• Aucun résultat trouvé

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD'HUI

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD'HUI"

Copied!
50
0
0

Texte intégral

(1)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD'HUI

1 . Du théâtre et du coup de théâtre permanents

Totus mundus agit histrionem.

Devise du Globe Theater (1599)

Shakespeare, qui fut l'artisan et le maître du Globe Theater, s'est plu à gloser cette devise dans sa comédie Comme il vous plaira (Acte II, scène 7) : « Le monde entier est une scène; / Hommes et femmes, tous n'y sont que des acteurs »(1). Et la pièce ainsi jouée est une tragédie (selon le Duc) ou une mascarade (selon Jac- ques), le plus souvent une comédie entrecoupée d'événements dramatiques ou un drame rompu de traits grotesques, un prétexte au rire comme aux larmes. De la sorte l'éminent dramaturge trouve sa matière la plus propre et la plus vive dans le monde, qui est déjà un jeu de rôles soumis aux prestiges des apparences et des faux-semblants. Il se contente d'être le metteur en scène d'un donné fourni par un Metteur en scène transcendant, Destin ou Providence. Toutefois il sert, à sa façon, ce théâtre universel en élevant la fonction d'acteur à un art conscient de soi et susceptible de faire réfléchir sur le rôle où chacun est embrigadé dans la farce parfois cruelle de la vie et il use du théâtre (parfois dans le théâtre même, voir Hamlet) pour faire éclater la vérité du monde. Reprenant à son compte la vieille métaphore du théâtre du monde — elle remonte à Platon et aux stoïciens et fut chérie par l'humanisme renaissant —, Shakespeare accueille le monde sur son théâtre pour lui rendre sincèrement ce qu'il lui a emprunté, enrichi par l'art, l'intelligence et la conscience : son théâtre — à la fois scène et action — se veut un raccourci sensible et éclairé de toute vie humaine. Mais la métaphore du théâ- tre du monde est susceptible aussi de se comprendre comme celle d'un théâtre se faisant l'unique lieu de savoir où se totalise le monde (c'est-à-dire l'ordre même de l'univers). Ce fut, à la Renaissance, une persistante tentation que d'envi- sager sous la forme d'un théâtre (i. e. d'un certain dispositif visuel empruntant

(1 ) « All the world’s a stage / And men and women merely players. » Comme il vous plaira, II, vii, traduction de Jules Supervielle, in Shakespeare : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, Tome II, p. 114.

(2)

86 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

ses grandes formes à l'espace théâtral hérité des Anciens) une manière d'ency- clopédie universelle. L'on appela ces théâtres du monde « théâtres de mémoire » car leur structure était liée à l'art antique de la mémoire(1). Ce que nous voudrions montrer ici c'est d'abord que ces deux versants de la métaphore du théâtre du monde ont un foyer commun qui implique un certain nombre de concepts liés entre eux et formant système. Bien sûr, nous le savons, c'est là une conception du monde qui appartient à un temps révolu. Pourtant il nous semble que notre époque, pensée selon les termes de Régis Debray comme ère du « régime visuel »(2), réinvente à sa manière quelques-uns des traits propres aux anciens théâtres du monde, tant aux « théâtres de mémoire » qu'à cette scène universelle où se jouent les divers rôles dévolus aux humains.

La métaphore du théâtre et ses implications

Qui dit théâtre en effet — le lieu scénique seul ou le bâtiment spécialement conçu pour le spectacle — dit lieu clos et faire du monde un théâtre c'est le con- cevoir comme fini et même comme fermé. Dans cet espace circonscrit, il peut y avoir densification extrême des actes et des sources de savoir mais avec, en pers- pective ultime, une limite et une clôture. « Théâtre » désigne bien, comme l'écrit Marian Hobson : « un lieu non-ouvert, qui totalise tous les possibles. C'est l'endroit immense et pourtant clos qui focalise les possibilités de connaissance et d'action »(3). Pour traiter le monde en théâtre, il faut donc en accepter la clôture avec toutes ses conséquences, en particulier la difficulté et la nécessité qu'il y a à penser le “dehors”. Qui dit théâtre dit aussi privilège accordé à la visualité (même si les autres sens sont, inégalement, sollicités) et le monde comparé à un théâtre sera d'abord et surtout offert au regard. Qui dit théâtre dit illusion (et non pas irréalité, l'illusion est réelle bien qu'elle puisse être trompeuse) et gestion, saine ou perverse, de l'illusion et le monde ainsi défini devient facilement le lieu d'une universelle fiction. Clôture, visualité, illusion nous semblent les caractéris- tiques fondamentales du théâtre et toute tentative visant à ériger le monde en théâtre ou le théâtre en monde doit affronter les problèmes qui résultent de ces caractères.

(1 ) Nous faisons référence ici au livre de Frances A. Yates : L’Art de la mémoire, traduction française par D. Arasse, Paris, Gallimard, Bibl. des Histoires, 1975 et à celui de Paolo Rossi : Clavis universalis, trad. fr. par P. Vighetti, Gre- noble, Jérôme Millon, Coll. Krisis, 1993.

(2 ) Régis Debray distingue « trois âges du regard » : la « logosphère » (après l’écriture), la « graphoshère» (après l’im- primerie) et la « vidéosphère » (après l’audiovisuel). Voir en particulier Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, Folio- Essais, 1994 : tableau synoptique pp. 292-293.

(3 ) Marian Hobson : «Du Theatrum mundi au Theatrum Mentis », Revue des Sciences Humaines, Théâtralité hors du théâtre, n° 167, 1977/3, p. 379.

(3)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 87

La question principale, et dont dépendent partiellement les autres, est celle de l'éventuel “dehors” réservé à ce théâtre-monde dont la clôture est la loi : si, en effet, tout n'est, sur terre, que rôles et illusion, paraître et prestiges fallacieux, si, pour le meilleur et surtout pour le pire, la feinte est généralisée, tout homme est acteur (ou pour le moins figurant) et nul mortel ne saurait avoir de parfaite vision d'ensemble ni de prise globalisante sur le drame universel. Sens, vérité et justice n'ont aucun garant sur la scène du monde. La conception théocentrique, omnipotente au Moyen Âge comme à la Renaissance malgré les inflexions appor- tées par l'humanisme, permet de faire, explicitement ou implicitement, de Dieu le Spectateur unique ou le Metteur en scène de ce théâtre et, de ce fait, sens, vérité et justice peuvent trouver en lui et par lui l'appui transcendant qui leur fai- sait défaut. Mais s'est effacée la fonction du Deus ex machina et il n'y a plus guè- re, chez Shakespeare, de divinité(s) aux balcons du ciel non plus que de

“mansions” telles que les présentaient les Mystères, répartissant l'espace selon des valeurs fixes et a priori reconnues par tous : le double jeu de l'acteur faisant que la théâtralité se mette elle-même en abyme est un appel en creux à une absence parfois traumatisante. La charge d'établir le sens ou le non-sens de ce qu'il voit et vit par procuration est laissée au spectateur qui doit prendre sur soi.

Ou il s'en remet aux idées dominantes de son temps et il se soumet, de plus ou moins bon gré, à la Providence ou, assumant seul la tâche critique, il juge par lui-même tout en sachant qu'il ne saurait être totalement extérieur au drame qu'il interprète. Il se dégage ainsi une instance de l'esprit et de la personne seule apte à assurer l'extériorité nécessaire au théâtre-monde mais c'est une position précai- re et instable, inconfortable également. Chez Érasme, qui, lui aussi, dans L'Éloge de la folie (XXIX) compare la vie des hommes à un théâtre, l'extériorité est placée dans le jeu d'une intimité plus profonde et plus essentielle qui permet au sujet connaissant et jugeant de toucher, par la sainte « folie de la croix », au « Deus inte- rior intimo meo » cher à saint Augustin : paradoxalement, le discours hyperboli- que et proliférant — tout en facettes et en masques — de la Folie aboutit à une intériorisation de la transcendance et, ainsi, le seul principe d'extériorité se trou- ve, une fois encore, à l'intérieur du sujet. Le théâtre du monde peut de la sorte fonctionner sans “dehors” apparent et respecter la clôture tout en permettant une échappée critique et/ou métaphysique. C'est déjà une configuration moderne des rapports entre sujet et monde.

Toutefois ce statut du sujet dans le théâtre-monde ne défait pas l'homme de l'illusion, de ses pompes et de ses œuvres liées à la visualité et aux jeux du paraî- tre. Érasme le reconnaît lui-même, et d'abord sur le mode de la dérision : la Folie évoque la sagesse intempestive de celui qui voudrait dénoncer toutes les con- ventions régnantes :

(4)

88 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

Mais effacer l'illusion, c'est détruire la pièce. C'est justement cette fiction et ce maquilla- ge qui fascinent les spectateurs. Or toute la vie des mortels est-ce autre chose qu'une pièce de théâtre où chacun s'avance masqué et joue son rôle jusqu'à ce que le chorège l'invite à sortir de la scène(1) ?

Car il est évident qu'arracher tous les masques et ainsi « effacer l'illusion » c'est aussi « détruire » le monde et que cette catastrophe ne peut naître que d'une action “à contre-temps” et proprement suicidaire. Ce n'est pas là exactement ce que veut l'humaniste parlant à travers le puissant porte-voix qu'est pour lui la Folie. Il souhaite plutôt questionner les faux-semblants et faire glisser les uns dans les autres les masques qu'il construit lui-même de toutes pièces : l'on peut remarquer, en effet, le constant procédé du grossissement caricatural qui élève à une typologie plus ou moins ordonnée les divers caractères reflétant les diverses passions humaines. De fait, en suivant le discours de la Folie, l'on pourrait par- venir à un répertoire presque exhaustif des “folies” humaines reposant en bonne part sur le fond des proverbes et centons. Et le paradoxe de l'entreprise est double : d'une part, il y a un plaisir manifeste (même pour celui qui dénonce) à établir cet éloquent dénombrement et à ériger tous ces portraits grotesques en pseudo-modèles (l'on ne sent, sous le discours encomiastique de la Folie, de réelle indignation qu'au moment où la religion est utilisée pour satisfaire de vils penchants) ; d'autre part il est quasiment impossible de dessiner un contre-por- trait qui serait celui du vrai sage ou de l'honnête homme car ce dernier semble ne guère offrir de traits propres à le faire paraître sur la scène en tant que tel. Un problème analogue se posera à l'époque classique, chez les moralistes : La Bruyère, par exemple, compose une magnifique typologie de « Caractères » aux- quels il sait donner tout l'attrait d'un grand style, mais il s'avoue incapable de fai- re prendre quelque consistance au portrait de « l'homme de mérite » : il applique à celui-ci cette « maxime inestimable » :

Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir(2).

L'on comprend qu'avec de telles exigences, l'homme qui n'a pour lui que son propre mérite demeure le plus souvent inapparent et cette “inapparence” pour- rait presque devenir le trait caractéristique du sage ! Les humanistes et les mora- listes doivent donc, malgré eux, se comporter comme les « habiles » tels que Pascal les définit : sacrifier aux apparences et leur rendre ce qui, selon le monde, leur est dû tout en préservant leur « pensée de derrière » et, éventuellement, en la faisant partager à d'autres « habiles » comme eux. Il n'en reste pas moins que, quand ces « habiles » sont écrivains ou dramaturges, ils prennent un plaisir par-

(1 ) Érasme : Éloge de la folie, chap. XXIX, trad. de Claude Blum, Œuvres, Paris, Laffont, Coll. Bouquins, 1992, p. 34.

(2 ) La Bruyère : Les Caractères, chap. II, «Du mérite personnel », n° 11, Paris, Laffont, Coll. Bouquins, 1992, p. 714.

(5)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 89

fois inavouable à représenter et à présenter ce que, par ailleurs, ils jugent sévère- ment et le plaisir de leurs lecteurs ou spectateurs n'est pas moindre. Il y a une irrépressible jouissance qui naît de la pure et simple représentation — parfois même du pire — et, d'autre part, il n'y a pas d'être sans paraître sauf à se con- damner à l'indicible et à l'invisible. L'expression exige monstration c'est-à-dire la visualité et l'illusion et l'on dépeindra donc plus facilement la stratégie du pur paraître que celle de l'effacement ou de la sincérité sans ostentation : comment peindre un dévot — vrai ou faux — sans mettre en avant les manifestations visi- bles, même discrètes, de la foi ? La représentation classique, soucieuse de recul critique et porteuse de satire, trouve sa limite dans le personnage de Tartuffe : la mise en cause morale du jeu fallacieux des apparences ne peut abolir la puissan- ce et le prestige propres aux formes agréées du paraître qui, malgré tout, en imposent et, à leur façon, témoignent. Ruiner les apparences en portant sur elles le soupçon c'est risquer d'interdire à tout jamais l'apparaître — parfois timide et oblique ou seulement potentiel — de l’invisible, immatériel ou transcendant. Le visible, en sa clôture qui est finitude et selon ses moyens qui sont image et illu- sion, reste pourtant la voie royale de l’invisible, infini et véridique. Au prix d'un écart qui reste inévaluable dans les limites de la représentation(1).

La pensée renaissante, contemporaine d'un théocentrisme encore très fort, avait cru, pour sa part, résorber cet écart dans la conception d'une universelle correspondance entre macrocosme et microcosme. C'est une telle foi qui fonde les « théâtres de la Mémoire » s'efforçant de ramasser le tout du monde dans l'espace restreint mais parfaitement ordonné d'un théâtre humain se faisant ainsi l'encyclopédie symbolique de l'univers saisi dans et par son unité foncière. Fran- ces A. Yates a réussi à reconstituer le plan vraisemblable du plus célèbre de ces théâtres de la Mémoire, celui du vénitien Giulio Camillo Delminio, « l'un des hommes les plus fameux du XVIème siècle »(2), théâtre dont il exista, à l'époque, des maquettes depuis longtemps disparues. Le dispositif s'inscrit dans le parfait demi-cercle contenant scène et salle, emprunté au théâtre antique dont Vitruve a transmis le schéma, et paradoxalement le spectateur-lecteur de ce spectacle du monde est situé à l'endroit où devrait se tenir les acteurs et l'action, c'est-à-dire sur la “scène” : « Dans ce monde, l'homme et son esprit, fait à l'image de Dieu, occupe la place centrale »(3). Il a devant lui l'ensemble de la “salle” répartie en sept allées, placées, chacune, sous l'invocation d'une “planète” : soit, de gauche à droite, la Lune représentée par Diane, Mercure, Vénus, le Soleil (au centre) représenté par la Trinité et par Apollon, Mars, Jupiter, Saturne. A ces « planètes »

(1 ) La Bruyère a tenté, en vain, d’évaluer cet écart dans son portrait d’Onuphre destiné à corriger les outrances du rôle de Tartuffe : Les Caractères, chap. XIII, «De la mode», n° 24, éd. cit., pp. 909-910.

(2 ) Frances A. Yates : op. cit., pp. 144-174.

(3 ) Ibidem : p. 165.

(6)

90 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

s'accordent les dieux de la mythologie gréco-latine et des données du dogme chrétien mais aussi les Sephiroth et les Anges de la Cabale. Cette volonté syncré- tique tient à l'idée d'universalité et de clôture culminant dans l'universelle corres- pondance. Chacune des sept allées présente sept portiques or nés de représentations figurées, empruntant leur symbolisme aux diverses traditions évoquées (ainsi qu'au néo-platonisme hermétiste de Marsile Ficin et de Pic de la Mirandole) et s'étageant, par niveau, du plus transcendant (qui est aussi le plus proche du spectateur) au plus charnel ou terrestre (qui est au plus loin de lui).

Le premier niveau est celui de la planète évoquée et de son signe, marque de son influence spécifique, puis nous trouvons, pour chaque allée, par ordre descendant : le Banquet (les Idées ou éléments premiers encore purs), la Caver- ne (le mélange des éléments créant les choses premières), les Gorgones (naissan- ce de l'homme intérieur), Pasiphaé et le Taureau (l'union de l'âme et du corps), les Sandales de Mercure (l'homme naturel) et enfin Prométhée (la création des arts, des sciences et des lois). Grâce à l'homogénéité de ces repères figurés, ainsi mémorisables, le spectateur peut connaître et “comprendre” les ressemblances et les différences tenant aux diverses influences “astrales” s'exerçant sur tous les actes de la vie humaine et ainsi doit s'ordonner dans son esprit centralisateur et nourri par la Mémoire une image, véridique bien que symbolique, de l'ordre même du Monde : l'idée qui autorise la création d'un tel théâtre (au sens étymo- logique de ce qui est donné à voir) est bien « l'Idée d'une mémoire fonctionnant dans un rapport organique avec la structure de l'univers »(1). Cette conception des rapports de l'homme et du monde, synthétisée par la clôture du monde en son image et par un usage ordonné et maîtrisé de la mémoire visuelle, entretient deux illusions symétriques : l'une tient aux possibles pouvoirs occultes résultant du lien ainsi établi entre macrocosme et microcosme et penche vers la magie, alchimique et/ou cabalistique, à une époque où l'astronomie ne se distingue guè- re de l'astrologie ; l'autre tient à cet « art susceptible de se présenter comme une clé de la réalité, comme un art universel susceptible de résoudre d'un coup tous les problèmes, comme une technique suprême qui rende inutile toutes les tech- niques particulières »(2) et penche vers une “technique”, vers une manière de

“machine”, combinatoire et logique, qui mette en branle « un mécanisme concep- tuel qui puisse “travailler” tout seul, d'une façon relativement indépendante de l'œuvre individuelle, jusqu'à ce que soit atteinte une compréhension totale et que les hommes soient mis en état de lire le grand livre de l'univers »(3). Cette seconde illusion sera relayée jusqu'à nos jours par Francis Bacon et même par le Descartes

(1 ) Ibidem : p. 160.

(2 ) Paolo Rossi : op. cit., p. 24.

(3 ) Ibidem.

(7)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 91

de la « mathesis universalis», par Comenius et par le Leibniz de la « caractéristique universelle » et combinatoire, prolongeant ainsi, à leur façon, le « Grand Art » de Raymond Lulle.

Frances A. Yates a voulu montrer, dans les derniers chapitres de son ouvrage, que le plan du Globe Theater, tel qu'elle s'efforce de le reconstituer en s'inspirant des rares documents qui subsistent, devrait les grandes lignes de son organisation

— interne et externe — et à la tradition vitruvienne et à l'ordonnance d'un autre

« théâtre de la Mémoire », celui du britannique Fludd(1). Ainsi les deux aspects du

« théâtre du monde » se rejoindraient, une fois au moins, en un même foyer (focus) et, de la sorte, le grand dramaturge élisabéthain ferait venir dans un espa- ce qui suggérerait (bien que d'une manière tout à fait hermétique et indirecte, à la différence de la tragédie antique comme des Mystères) une image ordonnée et symbolique du monde la comédie humaine empruntée au théâtre de la vie.

C'est là une hypothèse qui ne contredit pas l'analyse proposée au début et qui considérait comme un gage de modernité la mise en abyme de la théâtralité accomplie par le rôle critique dévolu à l'acteur en tant que tel. Cette modernité prend seulement son essor sur un fond plus occulte et plus riche qu'il n'appa- raissait à première vue. Comme il nous apparaît également que nos machines à penser et à voir se nourrissent d'une tradition et d'un mode d'illusion que leur foudroyant succès a fait purement et simplement oublier.

De l'omnivoyeur ou la machine à voir

Nous proposons d'appeler l'omnivoyeur l'ensemble du dispositif technologi- que complexe — organisé en réseau transcontinental et associant toutes les res- sources de l'audio-visuel, de l'informatique et des télécommunications — qui, potentiellement, permet à tout être humain (disposant du matériel requis et des moyens financiers nécessaires) de voir ou de savoir en temps réel (ou avec un très léger décalage) ce qu'il y a à voir ou à savoir en tout autre point du réseau com- me de faire voir ou savoir à tout autre point ce qu'il veut faire connaître à partir de l'endroit d'où il émet. L'universalité de l'instrument est certes limitée par les contraintes techniques et par les inégalités sensibles dans l'accès des divers grou- pes humains aux technologies de pointe, mais le but d'un tel réseau — de ces

“autoroutes de l'information”, comme on se plaît à les appeler — est bien en droit l'universelle communication. Rien ne devrait donc plus échapper à cette gigan- tesque machine à voir et à savoir : les zones d'ombre — et elles sont nombreuses — ne sont pas considérées comme des pans entiers de la réalité

(1 ) Op. cit., chap. XV et XVI.

(8)

92 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

réfractaires aux moyens utilisés et susceptibles d'induire d'autres modes de con- naissance ; elles sont traitées comme les explorateurs des siècles passés traitaient ces portions de territoires où il n'était porté que la mention terra incognita et que l'on se promettait de soumettre aux mêmes instruments et méthodes que tout le reste du monde pour les faire enfin entrer dans le savoir commun. Il n'y a plus guère de zones inconnues à la surface du globe mais il y a encore des continents de la réalité humaine que l'omnivoyeur n'a pas atteints et l'appétit de ses promo- teurs s'en trouve aiguisé d'autant.

Jamais, pourtant, la formule à l'emporte-pièce de McLuhan : « Medium is message » n'a eu une telle pertinence car jamais il n'y eut telle confusion entre les moyens de communication et l'étalon appliqué à toutes les formes de communi- cation. L'instrument a commencé à soumettre, sans contrepartie, son objet à ses normes explicites ou implicites, en particulier à ses limites. En effet, la clôture du système est réelle malgré toutes les revendications d'universalité et d’inventivité infinie liées à l'expansion et à la dimension virtuelle du réseau, malgré également les prétentions liées à “l'interactivité” qui devrait en assurer la transparence. Cette fermeture est sensible dans les trois dimensions explorées et exploitées par l'omnivoyeur : l'actualité, l'archive et la prospective. L'actualité représente ce que l'information retient du présent mais elle reste soumise et aux moyens techniques une fois de plus (il n'y a pas toujours de caméra ou de micro là où il le faudrait) et surtout à certains impératifs qui relèvent plus du “politique” (au sens large) et du spectaculaire que de l'importance objective des faits : il faut avoir à montrer ou à faire entendre quelque chose de frappant ou de marquant puisqu'il faut retenir et orienter l'attention du destinataire quel qu'il soit. L'archive relève, pour sa part, de ce que l'on appelle les “banques de données” et, limitée, elle aussi, par les moyens techniques mis à sa disposition, elle dépend plus encore du soin et de la compétence apportés à l'établissement et au classement le plus judicieux des informations ainsi engrangées comme à leur mise à jour. Le danger est la dis- persion des signaux en raison d'un classement incomplet ou impropre ainsi que l'ordonnance tendancieuse des informations parfois difficile à identifier et à cor- riger en raison de l'anonymat des “programmeurs” et de l'absence d'accès aux sources mêmes de ces “données”. L'on doit se demander : qui a choisi, qui a fait entrer telle ou telle donnée sur le réseau, pourquoi et comment ? Et le système ne répond jamais complètement à ces questions, en particulier il ne donne pas tous les moyens de repérer comme des “interprétations” ce qu'il glisse parmi ses

“données” comme des “informations”. Enfin, la prospective, malgré les rêves faustiens que peut induire la possibilité d'animer des “mondes virtuels”, reste soumise à la validité et à la qualité des questions que l'on sait formuler au

(9)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 93

moment même où l'on interroge le futur : la machine, tout inventive qu'elle soit, ne peut créer d'elle-même de nouvelles règles du jeu, seulement explorer les possibles logiques et/ou statistiques des “données” qu'on propose à sa rumina- tion et anticiper des résultats prévisibles avec une rapidité et une puissance de calcul supérieures aux capacités du cerveau humain. Il y a donc bien clôture du réseau malgré l'accroissement prodigieux des possibilités d'information et de connaissance qu'il permet, malgré l'exploration des possibles qu'il rend visibles et lisibles.

Car, à l'analyse, il nous apparaît que la clôture ci-dessus évoquée est surtout liée aux exigences et aux caprices de la visualité qui ont tendance à s'imposer à l'ensemble du système. Et, de la sorte, se dessine un type nouveau de théâtre du monde : sur la scène immense et pourtant close d'un système qui tend à l'uni- versel en focalisant toujours plus de potentialités d'action et de connaissance, s'avance un être humain dont quasiment toutes les “données” sont visualisées (ou du moins visualisables) et ordonnées en un spectacle sans cesse recommen- cé et infiniment varié malgré l'uniformité de ses composants de base. L'homme s'y comporte en comédien “télévisuel” et/ou cybernétique plus qu'en “caractère”

mais l'idée même de rôle et de comédie se perpétuent pour l'acteur (qui est aussi, par le retour de l'image, son premier spectateur). Et le Metteur en scène pourrait bien être ce Big Brother imaginé par George Orwell ! En effet que cherche-t-on dans le présent pour en faire “l'actualité” ? Des images si possible “parlantes” et surprenantes. Comment met-on en valeur l'archive et les documents qui en relè- vent ? Par un choix pertinent d'images exemplaires c'est-à-dire de documents visuels à la fois représentatifs et agréables à l'œil moderne qui va les contempler peut-être plus que les analyser : beaux manuscrits, éditions d'époque, dessins, miniatures ou fresques ; coupes géologiques colorées ; gravures anciennes, pho- tos originales… Comment mieux se laisser aller à la magie de la découverte pros- pective qu'en devenant un voyageur des mondes virtuels ? Ces mondes imaginaires dont tous les éléments sont irréels mais présentifiés par l'image sont souvent une projection dans l'avenir des données visuelles de notre présent. Et c'est toujours la vue qui domine même si l'on peut aussi entendre en même temps que voir (dans tout l'audio-visuel bien sûr et aussi dans le monde ouvert par le multimédia et par le CD-ROM). L'omnivoyeur fait de nous un œil toujours plus gourmand, toujours plus avide mais surtout, et c'est la voie de l'illusion, cette propension nous conduit à ramener toutes choses à la mesure du regard et à juger de plus en plus selon les normes et les affects du visuel.

L’illusion qui opère au sein d'un tel système, soumis au “régime visuel”, nous semble d'une double nature : d'une part toute médiation temporelle et intellec-

(10)

94 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

tive entre le regard et son objet se trouve comme abolie et l'acteur-spectateur éprouve d'abord son rapport à l'image (et au monde qu'elle est censée présenter) sur le mode de l'immédiat ; d'autre part la distance spatiale entre l'acteur-specta- teur et l'image qu'il reçoit (ou émet) et à laquelle il participe sur le mode de l'affect apparaît comme réduite au minimum par l'artifice technique et le rapport au monde (re)présenté est perçu comme un rapport de présence. Ce sont là les données brutes de l'expérience “télévisuelle” (au sens large impliqué par son éty- mologie). Ces données brutes, si elles ne sont pas réfléchies et confrontées à un

“dehors” (conscience personnelle, connaissances historiques et générales), con- duisent facilement à la perte des repères temporels et spatiaux : tout est à portée de main ou de plain pied ; tout est là hors temps et hors lieu, hors normes ; tout est donné sur le mode abrupt du “c'est ça”, réel ou fictif ad libitum… Il peut en résulter un plaisir primaire lié au flottement d'un présent amorphe, sans passé ni futur, émoussé parce que privé des tensions de la temporalité vive et apte à sti- muler un désir lui aussi flottant et sans prises sur le réel. Mais il faut peu de temps et un tout petit recul critique pour renverser l'impression initiale et connaître la déception voire le désespoir. Il suffit en effet de prendre conscience, même de façon diffuse, de tout l'appareillage nécessaire pour produire une seule image dite d'actualité et du réel décalage spatio-temporel pour éprouver au contraire toute image “télévisuelle” comme terriblement médiate, avec le soupçon qui peut peser sur les détours plus ou moins intéressés d'une telle médiation. L'esprit cri- tique une fois éveillé, bien peu d'images ou de “scènes” résisteront à l'analyse et le monde ainsi présenté comme pris sur le vif apparaîtra comme perpétuellement médiatisé, c'est-à-dire décalé, distancié et comme se refusant, sauf par d'impré- visibles raccrocs, au charme sans apprêt de “l'immédiat” qu'il promet pourtant.

L'acteur-spectateur est d'abord flatté en son désir d'immédiat et aussitôt déçu, frustré car la généralisation du “régime visuel” de communication et d'informa- tion implique, de fait, la perte presque complète de toute immédiateté, bien mal compensée par une illusion éphémère et un plaisir fruste. De même pour la sen- sation de proximité et de présence qui s'inverse en sentiment de distance, d'absence et d'étrangeté : même au plus proche de son émetteur, cette image qui se veut pleine de sa vie la plus propre est déjà un fantôme, un simulacre, un fili- grane précaire qui sera porté partout par les ondes et les faisceaux hertziens mais absent partout où on le verra ! Ce que l'on peut regretter dans l'usage qui est fait de cette machine à voir, dont la technologie touche souvent au génie en renou- velant nos prises sur la réalité, c'est que ses promoteurs ne jouent pas franc jeu et qu'ils sont portés (pour des raisons souvent peu avouables) à laisser croire aux illusions et au piètre bonheur qu'ils produisent plutôt qu'à les questionner eux- mêmes pour leur faire dire tout de même la vérité et conduire l'acteur-spectateur à un plaisir second, celui de l'intelligence heureuse de comprendre et de n'être

(11)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 95

pas dupée tout en engrangeant ce qui des images est nourrissant pour le cœur et pour l'esprit. Mais l'omnivoyeur ne laisse guère d'alternative et il ne saurait envisager de traiter ce qui lui échappe encore d'une autre manière ; tout devra se soumettre à la loi du “régime visuel” et donc entretenir l'illusion tout en la décevant sans compensation fiable ou demeurer dans un invisible ou un indici- ble qui condamne les manifestations les plus subtiles de la vie humaine à “l'inap- parence” c'est-à-dire à une manière d'inexistence. L'omnivoyeur, dans la globalité massive de sa pratique actuelle, ne laisse pas jouer l'écart nécessaire à l'émergen- ce paradoxale mais sensible de l’invisible et de l'indicible par le biais de l'expres- sion, et ce, même quand il fait appel à “l'interactivité” c'est-à-dire à la réponse ou à l'action personnelle de l'acteur-spectateur.

Un théâtre du savoir dit “interactif”

Ce réseau de fréquences et d'ondes crépitant en silence au-dessus de nos têtes grâce aux satellites et partout dans l'air, enserrant la planète comme un filet invi- sible et inaudible sans les instruments appropriés — virtuel à sa façon mais doué d'ubiquité et omniprésent —, ce réseau transporte et diffuse les éléments de son théâtre dont nous devenons, même en nous en défendant, les acteurs- spectateurs : le théâtre du monde continue donc à prospérer et la comédie humaine s'universalise tout en s'uniformisant. Mais c'est aussi un théâtre du savoir que déploie l'omnivoyeur en quelques-unes de ses plus belles réussites techniques. Nous voulons évoquer ici le multimédia qui prend souvent comme support le CD-ROM et dont le développement foudroyant tend à supplanter l'audio-visuel classique car, en associant l'informatique au traitement de l'image et du son, il permet une souplesse d'utilisation et d'adaptation aux besoins et aux désirs inimaginable avant son apparition. Et c'est lui qui se fait, sous nos yeux, la “machine de mémoire” en forme de théâtre qui peut travailler (presque) toute seule « jusqu'à ce que soit atteinte une compréhension totale et que les hommes soient mis en état de lire le grand livre de l'univers », selon les termes de Paolo Rossi(1). Certes le multimédia et le CD-ROM visent moins la totalisation de toutes les connaissances possibles en une lecture unique qui dispense enfin la “clef” du savoir et du monde que l'accumulation maximale de données de tous ordres à restituer avec le plus de “pédagogie” possible. Mais il est vrai que l'outil tend à donner l'impression de l’exhaustivité dans le domaine qu'il choisit de couvrir, impression dont il convient de se méfier.

(1 ) Op. cit., p. 24.

(12)

96 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

Dans nombre de cas, il ne s'agit que de la modernisation d'un support : par exemple, les encyclopédies ou les dictionnaires entrés sur logiciel (multimédia éventuellement) ne cessent pas pour autant d'être des dictionnaires ; l'on y gagne seulement en rapidité de maniement et, parfois, en richesse de documentation puisque les sources (images fixes ou mobiles, documents sonores) sont plus diverses qu'en des volumes imprimés. Mais la révolution se situe dans l'appari- tion du virtuel et dans l'interactivité. L'image virtuelle permet de faire voir et entendre comme visibles et audibles des êtres qui n'ont, d'aucune manière, d'existence avérée sous la forme montrée ou entendue mais qui sont constructi- bles à partir de paramètres logiques et de l'extrapolation de connaissances pré- cises. L'on peut ainsi se promener comme des touristes en visite guidée dans le système solaire ou dans le corps humain, ressusciter des mondes engloutis, se bâtir des maisons et des villes virtuelles, entrer enfin comme si on y était dans un monde inconnu et entièrement imaginaire composé d'images de synthèse. Cha- que fois l'immersion est complète et le parcours s'accomplit avec, seul au centre (comme dans le théâtre de Giulio Camillo), le spectateur-acteur : tout est conçu pour son regard et pour satisfaire son désir de connaître comme de s'amuser. Et il lui est donné la possibilité d'agir en réponse à ce qu'il voit et entend, la possi- bilité d'infléchir voire de composer en personne son trajet dans le logiciel. Des

“menus” permettent des maniements techniques (ralenti, grossissement de détails, arrêt sur image, retour en arrière, bond en avant, simulations et déplace- ments…) tout comme des demandes de renseignements supplémentaires ou des changements importants dans le rythme et dans le parcours à suivre. La volonté de l'acteur-spectateur semble désormais déterminante et la qualité même de l'expérience (du point de vue de la connaissance et de la mémoire) dépend de sa sagacité et de ses capacités propres. Pourtant il reste évident que, même avec tout son génie, le manipulateur du logiciel ne pourra pas en sortir et lui deman- der autre chose que ce qu'il autorise de par ses règles internes. Il y a ici encore une clôture, bien que les cheminements soient toujours divers et l'exhaustivité des parcours possibles difficile à réaliser. Mais la totalité des questions possibles comme des mouvements réalisables est finie et prédéterminée, de même que la qualité et la quantité de l'information dispensée (vigilance, compétence et hon- nêteté sont une fois de plus requises de la part des “programmeurs”). Parfois les questions apparaissent simplistes et monotones et les mouvements à l'intérieur du parcours semblent réduits à quelques pauvres occurrences. Il prend alors le désir d'inventer un logiciel multimédia qui serait fondé sur une autre logique, sur une logique poétique et poïétique par exemple. Plutôt que de fabriquer des logi- ciels qui proposent une série de poèmes récités et illustrés, avec un jeu de cor- respondances approximatif et d'inévitables redondances ou discordances entre l'image, l'écrit, le dit et la musique, il faudrait concevoir une façon de questionner

(13)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 97

le texte poétique en ses divers “états” qui tiendrait compte de ses spécificités. Et les questions pourraient interroger l'écrit (l'on verrait le manuscrit et l'imprimé) et la diction (plusieurs récitations sont possibles d'un même texte), concerner la syntaxe comme les connotations, traquer les homophonies et les paronomases, définir les rythmes et analyser les rimes pour faire imaginer bien au-delà de ce qui est dit et montré. Il ne s'agirait plus d'illustrer le texte selon un rapport d'homologie dans la représentation (visible et audible) mais de déployer quel- ques-uns de ses possibles dans d'autres champs esthétiques : des sons évoquant des couleurs, des rythmes suggérant des formes et des mouvements, des cons- tructions syntaxiques traçant des lignes d'allures diverses, des expressions méta- phoriques ou métonymiques faisant venir des fragments d’œuvres picturales et musicales ou d'autres œuvres poétiques… Le parcours ne serait ni linéaire ni seu- lement la recherche d'un sens même éclaté, le parcours deviendrait le chemin du sens parce qu'à tout moment il ménagerait l'écart nécessaire à l'émergence de l’invisible et de l'inaudible dans et par l'apparaître visible et audible. Le logiciel finirait peut-être par dire de lui-même : « Eh bien ! rêve maintenant ! » Utopie ? Peut-être pas tout à fait, mais le “programmeur” d'un tel logiciel poétique et poïé- tique devrait tout de même être bien conscient que c'est de lui seul — de son goût, de sa culture et de son imagination — que dépendraient d'abord les décou- vertes ainsi suggérées et que le travail le plus personnel de l'acteur-spectateur risque de demeurer invisible et inaudible pour tout autre que lui. A moins que l'on ne réussisse à mettre en œuvre des logiciels réellement “interactifs” c'est-à- dire à tout instant modifiables en tous leurs paramètres par l'acteur-spectateur qui pourrait aussi y enregistrer ses propres découvertes et suggestions !

Notre réflexion sur l'un des avatars les plus prometteurs de l'omnivoyeur nous a mené bien loin en apparence du dispositif d'ensemble — bien loin aussi de la tradition du théâtre du monde — car ce théâtre poétique et poïétique, relayé par une interactivité vraie — comme nous le rêvons ici —, serait moins un théâtre du savoir ou de la mémoire qu'un théâtre de l'imagination créatrice à l'œuvre. Et un tel théâtre (qui solliciterait pourtant bien plus que la vue), s'il était possible, dispenserait à ses acteurs-spectateurs un plaisir d'une qualité ineffable qui les délivrerait sans doute de la déception que produit le plus souvent le fonctionne- ment de la machine à voir.

Du coup de théâtre permanent : événements, faux-événements, non-événe- ments

Pour tenter de prévenir ou de retarder la frustration ordinaire, celle qui naît de la prise de conscience que le “présent” dégradé de la machine à voir ne saurait garantir ni l'immédiateté vraie ni la présence, ou pour ressusciter à chaque fois

(14)

98 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

l'espoir, l'omnivoyeur a recours, sur toutes les fréquences de son réseau, à un seul et même artifice aux mille facettes : au choc sans cesse renouvelé de l'inat- tendu, au prestige du nouveau devenu l'impératif majeur. Il s'agit de dispenser à tout instant des nouvelles qui soient nouvelles et donc de fabriquer des événe- ments surprenants et intéressants. Il serait naïf en effet de croire que, dans cette perspective, les faits bruts ou réels aient quelque intérêt en eux-mêmes. Il faut les choisir et trier, les élaguer et styliser de façon à faire apparaître en eux le trait saillant qui surprendra et ralliera les suffrages des lecteurs et téléspectateurs en choquant, en émouvant, en flattant hypocritement les instincts les mieux dissi- mulés, en tournant en dérision les infractions au goût régnant, en renforçant le consensus idéologique ou moral, en célébrant les héros ou en décrivant “objec- tivement” les curiosités comme les monstruosités de la vie… Le journaliste opère comme le dramaturge qui harmonise les caractères de ses personnages en fonc- tion de l'intrigue et/ou l'action en fonction des caractères de façon à ce qu'il y ait une unité d'intention et d'impression sensible aux yeux du lecteur-spectateur. Le dramaturge comme le journaliste ménage avec science et rouerie ses coups de théâtre afin d'en obtenir le maximum d'effet immédiat : le lecteur-spectateur doit être comme sidéré et mettre un peu de temps à reprendre ses esprits. Un beau sujet ne suffit donc pas : une guerre, une catastrophe, une visite historique, un acte d'héroïsme personnel ou collectif ou un crime atroce ; il faut ajouter le cadra- ge des faits et leur mise en scène, les images ou les photos-choc et aussi le com- mentaire, succinct mais nettement orienté, sans équivoque(1). La nuance tout comme l'ébauche d'une véritable reprise critique n'ont pas vraiment droit de cité.

Un impératif d'économie s'impose en même temps : le maximum d'effet avec le minimum de moyens. L'important pour le journal est d'avoir une “Une” qui accroche tout de suite le lecteur-acheteur, pour le journal télévisé d'empêcher le téléspectateur de changer de chaîne ou d'éteindre son poste. L'urgence est le maître mot. Tout se passe dans la hâte et comme pour entretenir l'image même de la rapidité qui est, à sa façon, l'idéal moderne par excellence : la nouveauté se trouve ainsi consubstantiellement liée à la vitesse. Et l'actualité telle qu'elle est diffusée par l'omnivoyeur vit — ou du moins s'efforce de vivre — sur le mode du coup de théâtre permanent.

Pourtant la réalité du monde comme il va n'offre pas à chaque instant de faits patents et “visualisables” susceptibles de répondre à une telle exigence. Alors il faut inventer et contraindre les faits. L'on entre dans la catégorie du “faux-événe- ment” qui est une pure et simple création des médias ou un jeu de ces derniers sur leurs propres entours ou leur propre puissance. Le faux-événement peut être

(1 ) Un grand magazine parisien proclame haut et fort sa philosophie par cette devise : «Le poids des mots, lee choc des photos ». Nul ne doute qu’en ses colonnes la seconde part de la devise ne l’ait toujours emporté sur l’autre !

(15)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 99

un fait-prétexte dont l'occurrence n'est suscitée que pour être médiatisée : le pro- cédé peut relever de la publicité quand il s'agit d'attirer l'attention du public sur un établissement, une institution ou une personnalité par un banquet, une fête ou une cérémonie. Le monde politique, le monde judiciaire, les mondes financier et industriel ne cessent d'organiser de tels vrais “faux-événements” avec l'appui actif des journalistes : conférences et communiqués de presse, interviews, révé- lations plus ou moins diluées, fuites… Mais il arrive aussi que de bons sujets et de vrais événements glissent dans cette catégorie en raison d'impératifs qui bri- dent les médias. La guerre du Golfe qui permit à la chaîne américaine CNN de se faire une réputation mondiale fut pourtant, telle qu'elle fut “montrée” par cette chaîne et toutes les autres à sa suite, quasi tout du long une interminable attente dans les coulisses : les “faits” étaient établis par les communiqués de presse de l'État-major américain ; les “événements” étaient les points de presse, les décla- rations et les interviews arrachés aux acteurs hors de leur champ d'opération, des

“fuites” sans doute calculées ; les “images” données de façon très restrictive venaient aussi des services idoines des forces armées. Cette guerre si médiatisée (et parce que médiatisée à outrance) devint une “fiction” et l'omnivoyeur ne put longtemps meubler les écrans que grâce aux “images” répétitives et “autotéli- ques” de ses propres moyens humains et matériels engagés dans le combat pour l'actualité, y mêlant en commentaire autocélébration et mise en cause respec- tueuse du secret militaire. De fait, cette guerre sans morts du côté occidental du moins (sauf quelques accidents dus à des problèmes techniques plus qu'aux combats), n'a peut-être même pas eu lieu ! Car, par exemple, l'on sut tout du menu et des conditions d'hébergement des soldats français engagés dans le con- flit et presque rien de leurs missions réelles et, quand il fallut “montrer” quelques images pour rendre compte de la “marée noire” qui polluait le golfe persique en raison des sabotages irakiens, l'on nous resservit celles, déjà anciennes, de la

“marée noire” en Bretagne avec le pathétique mais trop célèbre goéland englué ! De tels mensonges “visuels” ne sont pas rares et peuvent être très dommageables : illustrer la présentation d'un livre sur l'esclavage aujourd'hui dans le monde ou la menace d'une épidémie de rage par les images de n'importe quels enfants du Tiers-Monde peut induire un amalgame qui fait en vrac de tous ces enfants des esclaves et des malades en puissance. C'est leur refuser la diffé- rence et entretenir la confusion : leur monde étant toujours celui du pire, pour- quoi pas une calamité de plus ! Le plus grave est que ceux qui ont commis ces mensonges objectifs ne se sont sans doute pas posé de question : ils ont obéi à une manière d'impératif propre au monde de l'omnivoyeur et qui est : n'importe quelle image — même approximative, même mensongère — plutôt que pas d'image du tout ! Une telle pratique peut conduire jusqu'au “non-événement” qui est souvent une production de remplissage mais qui a parfois la grâce de se ridi-

(16)

100 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

culiser elle-même et de ne pas tirer excessivement à conséquence. Au lendemain de la mort de Marguerite Duras, plutôt que de faire en images le portrait de l'écri- vain ou une rétrospective de sa vie et de son œuvre, plutôt que de faire rôder une caméra autour de la maison mortuaire, les chaînes françaises ont diffusé un reportage fait à Duras (Lot-et-Garonne), le petit village auquel Marguerite Don- nadieu avait emprunté son pseudonyme. Le lien était ténu : la mère de la roman- cière avait bien possédé une maison, désormais ruinée, en cette commune, mais ni l'une ni l'autre n'étaient pratiquement jamais venues en ces lieux. Nous eûmes droit à une petite promenade vers la ruine en compagnie de l'historien local bafouillant et mêlant toutes les dates, puis quelques personnes du village furent interrogées au hasard et elles dirent qu'elles ne connaissaient pas ou peu l'écri- vain, qu'elles ne l'avaient pas lu, qu'elles ne savaient même pas que Marguerite Duras avait emprunté le nom de leur village et que sa mort leur était tout à fait indifférente ! Pitoyable conclusion : rien sur place ne révélait pourquoi la roman- cière avait privilégié le nom de ce village et, pour les habitants de Duras, la mort de Marguerite Duras n'était même pas un “événement”. Ce reportage inutile et bâclé, se faisant le reflet complaisant d'une double absence d'“événement”, fut un vrai chef-d'œuvre en matière de “non-événement”.

Et cet hommage raté, fondé sur une fausse “bonne idée” — à moins qu'on ne veuille y voir la vengeance de l'omnivoyeur souhaitant prendre sa revanche sur un écrivain qui lui a fort peu sacrifié (surtout dans ses films) en transformant sa disparition en “non-événement” médiatique ! ? — cet hommage manqué prouve a contrario qu'il existe une écriture propre à tous les documents destinés à l'omnivoyeur. Qu'ils s'occupent de la réalité ou de “fiction” ne change rien aux règles mais faire fi des règles ou mal les appliquer, c'est se condamner à l'insi- gnifiance médiatique et à l'incompréhension du public et, à terme, à l'exclusion du réseau. Ce mode d'écriture a ses contraintes dramatiques, sa dimension “cul- turelle”, ses préférences rythmiques et un impératif sémantique unique — déri- vant insidieusement vers une herméneutique qui ne s'avoue pas. Ces règles sont celles de la spectacularisation du réel qui est, en fait, l'apothéose de la visualité.

La spectacularisation du réel

Nous avons déjà évoqué le rapprochement qu'il est possible de faire entre le travail du dramaturge et celui du journaliste ou du “scénariste” qui œuvre pour fournir à l'omnivoyeur sa pâture quotidienne. Nous avons souligné les analogies entre le monde produit par la machine à voir et le théâtre-monde tel qu'il est con- çu par la tradition du théâtre du monde. Il nous faut ajouter une dimension à ces deux comparaisons, celle de l'horizon d'attente propre au lecteur-téléspectateur qui ne comprend et ne connaît ce qu'il voit que grâce à des formes et à des pro-

(17)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 101

cédés qu'il “reconnaît”. En effet, comme l'écrit Proust dans Un amour de Swann,

« le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu'il en a puisé dans les poncifs d'un art lentement assimilé »(1). Nous pouvons ajouter ici les formes de “la vie” à celles de la nature et nous étonner de ce que, de nos jours, le public ne connaisse quasiment plus la vie qu'à travers les poncifs des médias, mieux qu'il attende quasiment que la vie s'organise comme d'elle- même dans les cadres inventés et ajustés par l'omnivoyeur. Cela implique une remarquable dramatisation de tous les éléments qui entrent en jeu dans ce que l'on appelle encore, mais de plus en plus improprement, “l'événement” au point de faire passer au second plan — voire de faire disparaître — tout ce qui ne relè- ve pas du dramatique et du visuel. C'est cette nouvelle dramaturgie qui, poten- tiellement, s'applique à tout ce qui se montre et se raconte et qui tend à régir l'apparaître même de la vie que nous voudrions résumer en quelques formules synthétiques.

1. Le séquentiel l'emporte sur le continu. La dramaturgie classique mettait l'accent sur les unités de temps et d'action. Certes chaque moment dramatique valait d'abord par lui-même, par la capacité qu'il avait de se différencier de tous les autres et de s'affirmer comme “événement” à part entière et il était considéré par le spectateur, dans la temporalité propre au spectacle de théâtre, comme un moment unique à vivre en temps réel. Mais, pour que les éléments de l'intrigue pussent “se suivre” et se nouer, il fallait que le dramaturge puis le spectateur eus- sent une visée du tout et qu'une compréhension déjà globalisante totalisât pro- gressivement les éléments de l'action. C'était là le travail de “mise en intrigue” : la règle des vingt-quatre ou trente-six heures dévolues à l'histoire représentée facilitait la condensation et la concaténation des faits en un tout serré et bien construit. Telles étaient la grandeur et la servitude du théâtre classique qui s'imposent encore — peu ou prou — aux réalisations du théâtre contemporain.

Mais les impératifs médiatiques de l'omnivoyeur — vitesse et coup de théâtre permanent — ne laissent plus le temps à une intrigue de se nouer et l'on pro- gresse au coup par coup. Dans les actualités télévisées, où les événements sont par nature hétérogènes, l'on peut prétendre que nécessité fait loi, cependant le même principe s'applique aux genres dramatiques et narratifs. Dans les immen- ses sagas diluées que nous offrent les feuilletons “à l'américaine” ou dans les séries policières stéréotypées, il est évident que le fil narratif ou l'intrigue n'ont plus guère d'importance tant l'histoire est distendue ou tant elle est convenue et prévisible : n'opèrent plus que le choc propre à chaque épisode, l'étrange, l'inouï, l'acrobatique propres à chaque séquence prise comme un tout. Transi-

(1 ) À la recherche du temps perdu, «Du côté de chez Swann », II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1987, Tome I, p. 210.

(18)

102 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

tions et commentaires n'ont plus que la valeur dépréciée du temps mort, de l'inintéressant, aussi sont-ils réduits au minimum. Et ce modèle s'est imposé à toutes les “mises en scène” télévisuelles : les caractères sont choisis et habilement mis en valeur par grossissement du trait, la confrontation est centrée et resserrée sur ce qui passe dans le moment pour l'essentiel et dès que le nœud de la séquence est apparemment noué, l'on passe à autre chose. Le procédé est sen- sible jusque dans le suivi journalistique d'un événement qui a une certaine durée, par exemple la guerre civile en ex-Yougoslavie ou les massacres du Rwanda (comme auparavant la guerre du Liban et, maintenant encore, les démêlés israé- lo-palestiniens). Chaque reprise de l'information fut et reste liée à une manière de coup de théâtre, à un choc nouveau, à un incident inédit et inouï, atroce ou plein de “sentiment” — rebondissements dans l'établissement des responsabili- tés, découverte de charniers, images de camps de concentration, témoignages vibrants, attentats, coups diplomatiques successifs… Ou bien, momentanément, l'on n'en parle plus. Et ce constant sacrifice à la vitesse et au sensationnel devient une demande adressée à la vie même par un téléspectateur avide et anxieux, frustré quand il n'a pas sa ration de nouveauté ou de surenchère. Le phénomène du “zapping” nous semble moins dû à la multiplicité des programmes en elle- même qu'à la volonté d'accélérer encore, par le passage rapide d'un canal à un autre, le tempo des événements et d'escamoter toujours plus de transitions : tou- te intrigue, toute logique des idées comme des sentiments ou des actes se trou- vent disqualifiées. L'influence de cette attente et de ce mode forcené de perception sur la littérature se voit dans le nombre impressionnant de romans écrits en séquences quasi discontinues, prêts à être “découpés” et mis en scène selon les principes énoncés ci-dessus. Une réaction se constate pourtant au théâ- tre, depuis des années déjà, où de nombreuses troupes s'ingénient à porter à la scène des textes narratifs ou poétiques — non dramatiques à l'origine — en ten- tant de préserver sur scène le continu qui est celui de l'écriture puis de la lecture, cherchant à “donner” par leur jeu le sens d'une continuité peu voyante, presque secrète et tout aussi efficace pour qui veut voir et entendre que l'accumulation de chocs successifs. Car le présent désancré (sans réel passé et sans futur) de chaque choc ou de chaque coup de théâtre ne produit — nous l'avons déjà mis en évidence — qu'une apparence de temporalité.

2. Les lieux l'emportent sur l'espace. La dramaturgie classique exigeait l'unité de lieu en plus des unités de temps et d'action. Et l'on peut dire que l'omnivoyeur est en mesure de respecter ce type d'unité alors qu'il anéantit les unités de temps et d'action. Il le fait toutefois d'une façon paradoxale en multipliant “les lieux”

mais à l'intérieur d'un cadre unique et indifférencié apte à valoir pour tous les points possibles de la terre. Tout en respectant apparemment la multiplicité et la diversité des lieux réels, l'omnivoyeur les vide de toute tension spatiale (tout

(19)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 103

comme il fait du perpétuel présent qu'il promeut un présent amorphe). Le “lieu”

médiatique le plus proche de “l'antichambre”, servant dans la tragédie classique de lieu à tout faire, est le studio des actualités télévisées ou le plateau des grands débats : l'on y convoque sans trajet ni délai les correspondants à l'étranger, les invités de multiples origines et les images de contrées proches ou lointaines sans que l'on puisse jamais sentir la distance effective et la différence réelle, l'épais- seur résistante de l'espace à franchir et à éprouver, la corporalité de la différence à comprendre et à intégrer. Les moyens de télécommunication en sont la cause et, avec eux, les moyens de transport : l'avion accélère et déracine les lieux en abolissant lui aussi les transitions et le passage. A force d'atteindre tous les endroits sans vivre le passage comme tel, ils finissent par se confondre, ne se distinguant plus que par le décor et éventuellement le climat (mais la climatisa- tion aussi uniformise) : le monde tel que le propose l'omnivoyeur est un éternel

“ici” sans véritable ailleurs puisque ce dernier peut être convoqué à tout moment au centre même de l'espace indifférencié et amorphe du lieu à tout faire. Il en résulte une vision “touristique” du voyage à travers le vaste monde conçu comme une série de changements à vue sur une scène unique. C'est là en effet la clef du tourisme et de son succès(1). C'est aussi la vision qui se dégage des grands feuille- tons américains comme Dallas ou Dynastie où, sautant sans cesse de lieu en lieu à travers le monde entier, l'on ne sort jamais en fait de la même suite luxueuse du même grand hôtel, seuls les serveurs changent de type. Le pouvoir des grands magnats évoqués et célébrés dans ces épopées de l'impérialisme industriel et financier est d'abord un pouvoir d'homogénéisation et de stérilisation de l'espa- ce. Les feuilletons européens, issus de la collaboration entre différentes télévi- sions de la communauté et qui s'efforcent de répliquer à ces produits par trop américains, tombent dans le même travers bien que s'appliquant, avec une can- deur parfois touchante, à donner une couleur “culturelle” à leur propos.

3. Le “culturel” utilise la culture comme une réserve ou un trésor, un diction- naire ou un catalogue. Le “culturel” est comme la coquille de la culture vive, sécrétée par celle-ci mais laissée derrière lui par l'organisme vivant. L'important en effet, dans la culture, n'est pas le produit fini et fixé mais le principe actif et créateur, le principe critique également qui ont rendu les œuvres nécessaires pour ajouter à la vie. Le “culturel” ajoute, lui, au nombre des richesses quantifia- bles de la nation au trésor public les œuvres qu'il se charge de dupliquer et de diffuser, de vulgariser pour les “faire passer” et il ne cesse de vanter la producti- vité déjà morte en s'efforçant de faire prospérer le capital artistique légué par la tradition. Mais, ce faisant, ce qui ne passe pas, c'est la teneur vitale de la

(1 ) Une chaîne d’hôtels européenne se vante d’offrir à ses clients la même chambre où qu’ils aillent, faisant de cette uniformité un critère de familiarité et de confort moral. Seul l’environnement purement décoratif change, pré- servant l’intégrité de l’ici.

(20)

104 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

création : il est important de fréquenter les belles et grandes réalisations des siè- cles passés non pour en jouir en consommateurs ou en esthètes mais pour y retrouver, afin de vivre mieux et de la prolonger, l'impulsion qui a rendu l'acte créateur nécessaire. L'omnivoyeur est le principal médiateur et zélateur du

“culturel” : la réserve des grandes réussites passées sert à enrichir le décor et à égayer le théâtre de l'information et du savoir. C'est à la fois un dictionnaire de formes que l'on parcourt pour le plaisir de l'œil et un catalogue fournissant les produits destinés à sauver le quotidien de sa platitude, à embellir des démons- trations parfois austères et des activités plus ou plus rébarbatives. Les siècles ont accumulé une réserve colossale de figures et d'images que nous dilapidons et/ou faisons prospérer en les reproduisant et imitant, en les déformant et “anamorpho- sant” parfois en emblèmes ou en “logos”. Le traitement informatique de l'image se plaît souvent, en effet, à prendre comme matériau de grandes œuvres de notre passé artistique. Et cette pratique répand la notion d'un art conçu essentiellement comme un produit fini destiné à agrémenter la quotidienneté, d'un art de con- sommation plus que de contemplation. Les artistes sont devenus des producteurs presque comme les autres, des artisans spécialisés dans la production de formes agréables qu'il faut subventionner au même titre que les fondeurs de cloches, les fabricants de sabots et de cuillers en bois ou les derniers chaudronniers. Ou bien ils entrent, avec l'impitoyable guerre des avant-gardes, dans le grand jeu concur- rentiel du nouveau à tout prix, du choc pour le choc et de la surenchère : c'est le côté “art moderne” de la production esthétique qui est un label aussi recherché et aussi coté que celui des grands couturiers qui ont, d'ailleurs, été tous enrôlés sous la bannière du “culturel” ! Ainsi cette catégorie tendancieuse joint le musée à la mode comme à l'industrie, noyant dans le chassé-croisé répétitif de la citation et de la reproduction (parfois parodique) toute émergence d'un rythme person- nel et véritablement inventif qui, à la fois, répondrait à une nécessité intérieure et naîtrait du rapport du créateur au monde de la vie.

4. Les temps forts du “rythme” réduit à un tempo tendent à annihiler les temps faibles et à interdire toute variation. Nous avons vu à quel point, dans une dis- continuité temporelle de plus en plus radicale, au sein d'un lieu à tout faire sans tensions spatiales, dans une société remplaçant la culture par le “culturel”, les moments fortement marqués — les temps forts — sont privilégiés au coup par coup et comment tout ce qui travaillerait à une continuité vraie est systématique- ment déprécié comme faible et inintéressant. Il en résulte un rythme paradoxal qui tend à s’autodétruire comme rythme et à ne plus subsister que comme tempo.

En effet, si l'on peut définir le rythme comme une tentative sans cesse réitérée

— mais vécue comme un équilibre précaire, menacé, jamais stabilisé — pour concilier reprise et surprise, mémoire et invention, prévisible et imprévisible dans un allant dont rien a priori ne saurait venir borner l'élan, une rythmique qui

(21)

LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI 105

n'accorde de valeur qu'aux temps forts conduit à la surenchère et, de fait, à la répétition monotone d'effets du même ordre c'est-à-dire à un tempo, au réglage prédéterminé des ictus. Le coup de théâtre ou de gong doit être de plus en plus gros, de plus en plus frappant, de plus en plus choquant : l'attente orientée par l'espoir d'un surcroît réduit à néant toute possibilité de nuance, de variation ou d'invention telle qu'elle pourrait résulter d'un meilleur dosage entre temps forts et temps faibles, entre le souci de continuité et l'exigence de surprenante rupture.

L'interdit qui porte ainsi sur la variation et sur l’inventivité interne à la temporalité comme à la spatialité est de loin le plus dommageable car il tend à vider le “ryth- me” d'émotion et même de vie comme on le voit dans certains films d'action ou de science-fiction qui sont, de bout en bout, de pures prouesses techniques mais qui ne comblent plus (ou ne déçoivent plus) que l'attente insatiable d'un supplé- ment de violence, d'horreur, de formes et de couleurs ou d'effets spéciaux. Un dommage analogue atteint la musique dite (ou plutôt voulue) “populaire” qui, excluant la variation, s'appauvrit jusqu'à l'abrutissement : que l'on compare le reggae et le rap au jazz et même au rock’n roll dont ils ne sont, à notre avis, que les piètres bâtards ! Et cette musique primaire par son tempo est souvent le sup- port, explicite ou implicite, de la “visualité” propre aux clips vidéo comme aux spots publicitaires qui moulent les rapports entre les flux d'images sur la même règle : sous prétexte de surenchère, l'exaspération de la répétition. Cette consé- quence peut passer pour un paradoxe quand on songe à l'inflation du nouveau qui semble caractériser le système mais elle n'en est que la limite externe où sens et non-sens, par l'effet, s'équivalent. Car le sens n'est pas un enjeu en lui-même, la visualité de l'effet passe avant tout et le sens et/ou le non-sens restent seconds.

5. L'accès au sens passe par la visualité de l'effet. Rien ne sera compris en effet s'il n'est montré — c'est-à-dire conditionné pour le regard, rendu visuel, parfois en dépit du bon sens, du bon goût voire de la vérité — : tel est le credo de l'omnivoyeur. L'homme sentant et pensant est réduit à sa seule vue et aux caté- gories de son entendement comme de sa sensibilité qui relèvent de celle-ci. Le poncif, en l'occurrence, comme en un certain théâtre d'assez mauvais aloi, est de

“doubler” toute proposition discursive ou sensible de sa représentation visuelle : le risque est de redondance mais aussi de discordance, voire de déformation du réel évoqué. Dans des cas où l'outil est manié sans tact ni scrupule, le discours explicite peut être dévoyé par le discours imagé et ce, d'une manière plus ou moins insidieuse. Nous pensons plus particulièrement à ces nombreux reporta- ges qui prétendent témoigner des conditions “réelles” — brutes — de la vie des gens et qui spectacularisent leur objet sans toujours avoir la conscience de le faire ni l'honnêteté de décrire leur procédure d'approche et de “mise en scène”. Un exemple : celui d'un reportage sur l'exclusion (sujet décidément à la mode !) abordée par le biais d'une association caritative s'occupant plus particulièrement

(22)

106 LE THÉÂTRE DU MONDE, AUJOURD’HUI

des jeunes “tombés dans la rue” pour des raisons diverses (familiales, sociales, psychologiques, chômage et drogue). Le principe du “récit” semblait être de cueillir sur le vif des scènes, des dialogues, des rencontres et de les entrelarder d'entretiens où telle ou telle personne venait “dire” ce qu'elle pensait, faisait, éprouvait… L'on sentait toutefois à quel point les responsables de l'association (un prêtre et une jeune femme qui était, elle-même, passée par des épreuves ana- logues) évitaient le spectaculaire, se cantonnant le plus possible à leur parole, forte et vibrante parfois. Les jeunes concernés étaient, eux, beaucoup plus solli- cités par le metteur en images. En particulier un jeune homme dont le cas était présenté comme “exemplaire” : 29 ans, séparé de sa femme et de son enfant par- ce qu'il était “tombé” dans la drogue ; monté à Paris où il se prostituait pour vivre... Les choses étaient racontées ainsi et le garçon proposait pour justifier son choix de la prostitution un argument qui ne manquait pas de noblesse : il avait choisi ce mode de survie parce qu'ainsi il avait le sentiment de « ne nuire à personne », ce qui n'eût pas été le cas s'il s'était mis à voler ou à revendre de la drogue. Et, sans transition, nous le vîmes alors sur son lieu de “racolage”, au cré- puscule, faisant littéralement le trottoir et “on” lui demanda au présent quel était le vœu le plus urgent d'un jeune homme dans cette situation… Or, quelques minutes plus tard dans le cours du reportage, nous apprîmes que, grâce à l'asso- ciation, il avait déjà trouvé un travail et un appartement, qu'il avait désormais une petite amie et “on” nous le montra l'embrassant longuement sur la bouche. Le choc en retour fut, pour nous, considérable : c'était là avouer, mais sans le dire, que les scènes prétendument cueillies sur le vif et données au présent (dans l'élo- cution) étaient des recompositions jouées et mises en scène, qu'en particulier la scène de trottoir était fictive et avait été tournée comme un film ou une séquence de reality show. D'ailleurs, en montrant de façon soutenue le jeune homme qui embrassait sa “nouvelle copine”, ne lui accordait-“on” pas une manière de com- pensation pour la scène litigieuse ? Voyez : il est bien “normal”. Mais pourquoi tout ce cinéma ? Etait-il nécessaire d'ajouter l'image (surtout sous cette forme) à l'énoncé des faits et à la justification de l'intéressé qui laissait, du moins, du champ à l'interprétation ? En le ramenant a posteriori sur les lieux de sa

“déchéance” pour en mimer le geste — “on” soulignait et “on” montrait ainsi éga- lement qu'il était assez beau garçon pour le faire, qu'il n'y répugnait pas tout à fait… —, n'annulait-“on” pas, par cette scène proche du voyeurisme, le bénéfice du discours construit et pensé qui déplaçait la question et faisait entrer l'événe- ment brut dans la dimension symbolique d'un récit de vie ? Le méfait de l'image

— d'une image menteuse bien sûr mais c'eût été aussi le cas d'une image “objec- tivement” exacte — est, sans conteste, d'“objectiver” ou plutôt d'“objectaliser”

l'événement et de réduire le vécu en sa complexité à la brutalité d'un “fait” dur comme une pierre. Le phénomène est ici aggravé par les implications supplé-

Références

Documents relatifs

Pour conclure, nos deux séries d'exemples indiquent un appariement incomplet entre la connaissance de l'Asie et la formation en théâtre: le premier groupe était

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

Lorsqu’il est bien clair pour le pro- fessionnel que ce geste n’est pas une manifestation du désir d’emprise sur l’enfant-objet, mais bien une forme d’échange affectif qui

Il nous faudrait donc encore distinguer, pour aller plus loin, entre différentes périodes de la jeunesse : celle de l'enfance, correspondant en gros à l'école primaire, celle

On voit ainsi qu’opposer naturalisme et humanisme, c’est s’appuyer sur une conception extrêmement contestable de l’humanisme, nocive autant à la nature qu’aux

Les nouveaux Etats qui ont accepté la disposition facultative — exception faite de l’Ouganda qui a récemment adhéré à la clause sans aucune réserve 13 —

La sécurité au travail, l’amélioration de l’environnement et de la qualité de vie au travail des salariés, ainsi que le développe- ment de pratiques toujours plus durables, sont

Une action éducative est aussi nécessaire dans ce domaine comme dans tant d'autres ; elle se manifeste notamment par l'installation dans certains massifs de parcs ou enclos à