IMMIGRATION, GRANDS-PARENTS ALGÉRIENS ET MÉMOIRE : ENTRE LA TRANSMISSION ET L'OUBLI
Atmane Aggoun
L'Harmattan | « L'Homme & la Société » 2003/1 n° 147 | pages 191 à 207
ISSN 0018-4306 ISBN 9782296323155
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Immigration,
grands-parents algériens et mémoire :
entre la transmission et I'oubli
Atmane AccouN
Cet article se propose de decrire la place du < vieux > là-bas (en Algérie) puis
ici
(en France). Cetûe description nous conduira à saisir les continuites/discontinuites des rôles et des fonctions et dela
transmission dela
mémoire en situation d'immigration. Pourfinir,
nous analyserons les rapports enhe les petits-enfants et les grands-parents algériens,les
bricolagesà l'æuwe en ce
quiconcerne la vieillesse et Ia mort et, conjointement, le rapport à la
ûerre et à la mémoire collective des migrants, ainsi que le processus de transnission de la mémoire.
Vieillir là-bas
D'une
façon générale,la famille au
Maghreb estde
type patrilinéaireet
constitueun
groupe incluantnon
seulement le couple, les filles célibataires, divorcées ou veuves, mais aussi lesfils,
leurs épouses et leur progéniture. Cela donneà la
famille rurale une atnosphèrc communautaire, à forte dominante féminine,car
seulsles
hommestravaillent à l'extérieur. L'intérieur,
la maison est le domaine réservé des femmes. On assisæ cependant àdes réaménagements
de la
structurefamiliale
dans les villes, notamment parle travail
des femmes. Cela entraîne donc des modifications dans la gestion des rôles de chacun et dans les gestesLTIomme et la Sociêtê, n" 747-748, janvier-juin 2003
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Atmane Accoundu
quotidien. Commele
souligne Mahfoud Boucebcir,
cettestructuration
tès
rigide permet de maintenir et de renforcer, la cohérence et I'adhésion de chacun au groupe familial et la tutellede ce
derniersur
chaque membre. Quoique contraignante, la famille baditionnelle procure à chacun une sécurité psychologique où l'angoisse liée à la crainte de l'échec social serait absente. De ce système familial"il
découle que chacun peut trouver au sein du groupe un appui affectif et matériel qui crée un lien trèsfort
de solidarité et de reciprocité.Un
bonheur contme un malheur est partagé, assumé collectivement. Support permanent de I'individu, la famille I'assiste à tout moment et dans ûous les domaines ; ce qui peut conduire certains à des attiurdes régressives de dépendance.Cette
communautéest
sousla
responsabilited'un
chef,<< l'ancêtre
), qui
sera pour toutle
groupela
référence moraleoreligieuse et spirituelle. Ainsi,
ni
l'hommeni
la femme, à aucun moment de leur existence, ne seront partie prenante dans le choix d'un partenùe, tant sont prégnants le groupe, les taditions et la politique d'alliance des familles.La
personne âgéefait
partie integrante de la famille et sa protection incombe aux membres decelle+i.
Une personne âgée, mêmesi elle n'a
pas d'enfanÇ a toujours quelqu'unsur qui
s'appuyeren
casde
besoin. Les personnes âgées jouissent dos privilèges de préséance dans les cérémonies : la place d'honneur leur revient de droit, on s'adresse à eux avec beaucoup de respect et on leur réserve les meilleurs morceaux de viande.Pourquoi une telle prise en charge familiale de la vieillesse ? Le dévouement de
la famille
est considéré commeun fail
naturel, auûomatiquementlié
àla
responsabilitéfiliale et
au réseau des obligations reciproques.La
logique estla
suivanùe:
les parents assurent la survie maûerielle et la croissance de leurs enfants qui, devenus adultes, doivent en retour et en guise de compensation assurerla
securite financière etl'entetien
de leurs parents âgés jusqu'à leur mort. On inverse ainsi le sens de la responsabilite et de la dépendance. L'idéal de la vieillesse consiste alors à être entouré de nombreux descendants, autant que possible des mâles, futurs bâtons de vieillesse.1. Mahfoud BoucBBcI, Psychiatrie, société et développement, SNED, Alge4 1979.
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lmmigration, grands-parents algffiens et
mémoire.,.
193La
question se pose de savoir àpartir
de quel moment une personne atteintla
classe des personnes âgées. Nous pouvons distinguerdeu
types de vieillesse : I'un lié à l'âge et l'autre lié à une perte de vitaliûe, d'énergie. Le premier typeintoduit
la notionde longévité,
considérée comme récompensepour une
vie exemplaire à cause de la faible espérance de vie. On devient vieux parce qu'on a survécu à ceux de sa génération.Vieillir
et survivre àses contemporains constitue un phénomène rare
sinon exceptionnel.A
cetitre, la
longévité est considérée oommeur
grand privilège et un signe valorisant. Dans la religion musulmaneo uno pers)nne qui atæint l'âge de 75 ans se rapproche de Dieu ; ses paroles, ses invocations sont
I'objet
de réalisatons divines. Le secondtype
de vieillesse concerne des personnesqui ont
de nombreux problèmes,qui n'ont
pasd'enfant et
peuvent être considérées comme vieilles dansla
mesure où elles ne peuvent surmonter leurs problèmes.De façon nuancée, on retrouve des similitudes concemant la place des vieux dans la famille en Afrique zubsaharienne. Dans des zones rurales, notamment la vieillesse n'est pas vécue conrme une déchéance,
le
vieillissementse
pense avanttout en
termes d"acquisition et de progrès car les sociétés traditionnelles, orales, ont besoin de leurs vieux, < symboles de leur continuiûe en tant que mémoire du groupe 2 >. Ainsi, la personne âgée devient dépositaire de connaissances ancestrales et du calendrier communautaire des événements historiques,elle
enseigneson savoir et
devient conseiller, arbibe respecte.Quel que soit le typ€ de société considéré, le critère du savoir interËre même si une échelle des âges codifïe la hiérarchie sociale
puisqu'il faut
< beaucoupde maturité et
d'expérience pour administrer avec sagesse les intérêts dela
communaute').
La personne âgée se rapprochedu
monde des ancêtres qu'elle va bientôt rejoindre. La mort n'ost jamais perçue comme unefin
en soi mais comme le passage de l'état d'humain à celui d'ancêtre, vivant dans sa progéniture. Ainsi, la personne la plus âgée de Ia2. L,ouis-Vincent THoMÀs, < Anindes face à la vieillesse et au vieillissement : un problème de civilisation >, in Revaz NIcoLADæ (éd),Vieillir et rnowb ea exil, Lyon, PUt 1993,p.67-1fl).
3. Louis-Vincent THoMAs, <
[a
vieillesse en Afrique Noire >>, Honutus et Migraliots, no I 140, 1991, p. TI -33.© L'Harmattan | Téléchargé le 26/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Lille (IP: 194.254.129.28)
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Atrnsne AccouNcommunaute est symbolisée par un arbre géant dont le tronc est imposant les racines profondément enfoncées dans le sol et dont les branches s'élèvent majestueusement vers le ciel procurant un ombrage très étendu.
C'est le lieu de
rassemblementde
ses ascendants. Iæ vieillard favorise le contact ente les membres de safamille et constitue
le pilier
des relations intafamiliales par les visites, les conseilset
avis, l'informationet
les réconciliations.Ainsi, le
plus âgé estle hait
d'unionente
les membres de safamille et c'est autour de lui que s'organise la solidarité enFe eux ao
les
contactset les
programmes communset ung
meilleure connaissance les uns des aubes.Les connaissances et les aptitudes accumulées pendant touûe une vie ne constihrent pas tm savoir dépasse comme cela se produit dans des sociétés occidentales subissant
en
pennanence une évolution technologique. En effet, les vieux sont les dépositaires des connaissances, des savoir-faire et de la tadition. Ils servent de modèlesà
la jeune génération, en complémentarité du modèle parental. Rassemblés habituellement surla
place du village, les plus vieux, pendant des heures discutent, racontent, répèûent les mêmes hisûoires. L'imagination prodigieuse amplifie chaque détail et d'un simple fait naît une légende. Tout un héritage culturel setransmet de génération en génération. L'acte de parole a quelque chose de sacré.
La
sociéte traduit son attachement à I'usage de ceÉe parole par des expressions detype:
<il
a bien parlé >, <il
a une parole. > Dans ce monde, où tout se décide par la parole, coestau
niveaudu
discours pédagogique également quela
parole s'investit de prestige. Tous ces vieux qui possèdent un savoir etqui,
doune manièreou d'une
autre, participentà un
système4. D'une manière générale, I'enquête de Claudine ATrrAs-DoNFUT, Nicole
tÀplnnr et Martine SEcAr.nN, Le nouvel esprit de fanilte, Éditions Odile lacob,?.N2, met en évidence l'importance des solidarités enre les différente.s générations, et particulièrement le rôle nouveau joué par les grands-parents ainsi que les modalités de la transmission familiale, tant dans ses formes que dans ses contenus. En effet, le lien familial aujourd'hui est caractérM par le soutien des générations plus âgées envers les plus jeunes lors de difficultés conjugales ou de difficultés liées au marché de I'emploi, sans obligation et en laissant à chaque génération sa liberté de choix. Or, ce lien familial est d'autant plus fort qu'il se tisse désormais dars le rcspect des valeurs de chacurl du fait aussi de l,a tol&ance et de l'écoute entre générations.
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lmnigration, granils-parents algeriens et
mânoire,,,
195éducatif extafamilial sont assimilés à des cheilù.r ; ils tansmettent
un
savoiret
dispensent des connaissances auprès des jeunes générations. C'est aussi le cas de l'écrivain public, de l'instituteur orienteur des enfants, desmaîtes
spirinrels, des guérisseurs etfigures rinrelles
privilégiées,du maître d'école
coranique...Investis
de la
notoriétéet de la
considération habituellement dévolues aux anciens ; ils représentent << l'homme des sciences > et méritent respect et reconnaissance.< Il fallu! écrit Mouloud Feraoun dsns Jours de Kabylies, soigner les malades, écrire et lire des lettres, dresser des actes, donner des conseils, arbitrer des conllits, intervenir, aider, secourir, pour linalement mériûer ce titre de < cheikh > qui est, dans I'esprit de tous, un titre de noblesse, un homme instruil qui ne saurait ni mentir, ni tromper >.
Vi ei lli r en i mmi grati on
Plusieurs vagues migratoires
se sont
succédéen
France, ûansformant une tradition migratoire temporaire en une installation définitive de nombreux migrants célibataires depuisla fin
des années soixante-dix. Certains grands-parents rendent visiæ à leurs familles en France avant de rentrer quelque temps dans leur village natal, tandis qre d'autres s'installent définitivement auprès de leurs enfants et petits-enfants.Le lien
entre petits-enfants et grands- parents nous est apparu comme un lieu privilégié du < bricolageidentitaire > et de la constitution d'une sorte
de< discontinuite/continuité
> culturelle. En effet pour tous
les Algériens ôgés rencontrés, toutes générations confondues, lafamille
resteun
référentprimordial qui ne doit
toutefois pas entraver la logique individuelle de chacun. Elle conûibue à donner sens à une appartenance, mais elle est également un lieu pour se ressourcer et aider ses différents membres à se positionner dans la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi, cete relation aux grands- parents, qu'ils soient installés en France depuis 30 ou 40 ans ouqu'ils
fassent des allers et retours, induit-elle une configurationfamiliale
particulière? Elle n'est pas
uniquementun
lieudépositaire des valeurs d'origine taditionnelle où se perpétue la culture algérienne, musulmane, arabeo berbère, maghrébine... Elle
5. Mouloud Feraoun. Jours de Kabylie, Paris, Éditions du Seuil, 1968.
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Atmane AccouNest aussi et surtout une organisation composite faiæ de relations individuelles où se consnuit la culture algérienne.
De plus en plus de travailleurs immigrés ont atteint l'âge de la reûaite et se sont pris à vieillir en France. Cette vieillesse constitue une situation inédiæ, une nouvelle version de I'immigration. Cet état de (( vacance 6
>
dont parle Abdelmalek Sayad,n'a
pas la même signifïcationet
les mêmes conséquences chez tous les immigrés.La
vieillesse, conditionde la
reFaiûe,est un
état irrémédiable,qui
nous oblige à entrer dans unevie
nouvelle, à laquelle les immigrés ont été, moins que tout auhe, préparést.
Si l'annonce de cette rehaite fut un choc pour certains, ce fut, pour d'autes, le moment de la réflexion sur leur migration, la prise de
conscience
de leur
négligence,celle d'avoir
<brûlé
leurs vaisseaux)
sansavoir
pensé véritablementà
préparer leurvieillesse. Pour certains touûefois, la retraite a été vécue comme une phase de ruphre totale avec le monde du ûavail contraignant par ses horaires étouffants. Pour d'autres, le passage à la retraiæ est un moment de < non-existence >r ou I'entrée dans uno période de
< pharmacie ambulante >.
Par ailleurs, les premiers jours de la periode d'inactivité au sein de la cellule familiale sont, dans l'ensemble, difïiciles, C'est un moment de confrontation dans la perception du temps, mais aussi dans I'occupation de l'espace ; I'homme, ce grand absent,
s'il
était présent au temps de son activite, était plutôt discret par la grâce des 3/8. Maintenantle voilà,
réellement présent, cherchant des repères et bouleversant I'espace familial, domaine jusqu'ici réservé àla
femme qui, habituée à un certain rythme de vie, à un type d'occupation de I'espace, se sent en concurence avec un mariçi
essaie d'établir de nouvelles règles, de tout regenter. AIin de ne pas
être dépossédée de son ûerritoire, l'épouse engage des strategies:
elle
peut,par
exemple, déplacerou/et
prolongerI'heure
du ménage.Le æmps de la retaite correspond aussi au temps des nouvelles activités
;
certains renouent avecle religieu:ç s'initient à
la théologie, d'auEes s'investissent dans le mouvement associatif...6. Abdelmalek Saya{ < [,a < vacance > corntne pathologie de la condition de I'immigré : le cas de lareraiæ et de la préremite >, Gérontologig n" 6O p. 37-55.
7. Émile Témirne, < Vieiltir en immigration >, R.E.M.I (Revue Européenne das Migrarions Inæmationales),2N2. L7, p. 121'l-150.
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Immigration, grands-parents algériens et
m&noire...
797Si les
grands-pèresavaient pu
conserverune
mémoire algérienne, dans la mesure où celle-ci se fondait$n
un passe vécu, leurs petits-enfants, nés et socialisés en immigration, noont pu en acquérirque les
seuls éléments compatibles avecla
sociéted'accueil; lors
de manifestations culturellesou
cultuelles par exemple. Pour le reste, le quotidien a pris le dessus sur les images d'un passe algérien de plus en plus détaché de la siuration vécue.Leur naissance en France puis l'installation définitive donnent
la possibilité d'une affirmation culturelle
spécifïqueet
de nouveaux cadres à la mémoire collective où s'articulent oubli et< rétentions >. La fonction de ces grands-parents est de tansmettre aux petits-enfants le respect envers les < grands-parents
),
sagesconseillers. Toutefois, le comportement de leurs petits-enfants nés en France les amène à se poser la question de la légitimite de leur statut. Nous allons
voir
comment ces grands-parents algériens élaborent les liens familiaux entre mémoire/oubli et exigences de la sociéæ française.La relation aux petits-fils
La façon dont les grands-parents algériens investissent leur rôle, qu'ils soient installés ou fassent des allées et venues (entre ici et là- bas), est caracteristique sur plusieurs points. Tous avouent leur attachement profond
à
leur(s)petit(s)-fils qu'ils
comparent à leur(s) propre(s) enfant(s). Ceux qui se rendent en France une fois par an déclarent redouter cette absencequi
les sépare de leurs petits-enfants. Certains, commeAli, ont
décidéde vivre
leur retraite en région parisienne. Depuis dix ans,il
trouve auprès de sespetits-enfants le fondement de son existence : < Je considère mes petits-enfants comme mes héritiers, ma continuite, c'est une partie demoi... >
Respectés
en Algérie pour le
nombre importantde
leurs descendants,les
grands-parents souhaitent acquérir respect et reconnaissance auprès de ceux-ci, tant en France qu'en Algérie, et au-delà dela
mort. C'est en vertu de ce statut que ces grands- parents peuvent faire valoir la légitimité d'une fonction particulière dans la famille. Qu'elle soit réelle ou < idéalisée >, cette fonction consiste,pour les
grands-parents rencontrés,à
rassembler les différents membres de la famille, à tisser des liens familiaux baséssur la solidarite. Lorsque leurs enfants habitent tous dans la même
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Atmarc AccouNrégion ou la même
ville,
voire le même quartier, les visites sont fréquentes ainsi que les réunions familiales o.S'ils
laissent la priorité à leurs enfants en ce qui concerns l'éducation des petits- enfants,ils
s'octroient tout de même la possibilite, en pensant àl'avenir, d'y
participerafin
de contribuerà
I'ascension sociale souhaitée; ainsi Ahmed (70 ans) nousdit:
< Je leur monhe le droit chemin. Quand ils posent des questions sur un sujet, je leur expose mon point de we sur les valeure qui me semblent importantes. Du point de vue dc la religion, je leur explique que nous sommes musulmans [...] puis je tiens à ce qu'ils ont de bonnes notes à l'école 9. D
En effet, pour ceru( qui sont installés en France, leur emploi du temps est primordialement organisé en fonction des petits-enfants dont ils se mettent à la disposition. Ils vont les chercher à l'école, les aident dans leur
tavail
scolaire (au moins en les incitant àtravailler
studieusementcar la majorité d'entre eux
sont analphabetes : hommes de béton et de fer), et les amènent chez le médecin quandil
le faut. Les ptits-enfants appellent leurs grands- parents < Papir
et << Mamie > et soadressent à eux en ûoute liberûe comme à leurs propres parents. La présence des grands-parents est alors un savant dosage de disponibilité et de discrétion dans la vie familiale qui, au qrotidien, se limite à la famille nucléaire. S'ils seplaignent quelques fois de ne pas être écoutes, ces grands-parents
s'identifient à la figure
symboliquede
I'ancêtre respecté et commémoré qu'ils souhaitent devenir.Dans ce cadre,la circoncision trouve touûe son importance. Les grands-parents
sont investis par leurs enfants de
cette rosponsabilite, mêmes'ils
doivent lutter conûe I'opposition des petits-fils qui, disent-ils, ne veulent pas < être circoncis to >>. En France, la circoncision reste, pour les Algériens, le plus sûr moyende signifier
I'appartenanceà leur famille et,
au-delà,à
la collectivité algérienne. Comment se marier pour un Algériens'il
8. Atmane Aggoun, < Voisins en France et au Maghreb. Bruit des retrouvailles et silence domestique >, [æs Annales de la recherche urbaine, n" 90, se,ptemb're 2fl)1.
9. Ahmed fait référence à un proverbe kabyle qui dit: <<
il
faut suiwe le chemin de ton grand-pka >10. Sur la question de la circoncision voir I'ouvrage, devenu classique, de Abdelwahab BoUIDBA, Lr sexualité en Islom PUF, 1975, p. 213-28.
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lmmigration, granils-parents algériens et
mêmoire..,
199n'est pas circoncis ? Comment réintégrer
le
cimetière du village d'origine ? Le meilleur moyen d'affilier leurs petits-fils n'est-il pas de marquer physiquement leur appartenance ? Ne pasête
circoncis reviendrait à n'êtreni
magbrébin,ni
musulman. La circoncision, effechree vers deux ou trois ans, permet par I'inscription dans le lignage, une réappropriation de l'enfant par le grand-père, par le groupe d'appartenance et parla
famille. La persistance de cette pratique permet dansl'imaginaire, de rétablir le
déséquilibre d'influence entre deux univers:
I'algérien et celui dela
sociéte d'accueil. Elle est significative du lieu d'appartenance et donc de la ressemblance nécessaire entre grand-père etpetit-fils. Si le fils
détient toujours une place importante, notamment pour accomplir les rites firnéraires du pèreet
assurer son passage dans l'autre monde, le petit-fils porte la responsabilité de la mémoire du grand-père qu'il doit
honorer.La pratique de la circoncision
en immigration constitue donc un des moyens de perpetuer les liensfamiliaux
spécifiquement algérienset de tracer la
frontière ethnique et religieuse du group.En restant à l'écoute des besoins et des problèmes des petits- enfants, ils pensent développer une certaine compliciæ et apporter des conseils, compte tenu de leur expérience de vie. Ce point sur lequel les grands-parents insistent particulièrement haduit bien les rapports
qu'ils
veulent avoir avec leurs petits-enfants etle
sensqu'ils donnent à leur fonction de grands-pæents dans la famille.
À
havers I'unite et le lien familial,
il
s'agit pour eux de perpétuer leur mémoire et de tout faire pour que leurs petits-enfans opÈrent une ascension sociale signilicative dans la société française, Ce désir,enfoui dans I'inconscient des
grands-parents,témoigne
de l'imprégnation du modèle colonial dans leur mémoire collective, réachralisé parla migraton
en France.La
réussiûe scolaire des petits-enfants vient donc achever un rêve tant convoite: égaler les Français.Grands-parents de la migration et construction de la némoire
Tout au long des
entretiensomes interlocuteurs
ont implicitement effectué des comparaisons entreles
statuts de grands-parents en Algérie et en France.S'il
pouvait sembler audépart que
cette
dichotomieétait
évoquéepour
marquer la difference radicale enheici
et là-bas, I'enjeu de ces comparaisons© L'Harmattan | Téléchargé le 26/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Lille (IP: 194.254.129.28)
N
AtnuneAccouN se situait, enfait,
dansla
continuité culturelle et dansla
façon d'inægrer le changement. Cette analyse varie en fonction de leur propre expérience dela
migration et, surtout, en fonction de la différence entre eux et leurs petits-enfants et de la capacite qu'ils ont à l'accepûer. Ainsi cette quête de < continuite > enûeici
et là- bas se traduit-elle dans les relations inærgénéræionnelles par des< discontinuites >, comme
la
recherche d'une place àpartir
de laquelle leur parole puisse être entendue et transmise. C'est une parole àconçérir
auprès d'un public qui,s'il
avait éæ en Algérie,aurait été plus facilement
saisissablegrâce,
notamment, àl'adéquation entre
le
discours tenu parla famille et la
sociéte globale mais aussi grâce à la proximiæ spatiale. La séparation des familles on foyers et couples autonomes n'est pas une situation nouvelle pour ces grands-parents maisil
est vrai qu'en Algérie, les réunions familiales sont plus fréquentes qu'en France, renforçant ainsi le rôle de < vieux > quitire
son statut de conseiller de son âge.Ceux
qui vont et
viennent enFeI'Algérie et la
France et, surtou! qui n'ont pas vécu en Francell,
font souvent référence à la place importante des anciens en Algérie. Ainsi,H'Lima
(66 ans) vient tous les ans voir ses fils installés à Paris :< Il y a I'environnement qui joue.,. Mais une chose est s{ire, c'est que
dans le temps, mes enfants ont été élevés à côté du kanoun '', on racontait des histoires, des morales. N4aintenant mes petits-enfants en France, ils préfèrent regarder la télévision [...] En France, nous, nous sommes pas considérés comme nos parents étaient. On n'a pas de place. On m'écoute pas. Mes parents et mes grands-parents étaient plus respcctés que nous.
Mes fils essaient de transmettre leur vie d'Algérie mais ga ne passc pas auprès de leurs enfants. Les aires sont différentes [...] leurs enfants sont sourds, comprennent à peine... >
Pour
H'lima qui
effectue des voyages entrel'Algérie et
la France,la place de l'ancien et son rôle de
grand-mère sell.
Pour le groupe des reuaités qui font de,s allées et venues entre la Rance et le Maghreb et qui ont travailléici
voir Fanny SoHnrrnn, < Types et modalités des liens entre les anciens migrants et leur pays d'acpueil. Étude d'un groupe réinstallé à Marrakech >, mémoire de maitrise, université Louis Pasteur, Strasbourg, 1989, 64 p.L2.l* kanoun est le lieu où est allumé le feu et autour duquel on se rassemble, on se chauffe, on raconb les hisoires.
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Immigration, grands-parents algêriens et mêmoire, . .
définissent en fonction
d'un
héritage culturel conçu comme unréférent symbolique et qui définit les
fondements d'uneappartenance culturelle cornmune. C'est ainsi qu'elle estime devoir ûansmettre à ses petib-enfants une ligne de conduiæ proprement algérienne :
< Les Atgériens, en général, respectent leurs parents et grands-parents,
ils les écoutent. On dit souvent : < suis le chemin de ûon père et de ton grand-père >. Je leur expliquo tout ga parce qu'ils sont toujours algériens. >.
À
travers cos propos,on
se rend compte quele
système d'interrelations qui donne corps àla
mémoire collective de ses petits-enfants dépasso le cadre familial. Iæ rôle des grands-parents, telqu'il
s'incorpore dans I'ensemble familial mis en place par les parents et les petits-enfants, est reconstruit autour d'une logique nouvelle (celle de la sociéte d'accueil). Là, s'effectue un processus de bricolage dontil
faut considérer davantage la consistance.C'est à Eavers l'exemple de M'barek qui habite en France et partage le quotidien de ses petits'enfants, et qui se differencie
tès
peu des grands-parents effectuant des allers et retourso que nous aborderons les bricolages à l'æuvre. M'barek (67 ans) définit son rôle par rapport à sa fonction de < conseiller > :
< suivant les aflinités que j'ai avec mes petits-enfants [... ] quand il y a quelque chose pour lequel on a besoin de mon avis, on vient me voir. Il y a des choses que j'éprouve mais je ne le dis pas, je le garde pour moi puisque p€rsnnne ne me demande mon avis... Je sais, j'ai une certaine considération des choses, un certain respect des choses, je sais à quoi mnen tenir selon telle ou telle sirconstanoe, selon les individus. Jc ne veux rien imposer et puis do toute façon,je ne vais pas dire < faites telle ou telle chose alors qu'on ne va pas le faire... > Js me mets à l'écart parce que je
suis une grande personne >.
Rassembler la famille devient le leiunotiv, aider les membres de
la famille
dansle
désarroi, indiquer des directionsà
prendre, dialoguerou
setaire et ce, en
restant scrupuleusementà
la disposition des membres dela famille.
Ceportrait
dressé par M'barek occulte les relations conflictuellesqu'il
a avec ses enfants devenus parents, qui le somment de ng pas inærvenir dans leur vie de famille. Ce rôle de vieille personne dontil
se sent investi est vécu avec une importante charge affective et un sentiment aigu desresponsabilités, mais il en évalue I'inadéquation
avec I'environnement social français.207
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202
AtmaneAccouN Ces grands-parents de la migration ont bien conscience du fait que leurs petits-enfants sont fascinés par I'image de I'individu jeune, beau,com$titif,
capable de tout et participant au monde dela production/consommation. Or, ces migrants âgés, malgré leur désir d'ascension sociale pour leur descendance, se sentent exclus de ce que
vivent
leurs enfantset
petits-enfants dansla
sphère professionnelle et économique française. D'ailleurs, porn les petits- enfants algériens, les modifications qui accompagnent la vieillesse de leurs grands-parents sont souvent perçues comme un écart à la nonne sociale. Si pour ces grands-parents installés, le reqpect de la parole des anciens est une valeur fondamentale, ils ont conscience que la société française favorise I'autonomisation des individus et remet en cause la hiérarchie basée sur l'âge.Il
aura donc fallu que M'barek resompose sa position, en se tenant à disposition de sesenfants
afin de
maintenirle
dialogue avec ses petits-enfants.M'barek a été
lui-mêmeouvrier en
Francaet il
considère l'installation de ses enfants comms un moyen de perpétuer une forme de stabilité sociale et economique et surtout n'envisage pas de rentrer en Algérie où personne ne l'attend.Il
tente de se situer dans unelïort
de reformulation constante, ce quilui
permet de perp'ét'rer son propre modèle culnrel : d'une part, en maintenant un lienéroit
entre tous les membres de la familleet
d'auhe part, en valorisant la primauæ de la réussite sociale qui nécessite de se plier aux exigences du groupe majoritaire. La souplesse dont M'barek doit faire preuve face à la culture françaiselui
permet de ne pas soenfermer dans une étrangeté vis-à-vis de ses petits-enfants qui vivent une réalite differente à l'extérieur de la cellule familiale. De la sorûe,il
reste tout de même le gardien des traditions algériennes méconnues des petits-enfans nés en France et pour lesquellesil
est sollicité quand la société d'accueil le lui demande : manifestations culturelles, expositions, dossiers scolaires. Cette référence auxtraditions
algérienneslui permet de
transmettreun
savoir particulier et lui confère le rôle de mémoire; ainsi, Yacine (14 ans) nous dit :< J'avais un dossier à faire sur les rites funéraires d'Algérie, alors je
suis allé voir M'barek, le grand-père dnun camarade de l'école. Il n'y avait qu'une pcrsonne de son âge pour m'expliquer vraiment comment se passe la érémonie, rnois aussi comment est le cimetière du village. >
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Immigation, granih-parents algffiens et mémoire,.
,
203Cette transmission de
la
mémoire par les anciens dépasse le cadrefamilial et
s'élargit aux membresde la
collectivité tout entière. Pour ces grands-parents, le savoirç'ils
détiennent, du fait de leurs origines lointaines, est source de sagesse. Ils sont chargés d'experiences, veulent ûoucher à l'essentiel des valeurs humaines et inspirent le respect. Mais pour les jeunes nés en France tels que Lyes (14 ans), petit-fils de M'barek : < Ce gue raconte mon grand- père.au sujet du cimetière de villageoù
chaque membre de lafamille doit être enterré, c'est folklorique >. Dans ce
cas particulier-
du rapport au cimetière du village natal-,
à causede
la
dissociation parla
migration des membres dela
grandefamille, des
pansentiers du
scénario cérémoniel funéraire disparaissent. Pour Lyes, les récits du grand-pèren'ont
pas de réaliæ concrète du fait de l'absence d'un grand nombre d'acteurs nécessaires au rituel. La mort et les riûes quis'y
rattachent sont difïicilement transposables en migration dufait,
d'une part, de I'absencedu
cimetièredu village
natal des parentset
grands-parents mais aussi, d'auEe part, de celle des membres de la famille
qui
doivent prononcerle
discours religieux des funérailles, en fonction de la règle de primogéniture.Pour les grands-parents de cesjeunes Algériens nés en France, mourir c'est retrouver les leurs; parents et grands-parents qui font encore partie du quotidien (dans la mémoire) ritualisé à travers la sadaqa 13. Mourir se prepare en y pensant longtemps à l'avance, et les petits-enfants doivent alors servir à constituer sa mémoire, ce qui permeÇ quand on est mort, de ne pas êbe oublié par le monde des vivanLs.
Il
apparaîtdifficile
pour ces jeunes de ressentir avec empathiece
quevit le
grand-père algérien, d'autant plus que I'idéologie véhiculée parla
société d'accueil n'encourage pas àvieillir,
dans la mesure où elle renvoie à sa proprefin,
à sa mort sociale. Faceà
cette incompréhension, ces migrants âgés ont tendanceà
exagérerla différence qu'ils
ressentent.Ils
laconstruisent alors sur le souvenir de ce que vivaient leurs propres grands-parents au début du siècle en Algérie. Pour mieux marqusr la frontière avec les Français et marquer de manière positive leurs différences,
ils affirment qu'en
France,vieillir, c'est
devenirl3.Lasadaqa consiste, entre autres, à donner des biens ou de I'argent au nom du détunt.
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2A
Atmane Accouttinutile
:
< mourir c'est être oublié ra.>
Pourtant enAlgérie,
la réalité ence qui
concernela
place des anciens estbien
plus complexe qu'ils veulent bien le dire. Si, en France, les anciens ne sont pas complètement oubliés, en Algérie, ils ne sont pas l'unique cenhe de lavie
familiale. L'exagération des propos des grands- parents algériens tient au désir de se démarçer d'une sociéte dontils
se sentent exclus, tout en ayant conscience d'êFe eux-mêmes ûouchés par l'évolution des liens familiaurSi le
rapatriementdu
corpsest la
tendance générale des migrants maghnébins, ûous ne souhaitent pourtant pas faire rapatrier leur corps en Algérie. Non pas que la mort leur apparaisse conrme pour tous, scandaleuse, mais elle n'est plus uniquement associée à la terre des ancêtres du faig nous l'avons déjà évoqué, de l'absence de la totalité de la famille pour saisir les choix face à la mort 15. Si certaines personnes âgéesutilisent le lien étroit
avecla
mortcomm€ moyen de défense contre uns société
française envatrissante, comme une liaison avecle
pays d'origineoù
ils pensent avoir encore leur place, certains grands-parents signi{ient leur lien avec leur descendance et du même coup, leur installation en France en projetantd'y
être inhumés. D'ailleurs, ceci ne veut pasdire
que mourir en Occident soit dénué detout
fondement14. Sur I'importance des mors et du lien de filiation voir le liwe de Jean- Hugues DEscHAUx, Lc souvenir dcs morts, essai stu le lien de filiation, PUR coll.
< Le lien social )>, 1998.
15. Nombre de vieux émigrés sont tourmentés, attirés d'un côté par la terre où Eont enterés les anciens (el jadara) et dont I'interdit de la quitter à jamais reste vivace, et attiés de I'aure côté par le pays d'accueil où vivent désormais leurs enfants et leur famille proche. Condamnation pour beaucoup à un choix impossible: < mes racines là-bas et mes branches ici >, le choix peur être douloureux
;
les immigrés maghrébins expérimentent comme d'autres communautés une phase de leur projet migratoire. Pour I'heure, ils empruntent la voie déjà tracée par leurs pionniers, en évoluant autant que faire se peuç entre deux espaces: celui du pays d'origine et celui des enfants et des petits-enfants.Los résidents avec leurs familles essaient d'établt un ponL Dès lors, la question du retour au pays engendre plusieurs t)æes d'attitudes. Iæs uns continuent de rêver aur rivages du Maghreb tout en rqstant rivés à leurs banlieues, à leur minimum de confort, à I'attachement viscéral à leur descendance.
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lmmigration, granils-parents algilens et
mêmoire.., ns
traditionnel
; au
contraire, cela témoigne unefois
encore du bricolage en Eain de se faire.Par ailleurs,
la
prise en compte des conditions de départ deI'Algérie est
essentiellepour
appréhender correctement les decisions. Said (71 ans), retraite suspecté de trop aimer la France puisqu'il a travaillé avec les militaires français en Algérie pendant la guerre de décolonisation (L954-L962), sera publiçement accuséd'être
< harki 16>. Obligé de quitter I'Algérie
après I'indépendance, sa trajectoire reste ambiguë bien qu'appartenant àune génération d'Algériens fondateurs, en France,
de
l'espoir d'une éussiûe économique pour leur pays. Certains jeunes accusent même leur père ou grand-pered'avoir
collaboré avec l'ennemi.Ainsi, Said, posé en baîbe à son pays, a-t-il définitivement choisi de rester en France, d'autant plus que tous ses enfants et petits- enfants
y
sont installés. Car pour les Algériens, le défunt existe avant tout dans la mémoire de la descendance, dans les souvenirsqu'ils
en ont, dans les images queI'on
conserve delui.
Exister panni les vivants, tel est le leinnotiv de la culture algérienne face àla mort.
Cetûe sensibilitéqui
favoriseun
ethos centrésur
la proximite entre les vivants et les morts engendre le choix de Said d'êhe enterré auprès de sa descendance. D'autant plusqu'il
craintque la mémoire transmise à son propos en Algérie ne soit pas celle
qu'il
voudrait puisqu'il ne I'a pas constiûrée etqu'il
est parti dans de mauvaises conditions.Pour Said, rester en France traduit une résistance farouche à
l'oubli
de soi. Le travail de deuil auquelil
espère que se livrerontses enfants et petits+nfants manifeste toute I'ambivalence affective de la relation entre les vivants et les morts, puisque la disparition
appelle l'étrange
présencede la mort
comme réponse aux dispositifs de défense conûe le traumatisme. Said se défmit cornme un (( mourant l7 >. Dans ce cas, on peut comprendre < la mort >16. Algériens recrutés par I'Armée française pour lutter contre le FLN (Front de libération nationale) lors de la guerre d'indépendance.
17. Certains retraités maghrébins se sentent déstabilisés du fait d'être rangés dans la splÈre des inactifs, alors qu'ils sont ici pour travailler. Pour ces retaités, c'est le travail qui fait << naître > I'immigré, qui le fait < être >>, c'est lui aussi, quand il vient à cesser, qui fait < mourir > I'immigré, prononce sa négation ou le refoule dans le non-être. Voir Abdelmalek S.lY.lo, L'immigration ou les
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2M
AtmaneAccoutt commele
résultatd'un
sentiment collectif, hérité dela
culture algérienne et occupant une place privilégiée dansla vie
sociale.L'appartenance
de
Saidà la religion
musulmane, auprès de laquelleil
touvera refuge en immigration, favorise également ce genre de décision puisqu'elle affirme que l'âme des défunts rejoint Dieu où qu'ils soient enterrés. Aussi, rapaûier le corps dans le pays d'origine n'aurait plus de sens religieux. Dans ce cas, la religion musulmane est utilisée pour comblerle
déIïcit rituel mais aussi, toujours selon la même rationalite, pour instaurer le lien enEe les vivants et les morts. Le paravent musulman utilise en migration ou la notion spirituelle d'une auûe vie après la vie ici-bas se heurte ûoutefoisà la
conception dela mort où la
communication est pennanente avec l'au-delà et les déflrnts ou ancêtres. Le cimetière èn France devient un lieu fréquenté avec assiduité t8.À
bavers cet exemple,on
comprend que les matériaux culturels français et algériens interviennent dans le façonnage du présent. Ils participent à la réalisation de nouvelles combinatoires sociales et culturelles.Ce qui conduit à
constater, avec Roger Bastidere,que
toutparadoxes
de
I'altérité, Bruxelles, Éditions universitaireset
Debockuniversité,
l9l,
p,61.Ainsi, la retraite constitue bien une épreuve particulière dans une expérience d'immigration, tout comme le fait d'être immigré modifie profondément I'expérience de la retraite. Bien plus qu'une question de spécificité culturelle que déærminerait I'origine différente ou de crise particulière qui fragiliserait nécessairement l'étranger. il s'agit d'une tension enEe deux conditions, celle de
I'immigré et celle du reûaité. C'est ainsi quo Abdelmalek Sayad utilise I'expression < contradiction incorporée > pour analyser les relations entre les couples: immigrationfetraite. la maladie/immigration... Cf. Abdelmalek SAYAD,
Iz
double absence. Des illtrsions de l'émigré aux souflrances de I'immigré, Préface de Piene Bourdieu, Pris, Seuil, 1999.18. Nos recherches en oours sur les carrés musulmans ar cimetière parisien de
Thiais montrent que
la
communauté maghrébine fréquente ces lieurrégulièrement. Voir notre communication < L'inhumation des migrants de confession musulmane en France >, Colloque intemational : < Des vivants et des morls. De la construction de la bonne mort >, université des sciences humaines, Btæ\ 2l -Xl -23 novembre 2(X)2.
19. Roger Besttpr, < Mémoire collective et sociologie du bricolage >o
L' année sociologtqtrc, no 2L, 1970.
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Immigration, granils-parents algêriens et
mêmoire...
207bricolage
fait
apparaître des configurations associant desraits
de la société d'immigration et ds la société d'émigration; la relation enFe ceux-ci n'est pas dichotomique mais dialectique.En guise de conclusion
Les grands-pères immigrés filtrent les possibles combinaisons du bricolage selon le sens de
la
situation présente mais aussi en fonction de I'intenelation des mémoires individuelles héritières d'un passé où l'identite collective rime avec la réussiûe sociale. En effegs'ils
souhaitent dans leur ensemble que leurs petits-enfants aient un avenir dans la sociéæ d'accueil, ils tiennent néanmoins à léguer un certain nombre de valeurs fondamentales de leur culture d'origine parce que la mémoire est une manière de préserver un passé avec lequel nous avons une relation organique; le < passéactif qui
forme nos identités > disait Maurice Halbwachs. Nos interlocuteurs construisent donc une mémoire sélective. Cetûeconstruction est inachevée.
L'individu
fabrique son identité en cherchant à mettre en cohérence et plausibilité son présent et son passé. La ûansmission emprunte donc des chemins détournés, en abandonnant la référence à une histoire individuelle ou familiale pourprivilégier la
passation d'une cultureet de
ses éléments fondamentaux.Bien
souvent marquéepar la déchirure
deI'immigration, l'histoire
des grands-parents immigrésne
leur semble pas constituerun
supportde
transmissionsur la
base duquel les petits-enfants pourraient construire leur propre identite.La valeur particulière accordée à l'individu au Maghreb en général et en Algérie en particulier, qui se mesure bien plus par la place et le rôle que I'on tient dans la communauté que par la manière avec
laquelle on affirme son individualité,
constitueune
entrave supplémentaire à une transmission fondée sur le récit. Plus encore,alors que le
caractèreoral des cultures
maghrébines est fréquemment souligné,il
semble quela
situation d'immigration rende les processus de transmission muets.La
passation d'une mémoire familiale se passe ici de tout récit et repose avant tout sur la répetition de pratiques quotidiennes imprégnées de références à la culhue d'origine.Uniaersité d'Amiens
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