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L'interprétation évolutive par le juge OMC: Sophisme ou nécessité

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L'interprétation évolutive par le juge OMC: Sophisme ou nécessité

MARCEAU, Gabrielle Zoe

Abstract

L'interprétation évolutive s'inscrit depuis quelques décennies dans les outils à la disposition du juge international lorsqu'il considère devoir prendre en compte l'évolution de la société depuis la conclusion d'un traité et la refléter dans le droit. Dans ces circonstances, les termes du traité examiné sont interprétés de manière contemporaine, plutôt qu'en fonction des conceptions existant au moment de la conclusion d'un traité. Cet article cherche à analyser si ce type d'interprétation, invoqué par l'Organe d'appel avec la création de l'OMC, est nouveau ou s'il répond plutôt aux règles usuelles d'interprétation. Pour ce faire, une analyse de l'histoire de la Convention de Vienne sur le droit des traités ainsi que de la jurisprudence de la CIJ et de la CEDH met en évidence plusieurs types d'interprétation évolutive. Ces catégories sont ensuite mises à profit pour une analyse de l'interprétation évolutive dans le règlement des différends de l'OMC. Cette analyse amène à conclure que cette approche dite "évolutive"

est déjà couverte par plusieurs des règles usuelles [...]

MARCEAU, Gabrielle Zoe. L'interprétation évolutive par le juge OMC: Sophisme ou nécessité.

Revue générale de droit international public , 2018, vol. 122, no. 1, p. 23-53

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:103595

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L'INTERPRETATION EVOLUTIVE PAR LE JUGE OMC:

SOPHISME OU NECESSITE ?

par

Gabrielle MARCEAU•

PhD, Professeure associée à la Faculté de droit de l'Université de Genève, Conseiller principal à la Division des affaires juridiques de /'OMC

Présidente de SIEL (Society of International Economie Law)

Nous savons aujourd'hui, et nous nous étonnons de ne pas l'avoir vu plus tôt, que tout change incessamment dans l'univers, que tout évolue en mieux ou en pire, que la doctrine de l'immobilité n'est qu'un rêve de métaphysicien. Nos ancêtres haïssaient le changement ; nous y aspirons. 1

A la fin du XIXème siècle, Charles-Jean-Marie Letourneau, anthropologue, s'exprimait en ces termes au sujet de l'évolution de la société. On pow-rait donc croire que le droit, en particulier international, se doit de prendre en compte les changements dans la société qu'il cherche à réguler2.

Or la doctrine traditionnelle, sous le principe de l'intertemporalité, a toujours vu la date de conclusion du traité comme la date butoir pour déterminer l'époque de référence pour l'interprétation des termes des traités entre Etats. Sir Gerald Fitzmaurice écrit en 1957 :

Les opinions exprimées dans cet article sont propres à l'auteure et ne lient aucunement le Secrétariat de l'OMC, ni les Membres de l'OMC. L'auteure remercie particulièrement son assistant, Clément Marquet, pour son travail dans l'élaboration de ce chapitre. Merci également aux professeurs Laurence Boisson de Chazoumes, Charles-Emmanuel Côté, Hélène Ruiz-Fabri, Véronique Guèvremont, Donald McRae, Makane Moïse Mbengue et Richard Ouellet pour leurs commentaires très utiles.

1 Charles Jean Marie LETOURNEAU, L'évolution de la morale: leçons professées pendan!l'hiver de 1885- 1886, Paris, A Oelahaye etE Lecrosnier, 1887 à la p. ix.

2 Voir à ce sujet la conférence inaugurale donnée par Alain Pellet à l'Académie de La Haye en 2007:

Alain PELLET, « L'adaptatinLl du droit international aux besoins changeants de la société internationale»

dans Co/lected Courses of the Hague Academy of international Law in Recueil des cours 329 (2007), Martin us Nijhoff, Lei den, 2008 aux pp. 17 et s.

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24 GABRIELLE MARCEAU

The tenns of a treaty must be interpreted according to the meaning which they possessed, or which would have been atlributed to them, and in the lighl of current linguistic usage, at the lime when the treaty was original/y conc/uded. 3

Cette approche refuserait-elle de prendre en compte les changements qui auraient pu survenir depuis la conclusion du traité : changements dans le sens ordinaire des termes utilisés, dans le sens spécial des termes; changements du contexte juridique, social ou historique; changements technologiques qui rendent certaines choses faisables alors qu'elles ne l'étaient pas et ne pouvaient l'être lors de la conclusion du traité; changements du droit applicable ou à prendre en compte? Doit-on considérer ces changements dans l'interprétation des traités? Ces questions sont particulièrement pertinentes dans le contexte du traité de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui cumule de très vieilles dispositions et d'autres plus récentes, adoptées simultanément et faisant partie d'un «tout juridique», constituant un accord unique, malgré plusieurs apparences d'incongruités temporelles et circonstancielles. Le commerce international a aussi beaucoup évolué pour inclure notamment internet. Les méthodes d'accès et restrictions au commerce se sont en parties transformées en des expressions qui n'étaient pas concevables lors de la conclusion du traité de I'OMC. Les valeurs non-commerciales défendues par les Etats dans lem·s relations internationales ont aussi beaucoup changé. Certains objets et buts subsidiaires du traité de l 'OMC ont également évolué, d'autres sont nouveaux.

De plus, le droit international, externe au droit de I'OMC mais pertinent dans l'interprétation de sa place et de son rôle dans le droit international public, a aussi évolué depuis la conclusion du l'Accord de I'OMC. Tous ces différents changements peuvent-ils, doivent-ils, affecter l'interprétation des traités? Ces changements sont-ils (doivent-ils être) considérés la même façon? La question initiale de cette étude est de comprendre comment le droit international et plus spécifiquement le droit de l'OMC considèrent et traitent ces changements.

Cette question est intrinsèquement liée à l'intertemporalité du traité, soit la prise en compte (ou non) d'éléments relevant de moments différents (à ne pas confondre avec le principe d'intertemporalité\ Certains tribunaux internationaux, ont fait référence à l'interprétation dite« évolutive» ou« evolutionary

».

On parle

aussi d'une interprétation «dynamique

»

5 qui permettrait d'intégrer des éléments

1 Sir Gerald FITZMAURICE «The Law and Procedure of the International Coun of Justice 1951-4: Treaty Interpretation and Other Treaty Points» (1957) 33 BYBIL 203 à la p. 212.

• Le principe d'intenemporalité a une portée bien plus restreinte, en ce qu'il préconise d'interpréter les traités à l'aune des conceptions prévalant au moment de leur conclusion. Le principe d'intertemporalité tel que formulé par 1-luber est le suivant: « a juridical fact must be appreciated in the light of the law contemporary with il, and not of the law in force at the time when a dispute in regard to it arises or falls to be settled »,Isla de Palmas Case (Pays-Bas c. Etats-Unis), 2 R. ]nt'/ A rb. Awards 831, à la p. 845.

5 Pour une liste de jugements référant à l'un ou l'autre de ces termes, voir Panos MERKOURIS

« (lnter)Temporal Considerations in the Interpretative Process of tbe VCL T: Do Treaties Endure, Perdure or Exdure? » (20 14) 45 NYIL 121 [MERKOURIS, (lnter)temporaf) à la p. 131.

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L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTIVE PAR LEJUGEOMC 25

actuels lors de l'examen de traités internationaux rédigés parfois plusieurs décennies auparavant. Elle permettrait ainsi d'éviter de verrouiller la portée de La convention dans le passé, en lui offrant une lecture plus contemporaine, permettant l'utilisation de nouveaux concepts, faits ou droits.

L'Organe d'appel de I'OMC a fait usage du concept d'« interprétation évolutive». Les termes exacts apparaissent pour la première fois dans Je rapport de l'Organe d'appel (OA) États-Unis- Crevettes:

Si nous nous plaçons dans la perspective du préambule de l'Accord sur I'OMC, nous observons que le contenu ou la référence de l'expression générique "ressources naturelles" employée dans l'article XX g) ne sont pas "statiques" mais plutôt

"par définition évolutifs".6

Cette référence à la nature dynamique des termes ne vise-t-elle que les changements du droit international exteme au traité sous interprétation? Qu'en est-il des autres types de changements ?

Divers auteurs se sont essayés, plus ou moins explicitement, à une définition du concept d'interprétation évolutive (ou dynamique). L'approche la plus complète est peut-être celle de Christian Djeffal, qui voit l'interprétation évolutive comme une manière de réviser une interprétation déjà existante.

Il y découvre de multiples approches, notamment basées sur le but et l'objet du

traité ou sur les termes génétiques utilisés, et constate l'absence de consensus sur le sujet7. JI suggère donc une méthode dans laquelle les différents arguments pour une interprétation statique (ou appliquant le principe d'intertemporalité) et pour une interprétation évolutive sont mis en balance afin de déterminer le résultat final. Il trouve néanmoins toutes ces possibilités au sein de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 19698 (CVDT)9. Cette approche est également suivie par Luigi Crema qui écrit : «An interpretation is dynamic when a lerm or an expression takes on a different meaning than the one original/y agreed upon by the parties». Luigi Crema identifie différents facteurs d'évolution, soit le changement de sens d'un terme, des changements systémiques, ou de nouvelles considérations liées au but et à l'objet, le tout pouvant parfois prendre place sans lien avec l'intention des parties.10 De manière générale, Pierre-Marie Dupuy résume l'objet de l'interprétation évolutive : «a judge is often requested to redefine the meaning of a treaty

6 Etats-Unis - Prohibition à lïmportation de certaines crevel/es et de certains produits à base de crevefles (1998), OMC Doc WTIOS58/ABIR, (Rapport de l'Organe d'appel), au para 130 [Etats-Unis-Crevel/es].

1 « There was no agreement at the outset and no agreement bas been reached ever since. » Christian DJEFFAL., Static and Evolutive Treoty Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, aux

348-349 (OJEFFAL].

Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, 1155 UNTS 331, 8 ILM 679.

9 DJEFFAL., supra note 7 à la p. 353.

10 Luigi C~EMA «Subsequent Agreement and Subsequent Practice within and outside the Vienna Convention » dans Georg NOL TE {dir.), 1'reaties and Subsequent Practice, Oxford, Oxford University Press, 2013, 13 à la p. 22.

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26 GABRIELLE MARCEAU

without a/tering ils nature. Such a manner of interpreting treaties, sometimes called an evolutionary interpretation, is no mean feat. In many cases the very survival of the agreement and its applicability to present-day concerns are at stake » 11Cette idée de survie du traité est également au cœur de la vision de Panos Merkouris parlant des traités comme de «"living instruments" that need to evolve in order to survive» 12

D'autres auteurs proposent une définition du terme, mais optent pour une lecture plus limitée. Eirik Bjorge, par exemple, s'inspirant de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, met l'accent sur l'intention des parties13. Ille fait notamment en analysant l'affaire Costa Rica c. Nicaragua, dans laquelle il est question de savoir si les termes «con objetos de comercio »14 peuvent inclure le tourisme:

The Court held thal the phrase m11st be inte1preted so as to co ver al/ modern forms of commerce, including tourism. Where the parties have used generic te1ms in a treaty, the parties necessarify having been aware that the meaning of the terms was likely to evofve over lime, and where the treaty has been entered into for a very long period, the Court said, the parties must be presumed, as a general rule, to have intended those tenns to have an evolving meaning. Th us the words 'evolutionary imerpretation ', the Court explained, refer to: situations in which the parties' intent upon conclusion of the treaty was, or may be presumed to have been, to give the terms used -or sorne of them- a meaning or content capable of evolving, not one flxed once and for al/, so as to make allowance for, among other things, developments in international law. 15

Eirik Bjorge en conclut que l'interprétation évolutive n'est pas tant une règle d'interprétation que « the result of a proper application of the usual means of interpretation, as means by which to establish the intention of the parties » 16

Pour lui les changements couverts par cette interprétation évolutive auraient donc tous été voulus par les parties lors de la conclusion du traité.17

Alan Boyle s'intéresse également à l'interprétation évolutive. Il se limite toutefois dans une large mesure à la même idée d'intention, à laquelle il ajoute l'article 31(3)(c) CVDT, comme c'est le cas pour Paolo Palchetti.18 Théodore

11 Pierre-Marie DUPUY « Evolutionary Interpretation ofTreaties: Between Memory and Prophecy >>dans Enzo CANNIZZARO (dir.), The Law ofTreaties Beyond the Vienna Convention, Oxford, Oxford University Press, 2011, 123 à la p. 125.

12 MERKOURJS, (lnter)temporal, supra note 5 à la p. 131.

13 Eirik BJORGE, The Evolutionary lnteqJretation of Treaties, Oxford, Oxford University Press, 2014 [BJORGE].

14 La traduction fait l'objet des discussions de la Cour, devant décider entre «avec des marchandises de commerce» et« à des fins de commerce».

IS BJORGE,supra note 13 aux pp. 1-2.

16 BJORGE, supra note 13 à la p. 2.

17 Commission du droit international, Rapport de la Commission du droit international: Soixante- huitième session (2 mai- JO juin et 4 juillet- 12 août 2016), Doc NU N71/10 (2016) à la p. 192 [Commission du droit international, Rappol'l 68" session].

18 Alan BOYLE « Further Development of the 1982 Law of the Sea Convention: Mecbanisms for Change» (2005) 53 ICLQ 563 aux p. 567-568 ; Alan BOYLE et Christine CHINKIN, The Making of

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L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTIVE PAR LE JUGE OMC 27

Georgopoulos, malgré une définition large de la notion, met également avant tout 1 'accent sur l'intention des parties au moment de la conclusion, dont dépendrait une éventuelle interprétation évolutive de celle-ci. A noter que même la définition large proposée dépend en premier lieu de l'évolution du droit, et non de l'évolution sociale en général.19 Idem pour Brigitte Stem, qui critique l'opinion dissidente d'un juge, car elle ne suivrait pas l'intention des parties.

Elle ajoute une distinction entre les termes génériques, censés évoluer, et ceux spécifiques, censés être interprétés selon leur sens au moment de la conclusion du traité?0 Enfin, Bruno Simma critique la Cour en lui suggérant de ne pas se contenter simplement de l'article 3l(3)(c), mais de se pencher également sur le sens ordinaire des termes.21 Cette liste d'auteurs n'est certes pas exhaustive mais démontre d'ores et déjà qu'un patchwork de définitions et d'approches existe.

La doctrine démontre donc que le concept d'interprétation évolutive n'est a priori pas très clair. Que voulait annoncer l'Organe d'appel lorsqu'il écrit que

«le contenu et la référence à l'expression géné1ique 'naturelles' employée dans l'article XX g) ne sont pas 'statiques' mais plutôt 'par définition évolutifs'»22? Faisait-il référence aux changements du droit international général survenus depuis la conclusion du traité de l'OMC? Voulait-il élargir les principes de l'interprétation des traités? Ou cherchait-il à rappeler des principes d'interprétation du droit international public en les habillant différemment?

L'Organe d'appel avait-il besoin de l'interprétation évolutive? Ou au contraire, peut-on tenir compte des évolutions factuelles, sociales, techniques, juridiques ou autres survenues depuis la conclusion du traité sur la base des principes d'interprétation traditionnels du droit international? L'interprétation évolutive ajoute-t-elle aux principes d'interprétation du droit international public? Est-elle devenue l'un de ces principes?

Si le but de la présente étude était initialement de déterminer si ce concept d'une interprétation évolutive est véritablement nouveau et ajoute aux règles traditionnelles d'interprétation, il semble plus modeste, dans un premier temps, de tenter de déterminer comment les règles d'interprétation des traités traditionnellement acceptées - incluant notamment celles mentionnées dans la

lnternalional Law, Oxford. Oxford University Press, 2007, à la p. 244; Paolo PALCiiETTI, « lnterpreting

"Gcneric Tenns": Between Respect for the Parties' Original Intention and the Identification of the Ordinnry Meaning »dans Nerina BOSCHIERO , Tullio SCOVAZZI, Cesare PITEA et Chiara RAGNI (dir.), lmernalional Cauris and 1he Deve/opment of International Law: Essays in Honour of Tullio Treves, La Haye, Springer, 2013,91 aux p. 91-92.

10 Théodore GEORGOPOULOS, « Le droit intenemporel et les dispositions conventionnelles évoluùves » (2004) 108 RGDJP 123, à la p. 130.

20 Brigitte STERN, 20 ans de jurispmdence de la Cour internationale de Justice: 1975-1995, La Haye, Marti nus Nijhoff, 1998, aux p. 80-81.

11 Bruno SIM MA, « Miscellaneous Thoughts on Subsequent Agreements and Practice »dans Georg Nolte (dir.), Treaties and Subseq11ent Practice, Oxford, Oxford University Press, 2013,46 à la p. 48 [SIM MA].

22 Etats-Unis- Prohibilion à l'imporlation de certaines crevel/es et de certains produils à base de crevel/es (1998), OMC Doc WT/DS58/AB/R, (Rappon de l'Organe d'appel), para 130 [Etats-Unis-Crevel/es].

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28 GABRIELLE MARCEAU

CVDT- considèrent et traitent les différentes catégories de changements. Plus précisément, il sera question de déterminer l'impact des changements survenant après la conclusion du traité et se révélant dans une situation mettant en cause l'application d'un traité et son interprétation.

Les différents changements identifiés semblent pouvoir se regrouper en quatre types de situations ou catégories de changements. Pour chacune de ces catégories, l'état du droit applicable à l'interprétation d'un trajté dont l'application met en exergue ces différents changements sera discuté. JI s'agira d'analyser d'abord les dispositions de la CYDT, avant de proposer la description de certaines affaires internationales, pour enfin conclure sur les situations spécifiques à l'OMC.

Dans un premier cas, les changements peuvent survenir lors de l'utilisation par le traité de termes génériques. Ce choix de tenues génériques pourrait confirmer l'intention des parties de couvrir des situations nouvelles ou différentes de celles existant lors de la conclusion du traité?3 Cette approche ne fait toutefois pas nécessarrement appel à 1 'intention des parties au traité en tant que telle. L'intention est plutôt établie par l'utilisation de termes génériques dans le texte du traité. Ces termes seront alors compris comme ayant été volontairement choisis pour permettre une future évolution sémantique?4 Les termes visant des concepts sociaux peuvent également être considérés comme «génériques». NuJ ne conteste que les valeurs sociales et humaines continuent d'évoluer depuis des siècles. Dans le cas de I'OMC, cette problématique se retrouve dans l'interaction entre commerce et valeurs non- commerciales, soit la maruère dont les restrictions d'accès au marché peuvent se justifier. Aujourd'hui nul ne contesterait le droit des Etats (et certains invoqueraient même leur obligation) de protéger l'environnement. Dans cc contexte, il a été argumenté qu'il est aisé de présumer que les parties aient voulu faire évoluer une notion « value driven », telle que la « moralité pubüque », clairement basée sur des valeurs sociales amenées à évoluer.25

23 Cette vision semble majoritaire dans la doctrine, voir notamment Julian ARATO, «Subsequent Practice and Evolutive Interpretation: Techniques of Treary lntetpretation over Ti me and The ir Diverse Consequences » (2010) 9:3 Law & Prac /nt'/ Courts & Trib 443; BJORGE, supra note 13 ; Sondre Torp HELMERSEN,

«Evolutive Treaty Interpretation: Legality, Semantics and Distinctions» (2013) 6:1 European Journal of Legal Studies 127 [HELMERSEN]. Ce principe, dit de « contemporanéité ». a d'ailleurs été confmné dans la jurisprudence internationale, voir notamment CS Inspection and Control Services c Argentine, sentence sur la compétence (2012), Aff CPA 0° 2010-9 (TBI Argentine-Royaume-Uni) (CNUDCI), au para 285 et s;

Daimler Financial Services c Argentine(2012), Aff ClRDI n° ARB/05/1 (TBI Argentine-Allemagne), au para 266. n 449. Cette approche pourrait être notamment reliée à l'intention des négociateurs découlant des« circonstances» et couverte par l'article 32 de la CVDT.

2Venzke le résume en ces termes: «ln short, it is rather common to understand developmcnls in law and language as evolution. Linguistic theory seems to rcadily support the conception of legal change in tenns of evolution.», Ingo VENZKE, How lnterprela/ion makes llllernationa/ Law: On Sematic Changes and NormaTive Twists, Oxford, Oxford University Press, 2012, à la p. 39 [VENZKE].

2.1 Comme le souligne Helmcrsen : « When value driven terms evolve, tribunats seem to accept thal the evolution was inteoded by the parties, without demandiog funher justification. That is presumably bccause values inevitably change over ti me, as new generations will have thcir own views on what is (for

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L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTIVE PAR LE JUGE OMC 29 Dans un deuxième cas, le sens ordinaire, ou même spécifique ou technique des termes du traité peuvent avoir évolués. A titre d'exemple, Je terme

«viande» était utilisé pour parler de toutes formes de nourriture au XVIIe siècle (céréales et légumes compris), tandis qu'il ne signifie désormais plus que la chair comestible d'un animal26. De manière similaire, on pourrait donc tout à fait envisager que certains mots, malgré un sens clair et sans équivoque au moment de la conclusion d'un traité, évoluent avec le temps.

Un troisième type de changements vise les transformations et évolutions physiques ou techniques. On peut notamment penser à l'accessibilité d'internet dans les échanges, qui n'était pas concevable lors de la conclusion du traité de l'OMC. Ici, il ne s'agit pas seulement de chercher le sens ordinaire des tennes, qui a pu changer. II est également nécessaire, pour tenir compte de ces évolutions scientifiques, de comprendre si et comment 1 'objet et le but du traité peuvent être mieux préservés.

Les changements peuvent également concerner le droit applicable, lequel a pu évoluer depuis la conclusion du traité. Les paragraphes 31(3)(a) et (b) semblent clairement viser ce type de changement du droit pertinent en faisant référence aux accords et pratiques subséquents à la conclusion du traité. La huitième conclusion de la Commission du droit international (CDI) précise même :

Les accords ultérieurs et la pratique ultérieure eo vertu des articles 31 et 32 peuvent aider à déterminer si l'intention présumée des parties lors de la conclusion du traité était ou non d'attribuer à un terme un sens susceptible d'évolution dans le temps.27 L'utilisation de la pratique et des accords ultérieurs est donc un outil d'interprétation évolutive.

Nous verTons que la dimension dynamique semble aussi avoir été reconnue aux tennes de l'article 31(3)(c) CVDT qui prescrit qu'outre le contexte, l'interprétation doit prendre en compte « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties». A ce sujet, lan Sinclair s'exprime ainsi :

[S}ince a treaty may remain in force for many years, and since international law may evolve and develop during the period when the treaty is in force, the question sti/1 remains whether the interpreter can take that evolution and development into account in determining the scope and meaning of the treaty. There is sorne evidence thar the evolution and development of international law may exercise a decisive influence on the meaning to be given to expressions incotporated in a treaty.2s

example) 'inhuman' or 'fair'. ( ... ] The evolution of a non-value driven lerm is, on the other hand, not inevitable, and is thus less easily anticipaied » HELMERSEN, supra note 23 à la p. 139.

26 Ferdinand BRUNOT, Histoire de la langue fi·ançaise des origines à 1900, Tome fV, Première Partie, Paris, Arma11d Colin, 1913, à la p. 277.

27 Commission du droit international, Rapport 68' session, supra note 17 à la p. 189.

28 lru1 SJNCLAJR, The Vienna Convention on the Law of Treaties, 2< éd, Manchester, Manchester University Press, 1984 à la p. 139.

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30 GABRIELLE MARCEAU

La naissance d'une «règle pertinente de droit international » subséquente à la conclusion du premier traité permettrait de modifier la portée des obligations initialement contenues dans celui-ce9.

Il faut toutefois garder à l'esprit qu'il s'agit ici de quatre types de changements, quatre catégories conceptuelles, qui ne sauraient être mutuellement exclusives. Au contraire, comme constaté par la suite, il est fréquent qu'une situation appelle l'application de plusieurs de ces cas de figure et nous le verrons également, l'application simultanée de plusieurs règles du droit international. Inutile de rappeler que l'interprétation des traités demeure un processus holistique30 dont la réponse est souvent spécifique au cas examiné.

Cet article propose d'abord d'étudier comment la CYDT (une composante déterminante des règles et principes d'interprétation des traités) et son histoire peuvent renseigner sur Je sujet, avant de se tourner vers la pratique de certains tribunaux internationaux. A la suite de cela, la jurisprudence de I'OMC face à certains de ces changements sera discutée, avant quelques commentaires plus généraux sur le sujet, en conclusion.

1. L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTIVE DANS LES NÉGOCIATIONS DE LA CONVENTION DE VIENNE SUR LE DROIT DES TRAITÉS

La problématique de l'évolution dans l'interprétation des traités est évoquée de manière sporadique durant les deux décennjes précédant la conclusion de la CVDT, sans pour autant être abordée de front. Dans un premier temps, l'Institut du droit international tente de proposer des règles d'interprétation des traités au cours de trois sessions. L'importance à accorder à l'intention des parties dans le processus d'interprétation y est notamment longuement débattue. Celle-ci est toutefois principalement comprise par rapport à l'intention à l'époque de la conclusion31

29 Voir notamment Affaire de l'ife de Palmas (Etats-Unis c Pays-Bal) (1928), 2 RSA 845 (Cour permanente d'arbitrage); Panos MERKOURIS, Article 31(3){c) VCLT and the Principle of Systemic integration: Normative Shadows in Plata 's Cave, Leiden, Briii-Nijhoff, 2015 à la p. 102 et s.

[MERKOURJS, Systemic Integration]; SJMMA, supra note 21 à la p. 48; Commission du droit international, Fragmentation du droit international: difficultés découlant de la diversification et de l'expansion du droit international, Doc off AG NU, 58• sess, Doc NU NCN.4/L.682 (2006) au para 475 (Commission du droit international, Fragmentation du droit international].

lO A ce sujet, voir Corée - Mesure de sauvegarde définitive appliquée aux importations de certains

~reduits laitiers {1999), OMC Doc WT/DS98/ABIR (Rapport de l'Organe d'appel) au para 81, n. 44.

1 Voir Institut de droit international, Annuaire de l'lnstilllt de droit imernational, Session de Bath, Vol43, Tome l, Institut de droit international, 1950 aux pp. 366-460 ; Institut de droit international, Annuaire de 1'/nstirut de droit intemational, Session de Sienne, Vol. 44, Tome 1, Institut de droit intemational, 1952 aux pp. 197-223 ; Institut de droit international, Annuaire de l'Institut de droit international, Session de Sienne, Vol 44, Tome Il, Institut de droit international, 1952 aux pp. 359-406;

Institut de droit international, Annuaire de l'institut de droit intemational, Session d'Aix-en-Provence, Vol 45, Tome 1, institut de droit international, 1954 aux pp. 225-227; Institut de droit international,

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L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTIVE PAR LE JUGE OMC 31

Reprenant le flambeau, la CDI décide de codifier le droit des traités32.

Dans ce cadre, un projet de convention internationale est progressivement rédigé. Au cours des discussions préliminaires, la question du moment par rapport auquel l'interprétation doit avoir lieu - l'intertemporalité- est soulevée par les rapporteurs successifs. Ainsi, dans une proposition de 1964, la règle générale d'interprétation était formulée comme suit:

Règle générale d'interprétation

l. Un traité doit être interprété de bonne foi su.ivant le sens ordinaire à attribuer à chaque terme :

(a) Dans le contexte du traité, compte tenu de son objet et de son but;

(b) A la lumière des règles du droit international général en vigueur à l'époque de sa conclusion. 33

Il faut noter que la référence aux «règles du droit international général, en vigueur à l'époque de la conclusion du traité», était située dans le premier paragraphe de l'article 31 et, à ce titre, qualifiait 1 'entièreté de 1 'interprétation de bonne foi et du « sens ordinaire » des termes. Cette référence aux « règles du droit applicable» est maintenant incluse au troisième sous-paragraphe et doit être prise en compte en outre du contexte.

Cependant, dans le projet d'a11icles de 1966, l'annonce suivante est faite par le rapporteur Waldock:

Le Rapporteur spécial suggère de supprimer les mots «en vigueur à l'époque de sa conclusion » de manière que 1 'alinéa b renvoie simplement aux « règles du droit international »(ou aux principes du droit international), en laissant l'application du droit intertemporel découler implicitement du texte34

Par la suite, la CDI ne revient pas sur cette décision et 1 'article 31 de la CVDT est finalement adopté sans référence aucune à l'intertemporalité. Cette question est ainsi volontairement évitée et la règle générale d'interprétation de 1 'article 3 1 (1) devient la suivante :

Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but

Le sens du terme « contexte » est éclairci dans le paragraphe 31 (2) :

Annuaire de rinstitul de droit international, Session de Grenade, Vol 46, Institut de droit international, 1956 aux pp. 317-359.

32 Voir la décision dans Commission du droit international, «Report of ù1e [otemational Law Commission on the work ofits flfSt Session» dans Yearbook of the international Law Commission1949, vol 1 à la p. 281 (Doc NU NCN.4/13).

33 Article 69, <<Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa seizième session»

(Doc NU A/5809) dans Annuaire de la Commission du droit international 1964, vol 2, New York, NU 1964 à la p. 210 (Doc NU Al NCN.4/SER.A/1964/Add.l) [nous soulignons].

34 Commission du droit international, Annuaire de la Commission du droit international, vol 2, New York, NU 1966 à la p. 105 (Doc NU A/CN.4/Ser.Nl966/Add.l).

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32 GABRIELLE MARCEAU

Aux fins de l'interprétation d'w1 traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l'occasion de la conclusion du traité;

b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l'occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu'instrument ayant rapport au traité.

Faute de régler de manière large les éléments temporels au regard desquels l'interprétation doit avoir lieu, certains événements juridiques, postérieurs à la conclusion du traité, ajoutent au contexte de 31 (2) et doivent être pris en compte aux termes du paragraphe 3 de ce même article.

Il sera tenu compte, en même temps que du contexte : [ ... ]

a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l'interprétation du traité ou de l'application de ses dispositions;

b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l'application du traité par laquelle est établi l'accord des parties à l'égard de l'interprétation du traité;

c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

Les critères de formation de ces accords et pratiques ultérieurs à la conclusion des traités nécessitent un certain consensus des parties au traité, tout en reconnaissant la réalité juridique du silence de certaines parties. A noter que ces accords et pratiques ultérieurs concernent aussi le droit dérivé par les comités et conseils3 .

La particularité du sous-paragraphe 31(3)(c), par rappott aux sous- paragraphes 31(3)(a) et 31(3)(b) est mise en évidence par Georg Nolte dans l'étude poussée de la CDI sur les accords et la pratique subséquente.

11 y souligne que les sous-paragraphes (a) et (b) concernent très précisément les accords ou la pratique «au sujet de l'interprétation du traité», tandis que le sous-paragraphe ( c) toucherait à 1 'intégration systémique du droit international36. C'est également la vision adoptée par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans l'affaire Danemark c. Norvège37, dans laquelle elle exclut l'application des articles 31(3)(a) et 31 (3)(b), faute de référence au traité originel

35 Voir notamment Commission du droit international, Rapport de fa Commission du droit international:

Soixante-septième session (4 mai -5 juin et 6 juillet -7 août 201 5), Doc NU NCN.4/683 (20 15) à la p. 16 [Commission du droit international, Rapport 67" session], voir également infra section ll1.D.

36 << ll n'est pas non plus toujours facile de distinguer les accords ou la pratique ultérieurs des « règle[s]

pertinente[s] (ultérieures] de droit international applicable[s) dans les relations entre les parties» (art. 31, par 3 c). n apparait que le principal critère à cet égard est de savoir si un accord est intervenu« au sujet de l'interprétation du traité », Commission du droit international, Premier rapport sur les accords el la pratique ultérieurs dans le contexte de l'interprétation des traités, Doc off AG NU, 65' sess, Doc NU NCN.41660 (2013) au para 115 [Commission du droit international, Premier rapport sur les accords).

Voir aussi Campbell MCLACHLAN, «The Principle of Systemic and Article 31(3)(c) of the Yienna Convention» (2005) 54:2 ICLQ 279; MERKOURJS, Systemic integration, supra note 29 à la p. 4.

37 Affaire de la délimitation maritime dans la région située entre le Groenland et Jan Mayen (Danemark c Norvège), (1993] CIJ rec 38.

(12)

L'INTERPRÉTAllONÉVOLUTNE PAR LE JUGE OMC 33

suffisamment explicite dans les actes subséquents38. Il est ainsi nécessaire que le nouvel accord ou la nouvelle pratique« se rapporte [ ... ] de façon suffisante »39 au traité antérieur. L'article 31 (3)( c) envisagerait donc une intégration systémique du droit international, bien plus large que la fraternité rigide de la pratique envisagée aux lettres (a) et (b) ; de plus, le terme «règles» de l'article 31(3)(c) semble plus large que les termes «accord» (31(3)(a)) et «pratique»

(31(3)(b))40.

Il est donc intéressant de constater que l'idée d'interpréter un traité en tenant compte du droit contemporain date des cinquante dernières années. A va nt cela, comme le soulignent les discussions à l'Institut du droit international et la citation de Sir Gerald Fitzmaurice ci-dessus41, l'opinion des auteurs tendait plutôt vers la situation juridique au moment de la conclusion du traité. La disparition de l'inteiiemporalité lors des négociations de la CVDT ouvre la voie à une lecture plus contemporaine des traités. Cette ouverture ayant été utilisée par les tribunaux internationaux, il est crucial de se pencher sur leur pratique pour comprendre son développement et les situations qu'elle pourrait couvriT.

Il. LES CHANGEMENTS ET L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTfVE DANS LA PRA TIQUE DE LA

CIJ

ET DE LA

CEDH

Au lendemain de la conclusion de la CVDT, la CIJ est saisie d'une question liée à l'évolution du droit dans son avis consultatif dans l'affaire Namibie42. A cette occasion, une lecture basée sur l'intention originelle des parties conduit à la prise en compte du droit ulté1ieur à la conclusion du traité :

Sans oublier la nécessité primordiale d'interpréter un instmment donné conformé- ment aux intentions qu'ont eues les parties lors de sa conclusion, la Cour doit tenir compte de ce que les notions consacrées par l'article 22 du Pacte - «les conditions particulièrement difficiles du monde moderne» et << le bien-être et le développement»

des peuples intéressés- n'étaient pas statiques mais par définition évolutives et qu'il en allait de même par suite de la notion de« mission sacrée de civilisation». On doit donc admettre que les parties au Pacte les ont acceptées comme telles. C'est

38 «L'accord de 1979 ne contenait aucune mention de l'existence ni de la teneur de l'accord de 1965.

La Cour estime que, si les Parties avaient eu l'intention dans l'accord de 1965 de s'engager à appliquer la ligne médiane pour toutes les délimitations tùtérieures du plateau, il y aurait été fait référence dans l'accord de 1979 ». Ibid au para 28.

39 Commission du droit intemati.onal, Premier rapport sur les accords, supra note 36 au para 77.

40 Howse allant jusqu'à admettre ici l'utilisation d'instruments de soft lmv dans le contexte de l'article 31(3)(c), Robert HOWSE, «The Use and Abuse ofOther «relevant Ru les oflntemarional Law» in Treaty Interpretation: lusights from WTO Trade!Environmeot Litigation » (2007) lnstitule of International Law and Justice Working Paper 1 à la p. 40, voir également note 1 Il.

41 Voir supra p. 23.

42 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud- Ouest africain) nonobstant/a résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Avis consultatif, (1971] CIJ rec 16 [Avis consultatif Namibie].

(13)

34 ÜABRŒLLE MARCEAU

pourquoi, quand elle envisage les institutions de 1919, la Com doit prendre en considération les transformations survenues dans le demi-siècle qui a suivi et son interprétation ne peut manquer de tenir compte de l'évolution que le droit a ultérieurement connue grâce à la Charte des Nations Unies et à la coutume. De plus, tout instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l'ensemble du système juridique en vigueur au moment où l'interprétation a lieu.43

La CIJ s'oblige à prendre «en considération les transformations survenues dans le demi-siècle» et «tenir compte de l'évolution que le droit a ultérieurement connue» aux termes de l'article 31(3)(c) CVDT- la quatrième catégorie de situations discutées. La CTJ s'affranchit de la «pertinence» 44 des règles subséquentes pour se référer à « l'ensemble du système juridique».

La CIJ a également recours à la fiction de 1 'intention à travers le texte, en présumant l'intention d'évolution des négociateurs par l'utilisation de notions

«pas statiques mais par défmition évolutives >>45. Cette approche est approfondie quelques années plus tard dans l'affaire de la Mer Egée46:

Une fois admis que l'expression «le statut territorial de la Grèce» a été employée dans l'instrument d'adhésion grec comme une formule générique englobant toutes les questions qui relèvent de la notion de statut territorial en droit international général, il faut nécessairement présumer que son sens était censé évoluer avec le droit et revêtir à tout moment la signification que pounaient lui donner les règles en vigueur.47

La CIJ recourt à une fiction d'intention par l'utilisation du concept de

«termes génériques» et en tirant une présomption de ceux-ci. Ce faisant, elle ancre l'intetprétation au moment de la conclusion du traité mais en insistant qu'à la conclusion du traité les parties voulaient que le sens des tennes continue d'évoluer- conespondant à la première catégorie envisagée.

La même année, la Cour européenne des droits de l'Homme admet la nécessité de tenir compte des changements mais cette fois-ci, on semble reconnaître une référence à l'évolution du contexte social, reconnu à 1 'article 31 (J) CVDT, notre deuxième catégorie:

La Cour rappelle en outre que la Convention est un instrument vivant à interpréter- la Commission l'a relevé à juste titre- à la lumière des conditions de vie actuelles.48

Dans l'affaire Matthews c. Royaume-Uni, la même Cour semble néanmoins prendre le chem]n inverse de celui emprunté plus tard par la ClJ, excluant explicitement l'intention des négociateurs de la Convention européenne des

~1 Ibid au para 53 [nous soulignons].

44 Art. 31(3)(c) CDVT.

~5 Avis consultatif Namibie, supra note 42 au para 53.

46 Affaire du plateau continental de fa mer Egée (Grèce c Turquie), (1978] ClJ rec 3 [Affaire de fa mer Egée].

47 Ibid au para 77 [nous soulignons].

48 Tyrer c Royaume-Uni (1978), 26 CEDH (Sér A) 2 au para 31.

(14)

L'LNTERPR.ÉTATTON ÉVOLUTIVE PAR LE JUGE OMC 35

droits de l'homme49 (CEDH) mais faisant référence à 1 'évolution du droit et aux changements structurels:

La Cour a déclaré à maintes reprises que la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles [ ... ). Le simple fait qu'un organe n'a pas été envisagé par les auteurs de la Convention ne saurait empêcher cet organe d'entrer dans le domaine de la Convention. Dans la mesure où les Etats contractants organisent des structures constitutionnelles ou parlementaires communes par des traités internationaux, la Cour doit tenir compte, pour interpréter la Convention et ses Protocoles, des changements stmcturels opérés par ces accords mutuels. 50

Le fondement de ce rais01mement peut être attribué cumulativement à une lecture large de l'article 31(3)(c), car de nouveaux traités internationaux influencent l'interprétation de la Convention, et, comme certains auteurs le défendent, à une lecture téléologique de la Convention51 basée sur l'objet et le but de la Convention, soit respectivement les quatrième et troisième catégories mises en évidence plus haut. L'interprétation quant au but et à l'objet (31(1) CVDT), permettant de maintenir l'effectivité du traité est également adoptée dans l'arbitrage du Rhin de fer:

In the present case il is not a conceptua/ or generic lerm thal is in issue, but rather new technica/ developments relating to the operation and capacity of the railway.

But here, too, it seems thot an evolutive interpretation, which would ensure an application of the treaty that would be effective in terms of its object and putpose, will be preferred to a strict application of the intertemporal rule. 52

La CIJ réaffirme néanmoins en 2009 l'importance du «sens ordinaire des termes » dans lem contexte sémantique à la date de 1' interprétation, mais en faisant référence à l'intention des parties, à la date de conclusion du traité.

L'affaire Costa Rica c. Nicaragua la conduit à s'exprimer en ces termes concernant le mot « comercio » :

11 est vrai que les termes employés dans un traité doivent être interprétés sur la base d'une recherche de la commune intention des parties, laquelle est, par définition, contemporaine de la conclusion du traité. [ ... ]Toutefois, cela ne signifie pas qu'il ne faille jamais tenir compte du sens que possède un terme au moment où le traité doit être interprété en vue d'être appliqué, lorsque ce sens n'est plus le même que celui qu'il possédait à la date dé la conclusion. 53

49 Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 RTNU 221, STE 5 [Convention européenne des droits de l'homme].

50 Mallhew c Royaume-Uni [GC}, n°24833/94, [1999] CEDI-1 1, au para 39 [nous soulignons].

51 Voir notamment Dinan SHELTON, The Oxford Handbook of international Human Rights Law, Oxford, Oxford University Press, 2013, à la p. 752.

52 Sentence arbitrale relative au chemin de fer dit iron Rhine (cc Ijzeren Rijn ») entre le Royaume de Belgique et le Royaume des Pays-Bas (24 Mai 2005), 27 UNRIAA 35, au para 80.

53 Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c Nicaragua), [2009] ClJ rec 213 aux para 63-64 [Costa Rica c Nicaragua].

(15)

36 ÜABRlELLE MARCEAU

TI est intéressant de constater qu'une autre interprétation du terme

« commerce » avait déjà eu lieu dans une affaire plus ancienne, celle des Plates- formes pétrolières. A cette occasion, la CIJ avait cependant adopté une autre

approche pour le même résultat. Dans ce cas, la base fut l'intention des parties qui n'auraient pu que désirer appliquer le sens du terme qui existait lors de la conclusion du traité, et le terme<< commercio »incluait déjà à l'époque, selon la Cour, le commerce des passagers :

La Cour doit maintenant examiner l'interprétation suivant laquelle le mot

«commerce», au paragraphe 1 de l'article X, ne désignerait que les activités d'achat et de vente. Selon cette interprétation, la protection offerte par cette disposition ne s'étendrait pas aux activités en amont qui sont essentielles au commerce, telles que par exemple l'obtention de biens en vue d'une utilisation commerciale. De l'avis de la Com, rien n'indique que les parties au traité aient entendu utiliser le mot« commerce»

dans un sens différent de celui généralement admis. Or le mot «commerce», dans son acception usuelle, ne se limüe pas aux seules activités d'achat et de vente; il a des connotations qui dépassent le simple fait d'acheter et de vendre, et comprend

«l'ensemble des transactions, arrangements, etc., nécessaires à cette fLn» (The Oxford English Dictionary, 1989, vol. 3, p. 552 [traduction du Greffe]).54

La recherche du « sens ordinaire à attribuer aux tetmes du traité dans leur contexte » trouve en général son point de départ dans la consultation de dictionnaires de langue actuels, sans patticulièrement se pencher sur 1 'histoire de

la langue55. Dès lors, c'est nécessairement vers une sémantique des mots

contemporaine à l'interprétation que les juges se dirigeront56, amenant inéluctablement une évolution dans l'interprétation57L'accent mis sur les termes du traité ne s'oppose donc pas au dynamisme de J'interprétation, mais au contraire, y pruticipe.

Pru· l'utilisation d'un dictionnaire58 de langue pour déterminer le sens ordinaire du terme «commerce», les juges prennent nécessairement en considération le contexte contemporain à l'interprétation59. Si, de manière

54 Affaire des plates-formes pétrolières (République islamique d'franc Etats-Unis d'Amérique}, [1996]

C!J rec 803 au para 45.

55 David PA VOT, «The Use of Dictionnary by tbe WTO Appellate Body at the WTO: Beyond the Search ofOrdinary Meaning » (20 13) 4:1 Journal of lnternalional Dispute Selllement29.

56 Voir notamment Andrea BIANCHI, «Tex tuai Interpretation and (lntemational) Law Reading: The Mytb of (ln)determinacy and the Genealogy of Meaning » dans Pieter BEKKER (dir.), Making Transnational Law work in the Global Economy- Essays in Honour of Detlev Vagts, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, 34 aux pp. 39-40.

57 Cette vision est également mise en avant dans Manfred EL~IG et Joost PAUWELYN, «The Politics of Treaty Interpretation: Variations and Explanations across International Tribunats» dans Jeffrey DUNOFF et Marka POLLACK (dir.), l/1/erdisciplinmy Perspec1ives on international Law and International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2013,445 à la p. 451.

58 Voir également Compétence de l'OIT pour la réglementation inlernationale des conditions du travail des personnes employées dans l'agriculture (1922), Avis consuHatif, CPn (Sér B) n°2 aux pp. 33-34.

59 Umberto Eco évoque la contemporanéité de la sémantique des dictionnaires comme suit: «je persiste à penser que, à l'intérieur des limites d'une certaine langue, il existe un sens littéral des items lexicaux, celui que les dictionnaires enregistrent en premier, celui que l'homme de la rue citerait en premier si on

(16)

L'INTERPRÉTATION ÉVOLUTIVE PAR LE JUGE OMC 37

générale, la notion de «contexte» des articles 31 (2)(a) et 31 (2)(b) CVDT se réfère au contexte juridique, le terme « contexte» de la première phrase de l'article 31 se rattachant au «sens ordinaire» des termes pourrait inclure le contexte historique, politique, social et sémantiqué0. Ainsi, il est utile de souligner la proximité conceptuelle entre le texte et le contexte. L'évolution du langage peut avoir un impact sur l'interprétation des termes du traité. A ce sujet, le Juge Spender s'exprime ainsi dans une opinion individuelle :

Le sens des mots se dégage des circonstances dans lesquelles ils sont employés. Dans un acte écrit, leur signification se dégage tout d'abord du contexte, du cadre dans lesquels ils se trouvent 61

Une précision quant à la portée du «contexte» de l'atticle 31 (2) s'impose ici. A teneur du texte de la CVDT, il est généralement défendu que le contexte du deuxième paragraphe de l'article 31 vise avant tout le contexte juridiqué2:

Aux fins de l'interprétation d'un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l'occasion de la conclusion du traité;

b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l'occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu'instrument ayant rapport au traité.63

Ceci expliquerait que certains auteurs soient d'opinion que seul le

«contexte » du terme au moment de la conclusion du traité, et non celui contemporain à son interprétation64 doit être considéré. Cela étant, une lecture du« sens ordinaire des termes dans leur contexte» n'exclurait pas de prendre en compte un contexte plus étendu, non-juridique et d'intégrer dans ce contexte

lui demandait le sens d'un mot donné», Umbeno Eco, Les limiles de /'imerprélalion, Paris, Grasset, 1992, introduction.

60 Cenains auteurs ont argumenté que la notion de contexte dans 1 'article 31 vise uniquement le contexte juridique et non le contexte social ou non juridique, les deux paragraphes 1 et 2 se référant à la même notion de contexte. Seull'anicle 32 permettrait exceptionnellement de dépasser le contexte juridique pour embrasser le contexte non juridique de la négociation du traité (travaux préparatoires). D'autres auteurs, dont la présente, défendent l'opinion que le contexte doit être compris de manière plus large.

L'interprétation proposée ne ferait pas référence au contexte légal mais à celui plus sociologique lié à l'évolution du langage. Il s'agit donc d'un contexte plus large que le contexte légal de l'article 31 (2) CVDT, lié à la systématique du traiié examiné, permettant de de prendre en compte le contexte externe lié au «sens ordinaire des mots».

61 Cerlaines dépenses des Nations Unies (01·1icle 17, paragraphe 2 de la Chane), avis consultatif, (1962]

CIJ rec 182, Opinion individueUe du Juge Spender, à la p. 84.

62 Oliver DORR «Article 31 : General Rule of Interpretation» dans Oliver DORR et Kirsten SCHMALENBACH (dir.). Vienna Convemion on 1he Law ofTreaties: A Commemary, Berling, Springer, 2012, 521 à la p. 550; MarkE. Villiger, Commenlary on /he 1969 Vienna Convenlion on 1he Law of Trealies, Leiden, Martinus Nijhoff, 2009, à la p. 427.

63 Art 31 (2) CDVT.

64 Voir notamment Peter MAVROtDIS, (( Looking for Mr and Mrs Right: teo years of Appcllate Body at the WTO » dans Giorgio SACERDOTI, Alan Y A NOVI CH et Jan BOHANES (dir.), The WTO at Ten: The Contribulion of the WTO Dispule Selllemenl Syslem, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 348 aux pp. 357-58; Isabelle YAN DAMME, Trealy lmerprelalion by lhe WTO Appellate Body, Oxford, Oxford University Press, 2009 à la p. 216 (YAN DAMME).

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