• Aucun résultat trouvé

L'idéologie "réaliste" : de l'évidence probatoire du fait à l'invalidité de la raison.

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'idéologie "réaliste" : de l'évidence probatoire du fait à l'invalidité de la raison."

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01698968

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01698968

Submitted on 1 Feb 2018

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

l’invalidité de la raison.

Odile Camus

To cite this version:

Odile Camus. L’idéologie ”réaliste” : de l’évidence probatoire du fait à l’invalidité de la raison..

Journée d’étude internationale:L’argumentation par la ”réalité” dans les discours politico-médiatiques

et économiques ou la ”persuasion testimoniale”., Nov 2013, Lille, France. �hal-01698968�

(2)

Communication à la journée d'étude internationale : L'argumentation par la "réalité" dans les discours politico-médiatiques et économiques ou la "persuasion testimoniale". Maison Européenne des Sciences de l'Homme et de la Société, Lille, 15 novembre 2013.

L'idéologie "réaliste" : de l'évidence probatoire du fait à l'invalidité de la raison.

Odile Camus - MC HDR - Psychologie sociale de la communication ICONES EA 4699

Université de Rouen odile.camus@univ-rouen.fr

La "religion du fait" constitue le rouage par excellence de la reproduction idéologique, en reléguant dans l'impensable toute alternative politique. Mais l'idéologie "réaliste", devenue épistémo-idéologie, traverse tous les domaines de la pratique sociale et a imprégné le langage quotidien ; et c'est in fine le statut de la pensée humaine qu'elle met en cause.

Mon propos sera illustré par l'analyse des inférences automatiques produites en réception textuelle, dans différents contextes. J'y rends notamment compte des évidences non problématisées qui amènent au discrédit de toute argumentation rationnellement marquée.

Introduction

Les discours politico-médiatiques constituent un terrain privilégié pour appréhender la fonction de l' argument « réaliste ». En effet :

- la « réalité » médiatiquement mise en scène, donc construite (Cf. Charaudeau 2005 sur ces procédés communicationnels de construction), se donne comme réalité brute ; et la dissimulation du travail de construction des faits semble condition de sa crédibilité.

- le fait ainsi donné est utilisé dans les discours médiatiques comme argument décisif, c'est-à-dire n'autorisant pas le débat.

- cette modalité persuasive participe de la constitution du « réalisme » comme valeur légitimante.

Cela étant, dans quelle mesure l'idéologie réaliste ne déborde-t-elle pas largement le cadre politico-

médiatique ? Si c'est dans ce cadre que j'en illustrerai d'abord les manifestations, l'objectif du

présent propos est d'interroger cette idéologie en tant que mode de pensée, ou plus précisément en

tant qu' épistémo-idéologie (Camus 2003, 2004), traversant tous les domaines de la pratique sociale,

y compris et en premier lieu celui de la science.

(3)

1. Le « réalisme » comme valeur, ou : la légitimation de l'impuissance politique.

1.1. L'évidence probatoire du fait

L'extrait radiophonique suivant, emprunté à Halimi (1997, pp.59sq.), permettra dans un premier temps d'illustrer la fonction rhétorique du « constat » :

(Émission produite pendant les « mouvements sociaux » de 1995)

Question de l'auditeur : «J'ai acheté L'Humanité du 19 décembre 1995. Il y avait une mise en cause des puissances financières. On ne retrouve pas ces tendances sur France Inter. (...)

Michel Garibal « (…) Nous, nous constatons un certain nombre de choses. (...). Aujourd'hui, même L'Humanité constate que le système communiste a disparu. Donc il y a un système qui est l'économie de marché qui est le système dominant (...). Parce que c'est un constat. Aujourd'hui, on vous dit tous les jours : le monde est un village. Mais c'est vrai ! Donc si vous voulez, aujourd'hui, jouer avec les autres, il faut appliquer la règle du jeu commune. (…) ».

On observe ici que le « constat » (i.e. ce qui est étiqueté comme tel), et le consensus obligé qui s'y attache, sont utilisés comme contre-argument pour défendre un point de vue au demeurant non explicité - à savoir : « Ces tendances n'ont pas légitimité à être représentées sur France Inter ». La pertinence (Cf. Sperber & Wilson 1986) du contre-argument - en quoi répond-il à la question de l'auditeur ? - suppose un travail inférentiel, mais que tout récepteur aura probablement fait automatiquement ; en l'occurrence : il n'y a pas pas à rendre compte de points de vue, de

« tendances », qui ne collent pas à la réalité ; car ils sont faux, inexacts, non objectifs...

1

. Il s'agit là typiquement d'une heuristique idéologique, dont le propre est précisément d'échapper à la problématisation - puisque donnée comme évidence (Camus 2007).

Du point de vue de l'action, la conséquence de ce réalisme, conséquence elle-même automatiquement inférée - évidente -, est que la « mise en cause » de ce qui est n'est pas pensable - puisque « pas réaliste », le pensable se devant d'être issu du « possible », lui-même strictement délimité par l'existant - bref : que la mise en cause de l'existant n'a pas légitimité à orienter l'action politique.

1.2. Du constat à l'action : morale réaliste et politique.

Plus largement, le réalisme en politique amène à la naturalisation du social

2

, signant en cela sa

1 Notons que cette inférence suppose une assimilation, voire une confusion, entre le plan de la réalité et celui de la vérité.

2 La naturalisation peut être définie comme la transformation d'un arbitraire social en nécessité naturelle. Notion

notamment développée et illustrée en sociologie par Bourdieu (par ex. 1979), et en psychologie sociale par

Beauvois (par ex. 1994).

(4)

maturité idéologique. (En d'autres termes, il s'agit d'une idéologie achevée ; voir Deconchy 1989 ; 1999). La société, devenue produit de la nécessité, ne peut être autrement qu'elle n'est, et sa

« régulation », relevant de « mécanismes », est affaire d'experts et de gestionnaires, garant d'une morale réaliste qu'il s'agit tout de même de vendre - d'où le rôle de « communiquant » qui devient finalement le premier rôle de l'homme politique.

Empiriquement, les procédés de cette fabrique de la nécessité sociale peuvent être appréhendés en tant que procédés discursifs (voir par ex. Guilbert 2007).

Par exemple : la cohérence d'un propos donné repose sur une trame implicite amenant le récepteur à produire les inférences nécessaires à sa compréhension, inférences pour l'essentiel issues de l'articulation entre le dit et la situation. Or ces inférences sont fréquemment issues de l'application automatique d'heuristiques idéologiques. Ainsi dans le discours suivant :

Christine Lagarde, ministre de l'Economie, devant l'Assemblée Nationale, le 10 juillet 2007 : La France est un pays qui pense. Il n'y a guère une idéologie dont nous n'avons fait la théorie.

Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C'est pourquoi j'aimerais vous dire : assez pensé maintenant !

La cohérence de ce propos, et en particulier le connecteur (« c'est pourquoi ») permettant de passer des prémisses à la conclusion, est tout à fait discutable si l'on ne prend appui sur le « déjà-là » des évidences idéologiques. Plus précisément : la valeur négative associée aux référents de la production intellectuelle (en gras dans la citation) convoque l'heuristique : « Quand on pense, on n'agit pas », la question problématisante (« Pourquoi faut-il arrêter de penser ? ») étant reléguée dans l'impensé. Or cette heuristique opposant le couple pensée-débat (Cf. « discuter ») à l'action, tire son évidence de la morale réaliste précédemment évoquée : ce sont les faits, tenus pour indiscutables, qui se doivent de dicter l'action. Au point que l'action politique elle-même finit par prendre le statut de « fait » - naturel et nécessaire, « fait » (réalité perçue) et action se légitimant réciproquement

3

1.3. Le statut théologique des « lois sociales »

Même si le mythe de l' « autorégulation des marchés » a perdu aujourd'hui de sa vigueur, organisation et régulation des sociétés n'en restent pas moins représentées

4

comme relevant d'un ordre qui échappe à la volonté humaine. Ainsi, agir sur la réalité sociale, c'est opérer les « réformes nécessaires » - entendons : imposées par les faits. Ce qui régit l'ordre social prend alors le statut de

3 Par exemple (propos de rue, émanant d'un jeune) : « Y a un problème avec les immigrés. La preuve : on en vire. » 4 quoi que les contenus idéologiques, en tant qu' « impensé de la pensé » (conception pour partie héritée d'Althusser

1970), ne sont pas à strictement parler des représentations.

(5)

lois théologiques, de « lois de la nature » telles qu'entendues avant la modernité, Lois majuscules que nous ne pouvons ni ne devons chercher à maîtriser (Cf. Camus 2004).

À titre d'exemple, on relèvera avec Hazan (2006:33sq.) quelques expressions médiatiques des phénomènes liés à la croissance, ce « mot-culte »

5

: « partout présentée comme soumise à des

« variations aléatoires », son caractère imprévisible se révèle entre autres par l'usage de métaphores météorologiques (« coup de froid enregistré par la croissance »...)

Ou encore, à propos des « lois du marché », cet extrait du Figaro :

(à propos d'un effondrement brutal de la bourse de New York le 6 mai 2010) : Comment un algorythme a provoqué un krach éclair

(…) Un ordre de vente d'environ 4 milliards de dollars (…) a entraîné une réaction en chaîne à cause de l'utilisation massive de techniques de spéculation « à haute fréquence ». Ces programmes informatiques jouent sur des secondes pour gagner des millions.

Ici aucun actant humain n'est mis en scène - et ce sont les « programmes informatiques » qui

« gagnent des millions ».

L'idéologie réaliste conduit ainsi à reléguer dans l'impensable l'idée d'une réalité sociale humaine - je veux dire : collectivement construite.

2. L'objectivisme, forme épistémo-idéologique

Dans ce paragraphe je développerai en quoi le « réalisme » - terme relevant au demeurant du lexique médiatique

6

- réfère plus largement à une posture épistémo-idéologique : l'objectivisme.

L'objectivisme devenu idéologie peut être défini comme posture cognitive caractérisée par l'assimilation entre : l'objet et sa représentation ; la réalité et la vérité ; et par l'exclusion du sujet de tout processus de connaissance.

2.1. Le « réalisme » en tant qu'idéologie

Le « réalisme » est sans doute le mélange le plus abouti entre valeurs et faits qui caractérise toute idéologie. Ellul (1962) par exemple en rendait (prophétiquement?) compte dans les termes suivants (p.11sq.) :

L'homme moderne est habité par la religion du fait, c'est-à-dire par l'acceptation du fait, contre lequel on ne peut rien ; par la conviction que ce qui est, est bon ; par la certitude que le fait est en soi preuve et démonstration ; par la soumission des valeurs aux faits ; par l'obéissance envers la

5 expression reprise en hommage à Klemperer (1947)

6 cf. la LQR décrite par Hazan, op.cit.

(6)

nécessité, assimilée au progrès. (…) Or, cette attitude idéologique stéréotypée conduit inéluctablement cet homme à confondre le jugement de probabilité et le jugement de valeur. Parce que le fait est critère, il faut que ce fait soit bon. Mais aussitôt en découle : celui qui annonce tel fait (sans porter de jugement) est donc un approbateur de ce fait.

Pour revenir au contexte médiatique, une illustration simple, et prototypique de ce qui vient d'être décrit, peut être proposée :

France Inter, dans le contexte des élections régionales, 29 mars 2010 : sondage

7

:

59 % des Français pensent que la gauche gagnerait les présidentielles si elles avaient lieu maintenant. (…) Les Français croient en la gauche.

Le fait de répondre à une question fermée est ici assimilée au « penser » (jugement de probabilité), lui-même assimilé au « croire » (supposant une attribution de valeur).

Dans un autre contexte (enseignement à l'université), j'ai relevé de fréquentes confusions entre discours descriptif et discours prescriptif, dès lors que les étudiants étaient confrontés à un discours rapporté émanant d'une source crédible - figure de l' « expert » -. Par ex. : « Les médecins disent qu'il faut faire du sport » = « Il faut faire du sport » (et non pas : description d'un discours émanant d'une source distincte de l'énonciateur.)

L'idéologie sous-tendant ces inférences automatiques est à entendre comme idéologie dominante (Camus 2007), recouvrant tout ce que les idéologies concurrentielles ont en commun, c'est-à-dire ce qui fait l'objet d'un consensus tacite dans la société, et dont on ne débat pas ; ce qui n'est pas problématisé ; ce qui relève de l'évidence - idéologie de la classe dominante, qui impose "(sans en avoir l'air puisque ce sont des "évidences"), les évidences comme évidences" (Althusser op.cit.:42).

Elle s'appréhende empiriquement via les discours, comme souligné supra, les évidences idéologiques étant inscrites dans l'implicite

8

. Les contenus implicites en effet ont la propriété de ne pas constituer le véritable objet du dire (Kerbrat-Orecchioni 1986), et constituent un cadre incontestable dans lequel l'échange doit nécessaire s'inscrire (Ducrot 1984). Pour le dire autrement : Car sous le mot isolé, c'est la pensée d'une époque qu'on découvre, la pensée générale où se niche celle de l'individu, la seconde étant influencée, peut-être même guidée, par la première.

Klemperer V. (op.cit.:199)

L'objectivisme idéologique peut être illustré en convoquant quelques attributs cognitivement très 7 Je ne commenterai pas le statut de ce « fait » très particulier dont le sondage est censé rendre compte, à savoir l'

« opinion publique » (voir Bourdieu 1973)

8 L' « effet d'évidence » produit par les discours idéologiques a notamment fait l'objet d'une analyse par Guilbert

(op.cit. ; voir 111sq.)

(7)

accessibles pour évaluer un argument :

- un argument que je qualifierais de « purement abstrait » sera invalidé, tandis que « purement concret » est d'une probabilité nulle (- indicible, ce indépendamment des propriétés de la langue),

« purement » étant disqualifiant, tandis que la connotation positive de « concret » s'est libérée de tout ancrage contextuel.

- on peut opposer de la même façon l'invalidant « purement subjectif » à l'improbable « purement objectif ».

Ce faisant se dessinent, certes une posture idéologique au service de la reproduction (Camus 2006a), mais aussi une posture épistémique, imposant une certaine définition de ce qu'est un savoir valide - soit, dans nos sociétés : tenu pour scientifique. Dans quelle mesure les critères de scientificité prévalant au sein de l'institution scientifique ne relèvent-ils pas de cette même posture ? auquel cas, validité scientifique et légitimité idéologique se confondraient complètement.

2.2. Epistémé et légitimité épistémique

Dans les démocraties libérales, la référence à la science constitue la forme première de légitimation.

L'argument « scientifique », et/ou émanant d'une source « experte », peut ainsi être utilisé pour justifier toutes les décisions d'action. L'idéologie objectiviste constitue en cela une épistémo- idéologie (Camus 2003) : idéologie qui s'est imposée comme cadre naturel de perception et d'explication du monde ; ou encore, pour reprendre les termes de Deconchy (op.cit.) rendant compte de la forme achevée vers laquelle tend toute idéologie : idéologie qui s'est fait reconnaître comme nécessité historique.

Ne rejoint-on pas alors

9

la notion foucaldienne d'épistémé ? L'épistémé, ordre sur fond duquel nous pensons (Foucault 1966), ou encore : réseau archéologique qui sous-tend l'organisation du savoir à une époque donnée (dans les reformulations plus académiques que Foucault en fera en 1969), rend compte du fait que tous les savoirs produits dans une même temporalité, quelle soit leur nature ou leur contexte, reposent finalement sur les mêmes présupposés généraux - cette « archéologie » que j'ai empiriquement traduite, via l'analyse des discours, en termes de présupposés, implicite, inférences, heuristiques...

Or, lorsque l'idéologie façonne le culturel et colonise l'imaginaire social (Cf. Castoriadis 1975), ne prend-elle pas alors la place de l'épistémé ? Toujours est-il que l'épistémo-idéologie objectiviste ne traverse pas seulement l'univers médiatique, mais aussi celui des pratiques scientifiques.

L'objectivisme en sciences pourrait être amplement illustré, mais là n'est pas directement l'objet du présent propos. Aussi me contenterai-je de quelques exemples et remarques à ce propos. Ainsi, -

9 dans une certaine mesure et avec toutes les précautions requises.

(8)

exemple incontournable -, l'on peut s'interroger sur la fascination qu'exercent les mesures neurologiques dans l'appréhension des phénomènes psychologiques

10

, fascination traduite par divers indices : publications d'articles à support théorique faible dans des revues à forte valeur sociale dans la communauté scientifique ; vulgarisation rapide de « résultats » qui, à y regarder de près, sont d'une portée épistémique pour le moins discutable

11

… mais qui reposent sur ce qui paraît constituer indiscutablement un « fait », si dénué de sens soit-il en tant que tel.

On peut également s'interroger sur les fondements de la structure canonique du « bon » article - du moins en psychologie

12

- le « bon » article est publiée dans une revue indexée, de préférence anglo- saxonne, et avec un Impact Factor élevé - :

- la partie dite théorique est constituée d'une accumulation de références spécialisées et récentes, et ce autour d'une problématique précise - une micro-théorie, théories complexes et notions trop générales étant à proscrire.

- une hypothèse locale et opérationnelle doit en être déduite, hypothèse qui sera mise à l'épreuve expérimentalement.

- La référence à l'expérimentation n'a en fait pas grand chose à voir ici avec le raisonnement hypothético-déductif, l'important étant la production de données quantitatives. Ces dernières seront d'autant plus probantes que la mesure paraîtra attachée au fait lui-même - par exemple : mesures physiologiques, temps de réaction, ou encore : réponses de sujets sur des échelles. En revanche, lorsque le travail de construction du fait et de sa mesure est visible (par exemple : construction d'indicateurs langagiers à partir de réponses de sujets à des questions ouvertes, ou encore à partir d'entretiens), la scientificité perçue est faible.

Le complément nécessaire de l'objectivisme n'est-il pas en fait l'a-théorisme ? Ou, pour reprendre les termes - polémiques et percutants - de Politzer (1928:4sq.) :

Mais que dire du psychologue ? Chez lui tout n'est que pompe. (…) Comme on lui a dit que la science est faite de patience, que c'est sur des recherches de détail que se sont édifiées les grandes hypothèses, (…) il patauge (...) au milieu des appareils, se jette tantôt dans la physiologie, tantôt dans la chimie, la biologie; il amoncelle les moyennes de

statistique, et est convaincu que, pour acquérir la science, tout comme pour acquérir la foi, il faut s'abêtir.

10 Pour une approche critique, voir Guillaume, Tiberghien & Beaudouin 2013.

11 Par exemple : dans le domaine du « neuromarketing », la découverte des « neurones du Coca-Cola » (McClure &

Al. 2004)

12 discipline particulièrement intéressante pour cette investigation, de par son histoire et sa situation spécifique au

regard de la question de la « scientificité ».

(9)

3. L'invalidité épistémique de la pensée 3.1. « Subjectivité » et individualisme libéral

L'objectivisme suppose le déni de la médiation subjective - du sujet - dans la construction du fait.

La connaissance y est alors révélation, ou découverte

13

. Quel statut l'épistémo-idéologie objectiviste confère-t-elle alors à l'outil qui nous permet de connaître ? Je suis tentée de désigner cet outil par le terme de pensée, mais il est imprécis, large, chargé des connotations liées à l'usage. Faut-il y préférer celui de cognition ? Il désigne tout à la fois processus et contenus, et réfère la connaissance à tout ce qui concerne la mise en relation sujet-objet.

Le terme qui me paraît le mieux désigner ce que je veux dire est désuet. C'est celui d' entendement.

Notion phare de la science de l'homme que la philosophie morale des Lumières aspirait à construire, l'entendement est associé à d'autres notions de même statut épistémique: Raison, sens moral, libre- arbitre... Mais ces notions, philosophiques voire métaphysiques, n'existent pas en tant qu'objets psychologiques - car exclues a priori de toute investigation scientifique.

En même temps, l'homme ne se représente plus son humanité de la même manière

14

. Ainsi le

« modèle humain » de la philosophie des Lumières (dont les notions ci-dessus rendent compte), modèle dont l'homme d'aujourd'hui pense avoir hérité avec le « libéralisme », est aux antipodes du modèle humain caractérisant les démocraties libérales - l'individu de l'individualisme libéral (Beauvois 2005, 2011) est l'antithèse de la « personne morale » du XVIII°s. (Camus 2006b). Entre les deux s'est de fait opérée la rupture épistémique que décrit Foucault (op.cit.) entre l'Age classique et la Modernité. La personne morale (voir notamment Jaffro & Al. 2000) se définissait d'abord par son « identité », comprise comme mêmeté de soi à soi, impliquant conscience morale soit : lien de la personne à ses actes ; tandis que l'individu dans l'individualisme libéral se définit par sa

« personnalité », indépendante de ses actes et reposant fondamentalement sur l'affirmation de sa différence aux autres et, partant, de son unicité.

L'articulation entre objectivisme et individualisme libéral doit également être interrogée au regard du statut de la raison. En effet, à l'universalisme des Lumières considérant la Raison comme disposition universelle permettant par exemple le débat argumenté, s'est substitué le relativisme. Or celui-ci tend à devenir, par delà son ancrage éthique, « relativisme d'indifférence » (Matalon 2006) : ainsi des réitérations d'expérimentations montrent « qu'on est moins influençable qu'avant, et en même temps qu'on cherche moins à influencer les autres », car semble-t-il, « on estime sans intérêt

13 en dépit de positionnement épistémologiques déclarés se réclamant (normativement?) du « constructivisme ».

14 Dans quelle mesure la psychologie scientifique et sa vulgarisation sont-elles impliquées dans cette représentation que l'homme se fait de lui-même ? - question dont l'étendue dépasse le cadre conforme d'une problématique

« scientifique » en psychologie.

(10)

d'en discuter (des opinions) : à quoi bon, puisqu'on n'a pas de critère solide pour trancher ? » (p.45sq.)

Ce désinvestissement pour la confrontation des opinions mérite, me semble-t-il, d'être interrogé, et notamment au regard des prescriptions normatives de l'individualisme libéral (Cf Beauvois op.cit).

À titre d'illustration, voici quelques productions banales, issues de copies d'étudiants (1ère année de psychologie) : « La pensée est affaire de personnalité », ou encore : « Chacun juge selon ses goûts »... Ainsi la pensée, le jugement, bref : la raison, ont le même statut psychologique que « les goûts et les couleurs » : une « affaire de personnalité » donc, propre à chacun et qu'il serait illégitime de vouloir modifier. Tout se passe en effet comme si l'intériorité dans son ensemble :

« pensée » donc raison, jugement..., sens moral, affects..., constituée comme « entité subjective », était ramenée in fine à la notion idéologiquement lourde de personnalité.

La raison ne saurait alors être considérée comme outil de connaissance possible, puisqu'elle est

« subjective », subjectivité représentée non pas en référence à un sujet épistémique, mais à une individualité particulière. Ainsi seuls les « faits », la « réalité », en tant que monde « extérieur », semblent pouvoir faire consensus. On pourra objecter que la rationalité fonctionne fréquemment comme valeur légitimante, dans les discours médiatiques notamment (voir Guilbert op.cit.:94sq.) ; mais quelles sont les caractéristiques d'un discours jugé « rationnel » ? Il est à tout le moins permis de supposer que « rationnel » et « réaliste » soient substituables dans l'usage, leur signification commune se rapportant in fine à l'objectivisme. L'étude empirique présentée maintenant devrait contribuer à éclairer cette question.

3.2. Une recherche en réception : inférences sur la source d'un discours argumentatif.

15

Quelles inférences évaluatives peut générer un discours dans lequel l'élaboration rationnelle est visible - élaboration incluant la conclusion argumentative, soit ce vers quoi la source vise à orienter le destinataire - ? Nous avons soumis à des sujets récepteurs un même propos (contenu informatif, portant en l'occurrence sur un objet politico-médiatique : la croissance

16

), mais pour certains récepteurs, ce propos était mis en scène suivant une logique rationnelle (modalité « discours argumentatif »), tandis que pour d'autres, la mise en scène obéissait aux règles du marketing (modalité « médiatique »).

L'impression produite en réception devrait être radicalement différente : la source médiatique,

15 recherche effectuée dans le cadre du contrat ANR-2008-COMM-043 « Savoir communiquer » : approche critique de l'efficacité persuasive.

16 Les différentes versions du texte support sont présentées dans Camus 2008.

(11)

notamment de par un marquage énonciatif personnalisé (Charaudeau 1992), joue sur l'affectivité l'attractivité, la captation ; tandis que la source argumentative est impersonnelle et « intellective » (Charaudeau 2005). Du point de vue du traitement textuel en réception, le discours médiatique semble faire sens tout seul (phrases courtes, propositions simples, lexique connoté) ; sa structure produit une impression de fluidité, liée au jeu énonciatif - alors que les arguments sont en fait simplement juxtaposés, et la cohérence textuelle y est faible. Tandis que le discours argumentatif semble exiger, pour être compris, un traitement systématique (central) ; en même temps, la cohérence textuelle y est forte, notamment de par le marquage explicite du lien logique entre propositions, en même temps que de par l'ordonnancement linéaire des arguments.

Les caractéristiques formelles de ces discours constituent des indices périphériques (voir Coppola &

Camus 2013), susceptibles de générer des inférences automatiques ; tandis que le contenu informatif est censé être traité sur un mode systématique (contrôlé, central ; Cf. Petty & Cacciopo 1986). Cela étant, si les effets sur la compréhension du propos et son influence (modification des cognitions du sujet) sont certes intéressants, je me centrerai ici sur l'impact de ces mises en scène sur l'image de la source, et sur la perception de la relation source-cible par les récepteurs. Les extraits suivants du corpus en réception traduisent en effet la pertinence de cette focalisation pour interroger plus fondamentalement la légitimité de l'argumentation rationnelle :

L'impression évaluative de la source (extraits du corpus en réception)

Mise en scène argumentative : une visée de manipulation.

- C'est quelqu'un qui veut convaincre... ça fait très discours politique. ...Ce genre d'arguments pour pouvoir convaincre, c'est très élaboré... C'est pas une propagande non plus mais c'est quand même quelqu'un qui essaye d'imposer ses idées en faisant croire que c'est quelque chose de bien.

(Arg Ortho 3)

- Quelqu'un qui doit bien savoir manier la langue pour savoir transmettre les idées qu'il veut.

Stratégique, pour amener son interlocuteur à avoir la même façon de penser que lui.... pour égarer la personne. (Arg Ortho 4)

Mise en scène médiatique : inscription de la visée dans une relation bilatérale.

- Il essaye d'envisager l'autre point de vue... C'est quelqu'un d'assez posé qui va être à l'écoute,

qui va pas chercher à imposer son point de vue.... Si la personne était en face on pourrait

confronter ses idées, les défendre face à face. C'est quelqu'un (...) avec qui on peut bien

s'entendre, on peut bien interagir quoi. (Med Ortho 10).

(12)

De manière générale, la source du discours argumentatif est perçue comme « totalitaire » : elle veut

« imposer ses idées », fait de la « propagande »... alors même que le point de vue qu'elle défend apparaît comme très personnel (ce sont « ses idées »). Sa visée d'influence est étiquetée comme stratégique, tactique, et les termes de « stratagème » et même de « manipulation » ont plusieurs occurrences dans le corpus. Le format médiatique en revanche semble conforme à la « légitimité démocratique » : l'intention persuasive n'étant pas marquée comme telle, la source est perçue comme « ouverte au débat ». En même temps, « c'est une personne de terrain », « il sait de quoi il parle » ; son propos semble reposer « sur du réel », il est « vrai », « on ressent une certaine validité »... validité rapportée finalement aux exigences de la rationalité : propos « cohérent »,

« structuré », etc...

Bref : la source médiatique constate - et s'émotionne ; le débat qu'elle ouvre est un partage affectif.

En revanche la source argumentative affirme des idées qui lui sont propres et qu'elle veut imposer.

Conclusion

Avec l'idéologie objectiviste, exprimer des idées devient : s'exprimer soi-même. Plus largement, la

« liberté d'expression », valeur que l'esprit des Lumières nous a léguée, s'entend maintenant comme

« liberté de pensée » relevant du registre privé.

Par exemple, la diffusion des caricatures danoises du Prophète, en février 2006, avait suscité une large condamnation (de toutes les églises, du MRAP, de Le Pen, de Washington, etc…). Les arguments, moraux, contre cette diffusion, arguments référés aux "droits de l'homme", convoquaient le "respect", la "tolérance", le "droit à la différence", et vinrent en appui à la "liberté de culte", servant de bannière aux promoteurs d'une proposition de loi visant à "sanctionner tout discours, cri, menace, écrit, imprimé, dessin ou affiche portant atteinte volontairement aux fondements des religions" (proposition du député Jean-Marc Roubaud, enregistrée le 28 février 2006 sous le n°2895). Dans cette proposition, les "libertés d'opinion et de la presse" sont opposées aux "libertés de religion et de pensée". Or, derrière cette opposition, on peut en lire une autre plus fondamentale , en l'occurrence entre une sphère privée dans laquelle doit être protégée une « liberté de pensée » rapportée in fine au domaine des croyances et des sentiments, et une sphère publique, de laquelle relève la « liberté d'opinion » et qui se doit d'être limitée par les exigences de la première. La

« liberté d'expression » est alors à comprendre comme référant à l'individu privé - c'est-à-dire

liberté de s'exprimer soi-même, tel que l'on est, avec sa personnalité propre dont la "pensée", c'est-

à-dire les croyances, est le reflet (cf. l'individualisme libéral).

(13)

Ainsi les idées, croyances, valeurs, convictions, ne sauraient refléter que des « points de vue personnels », exclus d'un éventuel partage. Ce statut privé, individuel, de la pensée, laquelle se trouve reléguée aux antipodes du « fait » qui s'imposerait à tous sans discussion possible, me semble constituer le corrélat nécessaire à la délégitimation de la parole rationnelle dans ses prétentions épistémiques.

Références citées

Althusser L. (1970). Idéologie et appareils idéologiques d'état. La Pensée, 151. 3-38.

Beauvois J.-L. (1994). Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission. Paris : Dunod.

Beauvois J.-L. (2005). Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social. Petit traité des grandes illusions.

Grenoble : PUG.

Beauvois J.-L. (2011). Les influences sournoises. Précis des manipulations ordinaires. Paris : François Bourin.

Bourdieu (1973). L'opinion publique n'existe pas. Les Temps Modernes, 318. 1292-1309 [réed. 1995. Médiaspouvoirs, 38. 2310-3358]

Bourdieu P. (1979). La distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Minuit.

Camus O. (2003). De la reproduction idéologique à l’autonomie (une perspective pragmatique). Dans L. Baugnet (Ed.), Constructions identitaires et dynamiques politiques. Bruxelles : Presses Inter-Universitaires, Peter Lang. 219-236.

Camus O. (2004). L'épistémo-idéologie libérale. Dans Actes du colloque Normes sociales et processus cognitif. SACO, MSHS, Université de Poitiers. 23-26.

Camus O. (2006a). La reproduction idéologique. Dans A. Dorna & J. M. Sabucedo (Eds). Etudes et chantiers de psychologie politique. Paris : L'Harmattan. 127-144.

Camus O. (2006b). Le citoyen : chimère métaphysique, modèle normatif, ou forme anthropologique menacée ? Les Cahiers de Psychologie Politique, 9. URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1008 Camus O. (2007). Idéologie et communication. Dans J.-P. Pétard (Ed.). Psychologie sociale. Paris : Bréal (2

ème

édition revue). 269-334.

Camus O. (2008). Le modèle médiatique de la communication : un formalisme adapté au conformisme idéologique, inadapté au changement. Bulletin de Psychologie, 61(3)/495, 267-277.

Castoriadis C. (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris : Seuil.

Charaudeau P. (1992). Grammaire du sens et de l’expression. Paris : Hachette.

Charaudeau P. (2005). Les Médias et l'Information. L'impossible transparence du discours. Bruxelles : De Boek-Ina.

Coppola V., Camus O. (2013). HIV/AIDS Prevention and Media Campaigns: Limited Information? Health Communication, DOI:10.1080/10410236.2012.759051.

Deconchy J.-P. (1989). Psychologie sociale. Croyances et idéologies. Paris : Méridiens Klincksieck.

Deconchy J.-P. (1999). Psychologie sociale des processus idéologiques. Dans W. Doise, N. Dubois, J.-L. Beauvois (Eds). La construction sociale de la personne. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble. 113-128.

Ducrot O. (1984). Le dire et le dit. Paris : Minuit.

Ellul J. (1962, ed. 1990). Propagandes. Paris : Economica.

Foucault M. (1966). Les mots et les choses. Paris : Gallimard.

Foucault M. (1969), L'archéologie du savoir. Paris: Gallimard.

Guilbert T. (2007). Le discours idéologique ou la Force de l’évidence. Paris : L’Harmattan.

(14)

Guillaume F., Tiberghien G., Beaudouin J.-Y. (2013). Le cerveau n'est pas ce que vous pensez. Grenoble : P.U.G.

Halimi S. (1997). Les nouveaux chiens de garde. Paris : Editions Liber-raisons d’agir.

Hazan E. (2006). LQR. La propagande du quotidien. Paris : Editions Raisons d'agir.

Jaffro L. (Ed.) (2000). Le sens moral. Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant. Paris : PUF Kerbrat-Orecchioni C. (1986 ; ed.1998). L’implicite. Paris : Armand Colin.

Klemperer V. (1947 ; ed. 1996). LTI, la langue du III

e

Reich. Paris : Albin Michel.

Matalon B. (2006). Face à nos différences. Universalisme et relativisme. Paris : L'Harmattan.

McClure S.M., Li J., Tomlin D., Cypert K.S., Montague L.M., Montague P.R. (2004). Neural correlates of behavioral preference for culturally familiar drink. Neuron, 44. 379-387.

Petty R.-E., Cacioppo J.-T. (1986). Communication and Persuasion : Central and Peripheral Routes to Attitude Change.New-York : Springer-Verlag.

Politzer G. (1928 ; ed. 1968). Critique des fondements de la psychologie. Paris : PUF.

Sperber D., Wilson D. (1986), Relevance (Communication and Cognition), Oxford, Blackwell (trad. fr. : La Pertinence

(Communication et Cognition), Paris, Ed. de Minuit, (1989.)

Références

Documents relatifs

Les postes fédérales allemandes absorbent de leur côté les postes de Bavières et du Wurtemberg; en 1923 est créée.le VIAG (Entreprises Industrielles Réunies) pour

Mode d’évaluation : Examen écrit et oral; le travail personnel pendant le semestre Références (Livres et polycopiés, sites internet, etc) :..  Airiau M., Schweitzer E.,

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

Cette quête, dans le cas de l´œuvre de Catherine Mavrikakis, cherche des réponses dans la mémoire paternelle, et, dans le roman de Carola Saavedra, dépasse les trois

Problème au sens de problématique scientifique et didactique, problématique scolaire, problème au sens d’énigme, problème reformulé par l’élève dans un

La composante sur laquelle la société a dû être très attentive lors du lancement est la composante institutionnelle, en effet, la multitude des normes

Respect des contraintes horaires de production Mise en œuvre des techniques professionnelles Production dans le respect des consignes Réalisation de productions

Modelling on the lessons of informatics will thus become not only an instrument, but even the very subject of education, when, based on gained knowledge and with the help of