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Grands-parentalités contemporaines : dans les coulisses de l'image d'Épinal

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Grands-parentalités contemporaines : dans les coulisses de l'image d'Épinal

HUMMEL, Cornelia, PERRENOUD, David

Abstract

L'article présente une étude qualitative menée à Genève, par le biais d'entretiens avec des adolescents et leurs grands-parents. L'analyse, centrée sur l'évolution temporelle de la relation entre grand-parent et petit-fils ou petite-fille, met en lumière les différents enjeux qui traversent la relation, notamment au moment du passage à l'adolescence. L'article distingue différentes configurations de dyades, opposant principalement celles vécues dans un sentiment subjectif de constance (dans la proximité ou dans la distance) à celles portant l'empreinte du mouvement, de la transformation. Face à l'image, en vogue, d'une grand-parentalité épanouie, maîtrisée et à la portée de tous, les auteurs soulignent la diversité des expériences et interrogent les déterminants sous-jacents à cette diversité, relevant notamment la variété des ressources – matérielles, financières, mais aussi symboliques, identitaires – susceptibles d'être mobilisées dans et pour la relation, ainsi que le caractère potentiellement inégal de leur répartition au sein de l'espace social.

HUMMEL, Cornelia, PERRENOUD, David. Grands-parentalités contemporaines : dans les coulisses de l'image d'Épinal. Revue française de sociologie , 2009, vol. 50, no. 2, p. 259-286

DOI : 10.3917/rfs.502.0259

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:42036

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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFS&ID_NUMPUBLIE=RFS_502&ID_ARTICLE=RFS_502_0259

Grands-parentalités contemporaines : dans les coulisses de l’image d’Épinal par Cornelia HUMMEL et David PERRENOUD

| Ophrys | Revue française de sociologie 2009/2 - Volume 50

ISSN 0035-2969 | ISBN 978-2-7080-1234-9 | pages 259 à 286

Pour citer cet article :

— Hummel C. et Perrenoud D., Grands-parentalités contemporaines : dans les coulisses de l’image d’Épinal, Revue française de sociologie 2009/2, Volume 50, p. 259-286.

Distribution électronique Cairn pour Ophrys.

© Ophrys. Tous droits réservés pour tous pays.

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Cornelia HUMMEL David PERRENOUD

Grands-parentalités contemporaines : dans les coulisses de l’image d’Épinal

RÉSUMÉ

L’article présente une étude qualitative menée à Genève, par le biais d’entretiens avec des adolescents et leurs grands-parents. L’analyse, centrée sur l’évolution temporelle de la relation entre grand-parent et petit-fils ou petite-fille, met en lumière les différents enjeux qui traversent la relation, notamment au moment du passage à l’adolescence. L’article distingue différentes configurations de dyades, opposant principalement celles vécues dans un sentiment subjectif de constance (dans la proximité ou dans la distance) à celles portant l’empreinte du mouvement, de la transformation. Face à l’image, en vogue, d’une grand- parentalité épanouie, maîtrisée et à la portée de tous, les auteurs soulignent la diversité des expériences et interrogent les déterminants sous-jacents à cette diversité, relevant notam- ment la variété des ressources – matérielles, financières, mais aussi symboliques, identitai- res – susceptibles d’être mobilisées dans et pour la relation, ainsi que le caractère potentiellement inégal de leur répartition au sein de l’espace social.

Parmi les grands thèmes soumis tant au débat public qu’à l’analyse – voire l’expertise – sociologique, les relations intergénérationnelles tiennent une place de choix. Les mutations démographiques, sociales, économiques et poli- tiques sont convoquées dans un questionnement teinté d’inquiétude sur l’alté- ration de ces relations, altération qui serait le signe d’un délitement plus profond du lien entre les générations, au sein et en dehors de la famille (Hummel et Hugentobler, 2008). Un des grands responsables de la possible mise en péril du lien intergénérationnel serait le processus d’individualisa- tion, ce dernier portant en lui le spectre d’une société atomisée où chaque entité (individu, génération, classe) serait sa propre référence et sa seule finalité.

Chez certains sociologues, pourtant, un son de cloche bien différent s’est fait entendre depuis une décennie. Pour Singly (1996), individualisation rime avec libération, la nouvelle famille « relationnelle » s’étant défaite avec succès des carcans statutaires et déterministes. Attias-Donfut et Segalen (1998, 2001) abondent dans ce sens, consacrant leurs travaux à la figure du

« nouveau » grand-parent, personnage emblématique de cette « nouvelle » famille dans laquelle les relations sont nourries par l’amour, le respect de l’autonomie de chacun, la communication et la confiance. Du fait de sa

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position générationnelle, le grand-parent serait le mieux placé pour profiter d’une relation qui n’est pas donnée mais à construire. En effet, plus que les autres générations (parents, enfants), il bénéficierait d’un atout cardinal : le choix – d’alimenter ou non la relation, de jouer le rôle de grand-parent tel qu’il l’entend, de disparaître de la carte familiale ou d’en être un personnage central. La liberté individuelle de choisir serait au cœur du modèle de l’indivi- dualisme positif, dans lequel « des changements importants de la structure sociale [donneraient] de plus en plus d’espaces ou de marges aux individus pour agir indépendamment des liens collectifs » (Martin, 2007, p. 117).

Il ne s’agira pas, ici, de discuter ou de prendre position sur la question macrosociologique des relations intergénérationnelles, ni de débattre des formes que prend son dialogue avec le processus d’individualisation. Nous nous limitons, dans cette introduction, à attirer l’attention du lecteur sur les écueils de l’historicité fallacieuse d’une part, et de la généralisation d’autre part. Ainsi, tant les discours et écrits s’inquiétant du devenir des relations intergénérationnelles (1) que ceux qui soulignent les transformations bénéfi- ques des conditions de réalisation de ces relations souffrent de l’usage du trait trop appuyé de la transformation historique. Si l’on s’inquiète du devenir des relations intergénérationnelles, alors on postule qu’auparavant (quand ?) il n’y avait pas de raison de s’inquiéter (pourquoi ?). Si l’on présente les

« nouveaux habits » de la grand-parentalité (Attias-Donfut et Segalen, 2001), on part alors du principe qu’auparavant la grand-parentalité se présentait différemment (comment ?). Les travaux sociologiques sur les relations inter- générationnelles font malheureusement l’économie du pendant de la nouveauté – le passé – et se concentrent uniquement sur le présent ou sur le futur immédiat. Cette économie affaiblit l’argumentation, ce d’autant que le recours à l’histoire n’est que peu envisageable par manque de travaux docu- mentant les relations entre « jeunes » et « vieux » dans les époques antérieures des sociétés occidentales (2).

La critique de la généralisation recoupe partiellement la critique de l’histo- ricité fallacieuse tout en la prolongeant. En effet, à l’homogénéité d’un passé hypothétique répond l’homogénéité du présent : la « rhétorique des généra- tions » (Lüscher et Liegle, 2003, p. 47) propose une lecture uniforme d’un

« problème social » (le « problème » des générations) causé par un processus touchant l’ensemble des sociétés occidentales (le processus d’individualisa- tion associé à des mutations structurelles). Le très haut degré de généralité d’une telle proposition, sa large acception dans le champ politique et média- tique, ainsi que le rôle joué par le champ scientifique dans la construction du

(1) Il convient de préciser que, dans la plupart des discours et écrits, « intergénéra- tionnel » se superpose avec « jeunes-vieux ».

(2) Le numéro thématique de 1991 des Annales de démographie historique, ainsi que les travaux de synthèse de Gourdon (2001) en français et de Chvojka (2003) en allemand font office de notables exceptions. Vincent Gourdon

s’étonne de ce consensus « sur la force préten- dument nouvelle du rôle des grands-parents dans la famille et l’idéalisation des “nouveaux grands-parents” [qui] a le défaut de ne s’appuyer sur aucune perspective historique ». L’auteur rajoute que nous assistons à la diffusion d’une

« vision tronquée ou fantasmée de l’histoire des aïeuls » (2001, p. 12).

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problème (3) ont de quoi intriguer le sociologue. Quelle est la problématique sociologique masquée par ce qui se présente comme un problème social revê- tant les atours du fait établi ? L’art de la méfiance décrit par Becker (1986) nous incite à considérer le problème des générations comme une représenta- tion préétablie (Lenoir, 1999) dont les caractères d’évidence et de généralité doivent être interrogés et déconstruits. Le sociologue ne peut pas se défaire de son inconfort lorsqu’il se tourne vers la sociologie de la famille, où souffle aussi, chez les architectes du modèle de l’individualisme positif, le vent de la généralisation : le « nouvel esprit de famille » (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002) de la « seconde modernité » décrite par Singly est présenté comme un phénomène général, démocratique même, à l’œuvre dans toutes les couches sociales (4). Les relations familiales contemporaines seraient ainsi caractérisées par l’autonomie, l’amour et la réflexivité ; les grands-parents libres de s’adonner à des relations « d’amour pur » puisque « le bien-être économique dont ils jouissent garantit leur autonomie et les laisse libres de ne rien demander en retour » (Attias-Donfut et Segalen, 1998, p. 36). Nous suivons Commaille (2007) et Martin (1997, 2007) en posant des bémols sur la partition de ce nouvel enchantement familial. En effet, les effets positifs de l’individualisation ne sont pas distribués équitablement dans l’espace social, cette inégalité de distribution étant directement reliée aux inégalités sociales : les individus ne sont donc « pas également pourvus pour accéder au processus

“vertueux” de l’individualisation » (Commaille, 2007, p. 119). Les conditions d’actualisation du processus d’individualisation supposent l’avoir et l’usage de ressources (matérielles, culturelles, familiales, sociales, symboliques), et l’inégale répartition de ces ressources nous incite à considérer la « nouvelle grand-parentalité » non comme un phénomène social se laissant aisément généraliser, mais comme une représentation normative dominante extrapolée à partir d’un phénomène certes sociologiquement attesté, mais socialement situé.

Les critiques brièvement exposées dans cette première section traversent, en filigrane, les résultats présentés ci-après. Si l’inévitable toile de fond de notre étude est constituée par le questionnement sur les transformations sociales, problématiques ou bénéfiques, des relations entre aînés et jeunes, notre attention est portée sur les relations intergénérationnelles ordinaires (5) au sein de la famille. Les relations entre grands-parents et petits-enfants

(3) Par exemple la récente constitution (2007) du réseau « Générations » au sein de l’Académie suisse des sciences humaines (ASSH).

(4) Présentation de l’ouvrage Le nouvel esprit de famille, quatrième de couverture.

(5) L’usage de l’adjectif « ordinaire » fait référence au caractère réduit et hétérogène de notre échantillon (qui ne prête donc pas à la généralisation), ainsi qu’au caractère commun de l’expérience de la grand-parentalité contem- poraine. Les changements démographiques – et

c’est la seule concessionex anteque nous ferons à la nouveauté dans notre analyse – permettent aux grands-parents et aux petits-enfants de se côtoyer plus largement et plus longtemps que par le passé. En Suisse, en l’an 2000, un enfant a en moyenne 3,7 grands-parents vivants à sa naissance (contre 2,3 en 1900), et plus de la moitié de ses grands-parents sont encore en vie lorsque cet enfant à 15 ans (contre 0,7 grand- parent vivant pour un enfant de 15 ans en 1900 ; voir Höpflinger, Hummel et Hugentobler, 2006).

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adolescents ne sont pas tant examinées dans leur nouveauté que dans leur diversité et surtout leur dynamique. Quelle forme prennent ces relations ? Comment évoluent-elles dans le temps ? Nous nous sommes appliqués à comprendre les relations familiales dans le temps et dans l’espace, en portant le regard à la fois sur la configuration actuelle de la relation et sur l’histoire qui la précède (Widmeret al., 2008). L’historicité sur laquelle nous insistons n’est pas celle d’un phénomène mais celle des sujets, dont les relations sont conçues comme la résultante, toujours provisoire et soumise au changement, de trajectoires.

Grands-parents et petits-enfants, étude d’un duo

L’étude a été menée en marge d’une plus large recherche conduite sur le territoire helvétique (6), et en constitue le volet qualitatif. Elle repose sur trente-quatre entretiens menés, en 2004 à Genève, avec des jeunes âgés de 12 à 15 ans (7), et un ou plusieurs de leurs grands-parents (8). L’approche se voulant explicitement ouverte et exploratoire, le premier entretien était toujours mené avec le jeune, qui indiquait ensuite lequel (ou lesquels) des grands-parents était susceptible d’être interviewé. Dans leur majorité, les grands-parents contactés sont ceux avec qui le jeune a, au moment de l’entre- tien, les relations les plus suivies et/ou les relations les plus riches. Dans certains cas, nous avons rencontré plusieurs grands-parents pour le même jeune ; à l’inverse, certains jeunes n’avaient pas de grands-parents vivants et/ou résidant en Suisse et leur entretien n’a pas de « miroir » grand-parental.

En ce sens, notre démarche empirique a davantage obéi aux opportunités concrètes ouvertes par les premiers contacts qu’à un protocole de recherche classique, strictement établi à l’avance et suivi à la lettre. Cela dit, quelles que soient les possibilités de rencontre ultérieure avec les grands-parents, les jeunes étaient toujours invités à évoquer leurs relations avec tous les grands- parents (branches maternelle et paternelle), y compris ceux qui étaient décédés au moment de l’entretien mais que les jeunes avaient connus durant leur enfance. Toutefois, seules les relations avec des grands-parents en vie ont été intégrées dans le corpus, constitué au final de trente-sept dyades grands- parents/petits-enfants.

Durant les entretiens, les jeunes et les grands-parents ont été invités à adopter deux points de vue : un point de vue synchronique qui se concentre sur la forme et le contenu de la relation actuelle, et un point de vue diachro- nique, orienté vers le passé en questionnant l’histoire de la relation depuis la

(6) « Enfants, adolescents et leurs grands- parents dans une société en mutation » menée dans le cadre du Programme national de recherche PNR52 du Fonds national suisse de la recherche scientifique.

(7) Les jeunes ont été contactés en partie à travers nos réseaux personnels et en partie sur la

base d’une liste scolaire d’un quartier genevois.

(8) Trente-quatre entretiens ont été menés avec trente-neuf personnes (certains entretiens ont été menés avec deux grands-parents ou deux petits-enfants simultanément) appartenant à dix- huit familles.

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petite-enfance du jeune, le parcours de vie du jeune, le parcours de vie du grand-parent et l’histoire familiale, et orienté vers le futur en portant le regard sur le devenir que prédisent les partenaires à la relation et aux enjeux dont l’avenir est porteur. Une attention particulière a également été portée à la signification donnée à la relation par les partenaires : quelle en est la portée ? Quelle fonction est attribuée à cette relation et comment cette fonction évolue-t-elle dans le temps ? La dimension de la signification est mise en rela- tion avec la dimension identitaire chez les grands-parents (la grand-parenta- lité est-elle pourvoyeuse d’identité ?) et les petits-enfants (avoir des grands- parents versus être petit-fils ou petite-fille). Pour chaque famille, un arbre généalogique partant du petit-fils ou de la petite-fille a été réalisé au début de l’entretien. La conception de l’arbre était l’occasion de récolter des informa- tions sur la parenté ascendante telles que l’âge, la profession, le lieu de rési- dence, les divorces/remariages, les maladies et les décès, et constituait également un support concret à la discussion.

Le choix de réaliser des entretiens avec le duo grand-parent/petit-enfant, sans rencontrer les parents, est délibéré. Ne pas s’entretenir avec les parents nous a d’une part permis de rencontrer davantage de dyades grand- parent/petit-enfant, le nombre d’entretiens réalisables étant forcément contraint dans la limite des moyens à disposition. D’autre part, sans qu’il soit évidemment question d’évacuer l’influence décisive de cette génération pivot sur les relations entre petits-enfants et grands-parents, nous avons décidé de privilégier l’accès à la signification subjective donnée par les acteurs à ce lien spécifique. Au risque de passer à côté d’une description plus exhaustive de la relation et de son contexte familial, la priorité a consisté à saisir et interpréter, dans une démarche résolument compréhensive, les points de vue et position- nements des principaux intéressés, jusque dans leurs imprécisions et contra- dictions. Ne pas rencontrer les parents est aussi une façon de considérer le jeune comme un acteur et un interlocuteur à part entière, autrement dit comme un acteur ayant la maîtrise de la parole sur sa propre expérience. On peut en effet regretter que, dans de nombreuses études sur les relations intergénéra- tionnelles, les petits-enfants soient présentés comme des partenaires passifs et muets d’une relation agie par les grands-parents. Le choix de l’âge des petits- enfants témoigne de ce même souci d’équilibre analytique. L’entrée dans l’adolescence est concomitante de l’autonomisation du jeune et de l’affaiblis- sement de l’agenda parental dans la gestion des relations à la parenté. Le petit-fils ou la petite-fille n’est plus l’enfant que les parents « donnent à garder » aux grands-parents ou que ces derniers « emmènent au parc » le mercredi après-midi. Saisir les relations intergénérationnelles au cours de cette étape du parcours de vie du jeune permet de mettre en lumière leur caractère dynamique : l’adolescence est une étape durant laquelle les normes et coutumes familiales sont susceptibles d’être mises à l’épreuve, les relations d’être interrogées et renégociées, les affinités et les dissensions individuelles d’émerger de la communauté statutaire grands-parents/petits-enfants.

On l’aura compris, adossée à une recherche plus vaste, cette étude qualitative a démarré avec de modestes objectifs – explorer la signification

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subjective conférée à la relation ; mettre en évidence les regards croisés quand cela était possible – et si la richesse des propos récoltés a bien entendu suscité notre satisfaction, elle nous a également plongés dans des réflexions qui appelaient des informations factuelles plus exhaustives, concernant notamment le contexte familial et son histoire, l’identité, l’origine et la trajec- toire sociale des différents protagonistes évoqués dans les discours. Informa- tions dont nous disposons hélas de façon trop lacunaire pour répondre avec certitude, nous le verrons, aux multiples questionnements soulevés par l’ana- lyse des entretiens. La construction des configurations présentées ci-après procède ainsi avant tout d’une démarche inductive, et l’analyse de leurs déter- minations se fonde sur des éléments issus des récits que nous avons objectivés au mieux, quand nous étions en mesure de le faire.

Des récits aux configurations

Les récits récoltés par le biais des entretiens abordent inévitablement l’évo- lution de la relation entre grand-parent et petit-fils/petite-fille au cours du temps (9). Cette évolution, telle que restituée par les acteurs, constitue l’axe de lecture privilégié des entretiens. L’analyse fondée sur l’axe temporel permet en effet de réduire la diversité des destins tout en conférant une valeur heuristique à un matériau qui se présente, au premier abord, comme un ensemble de récits singuliers. Cet axe de lecture nous a ainsi permis de distin- guer deux ensembles de dyades grand-parent–petit-fils/petite-fille : d’un côté les dyades présentant une évolution temporelle vécue dans la constance, de l’autre celles dont l’histoire relationnelle est marquée par le mouvement, par la transformation. Si, parmi les dyades affichant la constance, la relation évolue et les modalités des échanges (fréquence, initiative, contenu des contacts) progressent avec le temps, les principes structurant la relation, c’est- à-dire les attentes mutuelles, l’attention portée au partenaire, le sens donné à la relation et la conception de la place occupée en son sein demeurent identi- ques. La constance ne rime toutefois pas avec la proximité, une relation pouvant rester durablement proche ou distante au cours du temps.

Pour les dyades marquées par le mouvement, au contraire, l’évolution dans le temps s’accompagne d’une modification des principes structurant la rela- tion, modification qui se répercute – parfois de façon radicale – sur les moda- lités concrètes de rencontre et d’échange. Dans ce dernier cas de figure, la transformation peut être lente, presque diluée dans le temps, et ne parvenir à la conscience des acteurs qu’au moment où la nouvelle forme relationnelle s’impose ; elle peut aussi être plus rapide et liée à des événements tels que des divorces, des éloignements géographiques, des conflits familiaux, des problèmes de santé, des décès qui introduisent des scansions dans la relation (« avant/après »). Il convient là aussi de préciser que les transformations

(9) La référence temporelle étant donnée par les années de vie de la jeune génération. Autrement dit, les récits portent sur un segment temporel commun aux deux partenaires d’environ 15 ans.

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peuvent jouer à la faveur ou à la défaveur de la relation grand-parent–petit- fils/petite-fille. L’évolution des relations qui se disent et se vivent dans le mouvement peut ainsi être convergente (évolution marquée par une plus grande proximité, par un rapprochement des deux partenaires) ou divergente (évolution marquée par une prise de distance, un éloignement). Les sections qui suivent présentent les dyades regroupées selon que leur évolution montre les traits de la constance ou du mouvement.

Les récits de la constance

Proximité

Un premier ensemble est composé de relations dont le déroulement dans le temps offre l’image d’une constance dans la proximité et d’une trajectoire sans heurts (quatorze dyades). Les récits – en particulier ceux des grands- parents – inscrivent la relation dans la durée, comme résultante d’une co- construction engagée dès l’enfance des petits-enfants. L’avancement en âge des petits-enfants est suivi avec attention par les grands-parents, et la modifi- cation des attentes des premiers se traduit par l’adaptation des seconds. Les grands-parents disent apprécier de voir leurs petits-enfants grandir, chaque étape (petite enfance, enfance, adolescence) apportant son lot de plaisir et de nouveautés. Ceux qui ont des petits-enfants d’âges variables font preuve d’une grande polyvalence dans les modalités relationnelles, les échanges et activités étant adaptés à l’âge de l’enfant ou du jeune.

Tant les grands-parents que les petits-enfants insistent sur la dimension non contraignante de leur relation. C’est le privilège des grands-parents de ne pas avoir de responsabilités (éducative, de gestion du quotidien), et d’offrir aux petits-enfants ainsi qu’à eux-mêmes un temps de liberté, au sein duquel les partenaires peuvent profiter pleinement du « relationnel », opposé par de nombreux grands-parents à « l’éducatif ». Madeleine Meyer (10), grand- mère, dit à ce propos :

« Nous, je pense pas qu’on a ce rôle d’éducation. On doit avoir un rôle relationnel, en fait comment dire, c’est eux qui décideront quelle relation ils veulent entretenir avec nous.

C’est pas, enfin à mon avis, c’est pas moi qui vais les forcer, ou toujours poser des ques- tions, leur dire “mais qu’est-ce que t’as fait à l’école, qu’est-ce que ci, qu’est-ce que ça ?”, s’ils ont envie de le dire, ils le disent. On posera peut-être des questions quand même pour leur montrer qu’on s’intéresse à ce qu’ils font. »

Les adolescents mentionnent également les bénéfices d’une relation non contraignante, d’un espace où ils sont « tranquilles », où ils peuvent « se détendre », « se faire gâter ». Ils aspirent à pouvoir se « poser » et se reposer, libérés des sollicitations, voire des pressions du quotidien. La jeune Anne Pillet désigne l’espace grand-parental comme un espace de liberté :

« De manière générale, mes grands-parents maternels surtout, ils nous laissent plus de liberté quand on est chez eux que si on est à la maison, donc c’est un peu les vacances quand on est chez les grands-parents. »

(10) Les noms et prénoms des personnes sont fictifs.

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Ici, grands-parents et petits-enfants insistent sur les nouvelles possibilités qu’offre la parole échangée à l’adolescence, parole qui se libère plutôt dans des moments de tête-à-tête, mais qui doit être maniée avec prudence et pudeur. La posture adoptée par Christine Chanson, grand-mère, est à cet égard éclairante :

« C’est eux qui me racontent ce qu’ils font, mais je suis pas… suspendue à ce qu’ils font. Non, s’ils veulent bien raconter, moi ça m’intéresse. Je trouve que c’est très intéres- sant de voir les réactions puis l’évolution des gamins, leurs loisirs d’aujourd’hui, mais s’ils n’ont pas envie de raconter… Alors je me suis dit “bon, on attend que ça vienne spontané- ment”, et je veux bien mettre l’eau au moulin si ça part. »

Une certaine retenue est de mise pour ne pas enfreindre les principes de liberté, de respect mutuel et de confiance : la pression relationnelle (culpabili- sation, chantage en relation avec la fréquence des contacts), les commentaires sur le style de vie (habillement, maquillage, sorties) ou la scolarité, ainsi que les questions sur la vie intime sont malvenus.

Les récits des aînés laissent voir comment la relation grand-parentale est aménagée de façon à la différencier des autres types de relations – en premier lieu la relation parentale – tout en la valorisant. Cette stratégie, que nous qualifions de distinction positive (voir aussi Hummel, 2008), doit être comprise dans la durée, car les modalités de mise en œuvre changent au fur et à mesure que le petit-fils ou la petite-fille avance en âge. Les jeux d’enfants sont remplacés par des jeux d’adultes (par exemple les cartes), les sorties au parc laissent la place aux sorties culturelles ou sportives (ski, randonnée), les promenades cèdent la place à des excursions ou de courts voyages (week-end à Paris, à Londres), la garde devient échange de service (une grand-mère échange par exemple l’apprentissage du tricot contre l’initiation au téléphone portable), le « bavardage » devient conversation. De nombreux jeunes mentionnent ainsi l’importance que revêt à leurs yeux le fait de ne plus être considérés « comme des enfants » et d’être reconnus dans leur avancement en âge. Toutefois, cette reconnaissance se doit d’incorporer les éléments anté- rieurs de la relation afin de préserver une continuité affective entre enfance et adolescence. Ce changement dans la continuité se lit dans l’entretien d’Anne Pillet, qui répond à la question des changements induits par l’adolescence de la façon suivante :

« Non… enfin, oui, dans le sens que, en fait, comme je suis une adolescente, ils me traitent plus comme une adulte, donc, en fait, y aura des conversations plus adultes et tout, et pis… comme ça, mais autrement, oui et non, en fait. Parce que je reste un peu comme avant, enfin, je sais pas comment expliquer. Je reste toujours leur petite-fille. Oui, parce que ma grand-mère maternelle elle me dit tout le temps “ma petite, ma puce”. »

La constance racontée par les acteurs n’est donc pas à considérer comme une constance naturelle ou donnée, une stabilité qui se fait « toute seule ». Le jeu d’équilibrisme qui consiste, pour les grands-parents, à proposer sans imposer, à être disponible sans être contraignant, à être à l’écoute sans être envahissant, à évoluer conjointement avec le jeune tout en lui offrant une continuité affective demande une aptitude importante à la réflexivité. Au sein de cette configuration, les grands-parents disent avoir une conception assez précise de leur rôle, tout en restant très attentifs à l’évolution de la relation.

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Les modalités de la relation sont sans cesse réinterrogées, voire réinterprétées, et les grands-parents montrent une grande disposition à entreprendre des adaptations, des réaménagements visant à préserver le point de convergence entre leurs propres attentes et celles de leurs petits-enfants.

Distance

Nous l’avons mentionné plus haut, la constance peut être vécue dans la proximité, mais également dans la distance. Un second ensemble est ainsi constitué de relations invariablement distantes (quatre dyades) : les rencontres sont régulières mais peu fréquentes, le contenu de la relation relativement faible. Aussi loin que les partenaires – grand-parent, petit-fils ou petite-fille – se souviennent, il en a toujours été ainsi : chacun joue la partition de sa vie de son côté, avec parfois une pointe de regret ou de questionnement sur les autres orientations qu’aurait pu prendre la relation.

Dans la famille Charpentier, toutes les relations évoquées par le jeune Arnaud sont caractérisées par la distance : il n’a pas de souvenirs d’enfance avec ses grands-parents, figures familiales assez abstraites ou absentes.

Bernard Charpentier, le grand-père maternel, a été victime d’une hémorragie cérébrale lorsque Arnaud avait 9 ans, et vit dans une maison de retraite dans la campagne vaudoise (11). Lors des visites de son petit-fils, la relation est amicale mais l’échange reste un peu superficiel. Bernard évoque un manque de familiarité et une timidité de part et d’autre, situation dont il se sent en partie responsable : « peut-être que c’est ma faute ». Il mentionne aussi sa difficulté à partager sa passion du piano avec son petit-fils, qui joue du même instrument :

« J’ai essayé de lui inculquer ce que je pense être utile pour développer ce sens de l’harmonie musicale. […] J’ai essayé, et je sais pas, peut-être qu’on n’a pas poursuivi, peut-être qu’il faudrait que je recommence. »

Pour Arnaud, son petit-fils, le rapport partagé au piano est un élément positif (« ça nous fait un petit truc en commun »), qui alimente une relation dont les partenaires peinent à trouver un contenu. La relation aux grands- parents paternels est également caractérisée par la distance, même si les rencontres sont qualifiées d’agréables. Arnaud attribue la distance au manque de proximité durant son enfance : lorsque les parents étaient absents (ils travaillent tous deux dans une ONG), les enfants étaient gardés par la jeune fille au pair et non par les grands-parents. Selon lui, les grands-parents n’ont pas joué (ou pas pu jouer) leur rôle, qui consiste à être présents durant l’en- fance de la jeune génération :

« J’ai pas la certitude qu’ils aient rempli un rôle de grands-parents. Je ne sais pas exacte- ment. Parce que je pense que ça serait venu tout seul s’ils avaient été plus présents quand j’étais petit, et puis maintenant ça serait différent à mon avis, ça serait intensifié, un peu plus, et ça aurait continué, évolué […] les mêmes distances ont continué à nous séparer un peu en fait. »

(11) À une soixantaine de kilomètres de Genève.

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Arnaud utilise l’adjectif « objectif » pour qualifier sa relation avec ses grands-parents paternels, indiquant par là que la relation n’est ni chaude ni froide, pas désagréable mais pas indispensable non plus.

La même tiédeur associée à un manque de contenu est à l’œuvre dans les relations de Nathalie Garcia et Mina Böhm à leurs grands-parents paternels.

Nathalie mentionne les appels téléphoniques pour les anniversaires et les visites à des occasions festives, mais précise qu’il y a « une sorte de fossé » entre eux, que « le courant ne passe pas », et avance en guise d’explication

« une mentalité » qui ne lui convient pas (12). Les rencontres de Mina Böhm avec ses grands-parents paternels sont dépendantes des « occasions » fami- liales (fêtes de famille) et rien n’est dit du contenu de la relation. Les grands- parents sont ici mentionnés sur demande de l’enquêteur, mais la description de la relation est réduite à quelques mots. La séparation précoce des parents Böhm et Garcia ainsi que la recomposition familiale qui a suivi (du côté des mères) ont probablement contribué au manque de relation avec les grands- parents paternels. Toutefois, il convient de rajouter que les grands-parents paternels n’ont pas été « remplacés » par les parents du nouveau compagnon de la mère : dans les deux cas, les « beaux grands-parents » n’ont été mentionnés que de façon lacunaire (nom et lieu de résidence).

Les récits du mouvement

Convergence

Parmi les récits du mouvement, deux types de convergence peuvent être distingués : le rapprochement et la recomposition. Le premier type de mouve- ment convergent est le rapprochement, au sein duquel la relation entre grands-parents et petits-enfants évolue progressivement de la distance vers la proximité (deux dyades). C’est le cas de la famille Garcia, dans laquelle la petite-fille se rapproche du grand-père maternel tout en se détachant de la grand-mère maternelle. Nathalie Garcia a passé beaucoup de temps chez ses grands-parents lorsqu’elle était plus jeune, en compagnie de sa sœur. À cette époque, la figure centrale du foyer grand-parental était la grand-mère. Celle- ci a gardé ses petites-filles durant leur petite enfance, mais au fil du temps les relations de Nathalie avec sa grand-mère ont perdu en intensité, alors que les relations avec son grand-père se sont étoffées. Un point capital pour Nathalie est la reconnaissance que lui offre son grand-père depuis quelques années. Il la traite en adulte, lui reconnaît des compétences : elle n’est plus une enfant qu’on amuse (amusement qui était du ressort de la grand-mère), mais une partenaire que l’on respecte. Le souvenir de l’épisode de la programmation du fax de son grand-père – Nathalie avait douze ans – donne à voir les éléments

(12) Nathalie laisse le soin à l’enquêteur de faire le lien entre cette « mentalité » et le fait que ses grands-parents paternels habitent un canton rural.

(13)

mis en jeu dans la renégociation de la relation, dans un processus d’ajuste- ment mutuel aux attentes respectives :

« Et je pense que oui, ça m’a fait un peu de bien qu’il se rende compte que je savais aussi faire des choses ! […] Parce qu’il a acheté un fax, et j’ai lu le manuel, j’ai tout pro- grammé, et je pense qu’il a été un peu… il pensait pas que je pouvais déchiffrer un manuel comme ça, et depuis il m’appelle sa secrétaire ou je sais pas quoi, alors chaque fois qu’il a besoin de faire un truc avec le fax il m’appelle, il me demande de passer, ce genre de cho- ses […] Oui, son regard il avait un peu changé je pense. J’étais plus dans le groupe des pe- tits enfants, j’étais… je crois qu’il m’a un peu découverte ! »

La dynamique à l’œuvre dans la famille Garcia est à mettre en relation avec la répartition genrée des rôles grands-parentaux (prolongement des rôles conjugaux et parentaux) : les activités maternantes de la petite-enfance sont le domaine de la grand-mère ; les apprentissages, activités et échanges en rela- tion avec l’avancement en âge (enfance, adolescence) sont le domaine du grand-père (13). Pedro Garcia adopte ainsi la posture de l’expert, bienveillant mais ferme, dans le suivi de l’instruction de ses petits-enfants. Il précise que, dès l’enfance, il a incité ses petites-filles à venir le « consulter », à lui montrer d’abord leurs bricolages, puis leurs premiers mots écrits, leurs premières compositions, et ainsi de suite. Le grand-père, peintre en bâtiment qui a immigré en Suisse (depuis l’Espagne) en compagnie de sa femme dans les années 1960, accorde une grande importance à la scolarité de ses petits- enfants, à l’instar de l’importance qu’il a accordée à la scolarité de ses enfants, qui ont tous effectué des études universitaires. Il estime qu’être en Suisse a représenté une formidable chance pour lui et ses enfants, et que ses petits-enfants doivent travailler à l’école pour faire honneur à cette chance.

Nathalie lui montre aussi régulièrement ses notes (ses « résultats » comme le formule Pedro), ces dernières ayant le statut de présents offerts au grand- père : « comme elles savent mes inquiétudes, c’est comme si elles venaient m’apporter un cadeau ».

Le rapprochement peut être progressif, comme le montre la relation entre Nathalie et Pedro Garcia, mais il peut aussi opérer à la faveur d’un événe- ment, d’un changement dans le contexte familial. C’est le cas pour la famille Keller, dans laquelle le divorce des parents a permis un rapprochement entre la grand-mère paternelle et ses petits-enfants. Louise Keller n’a eu que peu de contacts avec ses petits-enfants durant les premières années de vie de ces derniers. Myriam Keller (14), la grand-mère maternelle, était plus souvent sollicitée que Louise et cette dernière a préféré laisser « le terrain » à « l’autre grand-mère » :

(13) L’anecdote suivante éclaire cette répar- tition au sein du couple Garcia : au début de l’entretien Pedro désigne son épouse et précise :

« Pour les questions liées à la cuisine et au baby- sitting, et tout ce genre de choses, c’est ma femme, et le reste c’est moi. » D’ailleurs, durant l’entretien avec le couple, la grand-mère Garcia est restée silencieuse.

(14) Le fait que Louise et Myriam, grands-

mères paternelle et maternelle, portent le même nom de famille dans le texte peut surprendre le lecteur, et leurs vrais patronymes sont évidemment différents. Pour des raisons pratiques d’identification des entretiens, nous avons donné à tous les membres d’une même famille (au sens large) les mêmes noms de famille fictifs.

(14)

« Je pense que l’autre grand-mère les voyait davantage parce que c’est Camille qui l’appelait. Elle appelait sa mère tout le temps, alors bon elle était beaucoup plus présente.

Ce qui fait que… comment vous dire, moi j’ai toujours senti que l’autre grand-mère elle me trouvait de trop… elle allait apporter des plats chauds, elle était très… elle occupait le terrain. »

Avec le divorce des parents, les choses changent : le père se rend chez Louise le week-end avec ses enfants, lorsqu’il en a la garde, pour partager le repas du dimanche midi et passer une partie de l’après-midi ensemble. Pour Louise, ces dimanches ont été l’occasion de découvrir ses petits-enfants, Basile et Stéphanie, tout en instaurant une relation dont le contenu diffère fondamentalement de celui proposé par la grand-mère maternelle. Louise Keller dit volontiers d’elle-même qu’elle n’est pas très « douée » avec les jeunes enfants, qu’elle n’est pas très « jeux » et qu’elle cuisine très mal.

Louise se sent plus à l’aise dans la discussion, dans les échanges culturels (faire découvrir le cinéma, les livres), domaines où elle peut mobiliser ses connaissances de journaliste (15) :

« Et l’autre grand-mère elle fait beaucoup mieux la cuisine – ce que je sais pas faire, alors on rit de ma façon de faire la cuisine, on rit tous, je fais pas des petits plats comme elle, vous voyez. Alors elle, elle a eu, elle était plus proche d’eux quand ils étaient à l’âge gourmand, quand ils étaient là-bas pour bien manger, regarder la télé, etc. Maintenant ils aiment bien discuter. »

La pratique de la discussion fait l’objet d’une stratégie clairement énoncée de Louise. L’appétit de connaissance des petits-enfants est une base sur laquelle construire la relation. Elle est attentive au bon moment, elle

« guette » l’occasion, cherche la bonne accroche de discussion sans les brus- quer. À l’instar de Nathalie Garcia, les petits-enfants Keller privilégient aujourd’hui un mode relationnel dialogique au détriment du mode maternant, car il constitue, de leur point de vue, une reconnaissance de leur avancement en âge. La réorientation des attentes, concomitante de l’avancement en âge des petits-enfants, est clairement exprimée par Stéphanie Keller lorsque, comparant ses grands-mères, elle dit :

« C’est différent parce qu’avec Myriam, je suis plus proche, c’est plus affectueux. J’ai jamais fait de bisous à ma grand-mère [paternelle], à Louise. Même quand j’étais petite je ne lui faisais jamais de câlins. Mais avec Louise je parle plus de trucs sérieux, parce que Louise elle a été journaliste, pour les procès et tout ça. Donc elle connaît beaucoup beau- coup de choses. Et Myriam, pff, c’est plutôt télé. »

Le second type de mouvement convergent, que nous qualifions derecom- position, est une forme particulière de convergence dans laquelle des relations proches sont mises à l’épreuve par des événements contextuels (deux dyades).

Ces relations présentent une histoire marquée par d’importants changements qui ont, dans un premier temps, perturbé la relation, mais chaque perturbation a été suivie d’aménagements permettant aux acteurs de recomposer la relation de façon satisfaisante pour chacun.

Dans les deux familles faisant l’expérience de la recomposition, les pertur- bations se placent dans un contexte familial migratoire. Dans la famille

(15) Louise a travaillé toute sa vie comme journaliste (rubriques littéraire et judiciaire), à la différence de Myriam, qui s’est consacrée à ses enfants et son foyer.

(15)

Benydin, trois générations vivaient à l’Île Maurice jusqu’au départ de la jeune Vanessa (elle avait alors 7 ans) et de sa mère pour la Suisse. Vanessa a prati- quement été élevée par sa grand-mère maternelle mauricienne, Antoinette, et le départ fut une rupture dans la dynamique familiale : la mère de Vanessa quittait son mari pour suivre son nouveau compagnon suisse, emmenant sa fille et provoquant un conflit important avec les grands-parents (paternels et maternels). Avec le temps, le conflit avec les grands-parents maternels s’est apaisé et les voyages alternaient entre les générations : Antoinette faisait des séjours réguliers de plusieurs mois en Suisse, et Vanessa se rendait à l’Île Maurice avec sa mère et son beau-père. La situation s’est à nouveau modifiée lorsque Antoinette fut dans l’impossibilité de voyager pour raisons de santé.

Vanessa et sa famille se rendent désormais à l’Île Maurice plus souvent, quand les finances le permettent. Vanessa estime recevoir autant d’amour que les enfants dont les grands-parents vivent à proximité. Elle précise qu’elle parle à sa grand-mère tous les deux jours au téléphone, et lui raconte son quotidien ainsi que ses résultats scolaires, suivis avec attention par les grands- parents mauriciens (qui estiment que Vanessa doit profiter de la chance d’aller à l’école en Suisse). Commentant la situation des grands-parents qui

« habitent à côté », Vanessa pense que les autres petits-enfants vivent la rela- tion plutôt comme une routine, une habitude, alors que pour elle l’éloigne- ment a contribué à renforcer la complicité avec Antoinette. Elle raconte avoir initié sa grand-mère à un mode relationnel plus chaleureux (aller vers l’autre, exprimer ses sentiments verbalement et physiquement) que celui qui est coutumier dans la culture mauricienne. Les séjours de Vanessa à l’Île Maurice sont très intenses et elle est heureuse de profiter « à fond » de ses grands- parents, de les avoir « tout à elle » durant quelques semaines.

Si la plupart des petits-enfants dont les grands-parents vivent à l’étranger admettent que la relation à distance induit un manque (Höpflinger, Hummel et Hugentobler, 2006), on voit ici que la distance peut aussi valoriser la relation en lui conférant une dimension spéciale et précieuse. La distance géogra- phique, associée à la transformation d’une relation dans laquelle la continuité du quotidien s’efface au profit de la ponctuation des voyages, amène certains jeunes, à l’instar de Vanessa Benydin, à rompre le sentiment d’évidence qui anime beaucoup d’adolescents lorsqu’on les interpelle sur la place que tien- nent les grands-parents dans leur vie, et les incite à réfléchir sur le sens et la valeur de la relation. Matthias Beaud, par exemple, évoque sa grand-mère, retournée vivre en Italie après avoir vécu à Genève durant l’enfance de son petit-fils. Il porte un regard positif sur la période pendant laquelle sa grand- mère était présente pour lui (« Oui, je pense. Je pense que c’était pas mal pour moi »), mais il estime que la nouvelle configuration relationnelle, fondée sur la distance géographique, est un atout qui leur permet de préserver la force du lien qui les unit et de mieux gérer l’étape de l’adolescence. Lorsqu’il voit sa grand-mère, Matthias a du plaisir, et lorsque le séjour estival d’un mois est écoulé, il est tout aussi content de rentrer en Suisse :

« C’est assez bien comme ça, j’ai l’impression, parce que… justement, on se voit juste- ment pas assez souvent pour qu’il y ait des conflits, et assez souvent pour qu’on se voie quand même. »

(16)

Divergence

Aux deux types de mouvement convergent présentés ci-dessus font écho deux types de mouvement divergent : l’éloignement et la rupture.L’éloigne- mentqualifie des relations proches par le passé mais marquées par une prise de distance progressive (huit dyades). Les grands-mères maternelles des familles Garcia, Keller, Rossier et Böhm vivent, à des degrés différents, l’éloignement de leurs petits-enfants, en l’occurrence de leurs petites-filles, alors qu’elles en furent très proches par le passé (période de la petite enfance). Myriam Keller a rempli la fonction de « seconde maman » de Stéphanie durant l’enfance de celle-ci, mais aujourd’hui elles s’éloignent irré- sistiblement l’une de l’autre. Stéphanie souligne qu’elle n’a plus l’âge d’être gardée par sa grand-mère et qu’elle a acquis une certaine autonomie :

« Avant… elle avait une place de maman un peu, elle s’occupait souvent – chaque fois que j’étais malade, que je pouvais pas aller à l’école et que ma mère elle travaillait, j’allais tout le temps chez elle. »

Stéphanie ne trouve en la personne de Myriam ni un partenaire intéressé au contenu de la vie d’adolescente, ni un interlocuteur pour des discussions (« on n’a jamais discuté »). Stéphanie souligne le caractère non évolutif du contenu de la relation (« parce que il n’y a rien qu’on fait maintenant qu’on ne faisait pas avant ») et suggère par là que sa grand-mère ne reconnaît pas l’adoles- cente en elle, ce qui, selon la jeune fille, entrave l’évolution de la relation.

Myriam, de son côté, vit mal l’éloignement de sa petite-fille (et de son petit- fils, voir plus bas), alors qu’elle a « tout fait » pour ses petits-enfants. Elle a une image négative de la grand-parentalité, se qualifiant de « la vieille », esti- mant n’être « que la grand-mère ».

Christine Rossier a également fait office de seconde mère durant les premières années de la vie de sa petite-fille Aurélie, et le détachement graduel de celle-ci a un impact particulièrement fort sur la vie de la grand-mère : veuve, elle vit seule, et Aurélie est son unique petite-fille. La grand-mère dit d’ailleurs de sa petite-fille « Aurélie, c’est ma vie ». Elle évoque longuement le passé, la garde d’Aurélie durant les heures de travail de la mère, les acti- vités partagées (elles ont fait « tout ce qu’un enfant aime faire »), les repas préparés, les nuits passées dans la même chambre. Au fil du temps, les visites se sont faites plus rares, Aurélie ne dort plus chez sa grand-mère, les repas partagés sont sporadiques et souvent pris à l’extérieur, « en ville » (dans un fast-food par exemple), et Christine se désole du fait que ses compétences culinaires, tellement valorisées durant l’enfance d’Aurélie, ne soient plus prises en compte. Elle regrette aussi les rebuffades de sa petite-fille lors- qu’elle tente d’entamer une discussion sur un thème concernant la vie de l’adolescente. Aurélie confirme le diagnostic de la grand-mère et dit de la relation :

« On a un peu… pas coupé le cordon, mais on se voit beaucoup moins qu’avant. Et aus- si quand on se voit, c’est chez ma tante, quand je vais manger des fois, ça m’arrive, quand j’ai le temps. Et puis on se voit là-bas, mais sinon, pas trop en dehors. Des fois le week- end ! Pas de problème, on va manger ensemble, mais sinon, on se voit plus trop, mais avant, on était tout le long ensemble, quoi. »

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Il convient de préciser que l’éloignement est, dans l’ensemble, assez mal vécu par les quatre grands-mères mentionnées ci-dessus, mais considéré par les petites-filles comme une évolution inévitable qui ne les affecte pas outre mesure. D’ailleurs, toutes les petites-filles disent être toujours très attachées à leurs grands-mères, et ces dernières en sont conscientes. Cette phrase de Myriam Keller traduit bien la force du lien, mais aussi l’affaiblissement de la relation : « elle m’aime beaucoup, elle est très attachée à moi, mais de loin ».

Les effets des changements au niveau des attentes des adolescents, et leur corollaire en termes de hiérarchie relationnelle (les pairs prennent le pas sur la famille, la famille est aimée mais on préfère passer du temps avec ses amis) peuvent être accélérés par la distance géographique. C’est le cas dans la famille Morelli, dont les petits-enfants (en particulier l’aîné) commencent à trouver que les voyages estivaux en Italie, pour rendre visite aux grands- parents paternels et maternels, sont trop longs :

« Le voyage… enfin, en Italie, tu vois, je m’emmerde pas trop, encore ça va, je m’a- muse avec mes cousins ou quelques potes que j’ai là-bas, mais… surtout le monde que je connais c’est les potes à mon cousin. Mais, enfin, depuis trois-quatre ans, ça commence déjà à me saouler de faire ce voyage, et tout ça, quoi. Juste pour rester un mois là-bas ! Au bout d’un moment ça me gave, parce que franchement, pour un mois… on fait presque quinze heures de route. »

Dans deux autres familles, l’éloignement est imputé à des conflits fami- liaux (notamment suite à un divorce), ou à la maladie (grand-mère complète- ment accaparée par la maladie de son mari).

Le second type de mouvement divergent,la rupture, désigne les relations qui se sont interrompues et dont le contenu se limite à un passé révolu (six dyades). La rupture a un caractère soudain et est liée à un événement ou à une transformation chez l’un des partenaires de la relation. Si, dans la famille Keller, la relation entre la grand-mère maternelle et la petite-fille est sur la voie de l’éloignement, la rupture est consommée avec le petit-fils. Basile Keller reconnaît que sa grand-mère Myriam a joué un rôle très important durant l’enfance de la fratrie, mais estime qu’aujourd’hui elle est enfermée dans le chantage affectif avec ses petits-enfants et dans les conflits répétés avec sa fille (mère de Basile et Stéphanie). Le mauvais caractère de Myriam insupporte Basile, surtout depuis le divorce de ses parents (il l’accuse d’avoir jeté de l’huile sur le feu) et le décès de son grand-père maternel, avec qui il avait une bonne relation. De plus, Basile ne reconnaît à Myriam aucune compétence qui pourrait nourrir une relation avec un adolescent. Dans le récit de Basile, la comparaison entre ses deux grands-mères, Myriam et Louise, est récurrente, au bénéfice de Myriam pour le passé et à celui de Louise pour le présent. À la fin de l’entretien, lorsque nous demandons si Myriam a une place dans sa vie aujourd’hui, Basile répond, après un long silence : « c’est pas une personne qui… non, on va dire non ».

Dans la famille Benydin, des événements tels que le divorce conflictuel des parents, le départ de la mère de l’Île Maurice ainsi que son remariage en Suisse ont rompu les liens entre Vanessa et ses grands-parents paternels. Chez les Meyer, c’est le divorce du couple grand-parental paternel qui a interrompu

(18)

la relation. Dans la famille Chanson, les grands-parents relatent avec incom- préhension la rupture intervenue avec l’une des branches descendantes. Ils racontent avoir été beaucoup sollicités par le couple pour la garde de leurs jumeaux (premiers-nés). Puis, la jeune famille a déménagé « du jour au lende- main » dans un village communautaire et les grands-parents n’ont plus vu leur fille et ses enfants durant une année. Ensuite, la famille a encore déménagé, à Berlin. Les deux derniers cas de rupture relationnelle sont à mettre en relation avec l’état de santé du grand-parent : les grands-mères de Salima Meyer et de Jules Ribordy sont atteintes de la maladie d’Alzheimer et vivent en établisse- ment médico-social. Pour tous deux, le fait que leurs grands-mères ne les reconnaissent pas marque de facto la fin de la relation.

Les configurations relationnelles

L’analyse des récits, concentrée sur la dimension de l’évolution de la rela- tion dans le temps, permet de dégager six configurations relationnelles. Avec l’usage du terme configuration, nous insistons sur le fait que les relations grands-parents/petits-enfants, telles qu’elles se présentent au chercheur au moment de l’entretien, sont toujours à comprendre comme la résultante provi- soire de trajectoires relationnelles se déroulant dans un temps long. Le Tableau I résume les configurations relationnelles, en opposant la constance au mouvement, ainsi que la proximité/convergence à la distance/divergence.

TABLEAU I. –Configurations relationnelles

Les configurations à l’épreuve de leurs déterminations

La diversité des configurations relationnelles entre les grands-parents et leurs petits-enfants adolescents présentées dans cet article dévoile la complexité des déterminants à l’œuvre dans les dynamiques familiales. Le nombre d’entretiens réalisés ne permet pas d’énumérer et d’évaluer avec précision l’impact des ressources mentionnées en introduction, ni de se prononcer sur les interactions que les différentes ressources et trajectoires ont entre elles. Néanmoins, l’examen des types de configurations à la lumière d’une série de facteurs (éléments du récit qui ont été objectivés) permet d’éclairer quelques déterminations à l’œuvre dans les configurations (16).

Constance Mouvement

proche distante convergent divergent

Consonance (N = 14 + 1*)

Dissonance (N = 4)

Rapprochement (N = 2) Recomposition

(N = 2)

Éloignement (N = 8) Rupture (N = 6)

* Voir Annexe I.

(16) Le tableau récapitulatif des caractéristiques des configurations se trouve en Annexe I.

(19)

La structure de parenté, la distance, la santé

Une première série de facteurs a trait à la structure de la parenté (divorces/séparations, recompositions, taille de la parenté). D’une façon géné- rale, les familles dont les ramifications sont nombreuses et les contacts fluides sont propices à des relations caractérisées par la continuité et la proximité.

Derrière ce constat quelque peu tautologique, se profile la question des sépa- rations et des conflits familiaux. La présence ou l’absence de divorce dans la génération des grands-parents ou des parents distingue ainsi la configuration

« consonance » de toutes les autres configurations : dans cette configuration, les divorces sont minoritaires et concernent trois dyades sur quatorze, alors que les divorces sont majoritaires dans l’ensemble des autres configurations (dix-huit dyades sur vingt-trois). Le divorce des parents a souvent un impact sur les relations des petits-enfants avec les ascendants paternels, les contacts avec ces derniers étant moins fréquents, voire marqués par le conflit. Dans les cas de séparation précoce et radicale du couple parental (on pense ici à Aurélie Rossier, qui ne connaît pas son père), toute possibilité de relation avec la famille paternelle peut être oblitérée, cette branche n’ayant pas d’exis- tence concrète pour la génération des enfants. Le divorce tardif des grands- parents peut également mettre à mal la relation avec les petits-enfants, comme le montre la famille Meyer, dans laquelle le divorce, puis la nouvelle union des grands-parents paternels altèrent la relation avec le petit-fils. Toutefois, il convient de préciser que les effets du divorce et du conflit ne jouent pas systé- matiquement en défaveur des relations grands-parentales : dans la famille Keller par exemple, c’est le divorce des parents – du moins dans un premier temps – qui a favorisé le rapprochement de la grand-mère paternelle et de ses petits-enfants.

La présence du couple grand-parental se présente également comme un élément favorisant les contacts et la proximité affective, sans pour autant être déterminant. Il est intéressant de mentionner à ce propos que, dans la configu- ration « consonance », les grands-parents sont le plus souvent considérés comme un « ensemble » non dissocié (les petits-enfants parlent de « leurs grands-parents » et non de la grand-mère ou du grand-père séparément), alors que, dans les autres configurations, les récits sont plus individualisés et centrés sur un personnage principal (souvent la grand-mère). Les grands- parents vivant seuls – pour cause de séparation ou de veuvage – semblent plus exposés à la dissonance, l’éloignement ou la rupture. Arnaud Charpentier dit de son grand-père, divorcé et veuf : « … mais il forme pas un entier si tu veux, et je peux moins le valoriser » ; Basile Keller met en relation le début du conflit avec sa grand-mère avec le décès de son grand-père (de son point de vue, la famille a perdu son « chef » à ce moment-là) et les petits-enfants Morelli estiment que, depuis que les grands-pères sont décédés, « c’est plus lourd » avec les grands-mères. Les petits-enfants pointent du doigt un déficit de disponibilité (par exemple en cas de deuil), un manque de « savoir-faire » familial (un grand-père vivant seul depuis longtemps) ou au contraire une trop grande présence, vécue à l’adolescence comme envahissante.

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La proximité géographique entre le lieu de résidence des grands-parents et celui des descendants semble favoriser l’intensité relationnelle – que cette intensité soit un attribut de la relation actuelle (« consonance ») ou un attribut de la relation passée (« éloignement »). La proximité permet l’inscription de la relation dans le quotidien des familles, notamment à travers la possibilité d’entraide durant l’enfance des petits-enfants : les récits des petits-enfants et grands-parents résidant à Genève sont ainsi émaillés de souvenirs liés à la fonction de « garde » grand-parentale. Les petits-enfants présentent les grands-parents comme figures familières de leur enfance, et les grands- parents valorisent le fait d’avoir vu grandir les petits-enfants. Toutefois, les récits de la configuration « éloignement » montrent qu’une familiarité instaurée durant l’enfance n’est pas une garantie pour un avenir sans nuages.

Cette familiarité est plutôt à considérer comme un terrain favorable, un terreau sur lequel les deux partenaires cultivent la relation. La distance géographique représente, au contraire, un terrain défavorable qui met la rela- tion à l’épreuve plus qu’il ne la soutient. Il s’agit pour les partenaires, et en premier lieu pour les grands-parents (ainsi que les parents), de composer avec la distance en déployant des stratégies de compensation. De telles stratégies sont ou étaient à l’œuvre dans les familles Brandt, Benydin, Beaud et Morelli (« grands-parents de vacances »).

Il convient également de souligner l’importance d’une ressource dont nous n’avons pas encore fait mention, dont l’évidence préside souvent le passage sous silence : la santé. Entre les lignes, on devine chez les grands-parents en bonne santé l’avantage qu’ils ont tiré de l’usage d’un corps solide et d’un esprit qui a toutes ses facultés. Les Pillet disent à ce propos :

« Faut dire qu’on a été grands-parents jeunes, à 50 ans on a eu notre première petite- fille, donc c’est aussi un cadeau parce qu’on fait beaucoup de choses… parce que voilà, quoi, on est encore aptes à courir. Qu’une petite-fille nous dise “Allez viens on court, allez on y va, on va jouer au football”. »

Aux bénéfices de la santé évoqués par ces grands-parents fait écho le lourd tribut relationnel payé par les grands-parents malades. Les effets de la maladie sont de deux ordres : directs quand ils affectent la relation immédiate du grand-parent malade avec les petits-enfants (les cas extrêmes sont illustrés par les grands-mères de Salima Meyer et Jules Ribordy, qui, souffrant de la maladie d’Alzheimer, ne reconnaissent plus leurs petits-enfants), indirects quand ils affectent la relation du conjoint ou d’autres membres de la parenté.

Les deux effets sont à l’œuvre dans le récit que font les petits-enfants Morelli de la maladie, puis du décès du grand-père maternel : les petits-enfants ont vu la santé du grand-père décliner sur plusieurs années et, lors des derniers séjours, le grand-père qui avait marqué leur enfance avec ses blagues et ses tours de magie était devenu un personnage assez silencieux, immobilisé dans un fauteuil roulant. Les petits-enfants osaient de moins en moins aller vers leur grand-père de peur de le déranger et de se faire rabrouer. Par ricochet, la maladie a également affecté les relations des petits-enfants avec la grand- mère maternelle, qui était à la fois accaparée et affectée par l’état de santé de son mari, et donc beaucoup moins disponible pour les petits-enfants.

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Aux dissonances, éloignements et ruptures présentés dans l’analyse, il faut ajouter les grands-parents qui n’ont pas fait l’objet d’un récit (parce qu’ils étaient décédés au moment de l’entretien, mais dont l’histoire antérieure avec leurs petits-enfants portait le sceau de la maladie). Il convient également de garder à l’esprit le fait qu’une altération de la santé des grands-parents peut, à tout moment, fragiliser ou interrompre la relation aux petits-enfants (17).

Le temps des relations, les relations dans le temps

Les facteurs mentionnés ci-dessus sont tous à considérer en étroite relation avec un élément-clé de notre analyse : le temps. En effet, étudier les relations grands-parentales dans une perspective diachronique met au jour leur sensibi- lité au temps qui passe – sensibilité qui caractérise toute relation, mais qui prend une tonalité particulière lorsque l’on considère des partenaires amenés à passer chacun un seuil : l’entrée dans l’adolescence, avec l’horizon de l’âge adulte, et l’entrée dans la vieillesse, avec l’horizon de la mort. De façon expli- cite ou en filigrane, la question du temps traverse les entretiens : le temps donné à la relation par les circonstances, le temps donné à la relation par les partenaires. Certains petits-enfants n’ont pas pu être gardés par leurs grands- parents car ceux-ci travaillaient durant leur enfance, d’autres voient le temps filer chez les grands-parents âgés (maladie, décès), d’autres encore mention- nent leur propre temps qui se restreint et se spécialise (temps à disposition au quotidien : scolarité, amis, loisirs).

Les configurations dégagées des entretiens reflètent les relations telles qu’elles se présentent au moment de l’étude tout en étant le produit de leur histoire. Elles évoluent et se modifient dans le temps, tant sous l’effet de l’avancement en âge des partenaires que sous l’effet d’événements tels que des divorces, des conflits ou des déménagements. Ainsi, si l’étude avait été menée quelques années auparavant, il est probable qu’une partie des dyades de la configuration « éloignement » aurait trouvé place dans la configuration

« consonance » : dans six dyades sur les huit qui composent cette configura- tion, l’éloignement est clairement à mettre en relation avec l’entrée dans l’adolescence des petits-enfants. À l’inverse, si l’étude avait été menée quel- ques années plus tard, la relation de Nathalie Garcia à ses grands-parents paternels aurait peut-être pris la forme de la rupture. Le temps qui passe préside à la dynamique des configurations, mais il menace également la rela- tion d’interruption définitive : si la grand-mère paternelle Keller décède (voir note 17), le temps donné au rapprochement avec les petits-enfants aura été compté.

(17) Basile et Stéphanie Keller sont conscients de la mauvaise santé de leur grand- mère paternelle et se disent pressés par le temps : ils veulent « profiter au maximum » d’une relation qui a démarré sur le tard et sur

laquelle plane le péril de l’interruption.

Quelques semaines après l’entretien, Louise a effectivement été hospitalisée avec une grave atteinte de santé.

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Ajoutons encore que le temps accordé à la relation par les partenaires est aussi fonction de leurs attentes, de l’orientation qu’ils donnent à leur vie, de la place qu’occupent les relations familiales dans leur univers. Les petits- enfants ont été plus diserts sur les changements apportés par l’adolescence : les priorités changent et les relations sociales commencent à prendre le pas sur les relations familiales. Nous avons peu entendu les grands-parents sur ce sujet, mais il est probable que, dans certaines relations, les grands-parents ne soient pas uniquement « victimes » de facteurs entravants tels qu’un lieu de résidence éloigné ou le divorce des parents, mais simplement acteurs d’une relation qu’ils ne considèrent pas comme prioritaire ou indispensable, ou, du moins, dont la priorité peut faire l’objet de négociations (18). Nous suggérons ainsi que la valeur conférée aux relations grands-parentales n’est ni uniforme, ni « naturellement » engendrée par la naissance de petits-enfants.

Au carrefour des ressources et des déterminants : les mères, les grands-mères Les récits tant des grands-parents que des petits-enfants laissent apparaître le rôle central des femmes – les mères, les grands-mères – dans l’orchestra- tion des relations grands-parentales. Ce phénomène concerne à la fois le locu- teur du récit et le contenu de celui-ci : les entretiens des grands-mères sont plus longs, plus détaillés et plus vivants que ceux des grands-pères, et dans les récits des petits-enfants les grands-mères sont nettement plus présentes que les grands-pères (19). Les récits des grands-mères et ceux sur les grands- mères sont plus intenses, même lorsque sont évoqués des conflits ou des éloi- gnements. Les mères ont également une place de choix, en particulier lorsque sont abordées les activités de garde des grands-parents (le plus souvent par la grand-mère) ou les visites et appels téléphoniques.

Ce premier constat nous incite à examiner la question de la latéralisation dans les relations grands-parentales. La latéralisation du côté maternel des entraides instrumentales et expressives (Pitrou, 1992 ; Coenen-Huther, Kellerhals et Allmen, 1994 ; Déchaux, 1994), des contacts et du sentiment d’attachement à la parenté (Hammer, Burton-Jeangros et Kellerhals, 2001) est un phénomène désormais classique en sociologie de la famille (Déchaux, 2007). Dans notre étude, on constate qu’en l’absence de divorces, de maladies graves ou décès l’orientation des relations entre petits-enfants et grands- parents est bilatérale. En revanche, l’orientation est majoritairement matrilaté- rale dès lors qu’une des deux branches grands-parentales est touchée par la

(18) La négociation des priorités peut être source de tensions normatives fortes, comme le montre le récit de Lena Böhm, qui avait repris des études universitaires juste avant la naissance de ses deux premiers petits-enfants : « Je me rappelle des moments quand ma belle-fille a amené les enfants à la crèche et moi je faisais encore les études, et je me disais “mais qu’est-ce

que tu es comme grand-mère ?” et je ne dormais pas de honte que mes petits-enfants doivent aller à la crèche tandis que moi je me traîne à l’uni- versité. »

(19) On peut ajouter que les entretiens des filles sont plus longs et fournis que ceux des garçons.

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