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BIENVEILLANCE Camille Roelens

Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque » 2019/1 N° 55 | pages 21 à 34

ISSN 1263-588X ISBN 9782841339266 DOI 10.3917/tele.055.0021

Article disponible en ligne à l'adresse :

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Bienveillance

Résumé : L’objectif de ce texte est de proposer une conceptualisation stabilisée de la notion de bienveillance. Elle est pensée ici comme un moyen de soutenir le devenir autonome d’un autrui vulnérable et de faire face à certains défis induits par le triomphe de l’individualisme démocratique, en particulier dans l’éducation. Cette définition articule, pour décrire ce que peut être une praxis bienveillante, trois dimensions (bien veiller, bien veiller sur, bien veiller à) qui seront ici présentées. Sur cette base, les risques inhérents à la mise en œuvre de cette bienveillance seront exposés, les moyens de les réduire seront discutés. Ce cheminement permettra de marquer nettement la distinction à opérer entre le maternel et la bienveillance.

Mots clés : bienveillance, autonomie, individualisme, démocratie, responsabilité, care, autorité, éthique.

« Il faut parfois retirer de la langue une expression et la donner à nettoyer pour pouvoir ensuite la remettre en circulation ». En plaçant ces lignes de Ludwig Wittgenstein en exergue d’un récent ouvrage, Eirick Prairat 1 signifie qu’avoir fait du tact une idée poussiéreuse fournirait l’occasion de le redécouvrir. La situation de la notion de bienveillance paraît en être le négatif. Loin d’être tombée dans l’oubli, elle est omniprésente, et cette fortune se paye de confusions et de malentendus.

La notion est embrumée. Il semble que lorsqu’il s’agit de signifier en peu de mots ce que devraient être idéalement le rapport d’individu à individu, de l’individu au collectif voire de l’individu au monde, le choix est souvent fait d’adjoindre à la description d’une action ou d’une intention le qualificatif bienveillant(e). Le seul examen des textes officiels de l’Éducation nationale française en témoigne de manière synthétique, de l’institutionnalisation de la notion en 2013 à aujourd’hui en passant par son érection au rang de pilier du référentiel pour l’éducation prioritaire en 2014. L’usage de la forme adjectivale est généralement privilégié, et parlant d’éducation (ou de politique) bienveillante on parle surtout du “nom”, et l’on évite ainsi de définir la bienveillance, de nommer précisément ce qu’elle désigne. On peinerait bien davantage à en proposer spontanément une conceptualisation claire et précise qu’à reconnaître abstraitement que telle ou telle pratique gagnerait à être

“bienveillante” plutôt qu’à ne pas l’être. On trouve, dans le cadre de réflexions sur l’autorité 2 en éducation, deux notions visant à combler partiellement ce manque :

1. E. Prairat, Éduquer avec tact, Paris, ESF, 2017, p. 5.

2. Cette rencontre du champ réflexif de la bienveillance via l’autorité ne semble pas contingente, et cette question sera approfondie plus loin.

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l’autorité de bonneveillance 3 et l’autorité de bientraitance 4. Mais il s’agit davantage de souligner l’importance de la confiance dans la relation d’autorité et de l’autorité dans l’éducation que de conceptualiser la bienveillance elle-même. L’objectif du présent texte est donc de tenter de proposer une définition stabilisée de la notion de bienveillance, du point de vue de la philosophie de l’éducation 5, comprise comme travail intellectuel de ce qui « conditionne le devenir-homme de l’homme » 6 par l’étude de ce « qui unit l’être-pour-soi et l’être-en-société » 7.

Si une perspective encyclopédique des multiples sens dans lesquels les termes bienveillant(e) / bienveillance ont été employés ne semble pas pertinente ici, pointons néanmoins à titre illustratif l’écart entre l’usage, rappelé par M. Friedman, qu’en fait Dicey en 1914, écrivant que « un homme sensé et bienveillant peut assurément se demander si l’Angleterre, dans son ensemble, titrera avantage de ce qu’elle décrétera que le versement d’une aide aux pauvres […] sera compatible avec le maintien du droit du pensionné à élire un membre du parlement » 8, et celui qu’en fait Guizot lorsqu’il écrit aux instituteurs, quant aux rapports du maître aux parents d’élèves, que « la bienveillance y doit présider : s’il ne possédait la bienveillance des familles, son autorité sur les enfants serait compromise, et le fruit de ses leçons serait perdu pour eux » 9. Dans le premier cas, il est question de bien peser les conséquences funestes envisagées par l’auteur d’un acte généreux. Dans le second, c’est de la reconnaissance de la légitimité de l’institution et de l’action éducative dont il est question. Certes, ce type de mise en miroir pourrait se mettre en scène pour bien des termes, et prêter à sourire s’il s’agissait d’un terme qui ne soit guère plus usité et mobilisé. Or la bienveillance paraît au contraire être l’un des idiomes dans lequel s’exprime un certain malaise de l’individualisme démocratique au milieu de son triomphe. M. Gauchet, dans les dernières décennies, a construit une œuvre importante pour la compréhension de ce phénomène, à l’échelle des ensembles politiques européens d’une part, quant à ses diffractions dans les différents lieux éducatifs, et tout particulièrement l’école, dans ses travaux de philosophie politique de l’éducation avec M.-C. Blais et D. Ottavi, d’autre part. Aussi semble-t-il nécessaire de présenter succinctement certaines de ses thèses, car une ligne de force du présent article est de considérer que si le vocable de bienveillance n’est certes pas neuf, ce que cherche à tâtons, dans le flou de son sens, son emploi exponentiel prend une

3. D. Marcelli, L’enfant, chef de la famille, Paris, Albin Michel, 2003.

4. G. Guillot, L’autorité en éducation, Paris, ESF, 2006.

5. Cette orientation conduit ici à ne faire qu’évoquer les abords qui ont été proposés de la bienveillance du point de vue des neurosciences et de la psychologie humaniste-existentielle respectivement par C. Gueguen et M. Rosenberg.

6. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation [2002], Paris, Fayard – Pluriel, 2013, p. 9.

7. M. Gauchet, « Vers une anthroposociologie transcendantale », in L’anthropologie de Marcel Gauchet, Paris, Parole et Silence, 2013, p. 236.

8. M. Friedman, Capitalisme et liberté [1971], Paris, Flammarion, 2016, p. 286.

9. P. Kahn, « La lettre de Guizot aux instituteurs (juillet 1833). Éléments pour une préhistoire de la déontologie enseignante », Les Sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle, vol. 40, 2007 / 2, p. 123.

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signification et une importance particulière et massive dans Le nouveau monde 10 démocratique (dans lequel la notion d’autonomie individuelle fait figure à la fois de clé de voûte et de sources fécondes de problématiques multiples).

L’autonomie comme problème

Précisons que dans le vocabulaire de Marcel Gauchet, l’avènement de la démocratie est la conséquence du « véritable processus générateur du monde moderne » 11 qu’est la sortie de la religion, c’est-à-dire sortie d’« une manière d’être complète des communautés humaines, impliquant un type de pouvoir, un type de liens entre les êtres, un type d’inscription dans le temps, un mode de cohésion des collectifs et des groupes en général » 12 également appelé « hétéronomie, […] la constitution de la société humaine, sous l’ensemble de ses aspects, par une loi extérieure d’origine transcendante qui la domine » 13. À ce principe de légitimité holiste succède peu à peu, sur cinq siècles (1500-1970 14), un principe de légitimité individualiste, dont l’expression paradigmatique est la notion de droits de l’homme, d’égale liberté de l’ensemble des individus, qui se diffracte en systèmes de légitimité touchant chaque aspect de la vie sociale.

Aussi, pour Marcel Gauchet, la « démocratie […] est la mise en forme politique de l’autonomie humaine » 15, et la philosophie politique de l’éducation l’étude de la façon dont s’opère « la conversion du projet démocratique en pratiques éducatives » 16 et dont peuvent être repensées « les conditions de possibilités-mêmes de l’entreprise éducative » 17. Dans cette optique, s’« il y a aujourd’hui une question vive pour la philosophie de l’éducation, c’est bien celle-là : qu’est-ce que l’autonomie, qu’est-ce que devenir autonome et à quelles conditions ? » 18.

Ce sont ces interrogations qu’explorent les récents travaux de Philippe Foray, qui définit l’autonomie comme la « capacité qu’a une personne de se diriger elle- même dans le monde » 19, entendre un monde de culture au sens arendtien. Cela implique de pouvoir agir (autonomie fonctionnelle), choisir (autonomie morale) et penser (autonomie intellectuelle) par soi-même. Cette capacité est conditionnée et dépend de ressources, d’« appuis de socialisation » 20 et d’un contexte socio- politique. Elle se développe dans l’ensemble des lieux éducatifs et dépend aussi

10. M. Gauchet, Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017.

11. M. Gauchet, « Crise dans la démocratie », La Revue lacanienne, n° 2, 2008, p. 61.

12. Ibid.

13. Ibid.

14. M. Gauchet, La révolution moderne, Paris, Gallimard, 2007, p. 12-15.

15. Ibid.

16. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, p. 9.

17. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008, p. 9.

18. M. Gauchet, « L’enfant imaginaire », Le Débat, n° 183, 2015, p. 163.

19. P. Foray, Devenir autonome, Paris, ESF, 2016.

20. Ibid., p. 26.

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des expériences que chacun vit 21. L’autonomie, enfin, est singulière et toujours vulnérable 22.

Que chacun, enfant y compris, soit désormais envisagé comme « un individu essentiellement autonome en droit, et exigeant d’être traité comme tel » 23 signifie également devoir composer, outre la finitude inhérente à la condition humaine, avec la fragilité propre de l’individualité autonome. « Pour autant qu’il y ait du sens à agréger [une] myriade de microdécisions individuelles sous forme de quelque chose comme l’esprit objectif d’une époque » 24, les choix discursifs qui président aux multiples invocations actuelles de la bienveillance semblent être une manière de prendre acte de ces vulnérabilités qui se prolongent ou émergent dans ce nouveau monde. C’est une manière de dire que l’ambition d’une autonomie substantielle ne vaut qu’en se donnant les moyens de l’atteindre, en assumant la responsabilité d’un tel projet. Mais cela ne présume pas du type de réponses qui peuvent être apportées.

Répondre aux vulnérabilités qui se font jour Aveu de faiblesse et appel à la force ?

Signalons d’abord que la bienveillance a parfois été dépeinte comme une menace directe ou indirecte pour l’autonomie individuelle et ses conditions d’exercice, autrement dit comme une vulnérabilité en elle-même et non comme une réponse possible à celle-ci.

Tocqueville est sans doute celui qui, à la fois le premier et de la manière la plus marquante, a pointé ce qui lui semblait être les vulnérabilités spécifiques de l’individualisme démocratique et des multiples adoucissements qu’il provoque.

Ainsi, au terme de l’irrésistible égalisation démocratique qu’il perçoit, l’auteur craint de voir de tels êtres s’en remettre volontiers à un « pouvoir immense et tutélaire, […] absolu, régulier, prévoyant et doux » 25, d’où l’assimilation d’un despotisme bienveillant à ce type de pouvoir qui à la fois « dégraderait les hommes sans les tourmenter » 26 et n’aurait pas à craindre la révolte. Une telle configuration ne permettrait aucunement l’autonomie, sinon exclusivement dans sa dimension fonc- tionnelle et dans la sphère privée. Le tuteur bienveillant est alors l’instance qui obère le développement de l’autonomie morale et de l’autonomie intellectuelle, puisqu’il peut aller jusqu’à ôter aux individus la peine de vivre et de faire des choix, et qu’il

« rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre » 27. Ce serait en trouvant en eux la force de n’abandonner la liberté ni parce qu’ils la jugent dangereuse ni

21. P. Foray, « Autonomie », Le Télémaque, n° 51, 2017, p. 25-28.

22. P. Foray, Devenir autonome, p. 34-35.

23. M. Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 363.

24. M. Gauchet, « L’enfant du désir », Le Débat, n° 132, 2004, p. 110.

25. A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. II [1840], Paris, Flammarion, 1981, p. 385.

26. Ibid., p. 384.

27. Ibid., p. 385-386.

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parce qu’ils l’estiment impossible, et en cultivant le goût de l’indépendance, que les individus démocratiques pourraient se prémunir contre de tels risques. Cette assimilation entre faiblesse coupable et bienveillance a été maintes fois réinvestie, et il s’agit ici davantage d’en donner deux illustrations nettes que d’entreprendre une revue de littérature.

Aldo Naouri a soutenu récemment que la bienveillance n’était que le masque d’une « sollicitude maternelle sans borne qui [permet] de satisfaire l’intégralité [des] besoins et [des] désirs » 28, et qui provoquerait chez l’individu la « fixation au stade infantile » 29, donc l’absence d’autonomie, au contraire de l’éducation tradi- tionnelle et « réactionnaire » que lui-même prône. Jugeant la sollicitude toxique 30, il se revendique apologue de la frustration et conseille : « élevez [votre enfant] de façon fasciste, vous en ferez certainement un démocrate » 31.

Quand Yves Michaud, lui, se prononce Contre la bienveillance, c’est manière de se prononcer pour que la démocratie ait le courage de nommer ce qui est selon lui les ennemis qui la rendent vulnérable, à savoir le fondamentalisme religieux, le populisme et la Realpolitik 32. Ayons la force de faire ce qu’il faut pour préserver les conditions de notre liberté et de notre autonomie, ayons le courage de les exercer effectivement, telles sont les fins qu’il vise et pour la poursuite desquelles la critique de la bienveillance est un moyen à la fois rhétorique et, selon lui, opératoire.

Eirick Prairat, critiquant en creux ces thèses, juge qu’il « n’est pas sérieux de dire […] que la bienveillance n’est que de la complaisance » 33 et nous y souscrivons.

Néanmoins, qu’Yves Michaud choisisse d’opter dans son argumentation pour une tentative de déconstruction 34 du travail de Joan Tronto dans Un monde vulnérable ne semble pas anodin.

Les voix du care 35

Une proposition centrale du care, que Joan Tronto synthétise par la formule

« Changer d’hypothèse sur les humains » 36, consiste justement à envisager auto- nomie et dépendance comme complémentaires et non antinomiques, et à penser en profondeur les processus d’accompagnement de l’individu abstrait de droits (l’individu libéral, dans son vocabulaire) dans les épreuves qu’il rencontre en tant qu’individu concret, sensible et vulnérable. À ce titre, la voix du care se fait entendre

28. A. Naouri, Prendre la vie à pleines mains, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 142.

29. Ibid., p. 181.

30. Ibid., p. 204.

31. Ibid., p. 200.

32. Y. Michaud, Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016, p. 13.

33. E. Prairat, Éduquer avec tact, p. 72.

34. Y. Michaud, Contre la bienveillance, p. 165-168.

35. Terme générique employé ici pour désigner, sans méconnaître pour autant leurs spécificités propres, les travaux séminaux de Carol Gilligan et leurs prolongements chez des chercheuses nord-américaines puis européennes.

36. J. Tronto, Un monde vulnérable [1993], Paris, La Découverte, 2009, p. 211-215.

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lorsque des philosophes politiques considèrent conjointement les conséquences de la dynamique d’égalisation des droits individuels (et leur attribution à tous) et la persistance dans une existence humaine de périodes de grande vulnérabilité, dont l’enfance, la vieillesse, mais aussi la maladie, le handicap, les accidents de la vie. Ainsi Alain Renaut invoque-t-il l’éthique de la sollicitude 37 pour répondre aux vulnérabilités spécifiques de l’enfant porteur de droits. De même, l’horizon du développement durable de la personne s’appuie sur le care comme un moyen de garantir l’autonomie des individus dans les périodes de haute vulnérabilité auxquelles la vie les confronte 38. Une telle démarche est au cœur des propositions que formule ailleurs Fabienne Brugère 39.

De même, l’assise théorique d’une pensée éducative (donc de rapport entre deux autonomies individuelles asymétriquement déployées) sur la bienveillance emprunte souvent au cadre théorique du care, et emploie également le vocable de “sollicitude”. Ainsi, E. Prairat affirme parler « indifféremment de bienveillance ou de sollicitude. […] La sollicitude est le nouveau nom de la bienveillance, il est celui que l’éthique du care a consacré » 40. Considérons deux ouvrages collectifs récents abordant ces thèmes du point de vue de l’éducation. A. Jellab ouvre celui qu’il codirige par un chapitre intitulé « La bienveillance, un nouveau care en édu- cation ? » 41. L’ouvrage Care et éducation est l’occasion de multiples évocations de la bienveillance : prospective chez L. Cornu qui insiste sur la symbolique de la

« veille » 42 ; critique chez Y. Bruchon, qui craint pour les personnes handicapées une

« assignation à la dépendance, y compris dans la bienveillance » 43 au nom de leur haute vulnérabilité. Pour sa part, Philippe Foray fait du care l’une des ressources qui soutient et permet l’autonomie 44.

Prendre acte de constants et peu contestables voisinages entre les trois notions implique-t-il d’acter un rapport de totalité ou d’exclusivité dans l’identification de la bienveillance, de la sollicitude et du care ? Cela ne semble pas évident. Pas plus que la bienveillance ne se résume pas exclusivement au care, la totalité du care ne semble être réductible à la mise en œuvre de la bienveillance. Nombre de mécanismes relevant de la socialisation des individus via l’État social 45 semblent davantage à envisager dans une articulation du pouvoir et du droit, comme un rapport éventuellement impersonnel de l’individu avec des instances et institutions sur un mode bureaucratique (et néanmoins indispensable).

37. A. Renaut, La libération des enfants, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 423-444.

38. É. Deschavanne, P.-H. Tavoillot, Philosophie des âges de la vie [2007], Paris, Fayard – Pluriel, 2011, p. 447-506.

39. F. Brugère, La politique de l’individu, Paris, Seuil – La République des Idées, 2013.

40. E. Prairat, Éduquer avec tact, p. 71.

41. Bienveillance et bien-être à l’école, A. Jellab, C. Marsollier (dir.), Paris, Berger-Levrault, 2018, p. 19-56.

42. Dans Care et éducation, M. Derycke, P. Foray (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2018, p. 77.

43. Ibid., p. 89.

44. P. Foray, Devenir autonome, p. 71-75 et 105-106.

45. M. Gauchet, Le nouveau monde, p. 521-560.

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Ce qui est proposé ici est un point de vue complémentaire à celui du care, visant à penser plus spécifiquement, parmi les appuis de socialisation indispensables à l’autonomie individuelle, ce qui est de l’ordre des relations entre individus et des médiations entre l’individu et le collectif et entre l’individu et un monde de culture.

La bienveillance semble pouvoir être mise en œuvre aussi bien dans l’éducation familiale que dans l’exercice de métiers éducatifs, et tout autant dans l’éducation populaire, informelle, tout au long de la vie, que dans un cursus de scolarité obli- gatoire. Tous, enfin, semblent potentiellement pouvoir s’en saisir.

Vers une définition stabilisée de la bienveillance

Précisons d’emblée que cette proposition définitoire ne se veut ni systématique ni exhaustive, et que l’espace de texte contraindra à la synthèse sur certains points qui ont pu être développés ailleurs 46. L’ambition est, ici, avant tout heuristique et herméneutique : pourquoi aurions-nous besoin de la notion de bienveillance pour penser l’éducation dans la modernité démocratique ? Comment donner des outils pour rendre manifestes et intelligibles les significations des différents usages que nous faisons du même vocable ? Étant explicite et située théoriquement, cette définition ouvre de plus la porte à une critique sur des bases potentiellement dialectiques.

Il semble possible de partir d’une articulation de trois dimensions, exprimables en trois formes verbales, supposant toutes une action : “bien veiller”, “bien veiller sur” et “bien veiller à”. Une telle relation assume l’asymétrie nécessaire à l’accom- pagnement (en particulier éducatif) du devenir autonome 47 car la formulation même suppose qu’un individu agit en direction de l’autre sans que la réciprocité soit nécessaire dans la mise en œuvre de cette bienveillance dans une relation donnée.

Bien veiller

Cette dimension conjugue un état d’esprit et une exigence de l’esprit. Il s’agit tout d’abord de se donner les moyens de percevoir les vulnérabilités de l’autre. Cela implique de la présence, « art d’être présent, […] disponible […], impliqué » 48, prêt à donner « de son énergie, de sa patience, de son savoir-faire, de son expérience » 49, ainsi que de l’attention, ce qui signifie à la fois se soucier de ce que peuvent être les besoins des autres et prendre conscience des siens 50. À supposer que les vulnérabilités perçues puissent appeler réponse, il s’agit ensuite de construire le socle d’un agir pertinent et non contre-productif quant à l’autonomie d’autrui.

46. P. Foray, Devenir autonome, p. 94-96.

47. C. Roelens, « Autorité éducative bienveillante et éthique », Éthique en éducation et en formation, n° 4, 2017, p. 92-107.

48. E. Prairat, Éduquer avec tact, p. 70.

49. Ibid.

50. J. Tronto, Un monde vulnérable, p. 173-177.

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Cela commence par l’empathie cognitive et affective 51, pour mieux comprendre l’autre, et se prolonge dans une exigence de compréhension plus globale de la situa- tion et de ses différentes données et contraintes. C’est enfin mettre en œuvre une veille globale, visant à assurer autant que possible la pertinence d’un agir concret du point de vue de la structuration autonome du monde, à l’opposé donc d’une veille axée sur le sectoriel, risquant d’obérer la possibilité pour celui vers qui l’action se déploie de se diriger ensuite lui-même dans le monde global. Or la vocation d’un tel agir n’est pas de “fixer” l’individu dans un secteur mais au contraire de lui donner les moyens d’en changer ou non, selon ses propres choix, et d’évoluer en étant à l’aise dans chacun des secteurs possibles. Une telle veille devrait donc aussi intégrer une dimension auto-réflexive 52 sur ses propres raisonnements, ses propres conclusions, ses propres actions.

Bien veiller sur

Cette dimension consiste à inscrire les rapports interindividuels dans une double logique de prendre soin de l’autre et d’avoir soin de la relation avec l’autre, au sein d’un processus d’accompagnement et de protection de l’autonomie individuelle.

Le care fournit ici des apports essentiels pour penser ce prendre soin, en par- ticulier la nécessité de répondre à la vulnérabilité par la responsabilité, via la notion de « capacité de réponse » 53, laquelle « suggère une manière de comprendre les besoins des autres différente de celle qui consiste à se figurer à leur place » 54, ce qui implique de « considérer la position de l’autre telle que lui-même l’exprime » 55. Il nous apprend aussi que, dans ce domaine, « les besoins […] dépassent inévitable- ment les possibilités de les satisfaire » 56 et que donc, pour paraphraser Winnicott, on ne peut qu’espérer “suffisamment bien” veiller sur un individu. Enfin, le care permet de penser une relation asymétrique qui ne contrevient ni aux droits indi- viduels fondamentaux ni à l’idéal d’égalité 57.

Bien veiller sur l’autre implique d’être en relation avec lui et avoir soin de la relation avec lui. Le tact, « comportement qui sait se régler sur la nature propre de chaque relation humaine » 58, « art de juger qui allie finesse et justesse » 59 est alors indispensable. Il témoigne d’une volonté de trouver, dans toute médiation culturelle et symbolique, une position d’équilibre, qui permet lorsqu’on s’adresse à quelqu’un de pouvoir à la fois « garder le contact, conserver la confiance » 60 et

51. C. Gueguen, Pour une enfance heureuse, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 40-45.

52. M. Gauchet, Le nouveau monde, p. 712-729.

53. J. Tronto, Un monde vulnérable, p. 181-183.

54. Ibid., p. 182.

55. Ibid.

56. Ibid., p. 184.

57. Ibid., p. 193-195.

58. E. Prairat, Éduquer avec tact, p. 13.

59. Ibid., p. 11.

60. Ibid., p. 76.

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en même temps « le respecter dans son identité et son intimité, […] maintenir une distance symbolique qui est toujours pour lui une distance protectrice » 61. Bien veiller à

Cette dimension prend acte que l’autonomie individuelle se déploie dans un temps, où elle est inscrite, et dans un monde, où l’individu doit se diriger. À ce titre, une dichotomie simpliste entre bienveillance et exigence, entre adresse à l’individu sensible et travail sur le terrain de la raison et des « appuis de socialisation intel- lectuelle » 62, ne paraît pas pertinente. Si la bienveillance vise à étayer l’autonomie individuelle d’autrui, celle-ci ne peut s’envisager sans la transmission d’un certain nombre de savoirs et leur compréhension, par l’appropriation singulière d’un héritage.

Il s’agirait tout d’abord de “bien veiller à” ce que celui qui reçoit soit en état de recevoir. Cela comporte un volet extrinsèque (il y a des “climats” plus ou moins favorables à l’étude) mais aussi un volet intrinsèque, qui émane pour sa part de ce que représente le fait d’être confronté à un héritage culturel et historique : « la mise en rapport avec ce qui par excellence s’impose à vous sans que vous l’ayez choisi, la culture où vous avez à entrer, qui vous précède, vous enveloppe de toutes parts » 63. On pourrait dire : on ne peut pas ne pas “recevoir” la culture qui nous entoure, mais cela peut être ou un apport, ou un choc, une expérience angois- sante. « La tâche de la pédagogie est de renverser ce facteur d’inhibition en facteur d’appel, grâce à des cheminements bien conçus, qui savent donner l’idée du but à quelque échelle modeste que ce soit » 64. Mêler bienveillance et pédagogie, culture commune et réception particulière, c’est aussi accepter que ces angoisses et ces moments d’abattements ne soient pas des faiblesses ou des manquements dans l’appropriation des savoirs mais leurs pendants incontournables, qu’il faut savoir accueillir et, si possible, apaiser.

Il s’agit enfin de “bien veiller à” ce que la manière de transmettre ne s’assimile pas à un impératif de laisser l’héritage en l’état, mais plutôt une proposition aussi ouverte et large que possible de se l’approprier comme des ressources de ses propres commencements. Où l’on touche du doigt les difficultés qui peuvent surgir à la mise en œuvre des trois dimensions envisagées ici.

Ce que risque la bienveillance Inefficience

La mise en œuvre de la bienveillance ainsi définie ne semble passer essentiellement ni par le pouvoir ni par le droit, mais plutôt via un troisième terme, non moins

61. Ibid., p. 75.

62. P. Foray, Devenir autonome, p. 139.

63. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, p. 45.

64. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Transmettre, apprendre [2014], Paris, Fayard – Pluriel, 2016, p. 206.

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insaisissable qu’indispensable : l’autorité 65, qui permet d’agir indépendamment d’un statut ou d’un contrat. Un accompagnement de la double injonction faite aux habitants du nouveau monde de devenir individu et de devenir autonome appelle une articulation symbiotique de l’autorité et de la bienveillance 66, pouvant intervenir tout au long de la vie 67.

Sans l’autorité, repensée à l’aune du principe de légitimité individualiste et envisagée comme influences et médiations consenties entre individus, il semble difficile que la bienveillance puisse être envisagée comme un principe actif. Or, les dimensions “bien veiller sur” et “bien veiller à” sous-entendent un agir, une façon concrète d’assumer des responsabilités et de contribuer à rendre auteur 68 un autre individu.

Sans la bienveillance, il y a fort à craindre que l’autorité telle qu’esquissée ici n’existe tout simplement pas, car elle ne serait pas reconnue et donc ne serait rien.

Pourquoi, dans une logique individualiste, consentir à la médiation proposée par un autre individu si celle-ci ne permet pas une progression vers la “vie bonne”, une appropriation plus aisée de son statut d’individu de droit ? Pourquoi, dans une même logique, un individu consentirait à l’influence d’un autre individu si celui-ci ne veille pas bien sur ses vulnérabilités ou ne veille pas bien à lui faciliter la direction dans un monde de culture ? Reconnaître l’autorité, c’est aussi pour un individu reconnaître que celle-ci s’exprime pour son intérêt 69, c’est-à-dire pour favoriser son autonomie 70.

Autorité et bienveillance ont également en commun d’être constamment hantées par leur négation. L’autorité n’existe qu’en se distinguant à la fois de l’autoritarisme et du refus d’occuper devant les autres une responsabilité (de l’autorité autoritaire et de l’autorité évacuée 71). Quant à la bienveillance, elle doit pouvoir se distinguer à la fois du moralisme et du paternalisme.

Trahison des fins qu’elle poursuit

On touche ici à la dimension éthique d’une mise en œuvre de la bienveillance 72. En ramenant ces deux notions à leur épure, on peut dire que le paternalisme consiste à vouloir le bien d’un autre individu, jugé vulnérable, y compris contre son consen- tement, et que le moralisme consiste à se tenir personnellement pour détenteur de

65. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, p. 148-149.

66. C. Roelens, « Autorité éducative bienveillante et éthique ».

67. C. Roelens, « L’autorité formative : bienveillance et autonomie durable », Éducation permanente, n° 214, 2018, p. 215-224.

68. B. Robbes, L’autorité éducative dans la classe, Paris, ESF, 2016, p. 76-80 ; C. Roelens, « Bienveillance, autorité et didactique de l’oral : rendre auteur, rendre orateur », Action didactique, n° 1, 2018, p. 198-213.

69. P. Foray, Devenir autonome, p. 100.

70. Ibid., p. 113.

71. B. Robbes, L’autorité éducative dans la classe, p. 59.

72. C. Roelens, « Autorité éducative bienveillante et éthique ».

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la “bonne conception du Bien” et à vouloir convertir l’autre à ses propres choix 73. Il y a, pour Ruben Ogien (qui emploie indifféremment les termes d’éthique et de morale), une corrélation entre l’adoption d’une posture maximaliste en morale et la propension à adopter ces deux attitudes.

La posture moraliste intégrant une dimension « positive […] de défense ou de promotion de certaines “normes” et “valeurs” qui sont supposées être respectées par le plus grand nombre » 74 (ce commun respect étant censé constituer le « ciment de la société » 75 et donc devant être préservé), elle pourrait conduire à confondre la bienveillance et une “veille au Bien”. L’adoption par un autre individu des mêmes conceptions du bien que celui qui met en œuvre la bienveillance deviendrait la fin visée. Cela contreviendrait à la fois au pluralisme des conceptions du bien qui justifie de faire de l’autonomie individuelle le but de l’éducation 76 et au développement de l’autonomie morale.

Une posture paternaliste, qui « consiste à vouloir protéger les gens d’eux- mêmes 77 ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion » 78, pourrait muer la bienveillance en “sur-veillance”. Celle-ci ne permettrait pas l’expérience, dimension essentielle du devenir autonome, et restreindrait les possibilités d’exercer les trois formes d’autonomie en guidant les actions, les choix et les pensées. Affirmer que « nous n’avons pas de devoirs moraux envers nous-mêmes et que le seul critère du licite et de l’illicite moralement [est] le consentement mutuel des personnes » 79 est alors pour R. Ogien la ressource majeure d’un engagement contre le paternalisme.

Contrairement à J.S. Mill, qui distingue le domaine de l’éducation comme celui où un paternalisme de bon aloi lui semble possible 80, R. Ogien insiste sur le fait qu’il est peut-être difficile d’éviter totalement d’être paternaliste dans l’éducation 81, mais « qu’il vaut mieux l’éviter autant que possible, quelle que soit la classe de personnes considérées, les plus jeunes y compris » 82. Le moralisme dans l’éducation est tout aussi vivement réfuté par R. Ogien. Pour ces deux raisons (antimoralisme et antipaternalisme), l’éthique minimale semble un garde-fou précieux pour une mise en œuvre éclairée de la bienveillance.

73. E. Prairat, Les mots pour penser l’éthique, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2014, p. 82 et p. 89.

74. R. Ogien, L’éthique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2001, p. 125.

75. Ibid., p. 126.

76. P. Foray, Devenir autonome, p. 66.

77. Au nom d’une non-conformité des actions d’une personne envers ce qui serait identifié comme ses devoirs moraux envers elle-même.

78. R. Ogien, L’éthique aujourd’hui, p. 13-14.

79. R. Ogien, « La morale minimale à l’école », Recherche en éducation, hors-série n° 6, 2014, p. 13.

80. J.S. Mill, De la liberté [1859], Paris, Gallimard, 1990, p. 75.

81. Pensons à l’exemple, que donne P. Foray dans ses travaux sur l’autonomie, de l’intervention physique de l’adulte pour empêcher un jeune enfant de s’ébouillanter en saisissant le manche d’une casserole pleine. Mais il s’agit ici de contrainte physique que justifient les obligations légalement définies de protection des enfants par les parents, autrement dit de l’articulation du droit et du pouvoir, dont il n’est pas essentiellement question dans le présent texte.

82. R. Ogien, L’éthique aujourd’hui, p. 140.

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Ce point a été mis en évidence par Roger Monjo 83 : l’articulation des inspirations des éthiques du care et du minimalisme éthique raisonnable de Ruben Ogien peut permettre de viser un minimalisme d’attention active, consistant (tout en maintenant l’affirmation d’une absence de devoir moral envers soi-même) à prendre soin de ne pas nuire à l’autre, c’est-à-dire d’avoir une influence en soutenant son autonomie.

Accorder une égale considération sur ce point à l’ensemble des individus, c’est alors tenir compte du degré de vulnérabilité de l’autonomie de chaque autre singulier, et proposer un soutien lorsque cette vulnérabilité semble importante.

Fragilisation

Certains soulignent ainsi que « les besoins du destinataire de care [peuvent] par moment sembler infinis et inconciliables avec [les] besoins propres » 84 du pour- voyeur de care, d’autres que vouloir promouvoir institutionnellement la bien- veillance dans l’éducation impose de questionner « l’exigence des enseignants à l’égard d’eux-mêmes, par laquelle ils se font en quelque sorte violence » 85. Envisager l’autorité des éducateurs (parents, enseignants) par son exercice dans l’intérêt supérieur des enfants et des élèves 86 implique que les éducateurs “se doivent” aux éduqués, leur autorité se définissant avant tout par les devoirs qu’ils ont envers les éduqués. Accepter une telle responsabilité, c’est d’une certaine manière accepter librement de restreindre l’exercice de ses propres libertés, se mettre en situation de vulnérabilité quant à sa propre individualité comme à sa propre autonomie.

Il serait contradictoire avec la posture minimaliste invoquée supra selon laquelle

« ce que nous faisons de nous-mêmes n’a aucune importance morale » 87 de pré- tendre répondre à cette fragilisation par l’invocation d’un devoir envers-soi de type kantien. Le concept de prudence semble plus adapté. Il peut alors désigner

« une prise en compte de ses propres intérêts à long terme » 88, et réinvestir (sous condition d’en contenir la dimension maximaliste) la phronèsis aristotélicienne,

« qu’on traduit généralement par prudence, [qui] est la sagesse pratique » 89 et que Laurence Cornu désigne comme un art « de la clairvoyance et de la décision » 90. Elle y voit une ressource pour penser ensemble le soin, la veille et l’éducation. « Il y a une phronèsis spécifique de l’éducation, interrogeant à la fois disposition et action de l’éducation comme sagesse pratique » 91.

83. Dans Care et éducation, p. 32-33.

84. A. Damamme, P. Paperman, « Care, domestique : délimitations et transformations », in Qu’est-ce que le care ?, P. Molinier, S. Laugier, P. Paperman (dir.), Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 154.

85. D. Manesse, J.-M. Zakhartchouk, « Pas l’une sans l’autre », Les cahiers pédagogiques, n° 542, 2018, p. 10.

86. A. Renaut, La libération des enfants.

87. R. Ogien, L’éthique aujourd’hui, p. 24.

88. Ibid., p. 50.

89. Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1997, p. 86.

90. Dans Care et éducation, p. 78.

91. Ibid.

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Si la conceptualisation de la bienveillance ici proposée se veut à la mesure de l’ambition que constitue la visée d’une autonomie individuelle substantielle pour tous, on peut arguer qu’une culpabilisation des acteurs éducatifs qui admettraient la difficulté d’y inscrire leur pratique ne serait ni sage, ni profitable pour aucun des membres de la relation éducative.

Conclusion : maternel ou bienveillance ?

Dans un récent texte, Marcel Gauchet a parlé de « L’autorité du maternel » 92 pour envisager le bouleversement induit par le plein dégagement du principe de légi- timité individualiste quant à l’institution symbolique des sociétés démocratiques.

À un symbolique paternel incarnant dans l’institution familiale le primat du tout social sur ses parties en succéderait un autre, qu’il appelle « le maternel » tout en précisant qu’« il s’adresse […] aux individus en général, indépendamment de leur sexe » 93. Nombre de ses traits semblent congruents avec des dimensions de la bienveillance telle qu’exposée ici. Notons en particulier la nécessité, dans la société des individus, de prendre acte : de « la demande insistante d’une attention aux singularités et d’une empathie pour les personnes » 94 ; de la démonétisation des démarches consistant à prescrire, interdire, dicter au profit de celles visant à inspirer 95 ; de son inscription dans une dialectique vulnérabilité-responsabilité à la place sans cesse plus massive 96. C’est néanmoins sur une rapide mise en relief de deux différences entre ce traitement du maternel et la notion de bienveillance qu’il semble utile de terminer. La première est en quelque sorte sémantique, et la seconde fondamentale.

Ainsi, lorsque Marcel Gauchet parle d’une demande de « fermeté bienveillante dans la conduite des individus vers leur bien » 97 au sein des sociétés démocratiques actuelles, on peut arguer qu’une réponse basée sur une telle formulation ferait risquer la confusion entre bienveillance et paternalisme. Cela tient peut-être au fait que le propos ne vise explicitement que la dimension de l’autorité consistant à poser « des impératifs légitimes, communément tenus pour destinés à s’imposer à la conduite des acteurs sans recours à la contrainte » 98, et non toutes les dimensions, en particulier médiatrices 99, d’une autorité qui rend auteur.

Secondement, et ce point paraît massif, le maternel tel que le définit M. Gauchet ne parviendrait pas selon lui à étancher ce qu’il appelle ailleurs une demande sourde et irrépressible de reconnaissance qui hanterait les membres de la société

92. M. Gauchet, « La fin de la domination masculine », Le Débat, n° 200, 2018, p. 93-98.

93. Ibid., p. 96.

94. Ibid.

95. Ibid., p. 94.

96. Ibid., p. 95.

97. Ibid., p. 96.

98. Ibid., p. 93.

99. M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, p. 156-160.

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des individus 100. Une relation empathique entre deux singularités ne remplacerait pas le sentiment d’inscription dans un collectif institutionnalisé. Il ne s’agit pas pour M. Gauchet d’en appeler au jeu de l’un contre l’autre mais de penser les deux conjointement.

Cela semble impliquer de ne pas se limiter à penser la reconnaissance de la légitimité d’une institution et / ou d’une autorité par un individu auquel elles s’adressent. L’enjeu est d’intégrer également le point de vue selon lequel c’est à la condition de parvenir à étancher (fut-ce partiellement) la soif de reconnaissance des individus qu’institutions et autorité peuvent être reconnues comme légitimes en retour. L’articulation des dimensions “bien veiller sur” et “bien veiller à” de la notion de bienveillance telle que définie ici peut être un moyen de progresser vers cet objectif, car elles allient le soin “de” et “dans” la relation interindividuelle et l’inscription dans un temps historique et un monde de culture des individus et de leurs liens.

Camille Roelens

Éducation Cultures Politiques (ECP), Université Jean Monnet, Saint-Étienne

100. M. Gauchet, Le nouveau monde, p. 624-625.

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