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Comment interpréter le «genre»

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Comment interpréter le «genre»

NICHOLSON, Linda VUILLE, Marilene (Transl.)

Abstract

Diverses conceptualisations du genre cohabitent au sein du féminisme. Plusieurs d'entre elles, quoique socioconstructionnistes, considèrent le corps comme un ensemble de données physiologiques de base sur lequel divers artefacts culturels (notamment la personnalité et le comportement) sont déposés. L'auteure qualifie de fondationnalisme biologique cette «vision portemanteau» de l'identité permettant de maintenir une interprétation transculturelle et ahistorique de la distinction entre féminin et masculin. Elle préconise de rejeter cette vision et de considérer plutôt le corps comme une variaable historique parmi d'autres dont les sociétés se servent pour produire cette distinction. Sa posture aboutit à renoncer à donner une signification unique et définitive à la catégorie «femme». La conséquence politique est que le féminisme doit admettre explicitement parler au nom d'une certaine conception des femmes, conception toujours provisoire et ouverte à l'objection d'autrui.

NICHOLSON, Linda, VUILLE, Marilene (Transl.). Comment interpréter le «genre». Nouvelles Questions Féministes , 2009, vol. 28, no. 3, p. 62-88

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:99936

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Comment interpréter le genre Author(s): Linda Nicholson

Source: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 28, No. 3, Théories anglophones du genre (2009), pp. 62-88

Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Éditions Antipodes

Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40620540 Accessed: 04-12-2017 10:50 UTC

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Comment interpréter le genre*

Linda Nicholson

Genre est un mot étrange au sein du féminisme. Beaucoup d'entre nous présupposent que son sens est clair et précis, alors qu'en réalité il est utilisé au moins de deux manières non seulement très différentes, mais parfois contradictoires. D'une part, le terme genre a tout d'abord été - et il est encore souvent - utilisé en miroir avec le terme sexe, pour désigner ce qui est socialement construit par opposition à ce qui est donné biologique- ment. Dans cet usage, le genre se réfère communément aux traits de per- sonnalité et au comportement, et non au corps. Le genre et le sexe se rap- portent ici à deux ordres bien distincts. D'autre part, le terme genre a de plus en plus servi à désigner toutes les constructions sociales relatives à la distinction masculin/féminin, y compris celles qui séparent le corps « fémi- nin» du corps «masculin». Ce deuxième usage est apparu quand on a com- mencé à réaliser que la société ne façonne pas seulement la personnalité et le comportement, mais aussi la manière de percevoir le corps. Mais si le corps lui-même ne peut jamais être appréhendé qu'à travers une interpré- tation sociale, alors le sexe n'est pas séparé du genre, il est plutôt englobé dans le genre. Joan Scott nous donne une description éloquente de cette deuxième acception de genre où l'inclusion du sexe dans le genre est évi- dente: «II s'ensuit que le genre est l'organisation sociale de la différence sexuelle. Mais cela ne signifie pas que le genre reflète ou détermine des différences physiques naturelles et fixes entre femmes et hommes ; le genre est plutôt la connaissance qui établit les significations des différences cor- porelles... Nous ne pouvons pas voir les différences sexuelles autrement qu'en fonction de notre connaissance du corps et cette connaissance n'est pas <pure>, elle ne peut être isolée de son implication dans un large éven- tail de contextes discursifs» (1988 : 2). Je soutiens que si la seconde accep- tion du genre est devenue dominante dans le discours féministe, l'héritage de la première survit sous des aspects importants quoique difficiles à iden- tifier, y compris dans la pensée des partisanes de la seconde acception. Cet héritage ne rend pas seulement la relation entre ces deux sens du mot genre plus complexe que l'alternative présentée ci-dessus ; il fait aussi obs- tacle à notre capacité de théoriser les différences entre femmes.

1 . N.d.l.é. : Nicholson, Linda ( 1 994). « Interpreting Gender*, Signs : Journal of Women in Culture and Society, 20 (11), 79-105. (Copyright (®) 1994 by The University of Chicago.) Nous remercions l'au-

teure de nous avoir autorisées à traduire ce texte, ainsi que The University of Chicago Press de nous avoir octroyé une licence de publication.

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Comment interpréter le genre I Linda Nicholson

Le premier de ces deux sens du terme genre provient de la rencontre de deux idées importantes dans la pensée occidentale moderne: celle que Tidentité personnelle a une base matérielle et celle que le caractère humain est socialement constitué. Au moment de l'émergence de la «deuxième vague» du féminisme vers la fin des années 1960, la première idée avait engendré la conception, dominante dans la plupart des sociétés industriali- sées, selon laquelle la distinction masculin/féminin découle des «faits de la biologie» et les exprime, et ce de façon essentielle. Cette conception se tra- duisait par le fait que le mot le plus communément employé pour indiquer cette distinction, sexe, comportait de fortes connotations biologiques. Les précurseures du féminisme de la deuxième vague considéraient ajuste titre ce terme comme la base conceptuelle du sexisme. Parce qu'il sous-tendait implicitement que les différences entre femmes et hommes s'enracinent dans la biologie, le concept de sexe suggérait l'immutabilité de ces diffé- rences et l'impossibilité d'un changement. Pour ébranler cette conception, les féministes de la fin des années 1960 s'appuyèrent sur l'idée de la cons- titution sociale du caractère humain. Dans les pays anglophones, cela passa par l'extension de la signification du terme genre. Jusqu'à la fin des années 1960, le terme genre faisait avant tout référence à la distinction entre les formes féminine et masculine de la langue. En ce sens, il impli- quait déjà l'idée que la société joue un rôle dans la distinction entre ce qui est codifié comme maseulin et ce qui est codifié comme féminin. Les fémi- nistes étendirent sa signification à toutes les différences entre femmes et hommes.

Il est tout à fait remarquable qu'à cette époque le terme genre n'était pas considéré comme un substitut de sexe, mais plutôt comme un moyen d'atténuer les prétentions englobantes du terme sexe. La plupart des fémi- nistes de la fin des années 1960 et du début des années 1970 partaient du présupposé qu'il existe des phénomènes biologiques réels différenciant les femmes des hommes et que toutes les sociétés en font un usage similaire pour établir une distinction entre masculin et féminin. La seule nouveauté dans ce qu'elles avançaient était qu'une bonne partie des différences asso- ciées aux femmes et aux hommes n'étaient ni d'ordre biologique ni les effets directs de ce dernier. Ainsi le concept de genre fut introduit en com- plément et non en substitution de sexe. Et non seulement le genre ne rem- plaçait pas le sexe, mais le sexe paraissait essentiel dans l'élaboration du sens même de genre. Gayle Rubin par exemple, dans un article important, «The Traffic in Women», a introduit l'expression de «système de sexe/genre»

en le définissant comme «l'ensemble des arrangements à partir desquels une société transforme la sexualité biologique en produits de l'activité humaine et par lesquels ces besoins sexuels transformés sont satisfaits» (1975: 159).

Ce passage part du principe que le biologique est la base sur laquelle les significations culturelles sont construites. Ainsi, on invoque l'influence bio- logique au moment même où l'on s'efforce de la réduire.

La position adoptée par Rubin dans cet essai n'est pas isolée. Elle reflète au contraire un trait important d'une grande partie de la pensée du

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XXe siècle sur la «socialisation». Nombreuses sont celles qui, acceptant l'i- dée de la formation sociale du caractère et rejetant donc celle de son ori- gine biologique, ne rejettent pas pour autant l'idée que la biologie est le site de formation du caractère. En d'autres termes, elles continuent à considérer le soi physiologique comme le «donné» auquel des caractéris- tiques spécifiques viennent se «surajouter»; c'est dans ce lieu que les influences de la société vont s'exercer. Le fait que des féministes adhé- raient à cette conception signifie que le sexe conservait à leurs yeux un rôle important : il constituait pour elles le lieu où le genre est construit.

Cette conception du rapport entre biologie et socialisation donne lieu à ce que l'on peut décrire comme une vision «portemanteau» de l'identité personnelle. Le corps y est vu comme une sorte de portemanteau sur lequel divers artefact culturels, en particulier ceux de la personnalité et du com- portement, sont jetés ou amoncelés. Cette position offrait aux féministes l'avantage décisif de pouvoir postuler à la fois l'existence de similitudes [commonalities] et de différences entre les femmes. Considérer le corps comme un portemanteau commun sur lequel les diverses sociétés appli- quent différentes normes de personnalité et de comportement permettait d'expliquer à la fois pourquoi certaines normes sont identiques dans des sociétés différentes, tandis que d'autres diffèrent. La forme du porteman- teau lui-même pouvait avoir une incidence sur ce qui était posé dessus, sans pour autant être déterminante au sens du déterminisme biologique.

Les similitudes de personnalité et de comportement entre cultures étant interprétées dans cette conception comme une réponse sociale aux don- nées de la biologie, celle-ci ne «déterminait» pas stricto sensu ces simili- tudes. Il restait possible d'envisager un avenir dans lequel une société par- ticulière réagirait aux exigences biologiques selon des modes très différents de ceux du passé. Ainsi, la vision portemanteau du rapport entre biologie et société permit à beaucoup de féministes de conserver l'idée sou- vent associée au déterminisme biologique - que les constances de la nature sont responsables de certaines constances sociales - sans devoir admettre l'un des inconvénients majeurs de cette posture d'un point de vue féministe - que de telles constances sociales ne peuvent être transfor- mées. En outre, cette vision permettait aux féministes d'affirmer l'existence à la fois de différences et de similarités entre femmes. Il n'est pas incompa- tible de soutenir à la fois qu'une partie de ce qui est jeté sur le porteman- teau est similaire dans des cultures différentes - en adéquation avec cer- taines caractéristiques du portemanteau lui-même - et que d'autres choses jetées sur lui diffèrent.

Mais il est intéressant de relever que nombreuses sont celles qui, tout en étant convaincues du caractère construit de l'identité sexuelle, la per- çoivent néanmoins comme un phénomène transculturel. C'est, me semble- t-il, qu'elles la considèrent comme la réponse sociale, identique dans tou- tes les cultures, à un niveau «plus profond» de similitude biologique présente dans les données matérielles du corps, à savoir que les femmes ont un vagin et les hommes un pénis. Dès lors, beaucoup de féministes en

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sont venues à concevoir l'identité sexuelle comme étant à la fois socialement construite et commune à toutes les cultures. Ce qui sert de lien entre ce point de vue et celui que le sexe est indépendant du genre est l'idée que, à la base, les distinctions de nature fondent l'identité humaine ou s'y mani- festent. Je qualifie cette idée commune de fondationnalisme biologique.

Appliquée à la distinction masculin/féminin, elle s'exprime dans la croyance que les distinctions de nature, à la base, se manifestent dans l'i- dentité sexuelle ou fondent l'identité sexuelle, entendue comme un ensem- ble de critères transculturels de distinction entre femmes et hommes.

Le fondationnalisme biologique et la vision portemanteau de l'identité (au sens général) font obstacle à une compréhension rigoureuse des diffé- rences entre femmes, des différences entre hommes et des différences rela- tives à qui est attribué à l'un ou à l'autre sexe. La croyance que l'identité sexuelle représente ce qui est commun à toutes les cultures nous a souvent conduites à généraliser à tort des questions spécifiques à la culture occi- dentale moderne ou à certains groupes sociaux qui en font partie. Il a été difficile d'identifier ces généralisations erronées, du fait de l'alliance entre le fondationnalisme biologique et certaines formes de eonstructionnisme social. Les féministes ont compris depuis longtemps que le recours à une explication biologique de la personnalité et du comportement induit l'er- reur d'attribuer à l'ensemble des cultures des traits de la personnalité humaine spécifiques à certaines sociétés. Mais le fondationnalisme biolo- gique n'équivaut pas au déterminisme biologique; toutes ses variantes incluent des éléments de eonstructionnisme social, à un degré plus ou moins extensif. Ainsi, même la position féministe initiale, selon laquelle le sexe est indépendant du genre, admet l'intervention du social dans la construction du caractère, du fait même qu'elle se sert du terme genre. Par ailleurs, toute position qui reconnaît comme une réponse sociale au moins une part de ce qui sert à distinguer entre masculin et féminin tend à inclure dans sa théorisation certaines différences d'interprétation sociale de cette distinction. Parfois, ce qui ouvre la voie à une différence d'inter- prétation est l'hypothèse d'une société passée ou future, qui a répondu ou répondra aux données biologiques d'une manière différente de celle qui a prévalu dans la plupart des sociétés humaines. Par exemple, l'argument que telle généralité ne vaut que pour les «sociétés patriarcales» sert quel- quefois à parer la critique de généralisation abusive. Mais il est caractéris- tique qu'on ne nous fournisse alors aucun critère précis permettant de repérer les frontières des sociétés «patriarcales». Par conséquent, ce qui se donne des airs d'argument historique sert avant tout à faire l'impasse sur un véritable travail historique. En outre, accepter que la référence au patriarcat serve de référence implicite pour toute société dans laquelle il existe une forme de sexisme a pour conséquence d'empêcher toute recher- che portant sur les différentes façons dont on pourrait interpréter le corps.

D'autres problèmes surviennent lorsqu'on postule la coexistence de diffé- rences et de similarités. Ces théories sont dualistes sur le plan des différen- ces: elles admettent des différences tout en présupposant l'existence de similarités. Le problème de telles approches dualistes est qu'elles génèrent

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ce qu'Elizabeth Spelman appelle une analyse de type additif. «En somme, explique-t-elle, dans une analyse additive du sexisme et du racisme, toutes les femmes sont opprimées par le sexisme ; certaines femmes sont en outre opprimées par le racisme. Une telle analyse distord les expériences de Top- pression vécues par les femmes noires en faisant l'impasse sur des diffé- rences importantes entre les contextes dans lesquels les femmes noires et les femmes blanches font l'expérience du sexisme. L'analyse additive sug- gère aussi que l'identité raciale d'une femme peut être < soustraite) de sa combinaison identitaire sexuelle et raciale» (1988: 128). En d'autres ter- mes, une approche dualiste empêche de considérer la possibilité que ce que nous décrivons comme des similitudes puisse s'entremêler avec des diffé-

rences.

Bref, il ne suffit pas d'affirmer que le corps nous apparaît toujours à travers une interprétation sociale, c'est-à-dire que le sexe peut être inclus dans le genre. Il nous faut aussi admettre ouvertement l'une des implica- tions de cette idée, à savoir que nous ne pouvons pas compter sur le corps pour fonder des énoncés transculturels sur la distinction masculin/féminin.

Les êtres humains ne diffèrent pas seulement entre eux sur le plan des attentes sociales quant à la manière de penser, sentir et agir, mais aussi sur le plan de la perception du corps et des rapports entre celle-ci et les attentes relatives aux manières de penser, sentir et agir. En somme, il est nécessaire de comprendre que les variations sociales dans la distinction masculin/féminin sont liées aux différences qui vont «jusqu'au fond», c'est-à-dire qu'elles ne sont pas liées uniquement à ces phénomènes limités que beaucoup d'entre nous associent au genre (par exemple les stéréotypes culturels de personnalité et de comportement), mais aussi aux diverses conceptions culturelles du corps et de ce que signifie être une femme ou être un homme. Dans cette vision alternative, le corps ne disparaît pas de la théorie féministe. Il devient en revanche une variable plutôt qu'une constante: il ne peut plus servir à fonder des énoncés sur la distinction masculin/féminin balayant un vaste pan de l'histoire humaine, mais il demeure toujours un élément potentiellement important dans la mise en forme de cette distinction opérée par chaque société.

Le contexte historique

La tendance à penser que l'identité sexuelle est une donnée de base com- mune aux différentes cultures est pregnante. Si nous parvenons à voir que cette idée est enracinée dans l'histoire, qu'elle est le produit d'un système de croyances spécifique aux sociétés occidentales modernes, nous pouvons alors mesurer la très grande diversité des formes à travers lesquelles la dis- tinction masculin/féminin a été et peut être comprise.

Entre le XVIIe et le XIXe siècle, les sociétés de type européen [Euro- pean-based societies] en sont venues à considérer les êtres humains comme de la matière en mouvement, comme des êtres physiques susceptibles

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d'être distingués les uns des autres grâce à leurs coordonnées spatiotempo- relles. D'où une tendance à appréhender les êtres humains toujours plus «comme des choses», c'est-à-dire à la fois similaires aux objets qui nous entourent - car composés de la même substance, la «matière» - en même temps que séparés de ces objets et les uns des autres - en raison des coordonnées spatiotemporelles propres à chaque individu2.

Mais il ne suffit pas de voir que le langage de l'espace et du temps est devenu un moyen central de fournir une identité au soi. La domination progressive de la métaphysique matérialiste s'est aussi traduite par la ten- dance croissante à appréhender la «nature» des choses comme la configu- ration spécifique de matière composant ces choses. Transposée aux repré- sentations émergentes de l'identité personnelle, cette tendance revenait à appréhender la nature du soi humain comme la configuration spécifique de matière dans laquelle il s'incarnait. Ainsi les aspects matériels ou phy- siques du corps en sont venus à endosser toujours plus le rôle de témoins de la nature du soi hébergé par ce corps.

À la fin du XXe siècle, nous associons la tendance croissante à faire endosser au corps le rôle de témoin de la nature du soi qu'il héberge à une adhésion toujours plus forte au déterminisme biologique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles toutefois, l'idée de plus en plus pregnante de la naturalité ou de la matérialité du soi comportait deux aspects qui ne seront perçus comme antithétiques qu'aux siècles suivants : une conscience plus vive du corps comme source de connaissance sur soi et l'idée que le soi est façonné par le monde extérieur. L'accentuation de la conscience du soi comme être corporel peut être illustrée par le genre de questions que les théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles estimaient pertinent de soulever. Ainsi, par exemple, sir Robert Filmer, apôtre du patriarcat du début du XVIIe siècle, utilisait la Bible pour justifier la subordination des femmes aux hommes ; plus tard, John Locke, théoricien de la loi naturelle, recourait à cette même fin aux différences entre les corps masculin et féminin ([1690] 1965: 364). Mais pour les théoriciens de la loi naturelle comme Locke, la nature ne représen- tait pas seulement le corps par opposition à d'autres types de phénomènes.

Elle pouvait aussi évoquer les influences extérieures issues des idéaux ou de l'éducation. C'est pourquoi, si Locke pouvait argumenter sur la base des différences entre les corps de femmes et d'hommes, il pouvait aussi, dans

2. Si le développement de la métaphysique maté- rialiste a probablement contribué à la montée de l'individualisme que beaucoup d'auteures ont relié aux conceptions occidentales modernes du soi, ce serait une erreur de considérer l'individualisme

uniquement comme le résultat du développement de cette métaphysique. Des auteures telles que Charles Taylor (1989: 127-142) ont décelé l'émer- gence d'un sens de 1'« intériorité» - l'un des aspects de l'individualisme - dans les écrits de saint Augustin déjà. Et, selon Colin Morris (1972),

le recours au langage de l'intériorité représente un phénomène largement répandu au XIIe siècle; la tendance décline au milieu de ce même XIIe siècle pour refaire progressivement surface puis culminer à la fin du XVe siècle dans la Renaissance italienne (Morris, 1972). Par ailleurs, dans la période même qui a suivi l'émergence de la métaphysique maté- rialiste, d'autres transformations sociales ont contribué au développement d'un sens de l'indivi- dualisme, et ce de différentes manières au sein de divers groupes sociaux.

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ses écrits sur l'éducation, considérer que les esprits des filles et des garçons sont façonnables par les influences extérieures particulières auxquelles ils sont soumis. En somme, à ce point de l'histoire, le matérialisme rassem- blait les germes de deux traditions qui se différencieront et s'opposeront par la suite. Comme l'écrit Ludmilla Jordanova (1989 : 25-26) :

«A la fin du XVIIIe siècle il était devenu évident que les choses vivantes et leur environnement étaient en interaction constante et se modifiaient mutuellement dans ce processus. (...) On considérait que les us et coutumes de la vie quoti- dienne tels que le régime alimentaire, V exercice, les activités, aussi bien que des influences sociales plus générales comme le type de gouvernement avaient des effets importants sur tous les aspects de la vie des gens. (...) Cette vision se fon- dait sur un cadre conceptuel naturaliste de compréhension des êtres humains intégrant leurs aspects physiologiques, mentaux et sociaux. Ce cadre sous-tend la relation établie dans cette période entre nature, culture et genre. »

Jordanova (1989: 27) souligne que cette tendance à percevoir le cor- porel et le culturel comme entremêlés s'exprime dans l'usage de ces concepts «ponts» du XVIIIe siècle que sont le tempérament, les mœurs, la constitution et la sensibilité.

Cependant, relever que la focalisation croissante sur la matérialité du soi, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, ne s'est pas purement et sim- plement traduite en déterminisme biologique n'équivaut pas à nier que le corps a de plus en plus servi de source de connaissance sur soi, ce qui pré- sente un net contraste avec les approches théologiques antérieures. Cette concentration sur le corps en vint à modifier l'appréhension de l'identité personnelle ; cela transparaît dans le fait que le corps tint toujours plus lieu de ressource attestant de la nature différenciée des êtres humains, notam- ment sur le plan de la race. Beaucoup de travaux ont montré que la race fut d'abord employée comme moyen de catégoriser les corps humains à la fin du XVIIe siècle et que c'est seulement au XVIIIe siècle, avec des publi- cations aussi influentes que Systema Naturae de Carl von Linné (1735) et Generis humani varietate nativa liber (De la variété naturelle de l'espèce humaine; 1776) de Friedrich Blumenbach, que commencèrent à s'imposer des divisions raciales entre humains tenues pour vraies3. Cela ne veut pas dire que les différences physiques entre les Africain-e-s et les Euro- péennes, par exemple, ne furent pas relevées par les Européen-nes avant le XVIIIe siècle. Sans doute furent-elles notées et utilisées pour justifier l'esclavage. Mais comme le remarque Winthrop Jordan, les différences physiques ne constituaient qu'une partie des différences; le fait que les Africaines avaient d'« étranges» pratiques sociales et étaient «païen-nes»

(c'est-à-dire non chrétienne-s) justifiait aussi, dans l'esprit européen, de les prendre comme esclaves (1968: 3-98). De plus, relever une différence

3. Sur ce point, voir Jordan (1968), Banton et Harwood (1975), West (1988) et Outlaw (1990).

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physique, voire même lui attribuer une signification morale et politique, n'équivaut pas à l'utiliser pour «expliquer» les divisions fondamentales existant au sein de la population humaine - ce que fit toujours plus le concept de race à partir de la fin du XVIIIe siècle.

Le corps sexué

L'exemple de la race illustre le fait que l'emprise croissante de la métaphy- sique matérialiste n'aboutit pas à la construction ex nihilo de nouvelles distinctions sociales, mais plutôt à l'élaboration et à 1'« explication» de celles qui existaient préalablement. Certes, ces nouvelles explications

entraînèrent aussi des transformations du sens même des distinctions. Il en

va ainsi de la conception occidentale moderne de la distinction entre mas- culin et féminin. Bien que ce ne fût évidemment pas l'émergence de la métaphysique matérialiste qui créa cette distinction, elle ne manqua pas de modifier l'importance attribuée aux caractéristiques physiques ainsi que leur rôle : alors que, autrefois elles signalaient la distinction, elles en vin- rent à l'expliquer. Quand cette métaphysique devint prépondérante, d'aut- res changements sociaux eurent lieu, notamment la séparation entre sphè- res domestique et publique qui servit à étayer l'explication biologique selon laquelle la distinction masculin/féminin est binaire.

Thomas Laqueur, dans son étude de la littérature médicale consacrée au corps, de la Grèce antique jusqu'au XVIIIe siècle, identifie un dépla- cement significatif d'une vision «unisexuée» vers une vision «bisexuée» du corps au XVIIIe siècle. Dans la première conception, le corps féminin était considéré comme une version inférieure du corps masculin «sur un axe vertical aux gradations infinies», tandis que dans la vision plus tardive le corps féminin devint «une créature complètement différente sur un axe horizontal dont le centre était largement vide» (Laqueur, 1990: 148).

Le fait que les différences physiques entre les sexes étaient perçues comme des différences de degré plutôt que de nature se manifeste de diver- ses manières. Par exemple, alors que nous considérons que les organes sexuels féminins diffèrent de ceux des hommes et que cette différence fonde la distinction entre femmes et hommes, dans la conceptualisation antérieure ces organes étaient considérés comme une version moins déve- loppée des organes masculins. Ainsi, dans le modèle ancien, le vagin et le col de l'utérus ne constituaient pas une chose distincte du pénis ; ensemble, ils en formaient plutôt une version moins développée. De même, dans le modèle ancien, la menstruation ne représentait pas un processus spécifique à la vie des femmes, mais était simplement vue comme un exemple parmi d'autres de la propension du corps humain à saigner, l'orifice par lequel le sang s'écoulait n'étant pas très significatif. Le fait même de saigner était perçu comme le moyen dont les corps, quels qu'ils soient, se débarrassent d'un excès de nutriments. Étant donné que les hommes étaient considérés comme des êtres plus froids que les femmes, on les croyait moins

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prédisposés à de tels surplus et, partant, moins sujets à la nécessité de sai- gner (Laqueur, 1990: 36-37). Laqueur évoque aussi l'argument similaire de Galien selon lequel les femmes doivent produire du sperme, sinon pour- quoi posséderaient-elles des testicules? Or, elles en possèdent (1990: 35- 36). En somme, les organes, les processus et les fluides que nous considé- rons comme spécifiques aux corps masculins et féminins étaient plutôt perçus comme convertibles dans une «économie corporelle générique des fluides et des organes» (1990: 40). Laqueur montre que cette «économie corporelle générique des fluides et des organes» fit progressivement place à une nouvelle vision de deux sexes: «Les organes qui avaient partagé le même nom - les ovaires et les testicules - étaient désormais distingués lexicalement. Les organes qui n'avaient pas été distingués par un nom spé- cifique - le vagin, par exemple - en reçurent un. Des structures que Ton croyait communes à l'homme et à la femme - le squelette et le système nerveux - furent différenciés afin de correspondre au mâle et à la femelle culturels» (1990: 35).

Cette nouvelle vision de deux sexes se manifeste aussi dans la délégiti- mation du concept d'hermaphrodisme. Comme le relève Michel Foucault, le contenu du concept d'hermaphrodisme rétrécit au XVIIIe siècle: l'herma- phrodite des siècles précédents devint le «pseudo-hermaphrodite» dont un diagnostic expert suffisait à révéler la «véritable» identité sexuelle:

«[L]es théories biologiques de la sexualité, les [conceptions] juridiques de l'indi- vidu, les formes de contrôle administratif dans les États modernes ont conduit peu à peu à refuser Vidée d'un mélange des deux sexes en un seul corps et à res-

treindre par conséquent le libre choix des individus incertains. Désormais, à chacun, un sexe, et un seul À chacun son identité sexuelle première, profonde, déterminée et déterminante; quant aux éléments de Vautre sexe qui éventuelle- ment apparaissent, ils ne peuvent être qu'accidentels, superficiels ou même tout simplement illusoires. Du point de vue médical, cela veut dire qu'en présence d'un hermaphrodite il ne s'agira plus de reconnaître la présence de deux sexes juxtaposés ou entremêlés, ni de savoir lequel des deux prévaut sur l'autre; mais

de déchiffrer quel est le vrai sexe qui se cache sous des apparences confuses (...J.» (1980: 618)

Ces nouvelles conceptions de la relation entre corps féminin et mascu- lin sont liées à divers changements culturels. Ainsi que plusieurs histo- riennes de la famille et du genre l'ont signalé, une conséquence importante de l'industrialisation naissante et de l'urbanisation fut la différenciation

croissante entre vie domestique et vie non domestique, associée à la parti- tion entre femmes et hommes4. Mais ces nouvelles conceptions des corps masculin et féminin peuvent aussi être reliées à la tendance croissante,

4. Laqueur (1990: 193-243) affirme aussi que le

caractère binaire de cette nouvelle vision était une conséquence de ces transformations structurelles de la vie des femmes et des hommes.

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évoquée plus haut, à percevoir le corps comme une source d'information sur le soi et partant comme une source d'information sur l'identité person- nelle, masculine ou féminine. Comme le relève Laqueur, ce n'est pas que les différences physiques entre femmes et hommes n'étaient pas prises en compte dans l'ancienne conception; de fait, elles l'étaient. Toutefois, ces différences étaient considérées comme l'expression logique d'un ordre cos- mologique gouverné par la différence, la hiérarchie et des relations de réci- procité - comme des «marqueurs» de la distinction masculin/féminin plu- tôt que comme sa base ou sa «cause» (1990: 151-152).

Lorsque c'est la Bible, ou Alistóte, qui fait autorité en matière d'inter- prétation du rapport entre femmes et hommes, toute différence invoquée entre femmes et hommes doit être justifiée en premier lieu sur la base de ces textes. En revanche, dès lors que les textes d'Aristote et de la Bible per- dent leur autorité, ce sont la nature et le corps qui en viennent à fonder toute distinction perçue entre les femmes et les hommes. Cela signifie que dans la mesure où l'on éprouve le besoin d'établir une distinction profonde et significative entre masculin et féminin, le corps doit «exprimer» cette distinction haut et fort, à savoir dans chacun de ses aspects.

Il en résulte une vision bisexuée du corps.

Sexe et genre

Cette conception de l'identité sexuelle comme d'un soi nettement différen- cié entre masculin et féminin, enraciné dans un corps profondément diffé- rencié, était dominante dans la plupart des pays industrialisés au moment de l'émergence de la deuxième vague féministe. Mais il existait aussi d'au- tres idées à partir desquelles les féministes pouvaient amorcer une remise en cause de cette conception. La montée d'une métaphysique matérialiste dans les sociétés occidentales du début de l'époque moderne fit l'objet de contestations; de nombreux mouvements culturels et intellectuels de la modernité occidentale s'efforcèrent de démontrer la singularité de l'exis- tence humaine par rapport au reste du monde physique5. Certains de ces mouvements, en particulier ceux de type religieux, continuèrent à insister sur les bases religieuses plutôt que physiologiques de la distinction mascu- lin/féminin. En outre, des perspectives remettant en cause la conception biologique de l'identité sexuelle émergèrent du sein même de cette méta- physique. Au XIXe siècle, un théoricien tout à fait matérialiste, Karl Marx,

5. Une discussion approfondie de cette opposition nécessiterait un livre entier. C'est le dualisme de l'un des partisans déclarés du matérialisme, René Descartes, qui manifeste le mieux la difficulté de ce courant à s'imposer tout à fait. Mais même la position de Descartes était considérée comme trop radicale par «les platoniciens de Cambridge» qui, tout en étant acquis à une forme de matérialisme, pensaient que Descartes poussait trop loin la

sienne. Pour une analyse instructive des tensions religieuses suscitées par l'adoption du matéria- lisme à l'époque moderne, voir Brooke (1991). À la fin du XIXe siècle, d'autres arguments, non reli- gieux, vinrent contester l'utilité d'expliquer scien- tifiquement le comportement humain et les lois sociales. C'est en Allemagne que ce mouvement fut le plus fort; les écrits de Wilhelm Dilthey en présentent un développement détaillé.

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développa néanmoins, avec une grande complexité théorique, l'idée de la constitution sociale du caractère humain. Il contribua avec nombre d'aut-

res penseurs et penseuses des XIXe et XXe siècles à une conceptualisation du caractère humain reconnaissant l'importance majeure de la société dans la constitution de celui-ci et sur laquelle les féministes de la deuxième vague purent s'appuyer. Bien que la conception biologisante de l'identité sexuelle ait été beaucoup contestée dans les écrits de la deuxième vague, sa remise en cause est restée incomplète. L'idée qu'il existe des données physiologiques de base, auxquelles toutes les cultures recourent de façon identique pour distinguer les femmes des hommes, et qui expliquent au moins en partie certaines similitudes en matière de normes de personnalité et de comportement masculins et féminins, continue à se maintenir. Cette position, que j'ai appelée fondationnalisme biologique, a permis à beau- coup de féministes de rejeter ouvertement le déterminisme biologique tout en conservant l'un de ses aspects : le présupposé de similitudes entre cultu-

res.

On comprendra mieux ce que j'appelle fondationnalisme biologique en se représentant un continuum de positions délimitées d'un côté par un strict déterminisme biologique et de l'autre par la position que je voudrais voir les féministes endosser, à savoir que la biologie ne peut pas servir à fonder des assertions transculturelles sur «les femmes» ou «les hommes».

Dépeindre le fondationnalisme biologique comme présent dans tout un éventail de positions offre l'avantage de contrecarrer la tendance contem- poraine courante à considérer toutes les positions du constructionnisme social comme semblables en ce qui concerne le rôle qu'y joue la biologie.

En effet, les féministes ont souvent cru que, pour autant que l'on prenne quelque distance d'avec le déterminisme biologique, on évitait du même coup tous les problèmes découlant de cette position. Je souhaite montrer que la question est plus délicate: les positions féministes se sont plus ou moins distanciées du déterminisme biologique et, selon le degré auquel elles l'ont fait, elles ont reproduit un certain nombre de problèmes liés à cette position, notamment sa tendance à produire des généralisations erronées qui sont en fait les projections du contexte culturel propre à la théoricienne.

J'approfondirai ce point en reprenant ma métaphore du porteman- teau. Toutes les positions que je range sous l'étiquette de fondationna- lisme biologique présupposent l'existence d'un «portemanteau» biolo- gique commun dont toutes les sociétés doivent tenir compte d'une manière ou d'une autre lorsqu'elles élaborent la distinction entre masculin et féminin. Mais étant donné que tou-te-s les fondationnalistes biologiques sont en quelque sorte socioconstructionnistes, tou-te-s font l'hypothèse d'une certaine réaction sociale au portemanteau, constitutive de la distinc- tion entre masculin et féminin. Mais il existe plusieurs manières de conceptualiser ces réactions, autrement dit « ce qui est accroché au porte- manteau». On peut penser que ce qui est accroché au portemanteau est, pour une part significative, commun à la plupart des sociétés, étant une réponse directe aux caractéristiques du portemanteau. On peut penser au

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Comment interpréter le genre I Linda Nicholson

contraire que ce qui est accroché au portemanteau est aussi divers que possible, la partie commune ne représentant qu'une réponse minimale aux caractéristiques propres du portemanteau. Enfin, on peut bien sûr renoncer tout à fait à Tidée du portemanteau. Dans ce cas, la biologie, plutôt que d'être comprise comme ce qui est pareil dans toutes les sociétés, serait vue comme a) un ensemble d'idées spécifiques à chaque culture, traduisibles ou non dans des idées apparentées à d'autres sociétés ; b) en outre, même lorsque ces idées sont traduisibles, on ne peut considérer qu'elles donnent forme, de manière similaire dans toutes les cultures, à la conception que chaque société se fait de la distinction masculin/féminin.

Afin de montrer la variété des formes de fondationnalisme biologique qui ont émergé dans les théories de la deuxième vague, je commencerai par les écrits de deux penseuses dont la position se rapproche d'une des extrémités du continuum. Toutes deux se réclament explicitement du constructionnisme social. Pourtant chacune d'entre elles se sert du corps pour produire ou pour justifier des généralisations sur les femmes quel que soit le contexte culturel, d'une manière qui ne diffère guère du déter- minisme biologique.

La première auteure que j'aborderai est Robin Morgan, avec son intro- duction à Sisterhood is Global, «Un féminisme planétaire: la politique du 21e siècle»6. Dans cet essai, Morgan montre clairement que la vie des femmes varie en fonction des cultures, races, nationalités, etc. Elle croit néanmoins aussi qu'il existe certaines similitudes entre femmes. À son avis, ces similitudes ne dépendent pas de la biologie, mais sont plutôt «le résultat d'une condition commune dont tous les êtres humains nés <de sexe

féminin> font l'expérience, en dépit de variations de degré» (1984: 4). Bien qu'elle ne définisse jamais explicitement cette condition commune, elle s'approche d'une définition dans le passage suivant: «Pour bon nombre de théoriciennes féministes, le contrôle patriarcal exercé sur le corps des femmes en tant que moyen de reproduction est le point crucial du dilemme. (...) La tragédie dans la tragédie est que, parce que nous sommes considérées avant tout comme des êtres reproducteurs plutôt que comme des êtres humains à part entière, nous sommes perçues dans un contexte sexuel (défini par des hommes), avec pour conséquence l'épidémie du viol, du harcèlement sexuel, de la prostitution forcée, du trafic sexuel des fem- mes, le mariage arrangé, des structures familiales institutionnalisées et la négation de l'expression sexuelle propre à chaque femme.» (1984: 6, 8)

Des passages comme celui-ci suggèrent que quelque chose dans le corps des femmes, à savoir nos capacités reproductives, quoique ne don- nant pas nécessairement lieu à une réponse sociale particulière, favorise

6. C'est en lisant l'analyse très perspicace que fait Chandra Talpade Mohanty (1992) de l'introduction de Robin Morgan à Sisterhood is Powerful que j'ai pensé à examiner l'essai de Morgan comme un

bon modèle de fondationnalisme biologique. Il me semble que l'analyse de Mohanty recoupe largement la mienne, en dépit de différences de forme.

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néanmoins un jeu de réactions masculines de nature assez semblable dans toutes les cultures pour créer une certaine similitude d'expérience entre les femmes, à titre de victimes de ces réactions. Une fois de plus, cette simili- tude des corps féminins ne détermine pas l'éventail des réactions au sens où, dans tous les contextes culturels, elle générerait une réaction identique, mais il n'empêche qu'elle conduit à ce type de réaction dans beaucoup de contextes. La différence entre ce genre de position et le déterminisme biolo- gique est très légère. Comme je l'ai fait remarquer, on pense souvent que le déterminisme biologique s'applique seulement à des contextes dans lesquels un phénomène n'est affecté par aucune variation d'ordre culturel. Etant donné que Morgan admet que certaines variations dans le contexte culturel affectent la réponse sociale, elle ne se comporte pas ici en déterministe bio- logique stricte. Mais du fait qu'elle croit que la similitude des corps fémi- nins conduit bel et bien à un type de réaction commun dans des contextes culturels très divers, sa position est très proche de celle d'un strict détermi- nisme biologique. Si nous admettons qu'une théorie peut attribuer une influence plus ou moins déterminante à la biologie, nous devons également admettre que l'on peut être constructionniste social-e à des degrés variables.

Une autre auteure, qui rejette ouvertement le déterminisme biologique mais dont la position finit en fait par s'en approcher, est Janice Raymond.

Dans son livre A Passion for Friends, Raymond rejette explicitement l'idée de l'origine biologique de la singularité des femmes. «Les femmes n'ont pas d'avantage biologique vis-à-vis des qualités les plus humaines de l'existence humaine, affirme-t-elle. Pas plus que la singularité des femmes ne découle de différences biologiques d'avec les hommes. Bien plutôt, de même que c'est le contexte culturel qui distingue un groupe d'un autre, l'<altérité> des femmes découle de la culture des femmes» (1986: 21). Cette position est déjà exprimée dans un ouvrage antérieur de Raymond, The Transsexual Empire (1979). Ce qui est toutefois intéressant dans ce dernier livre, c'est que, comme chez Morgan, l'argumentation repose en grande partie sur le présupposé d'une relation quasi invariable entre biologie et caractère, bien que cette invariabilité ne prenne pas la forme usuelle du déterminisme biologique. Dans cette œuvre, Raymond se montre extrê- mement critique envers la transsexualité en général et en particulier envers ce qu'elle appelle «l'homme-en-femme» [«the male-to-constructed-female»], tout spécialement envers ces «hommes-en-femmes» qui se déclarent «féministes lesbiennes». Si la plupart des critiques de Raymond se fondent sur l'argument convaincant que la médecine moderne n'est pas l'arène la plus appropriée à une remise en cause des normes de genre existantes, d'autres aspects de sa critique relèvent de présupposés quant à la relation invariante entre biologie et caractère. Plus précisément, Raymond doute de la véracité des propos de n'importe quel homme biologique affirmant avoir «une femme en lui»: «L'homme androgyne et la lesbienne féministe cons- truite transsexuellement dupent les femmes de manière très similaire, car ils leur font croire qu'ils sont vraiment l'une de nous - dans ce cas non seulement de par leur comportement mais aussi dans leur esprit et leur conviction» (1979: 100).

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Pour Raymond toutes les femmes diffèrent de tous les hommes par des aspects importants. Ce n'est pas dû au fait que la biologie de chacun-e détermine directement un certain caractère. Elle croit plutôt que le fait de posséder un certain type d'organes génitaux, en l'occurrence ceux qu'on appelle féminins, suscite chez les autres des réactions de nature différente de celles suscitées par la possession d'organes génitaux qualifiés de mascu- lins. Les similitudes entre ces réactions et leur différence d'avec celles dont

font l'expérience les personnes possédant des organes génitaux masculins suffisent à garantir qu'aucun individu né avec des organes génitaux mas- culins ne puisse prétendre avoir assez de choses en commun avec les indi- vidus nés avec des organes génitaux féminins pour justifier l'étiquette de féminin. Aussi affirme-t-elle : «Nous savons que nous sommes des femmes

nées avec des chromosomes et une anatomie féminins et, que nous ayons ou non été socialisées à devenir des femmes soi-disant normales, le

patriarcat nous a traitées et nous traitera comme des femmes. Les trans- sexuels n'ont pas eu la même histoire. Aucun homme n'a pour histoire d'ê- tre né et situé dans cette culture comme femme. Il peut avoir pour histoire de désirer être une femme et d'agir comme une femme, mais cette expé- rience de genre est celle d'un transsexuel, pas celle d'une femme» (1979:

114).

Raymond précise que ses affirmations concernent les personnes vivant dans les sociétés patriarcales. Mais elle présuppose que l'homogénéité des réponses au sein de ces sociétés est assez grande pour que la biologie devienne quasiment un «déterminant» du caractère. Il est vrai que dans ce cas la biologie ne génère pas directement le caractère. Mais puisqu'elle provoque invariablement certaines réactions communes, qui à leur tour exercent invariablement un effet spécifique sur le caractère, elle devient de fait la cause du caractère. Raymond, pas plus que Morgan, n'affirme que la biologie ne produit des conséquences spécifiques indépendantes de la culture. Toutefois, pour toutes deux, la variabilité intra et interculturelle est à tel point atténuée en regard de certaines questions que, comparée à ces dernières, la culture devient une variable evanescente. Invoquer la culture permet certes à ces théoriciennes de postuler la coexistence de dif- férences et de similitudes et laisse aussi ouverte la possibilité d'une société utopique dans laquelle la biologie n'exercerait pas ces effets. Mais dans aucun des deux cas cela n'interfère avec le pouvoir qu'ont les données bio- logiques d'engendrer des similitudes importantes entre les femmes sur une longue durée de l'histoire humaine.

C'est à des fins illustratives que je me suis concentrée sur les écrits de Robin Morgan et de Janice Raymond. Le type de fondationnalisme biolo- gique qu'illustrent leurs écrits n'est de loin pas propre à ces deux auteures ; il représente selon moi l'une des principales tendances au sein de la théorie de la deuxième vague, en particulier dans celle connue aux États-Unis sous le nom de féminisme radical7. Ce n'est bien sûr pas surprenant. Dès le début des années 1970, les féministes radicales se sont souvent trouvées à l'avant-garde des courants soulignant les similarités entre les femmes et

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leurs différences d'avec les hommes. Mais il est difficile de justifier pareilles idées sans invoquer la biologie d'une manière ou d'une autre. Au cours des années 1970, un grand nombre de féministes radicales ont ouvertement endossé le déterminisme biologique8. Le déterminisme biolo- gique fit toutefois, pour diverses raisons, l'objet d'un rejet croissant par les féministes. Non seulement il avait le défaut de s'apparenter à l'antifémi- nisme, mais il avait aussi tendance à dissoudre les différences entre fem- mes et - à moins d'une guerre biologique féministe - semblait exclure tout espoir de changement. Il s'agissait alors de créer une théorie capable de tenir compte des différences entre femmes, de rendre possible, au moins sur le plan théorique, l'idée d'un avenir exempt de sexisme, et d'étayer néanmoins des thèses sur les femmes qui soient transversales aux diverses cultures. Pour beaucoup de féministes radicales, la solution prit la forme d'un fondationnalisme biologique fort.

Si les écrits féministes radicaux états-uniens constituent une source

riche en variantes de fondationnalisme biologique fort, ils n'en sont cependant pas la seule source. Même des théories plus attentives à l'his- toire et à la diversité culturelles s'appuient souvent sur le fondationnalisme biologique pour avancer des arguments décisifs. À partir des années 1970 et du début des années 1980, une grande partie du féminisme de la deuxième vague commença à mettre en évidence les similarités entre les femmes et leurs différences d'avec les hommes, passant de ce qu'Iris Young (1985: 173-183) a appelé une position humaniste à une position plus gynocentrée. On peut attribuer l'énorme attention qu'attirèrent à cette époque des livres tels que In a Different Voice de Carol Gilligan (1983) et The Reproduction of Mothering de Nancy Chodorow (1978) à la capacité du premier à formuler la différence entre femmes et hommes et du second à l'expliquer. Si ces deux ouvrages illustrent de façon remarquable la pers- pective de la différence, aucun d'entre eux n'entre aisément dans la caté- gorie du féminisme radical. Il n'en reste pas moins que dans ces deux œuvres, comme dans d'autres travaux contemporains qui mettent l'accent sur la différence (à l'exemple de ceux de féministes françaises telles que Luce Irigaray), on observe une coïncidence intéressante avec des perspecti- ves enracinées dans des analyses féministes très radicales. Ces travaux avancent notamment l'argument d'une forte corrélation entre le fait d'être

7. (Note de la p. 75.) N.d.t. : Nous précisions ici aux États-Unis étant donné que les auteures citées dans ce texte sont toutes états-uniennes. Le fondation-

nalisme biologique n'a bien sûr rien d'un phéno- mène national et on peut en retrouver des avatars dans le féminisme radical défendu par des auteures d'autres pays. Toutefois, au sein du féminisme radi- cal francophone, le courant du féminisme matéria- liste (représenté notamment par Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu et Paola Tabet) a adopté la posture non fondationna- liste prônée par Linda Nicholson dans cet article.

8. Mary Daly figure parmi les théoriciennes fémi- nistes radicales états-uniennes qui cautionnent le déterminisme biologique de façon explicite vers la fin des années 1970. Dans une interview parue dans le journal féministe off our backs, à la ques- tion de savoir si les problèmes des hommes pro- viennent de la biologie, Daly (1979) répondit qu'elle était encline à penser que oui. Cette inter- view fut portée à mon attention par Douglas (1990). Pour d'autres exemples de cette tendance de la théorie féministe radicale des années 1970, voir Jaggar ( 1983).

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Comment interpréter le genre I Linda Nicholson

doté-e de certaines caractéristiques biologiques et celui d'être doté-e de cer- tains traits de caractère. Certes, dans une œuvre telle que The Reproduction of Mothering de Chodorow, ces assertions se fondent sur une histoire riche et complexe de la culture: l'auteure montre comment le fait de posséder certains types d'organes génitaux place une personne dans une dynamique psychosociale particulière, mais seulement dans certaines circonstances et uniquement dans la mesure où ces organes génitaux possèdent certaines significations précises. Si je range néanmoins The Reproduction of Mothe- ring dans la catégorie du fondationnalisme biologique, c'est que son his- toire complexe et sophistiquée du développement de l'enfant, préten- dument applicable à un vaste éventail de cultures, repose sur l'hypothèse suivante: le fait de posséder certains types d'organes génitaux véhicule une signification assez commune dans cet éventail de cultures pour que l'on puisse postuler que le développement de l'enfant prend une série de formes fondamentalement semblables. L'idée que la construction culturelle du corps fasse office de variable immuable à travers des pans entiers de l'histoire humaine et se combine avec d'autres aspects relativement statiques de la culture pour créer des similitudes dans la formation de la personnalité est suffisant, il me semble, pour que l'on puisse parler de fon- dationnalisme biologique.

L'un des problèmes récurrents de ces théories, que plusieurs commen- tatrices ont soulevé, est que «le féminisme de la différence» tend à être «un féminisme de l'uniformité». Dire que «les femmes sont différentes des hommes en ceci et cela» revient à dire que les femmes sont «ceci et cela».

Mais il est inévitable que la manière de caractériser la «nature» ou 1'« essence» des femmes - même si elle est décrite comme une nature ou

une essence socialement construite - tend à refléter la perspective de l'au- teure de ces caractérisations. Et comme, dans les sociétés contemporaines de type européen, celles qui ont le pouvoir d'élaborer ces caractérisations sont généralement blanches, hétérosexuelles, issues des classes favorisées, ces caractérisations tendent à refléter les préjugés des membres de ces groupes. Il n'est donc pas surprenant que le courant gynocentré des années 1970 ait rapidement provoqué un tollé parmi les femmes de couleur, les lesbiennes et les femmes d'origine ouvrière dont l'expérience ne cor- respondait pas à ces récits. Ainsi, Chodorow fut bien vite critiquée pour avoir élaboré une histoire fondamentalement hétérosexuelle ; de même que Gilligan et que des féministes radicales comme Mary Daly, elle fut accusée de parler avant tout d'un point de vue blanc, occidental et de classe moyenne9.

Selon moi, chaque fois que la théorie féministe se livre à des générali- sations portant sur de longues périodes historiques, elle présuppose en fait que l'importance et la signification des différences génitales ont été inter- prétées de la même façon à toutes ces époques. Plusieurs auteures ont relevé que les assertions contenues dans ce type de théories généralisantes tendent à refléter la culture de la théoricienne. Celle-ci adopte également une compréhension du corps qui est celle de son milieu culturel. Cette

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compréhension sert ensuite à retracer une histoire du développement du caractère ou des réponses sociales censées valoir pour une période tempo- relle indéfinie. Dans ce cas, le procédé méthodologique ne diffère pas de celui auquel recourent les déterministes biologiques: on invoque un pré- tendu «inné» et une similitude de nature, valables quelle que soit la culture, pour rendre crédible le caractère général d'une assertion particu- lière. En résumé, a) certaines idées sur les femmes et les hommes - les femmes sont des êtres relationnels, maternants, empathiques alors que les hommes sont agressifs et combatifs - sont généralisées à tort ; b) de plus certains postulats relatifs au corps et à son rapport au caractère - il existe des similitudes corporelles entraînant dans toutes les cultures des façons similaires de catégoriser les êtres humains et de réagir aux individus ainsi catégorisés - sont aussi généralisés à tort et c) débouchent ensuite sur des généralisations portant sur le caractère. Les problèmes inhérents au fémi- nisme de la différence sont tout à la fois reflétés et rendus possibles par le fondationnalisme biologique.

On pourrait toutefois rétorquer que mon raisonnement ne tient pas compte du fait que, dans de nombreux contextes historiques, les interpré- tations du corps ont été assez similaires et que cela a déterminé certaines similitudes dans la manière de considérer les femmes au plan transculturel.

On peut sans doute admettre que certaines études féministes ont postulé à tort l'universalité de traits de caractère propres au mode de vie de la classe moyenne occidentale contemporaine, notamment l'idée que les femmes seraient plus aptes que les hommes à prendre soin d'autrui. Mais, en règle générale, il n'a pas semblé problématique d'accepter l'idée que, dans les sociétés occidentales aussi bien que dans d'autres sociétés, le fait de possé- der l'un des deux types possibles de corps conduise à étiqueter certaines personnes comme femmes et d'autres comme hommes et que cet étique- tage produise certaines caractéristiques communes associées à certains

effets communs.

9. (Note de la p. 77.) Judith Lorber reproche au travail de Chodorow de ne pas accorder assez d'at- tention aux problèmes sociaux d'ordre structurel et soulève des questions très explicites à propos des préjugés de classe contenus dans The Repro- duction of Mothering. Ses commentaires plus généraux pourraient toutefois aussi s'appliquer à la question de la race. Voir sa contribution au symposium critique sur The Reproduction of Mothering dans Signs (Lorber, 1981). Elizabeth Spelman, dans Inessential Woman (1988), concen- tre sa critique de Chodorow sur le fait que son tra- vail n'accorde pas une place suffisante aux ques- tions de race et de classe. Adrienne Rich a relevé les lacunes des analyses de Chodorow relatives au lesbianisme dans «Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence» (1980). Audre Lorde a

soulevé la question du racisme en rapport avec Gyn/Ecology de Mary Daly dans «An Open Letter to Mary Daly» (1981). Spelman, dans Inessential Woman, s'est aussi intéressée à la manière dont l'analyse de Mary Daly tend à séparer sexisme et racisme et à subordonner le second au premier.

Le séparatisme féministe lesbien radical a été criti- qué pour ne pas avoir traité les questions de race : voir, par exemple, «Black Feminist Statement» du Combahee River Collective dans This Bridge Called My Back (1981). Les préjugés de classe et de race présents dans le travail de Gilligan ont été relevés par Broughton (1983). Je développe également ce point dans mon article publié dans le même volume, «Women, Morality and History» (Nichol- son, 1983).

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Comment interpréter le genre I Linda Nicholson

C'est une objection importante, mais qui selon moi tire sa force d'une légère erreur de lecture de la manière dont le genre opère à travers les cultures. Dans la plupart des sociétés connues des études occidentales, il apparaît qu'en effet une certaine forme de distinction est établie entre masculin et féminin. En outre, il apparaît que dans la plupart des cas cette première distinction est reliée à une forme de distinction corporelle entre femmes et hommes. Il est très tentant de tirer de ces observations les thèses présentées ci-dessus. Il me semble toutefois qu'un tel glissement est incor- rect. Et la raison en est qu'«une certaine forme de distinction entre mascu- lin et féminin» et «une certaine forme de distinction corporelle» englobent une vaste gamme de subtiles différences possibles en ce qui concerne le sens de la distinction masculin/féminin et la relation que celle-ci entretient avec la distinction corporelle. Ces différences pouvant être ténues, ce n'est pas forcément ce que les féministes occidentales contemporaines verront en premier lieu en examinant les cultures européennes prémodernes ou les cultures non dominées par l'influence de l'Europe moderne. Mais, en cette matière, des différences subtiles peuvent avoir des conséquences impor- tantes quant à ce que signifie profondément être un homme ou une femme. Par exemple, certaines sociétés américaines autochtones, où l'iden- tité est liée à des forces spirituelles bien plus que ce n'est le cas pour les sociétés modernes de type européen, permettent à des individus dotés d'or- ganes génitaux masculins de se considérer eux-mêmes et d'être considérés par autrui comme moitié homme/moitié femme, ce que ne permettent pas les sociétés de type européen. Dans ces dernières, le corps a été interprété comme un signifiant identitaire d'une telle importance qu'une personne dotée d'organes génitaux féminins ne pourra jamais endosser légitimement le rôle de «mari», contrairement à ce qui est le cas dans beaucoup de socié- tés africaines. Bref, bien que toutes ces sociétés connaissent sans doute une forme de distinction masculin/féminin et, de plus, la relient au corps d'une manière plus ou moins importante, des différences subtiles dans la concep- tion du corps peuvent avoir des répercussions fondamentales sur ce que cela signifie d'être homme ou femme et, par conséquent, produire des dif- férences importantes en termes de degré et de formes de sexisme. En résumé, de légères différences dans la manière de lire le corps peuvent très bien être liées à des différences qui «vont jusqu'au bout» de ce que cela signifie d'être un homme ou une femme 10.

Mais ce point peut être établi autrement encore qu'en confrontant les sociétés occidentales contemporaines à des sociétés «exotiques». Au sein même des sociétés contemporaines de type européen, nous pouvons déce- ler des tensions et des désaccords importants dans la signification du corps ainsi que dans les rapports établis entre corps et identité masculine ou

10. Voir Whitehead (1981) et Williams (1986) pour une présentation de l'exemple berdache des socié- tés américaines autochtones, qui ébranle les conceptions européennes du genre. Pour une explication très utile du phénomène des maris de

sexe féminin, voir Amadiume (1987). Kopytoff (1990) fournit une analyse très stimulante de la relation entre le phénomène des maris de sexe féminin et des questions plus larges concernant la nature de l'identité personnelle.

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féminine. S'il est vrai que ces sociétés ont institué une nette séparation binaire masculin/féminin au cours de ces derniers siècles, elles ont éga- lement élaboré à divers degrés des notions du soi qui nient les différences entre femmes et hommes, et cela sans attendre le féminisme des années

1960. Pour une part, ce déni des différences se manifeste dans la mesure où la croyance que les femmes et les hommes sont fondamentalement semblables fait aussi partie du système de croyance hégémonique des sociétés dans lesquelles beaucoup d'entre nous agissent ; les féministes ont pu s'en emparer pour contester les différences. De fait, si le féminisme lui- même a été possible, c'est au moins en partie grâce à la tendance culturelle commune à certaines sociétés de type européen de dissocier quelque peu biologie et caractère. L'un des points faibles du féminisme de la différence est qu'il ne parvient pas à rendre compte du fait que de telles sociétés aient produit des féministes - à savoir des êtres que leurs organes génitaux auraient en principe dû rendre tout à fait féminins, mais dont les compé- tences politiques effectives et/ou dont la présence dans des institutions jusqu'alors dominées par les hommes, comme l'académie, doit forcément être l'indice d'une certaine forme de socialisation masculine. Par ailleurs, il semble inadéquat de concevoir cette socialisation comme un simple «ajout» à des similitudes «de base». Bref, c'est grâce à une certaine disso- ciation préalable entre biologie et socialisation que beaucoup d'entre nous sont ce qu'elles sont.

En résumé, dans les sociétés contemporaines de type européen, le féminisme de la différence et le fondationnalisme biologique sur lequel il repose contiennent à la fois une part de vérité et une part d'erreur. Du fait que, dans ces sociétés, les organes génitaux sont perçus de façon binaire (soit masculins soit féminins), et que le caractère est considéré comme dépendant de ces organes, il est probable que les personnes nées de sexe «masculin» différeront de celles nées de sexe «féminin» à de sérieux

égards, parce qu'elles «possèdent» ces organes génitaux-là. Toutefois, le féminisme de la différence et le fondationnalisme biologique sur lequel il s'appuie contiennent aussi une part d'erreur, non seulement en raison de leur incapacité à reconnaître l'historicité de leurs propres idées, mais aussi du fait qu'aucune de ces deux postures ne rend compte de ce que, même dans les sociétés contemporaines de type européen, le système de valeurs que reflètent leurs idées présente d'innombrables failles et craquelures.

D'où l'incapacité du féminisme de la différence à prendre en compte celles et ceux d'entre nous dont la psyché offre une illustration de telles failles.

Prenons l'exemple des personnes nées avec des organes génitaux «mascu- lins» mais qui se perçoivent femmes. Dans The Transsexual Empire, Raymond (1979: 28-29) affirme que les «hommes-en-femmes» sont moti- vés par le désir de s'emparer, au moins au plan symbolique, du pouvoir de reproduction des femmes. Elle affirme aussi que les «femmes-en-hommes»

sont motivées par le désir de s'emparer du pouvoir général des hommes, autrement dit se sont identifiées au masculin à un point extrême (1979:

xxiii-xxv). Admettons, aux fins de la discussion, la validité d'une telle posture ; il n'en reste pas moins qu'elle laisse sans réponse les questions de

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