais les connaître est choseardue,
et accroît d’autant le mérite ducapitaine qui
en vient à bout".Et
plus loin,
il y revient : "...je
croisqu’un capitaine obligé
de faire la guerre contre un ennemi que la nouveauté lui rendformidable, doit,
s’il est sage, ..., procurer à ses soldats l’occasion des’essayer
par desescarmouches,
afinqu’en apprenant
peu à peu à le connaître..."(D.,
L.III,
c.37).
L’Art de la Guerre y insiste
vigoureusement : "Or,
comme uncapitaine dispose toujours
son armée de manière àpouvoir
combattre l’ennemiqu’il
voit et celuiqu’il
soupçonne, il faut
préparer
l’armée à ces deux événements..."(G.,
L.II,
c.7),
"... necroyez
jamais
que l’ennemi ne sait pas cequ’il
fait"(G.,
L.V,
c.7),
"...l’ennemi,
3 Les mots mis en italique dans les citations le sont par moi, M.B.
croyant
avoir deviné votrepensée,
seportera
àquelque
mouvement que vousdéjouerez
aisément et vous
permettra
de l’écraser"(G.,
L.VI,
c.10).
"Uncapitaine
doit doncparfaitement
connaître lespositions
d’un pays, et avoir autour de lui des hommesqui
ensoient
également
instruits"(G.,
L.VI,
c.7) ;
etceci, qui
résume tout : "...danger prévu
est à demi-vaincu"
(G.,
L.V,
c.8).
Qui
a dit :"Gouverner,
c’estprévoir
?" ou encore : "Un homme averti en vautdeux".
Sagesse
des nations...Si une connaissance aussi
complète
quepossible
des moyens dont ondispose,
de cequi peut arriver,
et une évaluation desconséquences probables
des actes est, on yreviendra,
nécessaire à une conduite"rationnelle",
il fautcependant agir ;
et l’on aborde là le troisièmevolet,
le voletcentral,
de laPraxéologie :
les fins étantfixées,
les conditions danslesquelles
se situe l’action étantanalysées,
desrègles
de conduite doivent mettre enrapport
les fins et les moyens etpermettre
de conseiller utilementl’agent quant
aux décisions àprendre parmi
cellesqui
sont à sadisposition. Conseiller,
on n’insisterajamais
assez sur le mot ;trop
de confusions ont été faites à propos de la Théorie des Jeux : celle-ci n’est pas une théoriedescriptive
descomportements
de l’hommeagissant,
maisune théorie
normative,
destinée à éclairer laprise
dedécision,
àpréparer l’action,
et à enfournir ultérieurement des
justifications
aux tiers devantlesquels
on seraitresponsable4.
À
cetégard,
Machiavel cite ceprécepte cynique
d’un auteur latin : "Je croisqu’il importe
infinimentplus
de délibérer sur cequ’il
faut faire que sur cequ’il
fautdire ;
il serafacile, quand
vous serezdécidés,
d’accommoder lesparoles
aux faits"(D.,
L.II,
c.15).
Et il
ajoute
de son propre cru : "Dans l’indécision et l’incertitude de cequ’on
veutfaire,
ilest
impossible
des’expliquer ; mais,
leparti
une foispris...
on trouve aisément lesparoles" (Ibidem).
Malgré
toutes lesincertitudes, quant
à ce que l’adversaire vafaire,
et donc auxconséquences
de l’actionqui
va êtredécidée, il faut agir,
ici etmaintenant,
c’est là notrecondition,
dont Pascal a bien vu tout letragique ("S’il
ne fallait rien faire que pour lecertain,
on ne devrait rienfaire... "). Que
dit Machiavel ?"Dans tous les cas, il faut
toujours combattre,
même avec undésavantage marqué ;
car il vaut mieux tenter la fortune
qui, après
tout,peut
êtrefavorable,
que d’attendre par irrésolution une ruine certaine"(G.
L.IV,
c.5).
Cette maxime dit en faitbeaucoup plus
que la seule nécessité
d’agir,
et fournit l’essentiel de larègle
de conduite. Parmi les actespossibles,
il y atoujours
celuiqui
consiste à ne rienfaire ;
et laphrase
citée ci-dessus seréfère à une situation où deux décisions sont
possibles :
ne rienfaire,
ouattaquer.
Pourdécider,
examinez lesconséquences
dans chacun des deux cas ; si vousattaquez
vouscourez, selon
Machiavel,
lerisque
d’êtrebattu,
mais vous avez une chance de gagner, d’autantplus grande
que vous n’avez laissé à votre adversaire ni l’initiative ni letemps
depénétrer
vos intentions et des’y préparer, ("Notons
iciqu’un prince qui
veut obtenirquelque
chose d’un autre, ne doitpoint,
si l’occasion lepermet,
lui laisser letemps
de laréflexion,
mais l’acculer à une décision immédiate..."(D.,
L.III,
c.44)).
Si donc vous
combattez,
votreespérance
est meilleure que si vous ne faitesrien,
casoù le
pire, quasiment certain,
car l’ennemi mettra àprofit
votreirrésolution,
est là aussi ladéfaite,
et où le mieux estqu’il
ne se passe rien et que les choses restent en l’état.4 Vilfredo Pareto, autre italien subtil, distinguait soigneusement, lui aussi, la
logique
de l’action de lalogique
de la connaissance.La
règle
de conduite est donc essentiellement celle de laprudence : examiner,
danschaque
cas, lepire qui puisse
nousarriver,
et de deux maux choisir lemoindre ;
c’est larègle
du moindre mal. C’est là lemieux,
ou en tout cas le moins mauvais de ce que vous pouvezfaire,
en toute circonstance, et enparticulier
dans celles où vous êtesincapables
d’estimer la
probabilité
que votre adversaire choisisse l’une ou l’autre des décisionsqui
sont à sa
disposition.
Cetterègle
du moindremal,
N. Machiavell’explicite
admirablementau
chapitre 12,
L. II du Discours sur la Première Décade deTite-Live, chapitre
intitulé :"Lequel
vautmieux, lorsque
l’on craint d’êtreattaqué,
deporter
la guerre chez son ennemiou de l’attendre chez soi".
Ça
commence ainsi : "J’ai entendu des hommes très versés dans l’art de la guerreagiter
cettequestion : Supposant
deuxprinces
à peuprès d’égale force,
si leplus puissant
déclare la guerre auplus faible,
est-ilplus avantageux
pour ce dernier d’attendre chez soi son ennemi que d’aller le chercher et del’attaquer
chez lui ? Etils ne
manquaient
pas de très bonnes raisons pour et contre".Le cadre de la décision à
prendre
est fixé :"Eux", qui
sont un peuplus
forts que"Nous",
vontprobablement
nous faire la guerre ; c’est là l’une des décisionsqui
leur sontpossibles,
l’une des colonnes du tableau de laFigure
1 ; nousenvisageons
cetteéventualité,
et nous fixons sur elle toute notre attention.Que
faire ?Nous,
nous sommesdevant une
alternative,
le tableau n’a que deuxlignes : attendre, attaquer.
La
Figure
2 schématise cetteposition
duproblème :
Figure
2Comme il le fait
toujours
dans cet ouvrage, N. Machiavel passe alors en revue lesopinions,
ou lesfaçons d’agir,
demultiples
personnages del’Antiquité
ou sescontemporains,
voire de lamythologie.
Arrivons au fait : "Mais pour dire ce quej’en
pense,
je
croisqu’il
faut faire une distinction. Ou unÉtat
estrempli
de défenseurs bienarmés,
comme autrefois l’était celui desRomains,
commeaujourd’hui
celui desSuisses,
ou bien il en est
dépourvu,
comme l’étaient autrefois lesCarthaginois,
et comme l’estcelui de la
France,
ou del’Italie"5.
Pour dire ce
qu’il
en pense, N. Machiavelregarde
avant toutquels
sont nos moyens(dont
on saitqu’ils
sont un peuplus
faibles que ceux del’ennemi).
Ou nous sommes5 Nous sommes, rappelons-le, au début du XVlème siècle ; les guerres de la France en Italie, celles de Charles VIII, Louis XII, puis François sont contemporaines.
"forts",
ou nous sommes "faibles". Ce queje schématise, (de
touteévidence,
Machiavelnous y
invite),
par un nouveautableau,
à ne pas confondre avec lesFigures
1 et 2.Figure
3"Dans ce dernier cas
[celui
où nous sommes"faibles"],
on ne saurait tenir l’ennemitrop éloigné.
Toutes tes forces consistant dans tes finances et non dans testroupes,
tu es battuchaque
fois que tu ne peux pas retirer cetargent
parimpôt
ou autrement ; et rien ne t’enempêche
autantqu’une
guerre dans tes propresfoyers".
Ainsi,
si nous sommes"faibles",
il fautattaquer ;
car si nousattendons,
c’est la défaitecertaine ; l’attaque
laisse unechance ;
c’est le moindre mal en ce cas(étant
entenduque la guerre est
toujours
unmal). Voyons
l’autre cas : "Maisquand
lespeuples
sontarmés,
comme autrefois lesRomains,
commeaujourd’hui
lesSuisses,
ils sont d’autantplus
difficiles à vaincrequ’on
lesattaque
deplus près.
Ces étatspeuvent
rassemblerplus
de forces pour repousser une invasion que pour
porter
la guerre chez l’ennemi".Si donc nous sommes
"forts",
laprudence
est d’attendre chez soi que l’ennemiattaque :
nous sommes presque sûrs de vaincreainsi,
alorsqu’une expédition
chezl’ennemi est hasardeuse.
La
Figure
4 résume cette délibération sur leparti
àprendre :
Figure
4Ce que notre auteur
exprime
ainsi : "Je conclus donc de nouveauqu’un prince
dontles
États
sontpeuplés
d’hommes nombreux etaguerris
doittoujours
attendre chez lui unennemi
puissant
au lieu d’aller à sa rencontre ; mais que celuiqui
a dessujets
désarmés etpeu
aguerris
doitl’éloigner
de son territoire leplus qu’il peut.
Ainsi l’un et l’autre se défendrontmieux,
chacun selon sesmoyens".
Fin du
chapitre
12.La
règle
de conduite du moindremal,
on dit encore du maximin(maximum
desminimums),
nous la retrouvons en maint autre passage : "Jamais un ennemiqui
vouspeut
vaincre par la famine ne cherchera à vous vaincre par le
fer ;
si lavictoire, alors,
n’est pas sihonorable,
elle estplus
certaine etplus
assurée"(G.,
L.VI,
c.8) ;
"... il leur ouvrit uneissue, préférant
unepoursuite pénible
à une victoire chanceuse et durement arrachée"(G.,
L.
VI, c. 13).
Toutes cesphrases portant, d’ailleurs,
la marque du réalisme deMachiavel, qui préfère
laprudence
au courage(comme
vertumilitaire) ;
on est bien loin du"panache",
mais toutprès
del’éthique qui préside
auxprises
de décision dans lesorganismes économiques modernes,
voire dans lesétats-majors :
ils’agit
avant tout de limiter lesdégâts
éventuels.Sur le tableau à double entrée
(Figure 5) qui
schématise la situationgénérale,
larègle
de conduite du moindre mal se traduit par ladétermination,
danschaque ligne (pour chaque
acte à notredisposition)
de la case dont laconséquence qui
y est inscrite est lapire (dans
cetteligne) ; puis
par le choix de celle deslignes
ou cepire
est le moindre.Figure
5Figure
6Mais cette
règle
de conduiteprend
une formeplus
subtilelorsqu’on analyse
deplus près
lejeu
de l’action(la nôtre)
et de la réaction(la leur)
dans un duel. Ledanger, c’est,
bien
sûr,
que l’ennemi devine ce que nous allonsfaire,
soit ens’appuyant
surl’expérience qu’il
a de nos décisionsantérieures, qui
luiapprennent
à nousconnaître,
soit parespionnage. Si,
eneffet,
"ils" savent ce que nous allons faire(prendre
parexemple
ladécision
x),
ils choisirontparmi
les actes à leurdisposition, celui,
disons y,qui
a lapire conséquence
pour nous. Il faut doncfeindre,
ruser. Et sur cepoint,
Machiavel estprolixe :
"La ruse sertplus
que la force"(D.,
L.II, c. 13),
"... unprince qui
veutparvenir
à de
grandes
choses doitapprendre
l’art detromper" (Ibidem). "À
la guerre, la ruse mérite deséloges" (D.,
L.III,
c.40). "Quoique
la ruse soit détestablepartout ailleurs,
elle est honorable à laguerre..." (Ibidem).
Méfions-nous bien sûr des ruses de l’ennemi : "Une faute
trop apparente
de lapart
de l’ennemi doit faire soupçonner un
piège" (D.,
L.III,
c.48).
"...[il faut]
se rendrecompte
que de tellesimprudences [de l’ennemi]
ne sont pas vraisemblables"(Ibidem).
"Les
assiégés
doivent surtout segarder
despièges
et des ruses del’ennemi ;
s’ils voient lesassiégeants faire
constamment la mêmechose, qu’ils
entrent endéfiance,
et croientqu’on
leur tend unpiège" (G.,
L.VII,
c.5).
Arrêtons-nous sur ce dernier conseil.
Ruser,
c’est masquer ses intentionsvéritables ;
et on doit pour cela varier sestactiques,
enchanger,
pour créer de l’incertitude chez l’ennemi. Nous y voici : "Dans unepareille circonstance,
vous pouvez encore fairequelque
mouvementqui
tienne l’ennemi en suspens, soit enl’attaquant
avec unepartie
devos
forces,
de manière que, attirant de ce côté toute sonattention,
vous ayez letemps
desauver le reste de votre
armée,
soit en faisant naîtrequelque
événementimprévu
dont lanouveauté le tienne dans l’incertitude et l’embarras"
(G.,
L.VI,
c.11).
"... feindre descraintes sur
quelque
desseinqui
ne vous donne aucuneinquiétude,
et dissimuler voscraintes
véritables ; par-là, l’ennemi,
croyant avoirpénétré
votrepensée,
seportera
àquelque
mouvement que vousdéjouerez
aisément et vouspermettra
de l’écraser"(G.,
L.
VI,
c.10) ;
"... maisayant appris qu’Asdrubal
instruit de cet ordre debataille,
voulaitl’imiter,
ilchangea
au moment de la bataille toute cettedisposition..." (G.,
L.IV,
c.1).
On ruse en
bluffant,
pour cacher cequ’on
va réellement faire.Mais si d’aventure nous comprenons
(ou apprenons)
que l’ennemi a deviné nosintentions,
nous reprenonsl’avantage
sur lui : nous savons maintenantqu’il
a choisi y(croyant
que nous allions choisirx) ;
nous décidons un acte, x’ parexemple, qui
nousdonne une meilleure
conséquence
que xlorsque
l’adversaire décide y(Figure 6).
Onvoit se dessiner dans le tableau à double entrée un
cheminement,
résultant de la modification des décisions queprennent
l’un et l’autre desantagonistes,
par lejeu
desdevinettes : il me
devine, je
devinequ’il
m’adeviné,
il devine quej’ai
devinequ’il
m’adeviné,
etc. Cercle vicieuxqui risque
d’être sansfin,
etqui
nous ramène à l’irrésolution dont Machiavel nous a bien ditqu’elle
était lapire
des conduites. Comment briser cecercle ?
Soigneusement
cacher sesdesseins,
biensûr, garder
un secretrigoureux :
"... cesdispositions
sagementprises
doivent êtreignorées..." (G.,
L.I,
c.1) ;
"... mais par- dessus tout, il faut que l’arméeignore
àquelle expédition
on la conduit : rien n’estplus
utile à la guerre que de cacher ses desseins"
(G.,
L.V,
c.8).
On remarquera que pour que l’ennemi nepuisse
deviner nosintentions,
c’est notre proprearmée,
c’est-à-dire"nous",
qui
ne doit pas lesconnaître ;
poussons ceprincipe jusqu’à
sa forme ultime : "AussiMetellus,
faisant la guerre enEspagne, répondit-il
àquelqu’un qui
lui demandait cequ’il
ferait le lendemain : "Si ma chemise le
savait, je
la brûleraissur-le-champ" (G.,
L.VI, c. 10).
C’estquasiment
larègle
de conduite que von Neumann formulera bienplus tard,
à peu
près
dans les termes suivants : si vous voulez être sûr que l’ennemi ne vous devinera pas,ignorez
vous-même ce que vous allezfaire ;
et pourcela, ajoute
vonNeumann,
remettez à uneloterie,
à untirage
au sort, à la fortuneaveugle,
le soin dedécider pour vous.
Cette
règle
deconduite, qu’on pourrait appeler
la"règle
deBridoison",
du nom dece
juge qui,
chezRabelais,
tirait ses sentences au sort, J. von Neumann démontre en effetqu’elle
conduit à unegénéralisation
de larègle
du moindremal,
mais à condition de bien choisir lesprobabilités
dutirage
au sort : onpeut
calculer une distribution deprobabilités
sur l’ensemble des décisions de chacun des deux