Article
Reference
L'émergence discrète d'une Europe des massifs et des fleuves
DEBARBIEUX, Bernard
DEBARBIEUX, Bernard. L'émergence discrète d'une Europe des massifs et des fleuves.
Le Temps, 2010
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:34199
Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.
1 / 1
BERNARD DEBARBIEUX (Le Temps, 21.05.2010)
L’émergence discrète d’une Europe des massifs et des fleuves
A l’automne dernier l’Europe entière a la chute du mur de Berlin qui devait rapidement conduire à la réunification de l’Allemagne. Première des secousses qui ont fait trembler, puis s’effondrer en quelques années le bloc communiste européen, elle fut suivie par le renversement des régimes en place entre le rideau de fer et l’URSS, en suite le démembrement plutôt pacifique de l’URSS elle même et celui dramatique de la Yougoslavie.
S’il fallait marquer le 20e anniversaire de chacun de ces événements à l’échelle du continent l’Europe irait de célébration en commémoration pendant quelques années encore. Vingt ans plus tard la parenthèse semble s’être refermée et la carte politique de l’Europe centrale et orientale s’être stabilisée, l’indépendance du Kosovo apparaissant comme le dernier des événements de cet enchaînement stupéfiant.
Pourtant la métamorphose de la géographie politique de cette partie là du continent ne se résume pas à cette nouvelle carte des frontières ni même à l’extension considérable de l’Union européenne et de l’OTAN. Une floraison d’initiatives transnationales tout aussi incroyable a prospérée sur ce terreau favorable dont beaucoup ont pris l’environnement pour objectif premier. Mais cette seconde révolution s’est faite plus discrète au point d’être absente de nombreux commentaires.
La Slovénie a ouvert le bal en rejoignant aussi vite que possible la Convention alpine comme si son désir d’Europe pouvait prendre racine d’abord et avant tout dans les Alpes par la grâce d’un traité international qu’elle partage avec sept autres Etats du continent. Depuis 1993, elle s’est montrée particulièrement active dans l’animation de cette Convention promouvant le développement durable et des politiques coordonnées de protection de la nature et de gestion intégrée des infrastructures et des flux de transport. Tout au Nord, la Pologne et les Etats baltes ont joué la carte de la Baltique.
Etendant des accords antérieurs qui ne portaient que sur la circulation maritime et la pollution marine, ils ont construit avec les Etats Scandinaves, la Finlande et les régions ou provinces concernées dans le cadre d’une convention signée en 1993, un dispositif sophistiqué de coordination de leurs politiques environnementales à l’échelle de l’ensemble des bassins versants qui sont tournés vers cette mer. Cette Convention de la Baltique sert aujourd’hui de modèle aux nouvelles formes de coopération régionale que promeut l’Union européenne. Ces temps-‐ci on parle de lancer une Stratégie des Alpes plus large et associant davantage d’institutions que la Convention alpine.
L’automne dernier, la Stratégie du Danube était portée sur les fonts baptismaux à Ulm en Allemagne lors d un événement dont l’ampleur a frappé tous les participants. Cette Stratégie prolonge et étend sous une forme tout à fait nouvelle les accords préexistants sur la gestion de la navigation sur le fleuve et sur la gestion de la qualité des eaux. Etats, régions villes, associations environnementales qui tous et toutes s’inscrivent au moins pour une partie de leur territoire ou de leurs initiatives dans le périmètre du bassin versant du plus grand fleuve d'Europe ont amorcé une coopération multithématique qui ouvre le champ à quantité d’initiatives multilatérales.
Plus à l’Est une convention des Carpates a vu le jour sur le modèle de la Convention alpine tout en acclimatant le modèle en question aux spécificités régionales. Le WWF a lancé l’initiative vite prolongée par le travail de fond réalisé par le Programme des Nations Unies pour l’environnement PNUE/UNEP et, bien entendu, les Etats de la région.
Plus au Sud, certains appellent de leurs vœux une Convention des Balkans qui prendrait elle aussi la montagne pour cible principale. Le PNUE vient d’engager ici aussi en novembre dernier une évaluation environnementale visant à promouvoir l’échange d informations et, au-‐delà, une coordination des politiques environnementales et de développement durable dans la région. Et encore ce panorama resterait très incomplet s’il ne mentionnait pas les nombreuses formes de coopération transfrontalière qui font travailler ensemble des villes, des provinces et des municipalités, autour d’une chaîne de montagnes comme dans les Monts métallifères (Erzgebirge) qui constituent la frontière naturelle entre la Saxe et la Bohème, d’un bassin fluvial comme pour la
Tisza (concernant Roumanie, la Serbie, l’Ukraine, la Slovaquie et l’Hongrie) ou d’un lac comme pour l’Ohrid (Macédoine).
Ces initiatives nombreuses et multiformes, qui prennent ensemble les gouvernements et les administrations nationales régionales ou locales ainsi que les ONG, n’ont pas la visibilité médiatique des murs qui tombent ni celle des frontières qui ici s évanouissent, là se reforment. Encore moins celle des affrontements ponctuels ou des conflits terribles qui ont marqué cette transition géographique et politique. Toutefois, elles prolongent cette transition en donnant à voir la diversité des formes de coopération engagées par les entités de taille variable issues de cette refondation territoriale. On peut y voir l’expression d’un puissant désir d’Europe de la part des peuples et des régimes postcommunistes, une Europe qui ne serait pas seulement celle de l’Union et de la Commission, mais aussi une Europe des réseaux des échanges de proximité et des ancrages du quotidien.
Mais compte tenu du rôle des enjeux environnementaux dans ces initiatives, de la référence récurrente à des chaînes ou à des massifs de montagne et à des bassins fluviaux, on doit y voir aussi le signe de la montée en puissance d’un double phénomène, que l’on observe aussi ailleurs dans le monde: celui de la régionalisation et du régionalisme environnemental.
Le premier, la régionalisation, est l’expression du souci pragmatique des gouvernements et des administrations de recadrer leurs politiques environnementales à l’échelle des grandes entités naturelles, le cas échéant transfrontalières, qui semblent garantir une meilleure efficacité à chacune d’entre elles. Le second, le régionalisme, est plus idéologique; il est le fait de ceux, les associations envi-‐ronnementales notamment, qui souhaitent une gestion territoriale émancipé des cadres traditionnels de la vie politique et administrative, pour mieux coïncider avec les enjeux de conservation de l’environnement et de développement durable.
De ce double point de vue l’Europe orientale et les jointures entre les anciennes Europe de l’ouest et de l’est apparaissent très innovantes parfois plus innovantes que la partie occidentale du continent.
Comme si dans ce cas, comme dans d’autres, les grands tournants de l’histoire contribuaient à libérer les énergies et les idées et à faire d’anciens glacis les champs d’expérimentation des territorialités politiques de demain.