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La représentation de l'histoire dans les Troyennes de Sénèque et Le Renvoi des ambassadeurs grecs de Jan Kochanowski

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La représentation de l’histoire dans les Troyennes de Sénèque et Le Renvoi des ambassadeurs grecs de Jan Kochanowski

Stanisław FISZER Université de Lorraine

Un exemplaire des Tragédies de Sénèque : L. Annaes Senecae Cordubensis tragoediae X (Bâle, 1541), offert, en 1552, à son ami Stanisław Grzepski et comportant sa dédicace en vers constitue la première preuve solide et palpable de l’intérêt de Jan Kochanowski pour le dramaturge romain. Pourtant, on peut présumer que le poète polonais de la Renaissance

1

commence à s’intéresser à Sénèque dès ses études à l’Académie de Cracovie (1544-1549) où l’œuvre de ce dernier fut édité et commenté depuis au moins deux générations. Sans doute, Kochanowski approfondit-il sa connaissance du théâtre de Sénèque lors de ses études à l’université de Padoue, dans les années 1552-1555 et se familiarise-t-il avec les tragédies de Giambattista Giraldi Cinzia, Pietro Aretino, Sperone Speroni ou Alessandro Spinelli qui imitent dévotement leur célèbre ancêtre romain, très à la mode à ce moment-là en Italie. On ne peut pas exclure non plus que Kochanowski connaisse le Discorso intorno al comporre de i romanzi, delle commedie e delle tragedie (1554) où l’on va jusqu’à préférer Sénèque aux Grecs, l’opinion qui, quelques années plus tard, sera reprise par Jules César Scaliger dans son Poetices libri septem (1561).

Quoi qu’il en soit, on retrouve plusieurs traces de l’influence du théâtre de Sénèque en général

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et des Troyennes en particulier dans Le Renvoi des ambassadeurs grecs [Odprawa posłów greckich] (1578)

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, l’unique tragédie de Kochanowski qui puise également dans d’autres sources, telles que l’Iliade ou des tragédies grecques ; mais à la différence de Sénèque, il choisit un épisode précédant la guerre pour montrer ses causes, comme certains auteurs continueront de le faire après lui, même au XX

e

siècle

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. On y voit, en effet, les

1 Jan Kochanowski, né le 6 juin 1530 à Sycyna (Zwoleń) et mort le 22 août 1584 à Lublin, est un poète polonais de la Renaissance, nommé « le père de la poésie polonaise ». Ses ouvrages traduisent l'hésitation entre les idées de la réforme protestante et celles du catholicisme (il traduisit les Psaumes en vers). En tant qu’humaniste, il s’intéressait également à la philosophie et abordait des problèmes éthiques soulevés par l’épicurisme, le stoïcisme et le néoplatonisme.

2 Radosław Rusnak résume les travaux des chercheurs polonais portant sur l’influence du théâtre et de la philosophie de Sénéque sur Kochanowski dans son article « Seneka – Kochanowski, Kochanowski – Seneka », Pamiętnik Literacki, n° 3, 2008, pp. 35-55.

3 La tragédie Le Renvoi des ambassadeurs grecs fut écrite sur la demande du chancelier du royaume, Jan Zamoyski, à l’occasion de son mariage, ce qui témoigne d’un caractère éminemment politique de l’ouvrage.

4 Par exemple, Jean Giraudoux dans La guerre de Troie (1935).

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ambassadeurs de Sparte qui s’étant rendus à Troie pour obtenir le retour d’Hélène, sont éconduits par Pâris, son ravisseur. En revanche, les Troyennes de Sénèque reviennent sur les conséquences de la guerre, tout en amalgamant trois thèmes issus de l’Hécube et des Troyennes d’Euripide : l’immolation de Polyxène sur le tombeau d’Achille, celle d’Astyanax, toutes les deux censées permettre aux Grecs de retourner chez eux, et le tirage au sort des captives. Sur le plan de la construction, les deux pièces respectent grosso modo les conventions de l’âge classique : celle de Sénèque se divise en cinq actes, dont le premier peut être considéré comme un long prologue, celle de Kochanowski en cinq epeisodia. Par ailleurs, elle obéit aux règles de la poétique de la Renaissance, inspirée d’Horace et codifiée par Scaliger. Cependant, ce ne sont pas les ressemblances ou les différences formelles entre les deux tragédies qui nous intéressent ici, mais la façon dont l’Histoire « avec une grande H » y est représentée.

Au premier abord, parler de l’Histoire dans la tragédie, semble erroné. Car les pièces en question, comme la plupart des tragédies, sont fondées sur un mythe. Or, les mythes ont une fonction éminemment rituelle et religieuse dans le théâtre grec puis romain, après l’introduction de la culture hellénistique à Rome

5

. C’est parce que la mythologie constitue un savoir partagé par tous depuis l’enfance que les tragiques choisissent la mythologie comme le sujet de leurs pièces : le spectateur connait l’histoire avant même qu’un mot ne soit prononcé, alors que l’auteur fait la remémorer et réactualiser. Mircea Eliade dit à ce propos :

En récitant les mythes, on réintègre ce temps fabuleux et, par conséquent, on devient en quelque sorte « contemporain » des événements évoqués, on partage la présence des Dieux ou des Héros […] en « vivant » les mythes, on sort du temps profane, chronologique, et on débouche dans un temps qualitativement différent, un temps « sacré », à la fois primordial et indéfiniment récupérable6

.

Ainsi, la tragédie permet non seulement de réactiver un événement premier, mais encore de faire vivre périodiquement sa répétition. Par là même, elle relève du temps cyclique auquel Sénèque fait plusieurs allusions aussi bien dans ses écrits philosophiques que dans son théâtre

7

. Certes, la conception linéaire et irréversible de l’Histoire, qui fait partie de l’époque moderne, récuse le temps cyclique, mais il avait été intégré dans celle de Zénon et des

5 Dans son ouvrage, Les monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995, Florence Dupont affirme : « Les jeux sont et restent à Rome, jusqu’au Bas-Empire chrétien, un rituel religieux et social ; il n’y a jamais eu de laïcisation de l’institution, les dieux seront toujours spectateurs au cirque et au théâtre, à côté des hommes », p. 27.

6 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Éditions Gallimard, 1963, pp. 31-32.

7 Par exemple, dans les Questions naturelles, III, 29, et dans l’Agamemnon, v. 12-21.

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stoïciens grecs

8

, dont Sénèque fut l’un des continuateurs les plus connus dans la Rome antique

9

.

Pourrait-on cependant, en raison du caractère à la fois sacré et récurrent du mythe, considérer la tragédie qui le représente comme une expression de la conception cyclique de l’Histoire ? Il est à observer que, malgré son aspect religieux et atemporel, la tragédie grecque, dès sa naissance, n’est pas coupée de la vie civique et politique de la communauté : il n’est pas rare qu’elle fasse écho à des problématiques d’actualité et de telle façon s’inscrive dans le temps événementiel de la cité. D’autre part, tout essai d’interprétation du théâtre grec et romain est conditionné par les critiques des rationalistes antiques. Elles visent les actes des dieux tels qu’ils sont racontés par Homère

10

: leurs aventures et décisions arbitraires, leur conduite capricieuse et injuste, voire cruelle. La désacralisation des dieux dans les Troyennes de Sénèque se traduit par des propos provocateurs et blasphématoires que les héros tiennent à leur égard. Ils les accusent de ne pas prévenir le meurtre d’Astyanax et de Polyxène ou le tirage au sort des captives, comme le fait Hécube :

Quel sauvage effréné, au gré d’une urne inique, Fit ce barbare choix des reines pour les rois ? Quel dieu sinistre ainsi partagea les captives ? Quel arbitre cruel choisit si mal nos maîtres ?11

Ce ne sont pas seulement les dieux, mais encore les fondements de la mythologie qui se trouvent sapés par Sénèque : il met dans la bouche du Chœur de Troyennes les paroles nettement nihilistes qui nient l’existence même de Hadès, tout comme la survie de l’âme après la mort :

8 Les stoïciens héritèrent la conception cyclique de l’Histoire de Platon et d’Aristote qui la formulent respectivement dans la République et dans la Politique. Tous ces philosophes ne croient pas à la continuité de l’Histoire. Ils pensent que les cataclysmes naturels, comme des conflagrations ou des inondations, éliminent périodiquement non seulement toutes les sociétés humaines existant à la surface de la terre, mais aussi leur souvenir, forçant les hommes à recommencer le processus historique à partir du début.

9 Pour connaître la philosophie stoïque de Sénèque, vor Pierre Grimal, Sénèque, Paris, Fayard, 1991, en particulier le chapitre « Le cheminement de la sagesse ».

10 Il est à remarquer qu’Homère ne se contente pas de raconter les mythes. Il les systématise et les épure et, ce faisant, il introduit déjà un principe rationnel dans ces créations de la pensée mythique. Bertrand Russel dit à ce propos: « The Homeric poems, like the courtly romance of the later Middle Ages, represent the point of view of a civilized aristocracy, which ignores as plebeian various superstitions that are still rampant among the populace.

[…] Homer, so far from being primitive, was an expurgator, a kind of eighteenth-century rationalizer of ancient myths, holding up an upper-class ideal of urbane enlightenment », A History of Western Philosophy, New York, London, Toronto, Sydney, Tokyo, Singapore, published by Simon & Schuster, p. 10.

11 Sénèque, Tragédies, texte établi par François-Régis Chaumartin, émendé, présenté et traduit par Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2011, v. 981-984.

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La mort est une, et ce mal, propre au corps, Frappe aussi l’âme. Enfers, sombre royaume, Maître inflexible, et Ténare, et Cerbère, Rude gardien de son seuil, sont chimères, Sottes rumeurs, absurdes inventions, Vains cauchemars, fables de songe-creux ! Veux-tu savoir où tu t’en iras, mort ? Où tu étais avant de naître12.

Le poète va jusqu’à mettre en doute la réalité du Destin, pourtant placée au-dessus de toutes les divinités dans la religion grecque. Le devin Calchas dévoile les destinées d’Astyanax et de Polyxène d’une manière expéditive et, comme l’affirme Florence Dupont, il est là « seulement pour complaire aux héros et confirmer des décisions qui se prenaient ailleurs, pour des raisons qui lui échappaient »

13

. La réponse d’Andromaque aux allégations d’Ulysse va dans le même sens : « […] tu prends le devin pour prétexte,/Et les dieux innocents ? Non, ce crime est bien tien ! »

14

Les héros du Renvoi des ambassadeurs grecs invoquent fréquemment les divinités de la mythologie. Toujours est-il que ce sont les dieux radicalement sécularisés et démythisés, qui ne servent que de décor à l’action empruntée, conformément à l’esthétique de la Renaissance, aux sources antiques. De plus, l’auteur de la pièce les distingue nettement de Dieu par la graphie : son nom est systématiquement écrit avec une majuscule, alors que leur nom générique avec une minuscule. D’ailleurs l’image allégorique des gouvernants de l’État, comparés au Jésus, le bon berger, ne laisse aucun doute sur le caractère chrétien de Dieu :

Vous qui gouvernez l’État et tenez dans vos mains la justice humaine, vous à qui l’on a commis le soin de paître les hommes et qui avez seigneurie sur le troupeau de Dieu, rappelez- nous toujours que vous êtes vicaires ici-bas de la divinité […] Vous exercez votre autorité sur des inférieurs, mais vous avez au-dessus de vous un maître auquel vous devez rendre compte de l’usage que vous en avez fait15.

12 Ibidem, v. 401-408.

13 Florence Dupont, Les monstres de Sénèque, op. cit., pp. 18-19.

14 Sénèque, Tragédies, op. cit., v. 753-754.

15 Jean Kochanowski, Choix de poèmes suivi du Renvoi des ambassadeurs grecs, version française d’André Mary, Paris, Firmin Didot & Cie, 1931, pp. 29-30. Il est à remarquer que le traducteur observe d’habitude la graphie des noms en question de l’auteur.

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L’évocation de la « Fortune » ne devrait pas non plus tromper le lecteur de la tragédie de Kochanowski. Bien qu’elle fasse penser à cette divinité italique, qui présidait aux aléas de la destinée humaine distribuant les biens et les maux selon son caprice, elle est ici synonyme de Providence ou de puissance supérieure de Dieu qui gouverne sagement le monde, dès sa Création au Jugement dernier

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. Cela implique, du reste, le caractère linéaire, orienté et irréversible de l’Histoire.

Dans Les Troyennes, la désacralisation des divinités antiques

17

, dans Le renvoi des ambassadeurs grecs, l’introduction du Dieu chrétien qui laisse les hommes coopérer ou pas à ses desseins, expriment paradoxalement la même envie : celle de devenir l’acteur de l’Histoire. On peut avancer que certains tragiques font jouer aux héros les rôles qui ne sont pas les leurs dans les mythes pour que le public ait l’impression qu’ils peuvent échapper à un déterminisme aveugle de la mythologie et produire eux-mêmes des faits, résultat de leurs propres décisions et de leurs propres règles, de quelque nature et de quelque valeur morale qu’elles soient

18

.

Sous la plume de Sénèque, Agamemnon, l’implacable vengeur des Grecs outragés, se transforme en défenseur de Polyxène et présente des arguments rationnels censés convaincre Pyrrhus : tout d’abord il établit une relation dialectique entre le vainqueur et le vaincu, entre le puissant et le faible, tout en évoquant la clémence d’un roi juste qui sait dominer sa colère, thème si cher au Sénèque-philosophe :

[…] plus on est puissant, plus on se doit patient.

Pourquoi d’un cruel meurtre éclabousser les mânes, D’un chef glorieux [Achille] ?

[…]

Fondé sur la violence, aucun pouvoir n’est stable,

16 Il n’empêche que, dans le dialogue entre Hélène et la Duègne, Kochanowski, tout comme Sénèque dans De la providence, ou pourquoi les gens de bien sont sujets au malheur, lorsqu’il existe une providence, montre ses apories qui ont soulevés tant de controverses théologiques au sein de la chrétienté :

HÉLÈNE

Grand Dieu, […] La Fortune qui gouverne tout et tient tout dans sa main prouve par tout ce qu’elle fait que le bonheur sur terre est beaucoup plus rare que le malheur […]

LA DUÉGNE

Qu’il y ait plus ou moins de bonheur ou de malheur ou que leurs parts soient égales, c’est un mince avantage de le savoir. Prions Dieu de nous garder le plus possible des vicissitudes, car il n’est pas de la nature de l’homme d’en être préservé tout à fait.

Jean Kochanowski, Choix de poèmes suivi du Renvoi des ambassadeurs grecs, version française d’André Mary, Paris, Firmin Didot & Cie, 1931, pp. 28-29.

17 Il est à remarquer que Sénèque dénonce la religion ancienne dans son ouvrage malheureusement perdu sur la superstition, dont Lactance et Auguste d’Hippone ont tiré des arguments contre le polythéisme.

18 D’un autre côté, les tragiques recourent à ce procédé pour ne pas ennuyer les spectateurs qui connaissent les mythes par cœur, et créer un effet de suspense.

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Il dure, modéré. Plus la Fortune élève

La puissance d’un homme, et plus ceux qu’elle exalte Doivent savoir, heureux, se tempérer eux-mêmes, […]

Ma victoire m’apprend

Qu’on choit vite de haut. Troie doit-elle nous rendre Si vains et arrogants ? Sommes-nous pas, nous, Grecs, Au pic d’où elle chut ?19

Plus loin, Agamemnon jouant le rôle paradoxal du porte-parole de l’humanité endosse la responsabilité qui est simple revendication logique des conséquences de nos actes, et préconise contre toute attente :

[…] Il faut sauver de Troie

Ce qui peut l’être encor. Elle est assez punie, Plus qu’assez. Qu’on immole une vierge royale Sur une tombe [d’Achille],

[…]

Qu’on appelle hyménée ce meurtre abominable, Jamais. Je porterais seul la faute de tous,

Qui peut défendre un crime et ne le fait, l’ordonne […]

Bel usage, d’offrir à l’homme qui n’est plus Un homme ! Garde-toi de rendre odieux ton père, Renonce à l’honorer de la rançon d’un meurtre20.

Pyrrhus réplique tout sèchement à Agamemnon qui veut sauver l’honneur : il lui rappelle la volonté d’Achille, sorti comme par un tour de magie de son tombeau

21

, ainsi que les lois de la guerre ; et peu importe comment nous les jugerions aujourd’hui, elles ne dérogent point à une rationalité de l’époque :

PYRRHUS

-

Nulle loi ne protège un vaincu du supplice.

19 Sénèque, Tragédies, op. cit., v. 254-256, 258-261, 263-266.

20 Ibid., v. 285-291, 298-300.

21 Voir au sujet de cette « intervention magique » d’Achille Les monstres des Sénèque, op. cit., p. 220.

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AGAMEMNON

- Mais à défaut de loi, l’honneur peut l’interdire.

PYRRHUS

- La loi du bon plaisir est la loi du vainqueur22.

Ici, comme ailleurs dans la pièce, les héros fondent leurs actes sur une double motivation : d’une part mythologique (Fortune, dieux, puissances chtoniennes), atemporelle et désormais purement conventionnelle, d’autre part conforme à la raison et due à une expérience du monde soumis à la logique historique de cause à effet. Quand Ulysse somme Andromaque de lui livrer Astyanax – sinon, menace-t-il, il détruira le tombeau d’Hector où celle-ci avait caché son fils – il insiste sur la raison d’État sans s’attarder sur l’oracle du devin Calchas, auquel aucun des deux n’attache une trop grande importance :

Les Grecs se méfieront, douteront de la paix,

Craindront, toujours devront surveiller leurs arrières, La peur interdira qu’ils reposent leurs armes

Tant qu’aux Phrygiens vaincus ton fils rendra espoir, Andromaque.

[…]

si tu veux peser la chose,

Tu devras pardonner des soldats déjà vieux, Qui, après dix hivers et dix moissons, redoutent Quelque nouveau désastre, et Troie, que l’on abat Jamais assez. Un puissant trouble émeut le Grec : L’effroi d’un autre Hector23

.

Force est donc de constater que ce n’est pas à cause de sa cruauté ou de son insensibilité aux pleurs et aux supplications d’Andromaque qu’Ulysse la contraint à lui livrer Astyanax : en homme rusé et connaisseur de la nature humaine, il sait que le futur de tous les Grecs pourrait dépendre de la décision qu’il prendra à présent. Autrement dit, il adopte une perspective historique et politique à la fois :

Certes ému du chagrin d’une mère angoissée,

22 Sénèque, Tragédies, op. cit., v. 333-335.

23 Ibid., v. 529-533, 546-551.

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Je le suis plus encor par les mères pélasges.

C’est pour leur futur deuil que cet enfant croîtrait24.

Le Renvoi des ambassadeurs grecs, qualifié tantôt de « tragédie humaniste », tantôt de « drame historique », s’éloigne davantage encore du paradigme de la tragédie grecque. Ce ne sont plus les mythes, mais les actes de l’homme qui déterminent les événements et provoquent la guerre de Troie. Les uns, comme les Grecs outragés et des Troyens, dont Anténor, demandent de rendre Hélène au nom de la justice et pour éviter les conséquences désastreuses d’un éventuel refus. Les autres, dont Alexandre qui cherche à soudoyer des Troyens, refusent de le faire sous différents prétextes. Priam, monarque faible, à l’image des rois de Pologne, et son Conseil qui fait penser au parlement de la République nobiliaire, tranchent en faveur d’Alexandre et sa faction. Vue sous cet angle, la pièce reproduit les réalités historiques de la Pologne du XVI

e

siècle, l’État puissant mais déjà rongé par le clientélisme, tout comme Les Troyennes reproduisent certaines réalités de l’Empire romain de l’époque de Sénèque

25

. Les causes de la décadence pouvant entraîner la chute de Troie, loin d’être laissées dans l’ombre, se voient exposées au grand jour par Ulysse :

O royaume déchu et proche de la perte, où le droit est sans force et la justice absente, et où il faut tout acheter à prix d’or ! Un libertin [Alexandre] a su obtenir par sa brigue que tous, du plus petit au plus grand, défendent publiquement sa félonie, au mépris de la vérité, et sans prévoir l’issue déplorable de ses machinations funestes. Ils n’ont pas compris que la jeunesse débauchée est un péril pour l’État. Ils traitent le crime et la vertu comme une marchandise.

[…] Par leurs mauvais exemples, la corruption devient générale. Voyez cette foule de parasites qu’ils traînent après eux, gras comme des pourceaux et vautrés dans une paresse et une luxure sans fin […] Dieu ! fais que je ne rencontre que jamais de tels soldats !26

Claude Backvis, éminent spécialiste belge de la littérature polonaise, a sans doute raison quand il affirme que « devant nous se déroule un mécanisme des causes et des effets qui procède selon des lois sociologiques »

27

, alors que les actes et les observations des héros qui représentent une collectivité, un

État, découlent du raisonnement logique, de l’expérience,

mais aussi malheureusement, pour la majorité d’entre eux, de la démagogie. Ainsi la tragédie de Kochanowski gravite autour de personnages qui comprennent parfaitement ce qui est en

24 Ibid., v. 736-738.

25 Par exemple, Hécube qui mène le deuil des pleureuses selon un rituel romain.

26 Jean Kochanowski, Le Renvoi des ambassadeurs grecs, op. cit., p. 37.

27 Cité d’après Czesław Miłosz, Histoire de la littérature polonaise, Paris, Fayard, 1983, p. 108.

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jeu sans pour autant être en mesure d’inverser le cours des événements en raison de leur faiblesse et irresponsabilité.

La guerre de Troie aura donc lieu, et pourtant le monde dans lequel évoluent les héros du Renvoi des ambassadeurs grecs paraît cohérent et équitable à l’opposé de celui où se déchirent les Troyennes. Certes, les souffrances et la douleur, quoique prédites par Cassandre dans la tragédie de Kochanowski, sont encore à venir, tandis qu’on les provoque, on les éprouve et on les manifeste dans celle de Sénèque ; mais ce n’est pas l’unique raison de la différence entre les deux pièces. L’introduction d’un principe rationnel et critique dans la pensée mythique la mine au point que les Romains éclairés ne la prennent plus au sérieux. En même temps, elle se laisse articuler par la pensée causale

28

qui, toutefois, ne débouche ni sur la compréhension des rouages de l’Histoire, ni sur la construction d’une conception cohérente du monde, d’autant que l’Empire romain traverse une série de crises, en particulier sous Caligula et Néron

29

. D’où la sensation du vide et du chaos qui s’empare des héros des Troyennes, tout comme elle s’empare de la société romaine de l’époque. C’est le Chœur, déjà cité, qui exprime ce désarroi collectif de la façon la plus percutante :

[…] le temps qui fuit

L’emportera plus preste que Pégase.

Tourbillonnant comme les douze signes, Courant, hâtifs, tels par le roi des astres Les siècles mus, telle Hécate empressée De parcourir son oblique carrière,

Nous courons tous au trépas, rien ne reste De qui aborde au fleuve par qui jurent Les dieux30.

Comme le temps de l’existence particulière, le temps historique, ici à la fois comparé et opposé à celui – cyclique - des mouvements célestes, est linéaire et irréversible. Cependant les

28 Le premier à introduire la pensée causale dans l’historiographie antique fut Thucydide (vers -460 - vers -400).

Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, il relate les causes de la guerre puis son déroulement dans l’ordre chronologique restant au plus près des événements, afin de donner un portrait fidèle de ce conflit qu'il considère comme fondamental dans l'histoire du monde et qu'il veut expliquer aux générations futures. Il a également une vision profondément rationnelle des faits : il ne voit pas dans l'enchaînement de ceux-ci l'intervention des dieux mais la conséquence des actions des hommes.

29 Il est à souligner que les historiens de l’Empire romain, faute de pouvoir comprendre et décrire l’histoire mouvementée de leurs temps à la manière de Thucydide, cherchent à la rendre conforme à la morale ou aux intérêts immédiats des empereurs, tout en attachant plus d’importance aux mérites littéraires de leurs ouvrages qu’à étudier les faits et leur interdépendance.

30 Sénèque, Tragédies, op. cit., v. 384-393.

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propos du Chœur dénient tout sens à la vie individuelle et à l’histoire humaine. Il ne s’agirait que d’une succession d’actions dont chacune séparément peut être expliquée rationnellement – comme s’efforcent de le faire les protagonistes de la pièce - mais dont l’ensemble apparaît comme absolument hasardeux et absurde. On connaît cette formule célèbre de Shakespeare, lecteur attentif de Sénèque

31

, selon qui la vie est « une histoire - dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, - et qui ne signifie rien » (Macbeth, acte V, scène 5). C'est aussi la position du Sénèque dramaturge, auteur des Troyennes, sans, par ailleurs, être celle du Sénèque philosophe. Car, à la différence de sa philosophie stoïcienne, teintée du christianisme naissant, d’après laquelle un Dieu bienfaisant, à la fois transcendant et immanent à la nature, occupe une place centrale dans le monde strictement déterministe, il est pratiquement absent de son univers dramatique

32

.

En revanche, le Dieu chrétien constitue le suprême principe organisateur dans celui de Kochanowski qui, sa vie durant, adopte une attitude irénique proche de celle d’Érasme de Rotterdam et garde un juste milieu dans le conflit qui oppose les catholiques et les protestants.

La Providence divine amalgamée par le poète avec la Fortune veille à protéger la Création à travers tous les méandres et vicissitudes de l’Histoire. Or, l’être humain qui participe à cette dernière est, selon la doctrine chrétienne, libre de se soumettre ou de ne pas se soumettre à la Providence. Quelque paradoxal que cela puisse paraître, Le Renvoi des ambassadeurs grecs montre que l’homme peut être rationnel - au sens ordinaire, non théologique du terme - dans la poursuite du mal tout comme dans la poursuite du bien. Pourtant il est pleinement responsable de ses actes : la ruine de Troie, annoncée à la fin de la pièce, ne découle donc ni de l’inexorabilité du destin, ni même des passions, mais de la corruption des gouvernants qui utilisent mal la raison et qui doivent en subir des conséquences. L’issue fatale du drame ne plonge pas le spectateur dans le désespoir car l’ordre du monde n’est guère bouleversé, comme il l’est dans les Troyennes. Finalement, la désacralisation de la pensée mythique par Sénèque, sa christianisation par Kochanowski n’a pas abouti à la même vision de l’Histoire dans les deux tragédies en question.

31 Les tragédies de Sénèque, dont cinq furent traduites en anglais, entre 1559 et 1566, inspirèrent non seulement

Shakespeare, mais aussi tout le théâtre élisabéthain.

32 Si nous admettons quand même que Dieu soit présent quelque part dans cet univers dramatique, nous nous heurtons à une contradiction insoluble, propre au stoïcisme : entre le libre arbitre de l’homme et sa soumission totale à un ensemble des causes extérieures qui sont prédéterminées, antérieures à ses actes. Cela ne peut qu’augmenter le sentiment d’absurdité de l’existence.

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