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Academic year: 2022

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Résumé

La crise des études culturelles, dont les effets sont de plus en plus visibles, a coïncidé avec l’essor institutionnel, il y a quelque vingt ans, des études culturelles, encore mal connues en France mais pas pour autant absentes des programmes de recherche. Le présent article, qui défend et illustre une certaine approche des études culturelles, tente de répondre à une question très simple: et si au lieu de considérer études littéraires et études culturelles comme des ennemis naturels, on essayait d’en- visager une nouvelle alliance entre elles? On examiner dès lors, non pas ce que les unes font aux autres, mais ce que les études culturelles peuvent apporter aux études littéraires et inversement.

Abstract

Literary studies are in crisis, and the effects of this crisis become more visible every day. At the same time, one observes a rapid spread of cultural studies, even if much work in the field is not automatically labeled in that way. In this article, we will first present a certain definition of what cultural studies is, and second try to answer a very simple question: if one accepts the idea that it is counterproductive to accuse cultural studies of the fall of literary studies, wouldn’t it be more enri- ching to examine to what extent both disciplines can support and transform each other? We will therefore analyze how cultural studies is updating literary studies and vice versa.

Jan B

aetens

Études littéraires, études culturelles : pour un permanent aller-retour

Pour citer cet article :

Jan Baetens, « Études littéraires, études culturelles : pour un permanent aller-retour », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6, mai 2011, pp.

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Geneviève FaBry (UCL) Anke Gilleir (KULeuven) Gian Paolo Giudiccetti (UCL) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Kuleuven) Jan Herman (KULeuven) Marie HoldswortH (UCL) Guido latré (UCL) Nadia lie (KULeuven)

Michel lisse (FNRS – UCL)

Anneleen masscHelein (FWO – KULeuven) Christophe meurée (FNRS – UCL)

Reine meylaerts (KULeuven) Olivier odaert (UCL)

Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Vanden BoscHe (KULeuven) Marc Van VaecK (KULeuven) Pieter Verstraeten (KULeuven)

Olivier ammour-mayeur (Monash University) Ingo Berensmeyer (Universität Giessen)

Lars Bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel)

Faith BincKes (Worcester College, Oxford) Philiep Bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca Bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceBallos Viro (Université de Liège) Christian cHeleBourG (Université de Nancy II) Edoardo costadura (Université de Rennes II) Nicola creiGHton (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Michel delVille (Université de Liège)

César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella & King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen)

Ute Heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig-Maxilimians-Universität München)

Michael KolHauer (Université de Savoie) Isabelle KrzywKowsKi (Université de Grenoble) Sofiane laGHouati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Paris IV - Sorbonne) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (Queen’s University Belfast) Miguel norBartuBarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oBerHuBer (Université de Montréal) Jan oosterHolt (Universität Oldenburg) Maïté snauwaert (Université d’Alberta)

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David martens (KULeuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu serGier (FNRS – UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis) – Secrétaire de rédaction Laurence Van nuijs (FWO – KULeuven) – Redactiesecretaris

Elke d’HoKer (KULeuven)

Lieven d’Hulst (KULeuven – Kortrijk) Hubert roland (FNRS – UCL)

Myriam wattHee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KULeuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6, mai 2011

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Il n’est pas rare que des littéraires s’intéressent aux études culturelles. En un sens, il est même normal qu’ils le fassent et en toile de fond de cette évolution, on ne soulignera jamais assez le rôle de la crise de la littérature. Cette crise est multiple.

Elle frappe d’abord les auteurs mêmes, dont certains, ceux que Bourdieu qualifierait de représentants de la « production restreinte », se croient menacés par une forme de littérature qu’ils jugent bassement commerciale, portée seulement par le battage médiatique et imposée par les nouveaux systèmes de management éditorial1. Cette crise n’est pas nouvelle, après tout c’est au XIXe siècle déjà que le critique Sainte-Beuve avait forgé la notion de « littérature industrielle », et à qui douterait de la postérité de ce concept on recommande volontiers la lecture du pamphlet de Julien Gracq, La Littérature à l’estomac (qui date de 1953)2. Ce qui est plus nouveau, par contre, c’est la disparition assez rapide, depuis plus d’un quart de siècle, de la littérature « expérimentale », qui ne survit plus qu’en marge de la marge (par exemple en poésie, où l’« extrême-contemporain » demeure très vivace).

À cette crise de la production répond ou correspond une crise de la lecture et du public. La désaffection à l’égard de la littérature est très répandue et l’affaiblis- sement social de la chose littéraire et du « grantécrivain »3 devient de plus en plus visible. Ici encore, le phénomène est loin d’être neuf, mais à suivre l’histoire de cette érosion faite par William Marx dans son ouvrage L’Adieu à la littérature4, on se rend compte qu’une limite critique a été dépassée et que désormais la littérature risque vraiment de ne plus compter dans le débat de société.

Enfin, la crise est aussi une crise scientifique, les études littéraires ayant de plus en plus de mal à démontrer leur plus-value, notamment par rapport aux sciences sociales, et partant à fonder leur légitimité. Une fois de plus, cette crise ne s’est pas produite d’un jour à l’autre : la professionnalisation de la lecture qui a fait suite à l’éclatement des manières anciennes de lire (la philologie d’une part, la rhétorique d’autre part) s’était traduite par une double tendance à la formalisation et à la spécia- lisation, et c’est à la fois ce formalisme et cette sur-spécialisation (ou au son évident

1. C’est la fameuse « édition sans éditeurs » dont parle André Schiffrin (L’Édition sans éditeurs, Paris, La Fabrique, 1999) et que reprend, en l’élargissant à l’ensemble de la chaîne du livre, le volume collectif Le Livre : que faire ? (Roland alBerto et alii., Le Livre : que faire ?, Paris, La Fabrique, 2008).

2. Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, Paris, Corti, 1953.

3. Dominique NoGuez, Le Grantécrivain et autres textes, Paris, Gallimard, 2000.

4. William marx, L’Adieu à la littérature, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2005.

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contraire : une interdisciplinarité sauvage) que l’on accuse aujourd’hui d’être à la base de la perte de prestige des études littéraires.

La crise de la littérature a coïncidé, du moins dans le monde anglo-saxon, avec l’essor d’une autre discipline : les études culturelles, qui percent vraiment dans la seconde moitié des années 1980. Ce n’est pas le lieu de reprendre ici la question de la définition de cette nouvelle discipline, dont le statut reste très controversé, surtout en France5. Certains n’hésitent même pas à suggérer que, loin d’être une discipline, une antidiscipline, une interdiscipline, une non-discipline ou encore une transdiscipline, les études culturelles sont avant tout un « désir », comme le disait Fredric Jameson6. Toutefois, il n’est pas inutile de rappeler quelques-uns des traits distinctifs des études culturelles, dont aucun n’est absolument neuf même si leur combinaison a produit une manière inédite d’aborder la culture.

Premièrement, il convient de souligner le renouveau de l’objet : d’un côté, la culture n’est plus limitée, comme dans les approches traditionnelles, à la seule culture légitime, mais s’ouvre à la totalité des faits culturels ; de l’autre, la culture n’est plus pensée en termes d’objets mais de pratiques, ce qui permet l’intégration du fait culturel dans son contexte social et historique, qui n’a plus rien d’abstrait.

La culture est toujours vécue et un des mots-clés de ce vécu est l’expérience. En ce sens, les études culturelles commencent moins avec Hoggart et le Centre de Bir- mingham qu’avec John Dewey7, relayé, d’un tout autre point de vue, par les analyses d’Adorno et Horkheimer sur l’expérience « mutilée ».

Ensuite, les études culturelles introduisent ici un nouveau rapport méthodo- logique entre objet et sujet : étudier la culture implique à la fois une participation active et un véritable engagement, généralement en faveur des objets et des pra- tiques non légitimes dont on se fait le porte-parole, voire le défenseur. La visée d’une approche en études culturelles n’est jamais neutre, descriptive ou distante, mais socialement et politiquement engagée8.

Enfin, du point de vue de la théorie, les études culturelles se distinguent par un recours d’autant plus radical à l’interdisciplinarité qu’elles refusent elles-mêmes, là encore pour des raisons très controversées9, de s’instituer en discipline. En pra- tique, ce parti pris de l’interdisciplinarité prend souvent la forme d’un recours aux

« travelling concepts » (c’est-à-dire des « concepts migrateurs » ou « mobiles », qu’on transfère d’un domaine à l’autre, mais pour se les y approprier très librement10).

Reste à voir comment penser le rapport entre, d’une part, la crise des études culturelles et, d’autre part, l’essor des études culturelles. Pour certains, les deux ap- proches n’ont rien en commun, comme le montrent assez les grandes anthologies et

5. Pour une analyse, voir Jan Baetens, « Les études culturelles : encore une exception fran- çaise ? », dans Les Études francophones. État des lieux, s. dir. Lieven D’Hulst & Jean-Marc moura, Lille, Éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles de Gaulle-Lille III, 2003, pp. 39-48, et MEI,

« Études culturelles & cultural studies », s. dir. Bernard darras, nos 24-25, 2007.

6. Fredric jameson, « On Cultural Studies »,, dans Social Text, n° 34, 1993, p. 17 – cité par David R. sHumway, « French Theory, English Departments, and Cultural Studies in the U.S. », dans Études culturelles. Anthropologie culturelle et comparatisme, s. dir. Antonio Dominguez leiVa, Sébastien HuBier, Philippe cHardin et Didier souiller, vol. 1, Dijon, Les Éditions du Murmure, 2010, p. 151.

7. John dewey, L’Art comme expérience (1932), traduit de l’anglais par Jean-Pierre Cometti et alii., Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010.

8. Lawrence GrossBerG, Cultural Studies in the Future Tense, Durham, Duke University Press, 2010.

9. Voir Ben aGGer, Cultural Studies as Critical Theory, London, The Spon Press, 1992.

10. Mieke Mieke Bal, Travelling Concepts in the Humanities, Toronto, Toronto University Press, 1992.

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Jan Baetens

les grands manuels des études culturelles (tels par exemple les ouvrages très influents de Simon During ou de Lawrence Grossberg et alii.11). Tout et n’importe quoi peut devenir « culture », dirait-on, à l’exception de la littérature, ignorée, rejetée, laissée de côté sauf dans sa dimension justement non littéraire, c’est-à-dire comme support de représentations sociales qui se voient étudiées en elles-mêmes, comme coupées du médium langagier et littéraire qui les articule. Pour d’autres, l’émergence du « nou- veau » offre une solution à l’effondrement de l’« ancien », et peu importe ici que cette solution soit redoutée ou recherchée. Le changement de paradigme paraît clair et les études culturelles semblent offrir une alternative crédible, mais aussi durable, à la crise des études littéraires. Dans une telle perspective, les études culturelles sont appelées à prendre la place, institutionnellement parlant, des études littéraires, lesquelles se défendent assez mollement12. Tout en faisant leur mea culpa, elles font surtout valoir, avec un retard peut-être coupable, les atouts du texte comme de la lecture littéraires : atouts cognitifs (la littérature contribue au développement de certaines compétences intellectuelles – qu’aux États-Unis on commence à lire dans une perspective darwinienne13), émotionnels et psychologiques (le texte littéraire est une école d’empathie et donc d’humanité) ou encore symboliques (la lecture litté- raire est la voie royale de l’intégration à une culture et à la communauté qui la porte).

Que vaut une telle argumentation ? Peut-on vraiment dire que les études cultu- relles seraient sur le point de chasser les études littéraires ou, dans une version plus soft, qu’on serait en train d’évoluer vers le métissage des deux approches ? Ce point de vue méconnaît au moins un problème de fond, à savoir la position elle-même contestée des études culturelles, dont on a pu dire qu’elles aussi sont en crise – auquel cas les études littéraires n’auraient guère intérêt à s’aligner sur un modèle aussi périlleux. C’est la question fondamentale qu’il importe d’envisager de plus près.

2. l

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-

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À l’instar de ce qui se passe en littérature, la crise des études culturelles est

« générale ». Elle touche à chacune des trois dimensions mentionnées : objet, visée, méthode.

Au niveau de l’objet, on reproche aux études culturelles d’être incapables de produire une véritable définition de la culture. Des notions de base comme « expé- rience », « manière de vivre » ou « vie quotidienne » restent vagues, très vagues. Tous les auteurs qui travaillent à l’intérieur des études culturelles sont conscients de ce problème, sans toutefois que cela les embarrasse outre mesure14. Le problème de l’objet des études culturelles excède du reste la seule question de la définition du

11. Cultural Studies, s. dir. Lawrence GrossBerG, Cary nelson & Patricia treicHler, London

& New York, Routledge, 1992 ; Simon durinG, The Cultural Studies Reader, London & New York, Routledge, 1993.

12. Les interventions les plus importantes sont (dans le domaine français) : Tzvetan todoroV, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2006 ; Antoine compaGnon, La Littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France/Fayard, 2007 ; Vincent jouVe, Pourquoi étudier la littérature ?, Paris, Armand Colin, 2010 ; et enfin Jean-Marie scHaeFFer, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, Paris, Thierry Marchaise, 2011.

13. Voir Jonathan Voir Jonathan KramnicK, « Against Literary Darwinism », dans Critical Inquiry, vol. 37, n° 2, 2011, pp. 315-347.

14. Raymond Raymond williams, Keywords. A Vocabulary of Culture and Society, New York, Oxford Uni- versity Press, 1976.

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mot « culture ». Plusieurs voix se sont élevées pour faire remarquer qu’en misant sur la culture, les études culturelles s’interdisent en fait de réaliser le programme qui est le leur. En effet, l’insistance sur la culture tend à éloigner le chercheur de ce qui compte davantage : le réel (ne reproche-t-on pas aux études culturelles de tout ramener à des « représentations » et de faire l’impasse sur la réalité même, comme on l’a vu dans l’affaire Sokal, qui dénonce aussi l’incapacité des études culturelles à sortir du métaphorique pour aller vers l’empirique), l’économie (à quoi bon étudier la culture si on ignore le « hardware » des industries culturelles ou créatives ? À cet égard, la réticence à l’égard d’Adorno et Horkheimer, accusés d’élitisme, est évi- demment parlante) ou encore la politique proprement dite (pour peu qu’on suive la dénonciation de Professional Correctness, le pamphlet sanglant d’un auteur pourtant non hostile aux études culturelles15). Enfin, il est certain que, même si la littérature est quasi-muette dans le champ des études culturelles, le choix des objets reste sou- vent assez traditionnel (les arts, les médias, la vie quotidienne) : la technologie et les sciences par exemple sont sous-représentées, en dépit de l’importance croissante de ces pratiques dans la culture contemporaine.

Au niveau de la visée de la discipline, l’engagement politique des chercheurs est écarté comme une attitude par définition non scientifique. Le réquisitoire de Fish contre la confusion entre recherche et politique n’est pas resté sans effet et continue jusqu’à nos jours à interroger les meilleurs représentants des études culturelles (Gross- berg, par exemple). De manière plus radicale encore, un auteur comme Alain Brossat a défendu la thèse qu’à force de vouloir étendre la portée de la culture, on finit par grignoter inévitablement le champ de la vraie politique, qui obéit à une logique tout autre. Opposant Histoire (avec majuscule) et culture (avec minuscule), Brossat note :

Dans le monde de l’Histoire, le désir des hommes est tourné vers l’action, un désir d’actions et d’effets liés à ces actions. Dans le monde de la culture, ce désir est réorienté vers des objets et des souvenirs. Le monde de la culture est un monde surpeuplé d’objets, un monde de consommation, comme l’ont décrit Barthes ou Baudrillard, et saturé de mémoire. Le monde de l’Histoire est un monde dans lequel les hommes se déprennent des objets et produisent des déplacements au prix de ces disjonctions.16

Au niveau des principes méthodologiques et théoriques, enfin, les critiques ont été, elles aussi, très virulentes. L’approche qualitative des études culturelles est ainsi régulièrement opposée à l’approche empirique et qualitative de certaines sciences sociales comme la sociologie, et l’absence d’interprétations vérifiables est soulignée par ceux qui, face aux mêmes objets et aux mêmes questions, rejettent l’approche constructiviste des études culturelles. À la conviction que la connais- sance du monde est filtrée par nos catégories interprétatives, on oppose alors une approche plus descriptive, inspirée ou informée des sciences cognitives ou de la biologie évolutionnaire, par exemple17. Qui plus est, l’interdisciplinarité « indisci-

15. Stanley Stanley FisH, Professional Correctness. Literary Studies and Political Change, Oxford, Clarendon Press, 1995. Voir aussi Jan Baetens, « Cultural studies after the cultural studies paradigm », dans Cultural Studies, vol. 19, n° 1, 2005, pp. 1-13.

16. Alain Brossat, Le Grand dégoût culturel, Paris, Seuil, 2008, p. 56.

17. Pour une discussion très équilibrée, voir Laurent Pour une discussion très équilibrée, voir Laurent jullier, « Should I See What I Be- lieve ? », dans Ostranennie, s. dir. Annie Vanden oeVer, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010, pp. 119-140.

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Jan Baetens

plinée » (pour reprendre la jolie métaphore de Sémir Badir18) est loin de susciter le même enthousiasme qu’il y a vingt ans. On fait remarquer au contraire qu’il est absurde de vouloir penser l’interdisciplinarité en dehors des limites disciplinaires et les évolutions les plus récentes en la matière, tel le rapprochement entre études culturelles et sciences cognitives19, montrent que les emprunts interdisciplinaires se font aujourd’hui de manière bien plus sage et plus structurée qu’avant, même si, dans le cas concret des études cognitives, un auteur comme Jean-Marie Schaeffer a clairement montré les limites des espoirs « scientifiques » des réemplois huma- nistes du cognitivisme20. On peut supposer aussi que, de toutes façons, plus une discipline se sent faible, plus elle est prompte à se réclamer de l’interdisciplinarité.

Une dernière remarque, qui clôt et résume peut-être tout ce qui vient de s’énoncer, a trait à la position institutionnelle des études culturelles, qui ont perdu depuis un certain temps, mais sans que cela se dise, leur aura anti-hégémonique.

Aujourd’hui, le type d’objets que défendent les études culturelles, le lien entre travail universitaire et engagement politique dont elles sont familières ou encore le libre usage des outils disciplinaires, occupent plutôt le centre que la marge de ce qui se pense en matière de culture. Bref, même tenues en peu d’estime officielle, les études culturelles se trouvent bel et bien au cœur d’une certaine doxa : nous sommes tous

« contre » la domination de la culture bourgeoise, nous estimons tous que la culture doit servir à « changer » la société, nous acceptons comme une vérité universelle que l’approche disciplinaire est « inférieure » à l’approche interdisciplinaire, et ainsi de suite. Les études culturelles ne sont peut-être pas assez critiques de cette dérive vers le lieu commun, qui entame ou compromet leur propre situation, idéologique- ment enviable, de victime en même temps que de résistant (et il n’est pas inutile de préciser que la tension idéologiquement confortable « hégémonie versus anti-hégé- monie » est remplacée de plus en plus par une pensée de la « post-hégémonie »21).

Mais comme toujours, les choses peuvent changer vite.

3. p

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,

quandmême

De ce panorama, on pourrait tirer la double conclusion que 1) les études lit- téraires et les études culturelles n’ont pas grand-chose à voir les unes avec les autres, 2) remédier aux problèmes des unes en mobilisant les idées et les énergies des autres a autant moins de sens qu’aucune de ces disciplines ne se trouve actuellement dans une position de force. Pourtant, ce n’est pas la conclusion que l’on voudrait défendre ici, et ce pour deux raisons.

18. Sémir Badir, « Pour une sémiotique indisciplinée », dans Les Signes du monde. Interculturalité et Globalisation, Actes du congrès de l’Association internationale de sémiotique, Lyon, 2007. [En ligne], URL : http://jgalith.univlyon2. fr/Actes/Welcome.do/.

19. Voir Lisa Voir Lisa zunsHine, dir., Introduction to Cognitive Cultural Studies, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010.

20. Jean-Marie scHaeFFer, « Le traitement cognitif de la narration », dans Narratologies contem- poraines, s. dir. John pier & Francis BertHelot, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, pp. 215-231.

21. Voir Scott lasH, « Power after Hegemony: Cultural Studies in Mutation ? », dans Theory, Culture & Society, vol. 24, n° 3, 2007, pp. 55-78. Voir aussi les critiques de Jean-Marie Apostolidès à l’égard de l’éloge « hégémonique » de la victimisation (Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibi- lité (2003), Paris, Le Cerf, 2011).

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D’abord, il importe de nuancer l’état de crise des études littéraires comme des études culturelles. Il y a autant de signes de dynamisme, d’innovation et de renouveau que de déclin, tant du côté de la littérature que du côté de la culture. Une certaine méfiance est du reste de rigueur quant aux critiques et prophètes de mal- heur. Après tout, ceux qui médisent des études culturelles ne sont pas toujours les mieux placés pour le faire. À cet égard, il importe par exemple de ne jamais oublier l’avertissement de Frederic Ames dans son étude des ancêtres du zoo moderne. À propos des recherches savantes sur les parcs à thème, il signale que :

[...] the tone of this literature tends to be more or less condescending, which has the unintended effect of stifling new ideas instead of fostering them.

When other scholars have addressed issues of theme space, many seem to have done so against their better judgments. In a trenchant analysis of the criticism on Disney theme parks, for example, Grail Marcus describes the prevailing attitude as one of snobbery and the voice as one of spite. More important, the critics who seem to delight ins sneering at the parks and their visitors have nothing in particular to say about the actual rides or displays there.22

Ensuite, et même si la fusion des deux disciplines n’est pas à l’ordre du jour, il devrait au moins être possible de les repenser l’une en fonction de l’autre, afin de voir ce que les études littéraires peuvent apprendre des études culturelles et vice versa. C’est pareil exercice qu’on voudra proposer ici.

Logiquement, l’articulation des deux disciplines ne se fait jamais de ma- nière neutre. Même si, à terme, on poursuit la construction d’un espace vraiment commun, les chercheurs partent d’abord d’un des deux domaines, dans lequel ils s’efforcent d’intégrer des idées et des méthodes du domaine voisin. On exa- minera d’abord quelques exemples de l’inclusion des préoccupations littéraires dans les études culturelles, pour analyser ensuite certains cas de l’introduction d’une sensibilité culturelle dans les études littéraires. Pour terminer, on présentera quelques idées sur un projet de recherche susceptible d’unir utilement les deux approches.

4. l

esétudes CulturellesauserviCedes étudeslittéraires

Commençons donc par nous interroger sur ce que les études culturelles peuvent apporter aux études culturelles.

Plutôt que de répéter ce qui s’est déjà dit sur objet, visée et méthodes, insis- tons sur une mutation plus fondamentale23.

Dans la longue suite de scissions qu’aurait connues l’étude de la littérature depuis près de deux siècles (littérature versus linguistiques, texte versus contexte, mots versus images, etc.), la plus fondamentale – et sans doute le plus dangereuse

22. Eric Eric ames, Carl Hagenbeck’s Empire of Entertainment, Seattle, University of Washington Press, 2008, p. 6.

23. Les paragraphes qui suivent reprennent, de manière autrement plus concise et avec quelques modifications, une partie d’un article récemment paru : Jan Baetens, « Une défense “cultu- relle” des études littéraires », dans LHT, n° 8, « Le partage des disciplines », s. dir. Nathalie Kremer, mai 2011 [En ligne], URL : http://www.fabula.org/lht/8/8dossier/218-baetens

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Jan Baetens

– est la rupture, consommée au fond avec le déclin de la rhétorique traditionnelle, entre lire et écrire.

Cette opposition est sociale : la frontière ne passe pas seulement entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent (ou ne font que lire), mais surtout entre ceux qui ont la chance d’être publiés et tous les autres, rejetés du système pour de bonnes ou de mau- vaises raisons. Il n’est certes pas le lieu de revenir ici sur la discussion sur la néces- sité du filtrage éditorial24, si ce n’est pour mettre en garde contre un des mythes les plus tenaces véhiculés par les nouvelles technologies, qui soi-disant brouilleraient la distinction entre producteurs et consommateurs : tous les écrivains deviendraient lecteurs et inversement. Idée crédule et auto-mystificatrice s’il en est, car s’il est vrai que (presque) tout le monde, à condition d’avoir accès à Internet, peut maintenant se manifester comme écrivain, certains lieux de publication sont plus égaux, c’est-à-dire plus prestigieux et surtout plus facilement repérés par les moteurs de recherche, que d’autres, et l’abîme entre écrivains et lecteurs ne fait ainsi que se déplacer d’un cran25.

Au-delà de ce genre de discussions, la question du statut de l’auteur – et, corollairement, du lecteur – devrait toutefois nous encourager à revenir sur un pro- blème plus capital : les enjeux de la lecture et de la lecture même, plus particulière- ment de leurs relations réciproques, aujourd’hui distendues, si ce n’est perdues. En ce moment, les deux actes de lire et d’écrire sont souvent enfermés chacun dans leur sphère respective – rétrécissement qui se retrouve dans notre vision contempo- raine de la rhétorique, réduite à un système d’artifices textuels et littéraires sans trop d’importance pour notre commerce actuel des textes. Or, pour les études littéraires, le grand avantage des études culturelles se situe là justement : à repositionner l’objet littéraire en pratique culturelle, les études culturelles ouvrent de nouvelles voies à une réappréciation de la rhétorique, non plus comme catalogue de faits de style surajoutés au langage dit non littéraire, mais comme pratique et comme action dans la polis. En ce sens, la rhétorique cesse d’être le passé de la littérature et des études littéraires, pour redevenir son véritable avenir, que l’on pourrait résumer ainsi : écrire pour lire, lire pour écrire.

Il faut donc oser un retour aux sources, en l’occurrence à l’enseignement traditionnel de la rhétorique, où les fonctions de lecture et d’écriture étaient vrai- ment inséparables et totalement insérées dans le fonctionnement social de la parole.

La grande leçon des études culturelles aux études littéraires devrait être que lire et écrire s’impliquent durablement : les techniques d’analyse littéraire ne seraient pas un but en soi, mais au service d’un apprentissage de l’écriture26 ; inversement, la maîtrise de l’écriture ne devrait pas faire de l’écrivain un non-lecteur, mais un lecteur supérieur, capable d’évaluer le travail des autres et de proposer le cas échéant des remèdes, le tout dans un esprit « public », c’est-à-dire accompli en présence d’autrui (avec ou contre lui, peu importe) et en vue d’une action ayant des effets dans la vie de la société.

24. Voir Jan Voir Jan Baetens, « Publier : exposer », dans Actas do IV Congreso internacional da Associa- cão portuguesa de literatura comparada (Evora, mai 2001), s. dir Christine zurBacH, vol. III : Literatura e Outras Artes (CD-ROM), Evora, Université d’Evora, 2004.

25. Voir Dominique mainGueneau, « Auteur et image d’auteur en analyse du discours », dans Argumentation et analyse du discours, n° 3, « Ethos discursif et image d’auteur », s. dir. Michèle BoKoBza KaHan & Ruth amossy, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/660.

26. Ce point est discuté également par Jean-Marie Schaeffer (op. cit.).

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5. l

esétudes littérairesauserviCedes étudesCulturelles

Comme on l’a vu, les échanges entre études culturelles et études littéraires peuvent aller aussi dans l’autre sens. Dans ce cas, c’est l’apport des études littéraires aux études culturelles qu’il faut monter en épingle.

Que signifie un tel apport ? Généralement, la réponse se formule en termes d’objets. On commence à lire « autre chose » que ce qui se lisait avant, par exemple ladite paralittérature, et on essaie de le faire « autrement », par exemple en ratta- chant ces nouveaux objets à d’autres contextes et à d’autres interrogations. Lire la paralittérature, mais on pourrait penser aussi aux littératures régionales, aux littératures postcoloniales, aux littératures émergents sur le Net, ne devrait pas signifier qu’on essaie de prouver coûte que coûte que cette forme de littérature est aussi bonne ou intéressante que la « vraie » littérature (celle d’hier : le canon, celle d’aujourd’hui : la littérature expérimentale). Cela reste un projet honorable, mais rien de plus, puisque une telle orientation enfermerait les nouveaux objets dans la logique des objets anciens contre lesquels ils se dressent. L’intérêt pour le non-ca- nonique devrait se donner pour ambition la question traditionnelle de la valeur et la manière traditionnelle de poser cette question en termes institutionnels, pour se pencher sur d’autres phénomènes comme par exemple: les industries culturelles du livre ou la place du livre (et de la culture) dans une société qui redéfinit les rapports entre travail et loisir.

Voyons rapidement un exemple, à notre sens très réussi, de pareil élargisse- ment : Bring on the the Books for Everybody, de Jim Collins27.

Collins part d’une observation simple : malgré le succès croissant du livre électronique, le livre traditionnel se maintient fort bien et il semble même renfor- cer sa présence dans la vie quotidienne de l’Américain moyen. Si le livre est moins visible dans les grandes villes, sa présence dans les petites villes augmente, notam- ment à travers l’expansion du réseau de ventes des grandes chaînes. Si le livre est moins présent dans l’enseignement, il fait l’objet d’une publicité massive et sédui- sante. Si le nombre de librairies diminue, les ventes par correspondance connaissent une hausse spectaculaire. Si on a l’impression qu’il y a moins de lecteurs, il n’y a jamais eu autant de cercles ou de groupes de lecture. Seule ombre au tableau, pour le lecteur aux goûts classiques : les livres qui se vendent sont de « mauvais » livres, sans qualité littéraire aucune, publiés par des éditeurs qui ne s’intéressent qu’aux ventes des « produits », et la manière dont ces livres se vendent ne dépend plus des instances médiatrices traditionnelles, le rôle des critiques ayant été remplacé soit par des campagnes de marketing, soit par le bouche-à-oreille (l’exemple souvent cité est celui des « romances » ou romans sentimentaux, de type Harlequin, qui ont pénétré la librairie et acquis une grande visibilité). Dit autrement : on lit toujours autant qu’avant, mais la lecture a changé de nature, elle a cessé d’être « savante » pour devenir « populaire » (le titre du livre, Bring on the Books for Everybody, est une allusion à un des slogans du cercle de lecteurs animés par la présentatrice Oprah Winfrey, qui a intégré un club de livres dans son émission qui représente assez bien le fonctionnement de la culture médiatico-populaire aux États-Unis). L’ambition de

27. Jim Jim collins, Bring on the the Books for Everybody, Durham, Duke University Press, 2010.

Un livre comparable, mais portant sur des objets et des pratiques non littéraires, serait Lynn spiGel, TV by Design: Modern Art and the Rise of Network Television, Chicago, Chicago University Press, 2009.

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Collins n’est pas seulement de décrire ce phénomène, mais aussi de le comprendre, et de le faire sans condamner les nouvelles formes de lecture.

L’analyse de tels phénomènes ne peut évidemment se limiter aux seuls livres.

Elle doit s’attaquer à la lecture, dont la forme populaire a subi des changements assez radicaux depuis plusieurs décennies, essentiellement depuis l’apparition de l’ordinateur personnel et la restructuration subséquente des formes d’interaction sociale. La lecture populaire ne se donne plus pour modèle les efforts du lecteur

« moyen » (au sens sociologique du terme : middle-brow) pour combler l’écart qui sépare le « populaire » du « légitime », mais elle se pense désormais en termes de développement personnel. Il s’ajoute à cela que cette lecture n’est plus guidée, conseillée, orientée, déterminée voire imposée par l’autorité des spécialistes (les profs et les critiques) mais structurée et organisée par les lecteurs eux-mêmes (qui procèdent essentiellement par cooptation : j’adhère à un groupe ayant les mêmes goûts que moi et nous nous organisons en micro-communauté). L’aspect collectif de ce développement personnel est capital : ce n’est pas le lecteur individuel qui décide souverainement de ce qu’il va lire et de ce qu’il va penser du livre sélec- tionné, c’est le dialogue permanent et intense avec d’autres lecteurs qui va dégager les critères de sélection et d’évaluation. La lecture populaire n’est pas populiste, elle est interactionniste. Or le passage d’un type de lecture à un autre ne s’explique pas uniquement par l’émergence d’une nouvelle forme d’« agency »28). Il résulte aussi de l’effondrement du système de « surveillance » traditionnel qui a dissocié la culture et la vie. Ce qui intéresse les lecteurs populaires, ce n’est plus ce que les livres signifient ou représentent en eux-mêmes, mais ce qu’ils peuvent signifier ou représenter pour eux. C’est là une révolution copernicienne qui explique pourquoi il y a de plus en de lecteurs, et même de grands lecteurs : apparemment les livres sont capables de leur donner quelque chose que d’autres médias ne peuvent leur offrir, à savoir la possibilité de pratiquer en réseau, c’est-à-dire avec des spé- cialistes de même niveau, le développement personnel, y compris de ses goûts culturels.

Pour Collins, la notion de goût est, avec celle de développement personnel, la seconde grande clé pour comprendre la lecture populaire contemporaine. Ici encore, l’auteur insiste beaucoup sur le fait que les tendances contemporaines ne peuvent pas s’expliquer mécaniquement par l’apparition des nouvelles technologies, mais sont dues aussi à l’effondrement des anciens systèmes de valeur. Il attire par exemple l’attention sur le fait que le système éducatif aux États-Unis n’est plus capable d’apprendre aux jeunes les normes du goût qu’ils pourront suivre ou appli- quer dans leur vie adulte. Tout comme le formalisme, qui scinde la vie et l’art, em- pêche l’enseignement de la littérature d’apporter quelque chose en termes de déve- loppement personnel, l’approche critique des textes, qui déconstruit les normes du bon goût, détourne cet enseignement de l’apprentissage du même « bon goût ». De là sans doute l’apparition d’une nouvelle forme de lecture, non-savante (car antifor- maliste et peu critique) et « utilitaire » (visant l’amélioration de soi et l’apprentissage des normes assurant l’intégration du lecteur à la « bonne société »). Pareil usage de la littérature n’a rien à voir avec le populisme de la culture de masse, qui réduit la culture ou bien à des questions de goût personnel, ou bien à une manipulation par

28. Bernard darras, « La tache aveugle. Approche sémiotique et systémique du paradigme de l’agency », dans MEI, « Études culturelles & cultural studies », op. cit., pp. 57-70.

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les industries culturelles. Ici encore, les livres semblent pouvoir apporter quelque chose que ni la télévision, ni les autres médias ne semblent capables d’offrir.

Qualifier ces formes de lecture populaire comme la « fin de la lecture civili- sée », comme l’indique non sans provocation le premier chapitre du livre de Collins, ce serait non seulement témoigner d’un grand mépris élitiste, mais aussi et surtout méconnaître le dynamisme exceptionnel de ces formes de lecture, qui ne sont pas opposées aux médias de masse mais travaillent en symbiose avec eux. Les nouveaux lecteurs utilisent les nouvelles technologies (Amazon, Google, Facebook, Kindle, iPad, etc.), tant pour acheter et lire que pour s’organiser en réseau et pour interagir avec d’autres lecteurs. Ces mutations détruisent les anciennes structures (et Collins ne reste pas insensible à ces problèmes : son traitement des thèses de Schiffrin, par exemple, est très mesuré), mais il met surtout en exergue la manière dont l’ancien est reconfiguré par le nouveau (d’où par exemple son analyse de la librairie moderne comme... bibliothèque, mais comme bibliothèque sans personnel qualifié et sans possibilité d’emprunt). De la même façon, Collins revient lui aussi sur le mythe déjà signalé de la littérature numérique : le brouillage des rôles entre auteur et lec- teur. Son étude montre clairement que ce brouillage est à la fois une illusion, car le lecteur n’est pas autorisé à modifier le texte de l’auteur, et sa profonde vérité, car les nouveaux médias permettent aujourd’hui au lecteur à s’exprimer publiquement par écrit, en publiant sa lecture. Or, comme on l’a vu, dans la lecture populaire, l’essentiel n’est plus le texte, mais la manière dont le lecteur est ou non capable de se l’approprier dans sa propre vie.

La littérature, ce n’est donc plus les livres, mais l’expérience de la littérature, et cette expérience peut migrer d’un média à l’autre. Les lecteurs qui sont à la re- cherche de quelque chose qui puisse changer leur vie (en termes de développement personnel ou de bon goût), l’expérience du texte peut se passer de l’objet-livre : le cinéma, mais aussi de tout autres pratiques sociales comme la gastronomie, le design, les rencontres amoureuses et, plus généralement, de tout ce qui touche de près ou de loin à ce qu’on appelle « life-style », peuvent procurer des sensations ou des expériences « littéraires » similaires.

Capitale à cet égard est l’analyse de la « ciné-littérature », qui renouvelle l’ap- proche traditionnelle de l’adaptation cinématographique. Conformément au regard librement sociologique qu’il prône, Collins pose d’abord que ces adaptations, au- jourd’hui plus nombreuses que jamais à Hollywood, obéissent aux mêmes règles que les livres populaires qu’il passe en revue. Les romans qui s’adaptent sont en ef- fet les mêmes que ceux dont on fait la publicité dans les clubs de livres et les cercles de lecteurs : ce ne sont pas des livres qu’on lit pour soi, mais dont on espère pouvoir discuter au sein des groupes et communautés où l’on cherche des personnes ayant les mêmes intérêts et les mêmes goûts; ce sont aussi des livres dont on croit qu’ils pourront s’avérer utiles dans la fusion de la culture livresque et de la culture « life style ». Pour Collins, le moment-charnière de cette évolution a été le film Chambre avec vue (A Room with a View, James Ivory, 1985) et, de façon plus générale, l’inter- vention de la société de production Ivory-Merchant. Celle-ci a lancé un type de film dont le protagoniste n’est plus l’acteur, mais le décor et l’ameublement, et où le récit est largement occupé par des discussions sur le goût. Collins va même plus loin en suggérant que les rapports entre littérature et cinéma ne vont pas seulement de la littérature au cinéma, mais également du cinéma à la littérature. La mode de la « lit

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lit », un terme qui est un clin d’œil ironique à la « chick lit », illustre en effet le retour de l’univers Ivory-Merchant sur la création littéraire. Dans la « lit lit » le personnage typique est toujours un écrivain, mais un écrivain obsédé par les mêmes questions qui préoccupent le public populaire des livres à succès : les discussions sur le bon goût et les questions de « life style » ne le laissent pas indifférent, il est lui aussi en quête d’une passion à même de transformer sa vie, et sa vie quotidienne est consa- crée aux mêmes soucis et aux mêmes besognes que ceux des lecteurs. Les heures de Michael Cunningham29, où l’on se perd dans un palais de glace mêlant références et allusions littéraires au cinéma et références et allusion cinématographiques à la littérature, est une parfaite illustration de cette « lit lit ».

Répétons-le : Collins, qui prend la lecture populaire au sérieux et qui s’oppose farouchement aux Cassandre annonçant la fin du livre et partant de la civilisation, est tout sauf un populiste. Il reste critique des évolutions qu’il met au jour et n’hésite pas à pointer les travers et les dangers du phénomène scruté. En cela, sa position me paraît un modèle à suivre pour tous ceux qui auraient envie d’explorer davantage les rapports entre études culturelles et études littéraires.

Jan Baetens

Katholieke Universiteit Leuven Groupe de recherche MDRN*

29. Michael cunninGHam, Les Heures (1998), trad. de l’anglais par Anne damour, Paris, Pocket, 2001.

* Le groupe Mdrn est engagé dans une Action de Recherche Concertée (ARC/GOA) sur la littérature européenne (1900-1950) qui bénéficie du soutien financier du Conseil de la Recherche de la KULeuven (2011-2015).

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