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L'éducation disciplinaire dans la seconde moitié du XIXe siècle en Suisse romande

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L'éducation disciplinaire dans la seconde moitié du XIXe siècle en Suisse romande

RUCHAT, Martine

RUCHAT, Martine. L'éducation disciplinaire dans la seconde moitié du XIXe siècle en Suisse romande. Equinoxe , 1994, no. 11, p. 159-169

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88376

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L'ÉDUCATION DISCIPLINAIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIECLE EN SUISSE ROMANDE

Martine Ruclmt

L'histoire de l'éducation en Suisse ne manque pas de pédagogues de renom:

Rousseau, Pestalozzi, le Père Girard, Madame Necker-de-Saussure, Alexandre Vinet entre autres figures ont légué des écrits sur l'éducation (traités, projets, manuels).

Néanmoins, une histoire reste encore à faire, sans théoriciens, sans manuels et sans figures marquantes. Il s'agit de cette éducation qui, au XJXe siècle, s'exerce à l'ombre des disciplinaires, lieux de redressement des volontés et de correction des caractères enfantins. En Suisse romande on est aujourd'hui à l'aube des recherches en cette matière, et très peu d'études permettent d'entrer dans le monde clos de la disciplinarisation de l'enfance. Pour cette raison, le présent article, qui propose quelques éléments de réflexion à mi-chemin entre une histoire de l'enfance, de la phi- lanthropie et de l'éducation, est une contribution à une histoire de l'espace correc- tionnel en Suisse et en Europe, laquelle reste encore àfaire.l

«Dans la désobéissance on trouve, si on regarde de près, l'origine des vices, la révolte contre les parents et les autorités, comme on trouve dans l'obéissance les germes des vertus, le succès de l'éducation et le bien être de la société humaine.»

Onzième rapport de la Colonie agricole et professionnelle de la Suisse romande (Vaud), 1874-75.

Voir Alfred BERCHTOLD, La Suisse romande au cap du XX< siècfe, Payot, Paris,l966; François GUEX Histoire de l'Instruction et de l'éducation, Payot et Alcan, Paris, 1906; Pierre BOVET, L'éducation en Suisse, Société générale d'imprimerie, Genève, 1938; Ne!) y DELA Y-MALHERBE, Enfance protégée, familles encadrées, Maré riaux pour une histoire des services officiels de protectlmz de l'enfance à Genève, Cahier du Service de la recherche sociologique, Genève,l982; Geneviève HELLER, Tiens-toi droit! L'el!/i:mt à l'école primaire au XJXe siède, édition d'en Bas, Lausanne, 1988; Martine RUCHAT L'oisem1 et le cacltor, Nai.i·sance de l'éducation correctimmel/e en Suisse romande, (1880-1913), Zoé, Genève, 1993, et Pierre A VVANZINO, Histoires de l'éducation spécialisée (1827-1970), Cahier de I'EESP, Lausanne. 1993. Pour la France, Michel CHAUVIERE, Enfance inadaptée: l'héritage de Vichy, éditions Ouvrières, Paris,J980; Henri GAILLAC, Les /ll(lisons de corrections, 1830~1945, Cujas, J>aris, 1971; Yvt:s ROUMAJON, Enfants perdus, C!!{ants punis. Hiswire de la jeunesse délinquante en France: huit siècles de co!llro\'erses, Laffont, Paris, 1989; Marc SORIANO, La semaine de la comète, Rapport secret sur l'enfance au XIX' siècle, Stock, Paris,l981; Stanislaw TOMK!EWICZ, Pascal VIVET, Aimer mal, clzâlier bien, Seuil, Paris, 1991.

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Si l'on en croit les dictionnaires, le terme «discipline» multiplie ses acceptions au cours des siècles. Tour à tour châtiment, instrument de flagellation à usage religieux règle de vie commune aux membres d'un corps: règle de .conduite que l'on s'impose:

instruction, éducation et enseignement, la discipline tient de l'exemple, de la direc- tion, de la domination, de l'ordre et de l'obéissance; exemple et direction du maître ou d'un supérieur, maîtrise de soi, ordre social, qu'il soit familial, scolaire, militaire ou policier, obéissance aux règles imposées ou que l'on s'impose jusqu'à l'auto-dis- cipline. Dès le XIe siècle «discipline» est synonyme d'apprentissage et d'instruction, et, depuis le XIVe siècle, le verbe «discipliner>> signifie éduquer. Le syntagme «édu- cation disciplinaire» n'est-il pas alors un pléonasme propre au

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siècle? Que s'est-il donc passé pour que le terme apparaisse à la fois sous la forme d'un adjectif

«disciplinaire» et sous la forme nominale: le «disciplinaire», et leurs habitants les

«disciplinaires»? Quelle réalité cette évolution du langage recouvre-t-elle?

Cet article cherche à répondre à cette question, en montrant comment, à partir de l'idéal philanthropique de «protection de l'enfance», se mettent en place au cours de la seconde moitié du

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siècle les disciplinaires ou maisons de correction, lieux qui participent à la finalité politique de mettre en place un ordre social qui tienne compte des exigences démocratiques du temps. En effet, le projet de protection de l'enfance s'exprime depuis le début du XJXe siècle par la voix des philanthropes d'abord en terme de «formation de citoyens utiles au pays». Cette utilité sociale, sup- pose au préalable, qu'un dépistage d'une enfance spécialè soit effectué, enfance dénommée «abandonnée moralement», «vicieuse», «rebelle», voire «délinquante», puis qu'une prise en charge de ces mêmes enfants soit réalisée. Le but visé est la cor- rection de ces catégories, à la fois sociales et morales, d'enfants mauvais par une pédagogie qui redresse les «penchants vicieux», qui stoppe les «dispositions au mal», qui soigne la «maladie morale»z. Le dépistage de ces catégories sociales nouvelle- ment problématisées nécessite donc aussi une police qui dicte les interdits, dépiste le mal, surveille la rue, désigne les contrevenants, procède aux enquêtes et arrestations.

Le placement spécial exige une discipline institutionnelle qui fixe les règles de vie en commun, distribue récompenses et punitions, pratiques auxquelles n'est pas étrangè- re une morale chrétienne qui suggère les lignes de démarcations entre la vertu et le vice, le mal et le bien. Police, école et Eglise visent à la «protection» de l'enfant, en même temps qu'à <;elle d'un ordre garant du respect de la propriété privée.

L'accession à la démocratie produirait-elle ainsi une enfance déviante? La liberté nouvellement acquise exige, sous couvert de la responsabilité individuelle, la fré- quentation de l'école, la soumission au travail et l'avènement de la conscience de la faute. Et, l'enfant qui résiste à la scolarisation, qui traîne dans les rues, qui vagabon-

2 Voir à ce sujet Martine RUCHAT, op.cit.

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L'ÉDUCATION DISCIPLINAIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XJXe SIECLE 161 de, qui mendie et colporte, qui ne respecte pas l~ bien d'autrui et la propriété commu- nale, sera appelé désormais «Vicieux», placé et privé de liberté.

De nombreuses archive~ privées d'institutions spécialisées permettent aujourd'hui d'ouvrir ce champ encorefual exploré de l'éducation correctionnelle au XIXe siècle, bien que l'argument d'un souci de protection de l'avenir des enfants explique la des- truction d'archives tout aussi nombreuses. Le dépouillement et l'étude des archives de l'Institut romand d'éducation à Serix, qui contiennent aussi les archives de la Garance, disciplinaire genevois créé en 1846, permettent d'exemplifier ici cette his- toire concrète de l'éducation correctionnelle. Portant sur cinquante années (1850 à

1900), cette analyse inédite est une contribution à une histoire de l'espace correction- · nel européen. Bien que localisés dans l'espace helvétique du XJXe siècle, les pre- · miers résultats de cette enquête dépassent certainement la réalité des deux institutions disciplinaires étudiées, dont la pratique correctionnelle a valeur générale.

Socialiser pour intégrer

Le contrat social tel qu'il est mis au compte de la culturè politiquedu XJXe siècle par la Révolution de 1789, vise le bonheur commun au nom d'une justice civile: éga- lité formelle devant la loi et fraternité. Mais justice civile n'équivaut pas à justice sociale, et la part de bonheur du citoyen est fonction de la place occupée sur l'échelle des classes sociales. Par ailleurs, le devoir civique de participer à une société pour- voyeuse de progrès matériels ne signîfie pas pour autant le droit de bénéficier en retour des avantages qui en découleraient. L'égalité civile suppose une inégalité poli- tique qui résulte de la propriété privée, valeur sacra-sainte de la société libérale, telle qu'elle s'est dessinée à partir de la Révolution.

La liberté va donc de pair avec la contrainte qu'oblige le contrat social,et le non respect de celui-ci entraîne immanquablement une privation de liberté. Quant au bon- heur, on constate, déjà dans les années 18303, qu'il n'est qu'une idéalité, ou alors une réalité des nantis, dès lors que l'idéal d'une société démocratique, dans laquelle devrait se faire le partage des richesses, se heurte à la réalité du «paupérisme». Au

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siècle, alors que les richesses de la société capitaliste s'accroissent, la misère des classes laborieuses s'étend.

Pourtant, pour maintenir la cohésion du système économique et politique, nombres de libéraux, économistes comme philanthropes, craignant une révolution entraînée par le ressentiment des ouvriers, travaillent à la discipline sociale. Par des œuvres d'»utilité publique», ils s'assurent de donner aux pauvres le «goût dU travail»

Voir la multi.plication des tr~ités et thèses sur le paupéris~e à cette époque. Pour la Suisse notamment Enquête sur le paupérisine en 1840 dans le canton de Vtiud, édition d'en Bas, Lausanne, 1977; Rapport de la commission chargée d'étudier la question du paupérisme dans le callian de Fribourg, Fribourg, Imprimerie Marchand, 1868.

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(formule morale et euphémique pour ce qui est d'abord une obligation de travailler), de réveiller la foi et de développer la pratique de l'épargne. La discipline sociale est d'abord celle du travail, fondement économique et politique d'une société libérale.

Moyen de contenir une frange de «population flottante»: mendiants, vagabonds qu'il s'agit de sédentariser et de contrôler, éthique de la religion protestante, qui s'accorde avec l'ordre divin comme avec l'ordre industriel4, devoir social pour chaque citoyen, le travail est aussi une valeur d'échange assurant une protection sociale et liant les citoyens entre eux.

La discipline s'étend à l'ensemble des citoyens pour assurer la cohésion sociale, mais aussi la circulation des biens et des personnes pour le progrès, lequel passerait immanquablement par la production industrielle. Ecole, police, usine, ptison, les ins- titutions du

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siècle convergent vers cet unique but: inventer cette liberté qu'est l'adhésion de chaque citoyen au projet démocratique libéral. Adhésion qu'il doit manifester par sa participation sinon aux bénéfices du moins à la production, par ses vertus au travail, son respect de la propriété ptivée et des inégalités entre classes sociales. Les philanthropes ne parlent-ils pas expressément d'acceptation de sa voca- tion et ne déplorent-ils pas tout déclassement vers le haut, même si ceux-ci sont très rares?

C'est contre ceux qui offrent de la résistance à ce projet, notamment les enfants, que la discipline sociale se manifeste dans toute son ampleur. Le politique, l'écono- mique et le philanthropique vont s'allier pour venir à bout de ces indisciplinés, en intégrant de force, par le travail et par l'étude, les réfractaires à cette double utopie de cohésion sociale et de bonheur commun.

Ordonner pour protéger

A Genève, dès le début du XIXe siècle, la philanthropie est active. Prospérité de la ville et du canton, perfectionnement de l'industrie, développement de l'agriculture, autant qu'amélioration des institutions destinées à soulager la misère, et extension de l'instruction publique; voilà la préoccupation morale des sociétés locales5.

En ce qui concerne la pauvreté, comme un leitmotiv qui s'entend depuis le XVJe siècle, les philanthropes prônent la mise au travail plutôt que l'aumône, laquelle entretient, selon eux, la misère. A Genève, ils ne veulent alors pas d'une bienfaisance qui déresponsabilise l'individu, «oreiiier de paresse» qui favorise le «vice» et la

«luxure», ni d'ailleurs d'établissements qui offriraient aux mendiants un bien-être surpassant le niveau de vie de la dernière classe des ouvriers. La question d'une mai-

4 Voir Max WEBER, L'éthique protestante et /'esprit du capitalisme, Plon, Paris, 1964.

5 Il s'agit pour l'essentiel de la Société pour l'avancement des Arts, créée en 1776; et la Société d'utilité publique, créée en 1828.

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son de travail pour arrêter le «fl~au» de la m{\ndicité, posée à la Société genevoise d'utilité publique en 1833, sera périodiqueme~t réanimée jusqu'en 1898, date de la loi sur l'internement dans ~ne maison de travail. La proposition faite en 1841 de créer des établissements « ... oùylusieurs familles d'ouvriers peu aisés se réuniraient pour vivre en commun» ne semble pas faire d'adeptes, car on craint que « ... vu comment vivent les ouvriers, ils ne se soumettent pas facilement aux règles disciplinaires.»6

Ainsi, c'est plus volontiers vers l'enfance que les philanthropes se penchent, action sociale jugée plus efficace poùr «couper le mal à la racine», c'est-à-dire sup- primer la misère. A la Société genevoise d'utilité publique, les questions relatives aux enfants et à leur éducation reviennent régulièrement dans de· nombreuses publica- tions. En voici quelques exemples: «Examen de l'état actuel de l'enseignement mutuel» (session de 1834-35), «Les moyens à empioyer dans l'enseignement pour développer l'amour de la patrie» de E. Naville (1839), «Institution pour les enfants démoralisés» du pasteur Segond (session de 1839-40), ·«Influence ·de l'instruction primaire sur l'abandon de la carrière agricole» de M. Vemet (session de 1844-45),

«Par quelle voie légale pourrait-on contraindre le père à entretenir sa famille?» d'A.

Cramer (session de 1844-45), «Pénalité à employer dans les écoles primaires» de M.

Prévost-Cayla (session de 1849-50), «Nouvel institut des sourds muets» du Profess,eur Munier (session de 1867-68). Dans cette société, l'apparition d'une préoc- cupation autour de la question des disciplinaires date de la session de 1842 avec le thème suivant: «Convenance d'établir, pour la Suisse romande, un établissement pour enfants démoralisés», rapport de M. Vernet. D'autres rapport sur ce thème seront lus à hi Société: «La Garance, pensionnat éducatif et professionnel pour enfants vicieux» en 1848, «Asile suisse de Bachtelen, destiné à régénérer les enfants vicieux» en 1850, «Asile catholique du Sonnenberg, pour la régénération des enfants vicieux» (1859). A ces propositions s'ajoute la question qui débouchera sur la créa- tion de la colonie agricole de Serix-sur-Oron: «D'un établissement destiné aux enfants vicieux, âgés de plus de 13 à 14 ans, comme complément à ·celui de la Garance» (1860). Finalement, la Société d'utilité publique subventionnera le projet de la Garance, de Bachtelen, du Sonnenberg et de Serix.

«Immoralité» des milieux populaires, «corruption» et «vice», les représentations que les philanthropes se font du peuple donnent naissance au XIXe siècle à deux concepts: celui d' «enfant abandonné moralement» et celui d' «enfant vicieux». Et à deux nouvelles pratiques: le dépistage de cette enfance «en proie au mal» et sa prise en charge institutionnelle. Sortir les enfants de la misère, arracher les enfants à leur famille jugée indigne des «devoirs sacrés qui leur incombent», protéger les fillettes de la corruption et les garçon de l'exploitation, empêcher enfin la «contagion du vice» de génération en génération: tels sont les objectifs moraux de la philanthropie

6 Rapport de la Société genevoise d'utilité publique, 1841-42, Auguste DE MORSIER, rapporteur, p.15.

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privée. Projet normatif repris à la fin du XIXe siècle par l'Etat par le biais d'une poli- tique sociale de la jeunesse. Les moyens en ser~mt les disciplinaires dans lesquels s'apprend la liberté, apprentissage qui passe d'abord justement par la privation de cette liberté, par le travail, par la discipline et la soumission à l'autotité, à l'horaire, aux règlements et aux punitions.

Le terme de «disciplinaire~> côtoie d'autres appellations pour qualifier ce nouveau lieu de transformation de l'enfant vagabond, rebelle et délinquant en «citoyen utile au pays». «Asile pédagogique», <<pensionnat» ou «établissement» qualifient indistincte- ment la Garance à Genève. Pour son comité de philanthropes, la difficulté séman- tique est de taille: comment nommer un lieu utile à la société sans, par les mots, inquiéter les parents et stigmatiser les enfants?

Lors de la création de la Colonie agricole romande de Serix -sur-Oron dans le can- ton de Vaud en 1863, le comité hésitera entre «Asile d'enfants abandonnés morale- ment», «Maison de refuge~>, «Etablissement de refuge», «Maison de salut», «Institut d'enfants moralement négligés» et «Prison de jeunes détenus ou condamnés». Le

«Comité genevois pour l'éducation de l'enfance abandonnée» créé en 1863, dont l'objectif est le dépistage et le placement des enfants, se nommera aussi «Comité pour la moralisation», puis en 1872 «Comité genevois des amis de i'enfance».

Il en va de même pour l'Institut St-Nicolas à Drognens dans le canton de Ftibourg, maison de correction créée en 1889. La consultation des archives dévoile le choix des désignations en même temps que l'embanas des administrateurs: «Refuge pour les jeunes malfaiteurs et vauriens» (1875), «Etablissement pour jeunes délinquants»,

«Pénitencier spécialement destiné aux jeunes détenus», «Colonie pénitentiaire»,

«Ecole de discipline», «Institution Fournier?», «Maison de correction pour les enfants coupables et vicieux» (1882), «Colonie agricole et industrielle de Drognens», «Institut libre de jeunes indisciplinés», «Etablissement destiné à l'amélioration morale des enfants vicieux et coupables» (1886), «Maison d'amendement pour les enfants vicieux et coupables», «Colonie Saint Nicolas» (1891), «Colonie d'indisciplinés» (1899) et

«Etablissement d'éducation pour cette classe d'adolescent (délinquants)» (1909).

Quoi qu'il en soit, ces hésitations et ces changements, rendent bien compte des fonctions sociales que recouvre le terme de «disciplinaire»: moraliser, évangéliser, amender, aimer, scolariser, protéger, coloniser et discipliner.

Contraindre pour libérer

La création, la même année, du «Comité pour l'éducation de l'enfance abandon- née» à Genève et de la «Colonie agricole de Serix» ou «disciplinaire romand», n'est

7 Nom du légataire Alexis Fournier.

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L'ÉDUCATION DISCIPLINAIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIECLE 165 pas fortuite. Un seul président ,pour ces deux œuvres de «régénération morale»:

Adrien LecointeB, et deu.x actions sociales complémentaires. Pour que l'institution éducative réponde à son objeçtif, il faut que le mal soit dévoilé par un dépistage effi- cace et que les enfants soienfplacés. De fait, le «Comité de l'enfance abandohnée»

n'est pas le seul exécutant du repérage et du placement des enfants. D'autres ins- tances contrôlent les familles. La police enquête sur mandat, le pasteur et le diacre effectuent des «visites paroissiales», les membres d'autres comités interviennent à domicile (notamment l'Association pour la protection de l'enfance créée en 1889 et la Commission de surveillance de l'enfance abandonnée, œuvre publique liée à la loi sur l'enfance abandonnée de 1892)9. Surveillance, dénonciations et intimidations for- . ment la toile de fond de la disciplinarisation de l'enfance.

La cause déterminante du placement, familial ou institutionnel, objectif de l'œuvre de protection de l'enfance, est d'abord l'absence de «foyer», notamment en cas de divorce: le manque de surveillance des enfants pour cause de travail des parents, nommé «abandon moral», l'absence de correction paternelle, ainsi que le mauvais exemple, situations que recouvre l'étiquette de «mauvaise éducation». Une nouvelle famille «bonne» celle-ci, et une nouvelle éducation tout aussi «bonne» (sans que ni l'une ni l'autre ne soient jamais définiès) se substituent à la famille d'origine.

Pour les philanthropes du «Comité de l'enfance abandonnée», un milieu simpk, laborieux et moral remplace un milieu corrompu, «véritable école de dépravation»JO.

Familles de cultivateurs ou familles de régents accueillent les ènfants, qui sont ainsi patronnés jusqu'à l'âge de seize ans (âge de la confirmation protestante). C'est aussi un «système par famille» qui fonctionne dans de nombreux disciplinaires, notam- ment protestants, constitué par une douzaine d'enfants menés par un «sous-maître»

(ou «frère aîné») qui partage leur vie quotidienne: au travail, à l'étude, au réfectoire et au dortoir. Ce moniteur dirige et surveille le petit groupe d'enfants.

Au XIXe siècle en Suisse romande, la famille reste donc le cadre privilégié pour discipliner l'enfant. «Celui qui n'a pas de famille n'a pas de patrie; celui qui n'a pas été élevé dans le respect et l'amour de cette autorité vivante qui se nomme le père et

8 Adrien Lecointe ( 1833-1915). Docteur en sociologie de l'Université de Genève, membre du Grand Conseil, membre de la Société genevoise d'utilité publique et de divers comités philanthropiques. Membre de la commission fédérale des assurances, partisan de la mutualité libre s'est opposé en 1888 au projet de Georges Favon sur l'assurance obligatoire et au projet Forrer en 1900. Ouvrage: lnvelllaire des imtitlllians écmw- miques et sociales de la Suisse à /afin du XIX' siècle, Imprimerie Bonnet, Genève, 1900.

'! DE GERANDO, Le Mmwel du l'isiteurdu pau1•re (1814) est une référence pour le XIX< siècle. L'auteur propose notamment l'usage d'un livret de visite: l'endéïamètre. Etymologiquement Endéii est un mot grec féminin signifiant: manque, insuffisance. Par suite chez Platon, besoin et indigence. Dans le livret du visi- teur du pauvre, c'est bien de la mesure du manque dont il est question. Le manque est alors compris comme l'écart à une norme implicite, définie par le visiteur pour une population donnée.

10 Comité pour l'éducation de l'enfance abandonnée, 2' rapporl de juin 1864 à oc/abre /869, Genève, Imprimerie Bonnant, 1869, p.9.

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la mère ploie difficilement son esprit et son cœur à l'autorité d'un chef de quelque nom qu'on l'appelle» rappellent les Français Lurieu et Romand lorsqu'ils visitent les colonies agricoles d'Europell. C'est au sein de là famille que s'apprennent les quali- tés essentielles du citoyen: l'ordre, le respect des règles, «l'amour de la soumission»

et le «contentement de soi». Il convient d'examiner comment la famille est érigée en un système éducatif dans nombre de maisons d'éducation correctionnellel2,

1. Le système est d'abord une structure hiérarchique dans laquelle chacun sur- veille «fraternellement>> ou «paternellement» celui qui lui est inférieur. Ainsi, l'enfant est-il observé par le sous-maître. Dans les cas de risques de fuite, ou de pro- blèmes particuliers (manque d'hygiène, limite intellectuelle) un élève attitré se char- ge, en frère attentif, d'une surveillance particulière. Le sous-maître est surveillé par le maître, c'est-à-dire le directeur de l'institution. Et hors de l'institution, ce dernier est contrôlé par le comité des philanthropes et des pasteurs. Tous étant sous le regard divin qui «en dernière instance décide de tout».

2. La famille est le système qui produit les «affections domestiques» nécessaires à la transformation de l'enfant. Le principe d'amour devrait en dominer le processus.

L'action des sentiments, entre le maître et l'élève, ordonne cette éducation, et 1' enfant dépourvu d'affection à l'égard d'autrui échappe à l'éducation disciplinaire. Celle-ci demandant que le cœur s'amollisse, qu'il s'ouvre à la parole de Dieu comme à celle du maître. De l'ouverture et de la fermeture du cœur dépendent les progrès de la conscience.

,Il ne faut pas, dit Jean-Pierre Adolphe Rochedieu, directeur du disciplinaire de la Garance puis de Serix, que le sous-maître «contemple le mal» chez l'enfant, mais qu'il relève ce qu'il y a de bon en lui. Aimer de tout son cœur l'enfant, mais aussi savoir s'en faire aimer, signalent le sous-mâttre qualifié. II faut encore s'aimer entre enfants, et développer la solidarité entre pauvres, instaurer une communauté de senti- ments religieux et entretenir, même après avoir quitté l'établissement, une piété évan- gélique. II importe encore d'aimer le père et la mère, qui donnent l'exemple et se sacrifient, et auxquels l'enfant doit prouver sa reconnaissance.

3. Le système familial autorise (par mandat divin) une double correction de l'enfant: la «correction fraternelle» et la «correction paternelle». Avant l'intervention d'une autorité supérieure,- le directeur ou un membre du comité, de préférence le président, ceci dans le but d'impressionner l'enfant,- c'est le jugement des pairs qui

11 G. DE LURIEU etH. ROMAND, Etudes sur les colonies agricoles de mendiants, jeunes détem1s, orphelins et enfants trouvés. Hollande-Suisse-Belgique-France. Librairie agricole de la Maison rustique, Paris, 1851, p. 220.

12 En 1900 au Congrès pénitentiaire de Bruxelles, on cite le système par familles comme un «grand succès suisse». L'origine d'un tel système se perd dans différentes expériences éducatives. On en trouve des traces en 1799 à Hofwyl, établissement créé par Emmanuel de Pellenberg (1771-1844).

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L'ÉDUCATION DISCIPLINAIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIECLE 167 frappe l'enfant mauvais. Mais modelé sur une p~tique religieuse exigeantle juge- ment communautaire avant celuiAde l'Eglise, c'est un tribunal fraternel composé de tous les enfants qui impose à

r

enfant fautif les regards réprobateurs qui feront naître la honte et le repentir. Sinon é::est aussi hi «grondée» devant toute la classe, afin que l'enfant éprouve le sentiment de honte nécessaire au retour sur soi et à la conscience de la faute. Dans le disciplinaire, il est Ç~Ussi fait appel à la dénonciation, car qui sait et ne dit rien participe à l'acte peccamineux. Mais il faut rapporter avec courage, et non sous l'emprise de la jalousie, sous peine de retomber dans le péché.

Quant à la correction paternelle, celle qui est administrée par un supérieur, ·elle ajoute à l'avertissement charitable une pénitence, excès d'éducation nécessaire pour faire «plier sous le joug de la discipline» les enfants rebelles.

A côté de l'organisation par famille, le travail constitue l'essence même du projet éducatif du disciplinaire. Activités agricoles, de préférence, assurant un double ensei- gnement, celui de la nécessité de travailler pour vivre et celui de la totale dépendance au ciel pour les récoltes, et donc à Dieu. Quant au travail industriel, il s'agit essentiel- lement de charronnage, de menuiserie, de tissage et de vannerie. L'horaire quotidien ne laisse aucune place à l'oisiveté. Du lever (à cinq heures trente) jusqu'au coucher (à vingt et une heures), se succèdent leçons, notamment de religion, culte familial, repas, travaux industriels, récréations (sous surveillance), travaux des champs, jardi- nage, prières, chants, promenades et gymnastique.

Si l'occupation perpétuelle empêche le vice, elle devait aussi développer d'autres qualités, notamment la subordination, la persévérance, la patience et la prévoyance.

Soumettre pour relever

Les punitions et la correction paternelle, c'est-à-dire la «fouettée», jusqu'à deux fois cinquante coups, ne constituent qu'un ultime recours pour soumettre les volontés et faire naître la conscience de la faute. En amont des châtiments corporels, d'autres moyens tentent de prévenir le mal, en particulier l'entretien de la foi chrétienne, l'évaluation par un système de notation, auquel s'ajoute une rémunération pécuniaire, et l'organisation militaire.

Cultes, prières, exhortations bibliques, exécutés quotidiennement par le directeur, cultes dominicaux, ainsi que leçons de religion par le pasteur, doivent maintenir les enfants dans le «droit chemin». L'exemple du «plaisir de la soumission» est aussi développé au travers de l'organisation militaire. Le directeur ou le sous-maître emmène les enfants voir une inspection militaire, un campement de soldats ou un .. défilé. C'est par escouades que les enfants sont organisés pendant la journée: pour la fanfare, pour le travail agricole et industriel, pour les déplacements hors du discipli- naire; et s'il fait mauvais temps, les enfants retournent «en caserne». Les change- ments d'activités font l'objets de signaux sonores. Les promenades sont rythmées au

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son du tambour. Exercices dans la cour, marches militaires, sorties tardives au pas de course punissent les enfants indisciplinés.

La perspective d'un gain pécuniaire doit aussi maintenir les enfants dans la disci- pline. Le «grabeau moral» effectué à la fin de chaque mois comptabilise bonnes et mauvaises notes, dont le total est transformé en pécule. A Serix ce moyen est présen- té en 1887 comme la clef de voûte d'un système admis. 13 Si le système ne fait pas ses preuves, le règlement disciplinaire de la colonie agricole prévoit les peines sui- vantes14:

1. semonce en particulier 2. semonce en public

3. retranchement des bons points 4. mise aux anêts

5. prison avec ou sans mise au pain et à l'eau, pour un temps qui ne peut excéder dix jours. Dans le cas de mise au pain et à l'eau, ce régime ne pouna être employé deux jours de suite.

Le règlement précise qu'aucune peine prévue ne peut être infligée par les sous- maîtres sans 1' approbation du directeur. Mais rien n'est dit sur celles non prévues par le règlement et appliquées par le directeur! La punition est· une des composantes essentielles de l'éducation conectionnelle, moyen d'agir sur le caractère de l'enfant afin de le modifier, avant tout dans le sens de la soumission.

Les directeurs successifs des disciplinaires de la Garance et de Serix ont certes chacun leur façon de faire, et en pruticulier de punir, mais certains savoir-faire ont une longue tradition, qui appartient à la vie conventuelle. L'éducation conectionnelle qui a cours dans les disciplinaires est au XIXe siècle aussi une pédagogie de la conversion. L'exhortation à entrer en soi-même n'est pas sans rappeler un travail de la conscience demandé par l'église à ses repentants. Dans le disciplinaire, le silence est imposé comme punition autant que comme moyen d'atteindre un état de grâce qui passe par différents stades: aveux, honte, repentance, regret d'avoir péché, pleurs, promesse et reconnaissance. Le retour sur soi de l'enfant devrait entraîner la conscience de la faute et le remords, que les pleurs confirment. Les pratiques d'en fer- mement, les mises à l'écart, les postures abaissantes, les privations et le fouet n'ont d'autre objectif que le procès de conversion. Pour susciter la honte, diverses formes de mortification sont à disposition: mise à genoux vêtus ou nus, sur ·une planche ou non, avec ou sans écriteau humiliant, jusqu'à quarante cinq minutes. Pour appeler le

13 Colonie agricole et professionnelle de Serix-sur-Oron, rapport 1886-87, p. I 6.

14 Règlement intérieur de la Colonie de Serix. Chapitre Ill. Discipline, art. 20 in Serix, règlement organique, règlement ancien,Jeuille de renseignement,Jeuille d'engagement, 1915.

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L'ÉDUCATION DISCIPLINAIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XJXe SIECLE 169 repentir, le fouet est administré, avec ou sans l'aide, des sous-maîtres, dans une mise en scène qui s'apparente à un rituel. Il arrive que la «fustigée» (cinquante coups) doive être répétée. Le maître veille alors à éviter «toute suite malheureuse», allusion pudique à l'irréparable voire àla mort.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, alors que la science de l'éducation tente de prendre le pas sur la référence religieuse, la finalité éducative du disciplinai- re protestant de Serix-sur~Oron, devenu en 1926 l' «Institut agricole et industriel», demeure que l'enfant reconnaisse ses torts et fasse amende honorable. La pédagogie de la conversion se mue alors en une pédagogie de l'aveu. Il n'est plus question d'isolement du pécheur pour qu'il prenne conscience de son acte malin, mais il reste du procès de contrition l'idée que l'enfant se reconnaisse coupable face à une norme morale.. Le «manque de sens moral» remplace le «vice» dans les attributions malignes des éducateurs. Mais que l'enfant avoue et s'excuse, toujours le doute sub- sistera: est~il vraiment repenti et humilié, ou les signes perçus par l'éducateur sont-ils feints?

Conclusion

Si l'émergence d'une société démocratique va de pair avec -le développement d'une société industrielle de type libéral, alors l'éducation philanthropique qui a cours dans les disciplinaires s'inscrit bien dans un projet de mise au travail des classes populaires aux conditions d'une économie libérale.

Mais il ne faut pas ignorer l'influence importante en Suisse romande d'un protes- tantisme évangélique, dont les valeurs servent aussi le capitalisme: travail, discipline, sobriété, humilité, altruisme et solidarité familiale.

L'éducation disciplinaire, fondée sur une éthique morale et un ordre social, a ses paradoxes. Le colon est isolé, prisonnier de la vaste nature, dans un 'but d'intégration sociale. L'enfant élevé pour la citoyenneté libre doit en payer le prix par la contrainte.

La «vraie liberté» appelée aussi «responsabilité individuelle» à laquelle sont formés les disciplinaires réside dans la soumi~sion volontaire. La volonté est fortifiée lors- qu'on la soumet à celle d'un maître, lequel «surveille pour libérer>> et «dresse pour la liberté».

L'éducation disciplinaire dessine ainsi ses figures: l'enfant qui «Se raidit» devra s'assouplir, notamment par les pleurs, et même plier; celui qui «prend un virage mau- vais» doit montrer de la droiture; mais être raide n'est pas être droit, car la raideur est pour les moralistes que sont les éducateurs encore un signe d'orgueil.

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