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Academic year: 2022

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Daniel Gray Romancière de renommée mondiale, ses ou- vrages appartiennent à la littérature d'évasion.

Leur action se situe à l'étranger, Japon ou Brésil, Malaisie ou Nouvelles-Hébrides. Daniel Gray possède le don de créer une atmosphè- re; à travers ses livres, les lecteurs découvrent mieux que dans un film l'île Maurice ou le Népal qu'ils ne visiteront peut-être jamais; ils ont le sentiment d'y vivre. Si l'intrigue du ro- man est du domaine de la fiction, les lieux, les circonstances, le climat, l'histoire locale, le comportement des héros ont une rigoureuse authenticité.

Lui, c'est l'Iran avec son charme encore intact des années 50.

PARUS DANS LA PALME D'OR :

Photo Rapho - R. Michaud.

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lui

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Du même auteur, chez le même éditeur : Le poids des chaînes

La robe de plumes Le jour des Diablesses Sauvage est la nuit Les hasards du voyage Le bonheur vert

Le jour que je n'ai pas vécu Chez d'autres éditeurs : L'amour, cette passion (épuisé) La septième porte

La tour de Babylone (épuisé) Là dame de perdition (épuisé) La jeune fille et le monstre (épuisé) Colorado La fin de la maison Eastmiln (épuisé) La baie du silence (épuisé) Le seigneur des îles Le bruit des eaux Terlamen des brumes (épuisé) Saison sèche

L'arbre du voyageur Néant 8 (épuisé) Les saveurs du sel L'homme du sud Dangereuse Lucrézia (épuisé) Les nuits de la Barbade La chambre des loups L'île Aurore Le signe du lion Périls de l'ombre Le fleuve amour Obsédante Cordélia Le prince de Palagonia Le vent ne vieillit pas Raz de marée L'ange Azraël

L'ombre et le sable (épuisé) Tous les parfums d'Arabie La part des ténèbres D'une seule caresse

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DANIEL GRAY

l u i

CASTERMAN

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ISBN 2-203-22317-0

© Casterman 1976

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

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Pour la chère Marcelle Amini, qui m'a fait connaître et aimer l'Iran.

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Nous sommes heureux, maintenant. Les jours sont calmes. Trois saisons ont passé. C'est de nouveau l'au- tomne. Quand les brouillards des étangs pénètrent les pièces nues, j'ouvre des portes, je longe des couloirs, mais je n'éveille aucun écho. Non, aucun bruit, rien que des souvenirs, rien que les yeux de Salomé, rien que la voix de Salomé, le premier jour où nous sommes ve- nues ici pour y chercher refuge.

Le grand fauteuil à dossier droit, au coin du feu, est encore là. Je cherche la main qui reposait sur l'accou- doir, une main de femme si belle que je la touchais avec révérence, et j'écoute une voix sans douceur :

— Qu'as-tu à rester là, immobile?... Bouge, parle, fais quelque chose...

Alors, je dis simplement :

— C'est ici...

Et je dus avoir au visage une expression bien étrange, car, d'un seul mouvement, Salomé s'était redressée dans le fauteuil et se tournant vers moi :

— Ici?...

— C'est ici que je voudrais rester pour toujours. Je viens de le comprendre.

Salomé avait jeté autour d'elle un regard méprisant et son rire était comme le chant des oiseaux qui couvre aussi bien la rumeur des grandes villes que le silence de la campagne.

C'est alors qu'il était revenu, précédant une ser- vante aux bras chargés de bûches. Peut-être les avait-il

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portées jusqu'au seuil du salon : il s'essuyait les mains soigneusement de son mouchoir. Je le regardai s'appro- cher, grand, les épaules larges, mince de hanches et de poignets et clair comme un être d'une autre race, d'une autre terre.

Son beau visage n'était pas tourné vers moi.

— J'ai été heureux de vous entendre rire...

Et son regard tombait de très haut.

— Istaréh prétend qu'elle voudrait pour toujours rester ici !

— Vraiment?

En s'avançant vers la cheminée, il m'avait jeté un coup d'œil qui paraissait prendre ma mesure. Les hommes de mon pays détournent la tête quand une femme les croise. Mais déjà Salomé l'appelait et, pour attirer sur elle toute son attention, elle lui avait tendu ses mains exquises.

Pourquoi, maintenant encore, retrouver ces souve- nirs? Le passé n'est qu'un mot. Aussi longtemps que je vivrai, Salomé vivra en moi. Ce matin, je me suis éloi- gnée du château noyé dans les brumes légères de l'Ile- de-France et j'ai marché jusqu'au village d'Othis, jus- qu'à la petite église au portail Renaissance. Les hiron- delles qui nichaient dans ses voûtes se sont envolées vers le sud. Et j'étais là, appuyée contre la porte ver- moulue, au seuil de l'église, les yeux pleins de larmes, quand Marthe, notre femme de ménage, est passée. Elle a sauté de sa bicyclette et, les mains sur le guidon, tout près de moi, m'a dit :

— Qu'est-ce qui ne va pas, madame?

Je n'ai pas répondu. Inquiète, les yeux sur mon visa- ge, elle a demandé :

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— À quoi pensez-vous, là, comme cela, toute seule ?

— À rien, Marthe... Merci.

Mon accent étranger ne la surprend pas. Elle hésita encore avant de s'asseoir sur la selle et d'appuyer sur la pédale.

Comment aurais-je pu lui dire que je pensais aux crapauds blancs tachés de noir dans les rizières de mon pays, aux galops effrénés que nous imposions à nos chevaux sur les plages de la Caspienne, aux longues siestes dans l'été accablant, au goût de la cardamone qui parfumait les sucreries que Salomé me rapportait d'Ispahan ?

C'est à Salomé que j'en reviens toujours, à son regard levé sur le visage de Guillaume. Ce regard avide et tragique des yeux orangés, dans mon bonheur, me hante. Je me sens coupable d'être heureuse. Je n'ai pas menti. J'ai sauvé Guillaume. Il le sait. Mais à cause de moi Salomé n'a pas gagné et n'a rien retenu. Je l'ai contrainte à ouvrir les mains et à laisser s'échapper le bien qu'elle m'avait pris. Où est-elle maintenant? Elle me manque comme la douleur...

Parfois, elle m'appelait sa sœur; parfois, elle était tendre. Rarement je l'ai vue aussi heureuse, aussi paisi- ble qu'au premier jour de la traversée. Nous nous em- barquâmes sur la Liberté, le 3 octobre 1950. Je la revois, marchant de long en large dans la cabine que nous allions partager. La nervosité de ses gestes me faisait mal.

— Enfin, voilà terminé ce séjour à New York. Je déteste New York. Je déteste l'Amérique et les Améri- cains.

Je dis, aussi bas, aussi doucement que possible :

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— Tu ne devrais pas parler ainsi. Souviens-toi de ton père, un Américain. Il voulait que son enfant eût la même nationalité que lui, il voulait lui inspirer l'amour de son pays. Tu es née aux États-Unis. Grâce à lui, ton passeport est américain.

Souvent — à chaque fois, en vérité, que nous pas- sions une frontière — elle se montrait assez fière de posséder cet avantage.

— Est-ce moi que les États-Unis veulent garder, ou ma fortune? Tu as de la chance d'être pauvre.

Mon sourire fut amer. Cette chance, j'avais eu rare- ment l'occasion de l'apprécier. Elle aurait dû le savoir, elle mieux que personne.

Le visage de Salomé s'assombrit. Elle s'assit au bord de la couchette.

— Mon pays, Istaréh, c'est l'Iran, le pays de ma mère, le pays où j'ai toujours vécu. Regarde-moi : je peux bien porter des vêtements occidentaux et acheter mes toilettes dans la 5 Avenue, ai-je l'air d'une Améri- caine ?

Je dis simplement :

— Tu t'appelles Salomé Butler.

À qui ressemblait-elle? Le regard toujours aux aguets d'yeux orangés entre des cils magnifiques, une peau très blanche, de longs cheveux noirs et lisses qu'elle nouait dans le cou, si lourds que son visage en paraissait plus étroit encore. Quand elle était nue, au bain que nous prenions ensemble, ses cheveux la couvraient. Hadiréh, sa servante, aimait les laver et les peigner, et ses soupirs et ses mots tendres, il eût fallu un de nos poètes pour les retenir. Elle était grande comme le sont souvent les Iraniennes des provinces qui bordent la Russie. Le sang

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neuf que son père lui avait apporté lui donnait l'air robuste. Il me fallut beaucoup de temps pour découvrir combien cette apparence était trompeuse.

— Sous le tchador, tu aurais l'air d'un svelte cyprès comme toutes les femmes de chez nous.

Elle eut un petit rire.

— J'ai hâte, ah! comme j'ai hâte de m'envelopper d'un tchador, de me cacher le visage sous un masque et de conduire mes gens au pèlerinage de la Sainte - Massouméh, à Khoum...

C'était étrange de parler de Khoum et de pèlerinage sur un bateau français qui quittait le port de New York et, dans cette cabine aux murs tendus de chintz et aux meubles gais, de retrouver l'éclat d'or, étrange et froid, de Salomé.

— Six jours de vacances, dit-elle.

Avec un soupir, elle s'allongea sur la couchette, au- près du hublot, et s'étira paresseusement. Je rangeai ses robes et défis les valises.

— Va demander au maître d'hôtel principal qu'on nous mette à une table agréable. Va, ma vie, mon foie...

De nouveau, elle parlait persan comme pour m'en- courager à lui obéir. Les mots qui lui venaient aux lèvres n'étaient pas toujours aussi doux. J'avais honte d'affronter le maître d'hôtel principal. Agenouillée sur la couchette, Salomé poussa le hublot et regarda s'éloi- gner les gratte-ciel serrés sur l'île de Manhattan.

— Nous n'avons pas encore dépassé la statue de la Liberté. Dieu ! Je me sens revivre...

Sa voix, souvent nerveuse, avait une immuable grâce.

Elle se retourna vers moi; je n'avais pas bougé. Je

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tenais toujours dans les mains une robe de soirée blan- che que j'allais accrocher à un cintre.

— Laisse donc cette robe. Je me chargerai de la ranger ou la femme de chambre s'en occupera. Fais ce que je te dis. Va voir le head-stewart.

Je dis d'un ton misérable :

— Je ne peux pas.

— Pourquoi donc?

Elle sauta de la couchette et s'avança vers moi avec impatience.

— C'est l'usage. Nous ne sommes pas arrivées les premières. On nous placera n'importe où. Le bateau est plein. Je veux retirer le plus de joie possible d'une traversée de six jours. Les compagnons de table font toute la différence. Allons, va... Qu'attends-tu?

Elle exigeait l'obéissance. Si j'avais une longue habi- tude de la docilité, j'avais aussi toutes les ruses des soumises. Je quittai la cabine. Le léger mouvement du bateau, le glissement du pied sur le linoléum trop bien ciré des coursives, l'odeur de propreté et de désinfec- tant, les portes des cabines ouvertes derrière les tentures chaudron à fleurs blanches bien tirées sur leurs an- neaux de bois, le va-et-vient des passagers en quête de leurs malles, les sonneries, les appels, tout était nou- veau pour moi. Heureuse d'être seule, loin de Salomé, je me mis à la recherche d'une échappée sur le hall central. Je ne vis pas le passager qui sortait de sa cabine et je le heurtai de tout mon poids. Il tendit les mains comme pour se défendre et m'arrêta ainsi.

Il me tenait à bout de bras. En anglais, je balbutiai une excuse.

Il ne me lâcha pas. Je ne pouvais baisser les pau-

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pières. Je le regardai comme je n'ai jamais regardé un homme en ce monde. Un rayon de soleil reflété par la mer revenait jouer dans la vitre du sabord et touchait le visage clair, les cheveux blonds de l'inconnu. Beau.

Grand. Je ne pensai à rien d'autre. Des yeux d'un bleu de fumée, un peu mauve. Son regard qui tombait sur moi était comme une caresse ardente. Il souriait; je souris, moi aussi. Je n'essayai plus de m'échapper. Sous ces mains d'homme, sous ce regard, j'allais me détendre quand l'expression du beau visage changea. Sévère et inquiétant, il me relâcha et s'effaça pour me laisser passer. Sa bouche était dédaigneuse. J'obéis, je m'éloi- gnai, je disparus. La rencontre s'était passée si vite que j'en gardai une impression confuse et semblable à la peur.

Le vrombissement de la sirène me fit sursauter.

J'avais oublié que le bateau bougeait sous moi. J'es- sayai de me souvenir de la démarche dont Salomé m'avait chargée, de retrouver ce moment émouvant : la première heure de la première traversée. Peine perdue.

La rencontre que je venais de faire — des mains d'homme sur mes bras, un regard d'homme dans le mien — recouvrait toute autre préoccupation.

De chaque côté du hall central des premières classes, ascenseur et escalier descendaient vers les grands sa- lons, le bar, les ponts A. B. C., la salle à manger et la piscine et remontaient vers le pont promenade et le pont des embarcations. Les garçons de cabine s'occu- paient de placer les lourdes malles que des propriétaires excentriques oubliaient parfois. De la paille, des papiers jonchaient le hall bien ciré. Deux Américaines récla- maient le head-purser à la cantonade.

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Devant moi, les portes de métal de l'ascenseur glissè- rent silencieusement.

— Le maître d'hôtel principal?...

— Au pont A.

Le maître d'hôtel principal était penché sur un plan de la salle à manger des premières. Il me parut un personnage important. Le crayon entre les doigts, il leva la tête pour me parler. Quand il me regarda, son sourire disparut. Je vis dans ses yeux de l'étonnement, une sorte d'incrédulité. Je passai la main sur mon vi- sage comme pour y mettre ce voile qui, dans mon pays, cache la femme, telle une pièce de soie précieuse que le grand air risquerait de ternir. Pourquoi me regardait-il ainsi ? Un paquebot de la taille de la Liberté comptait parmi ses passagères des femmes de toutes les races, venues de tous les coins du monde. Mes vêtements n'attiraient pas l'attention. Je portais une robe de jersey jaune que Salomé avait achetée chez Sachs, dans la 5 Avenue. Vite lassée, elle me l'avait abandonnée. Je sais coudre; je l'avais ajustée à ma taille. Pourtant, elle était trop large et trop longue pour moi. Depuis notre enfan- ce, je n'avais pas d'autres vêtements que ceux dont Salomé ne voulait plus.

— Que désirez-vous, mademoiselle ? dit le maître d'hôtel.

Il s'était redressé. C'était un homme corpulent, impo- sant, de belle taille. Pendant les six jours de traversée, il exerça sur tous les passagers une autorité indulgente et pleine de bonhomie.

— Savoir à quelle table vous nous placerez...

Il regarda mes mains. Je ne portais pas de bague. Le

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« nous » l'intriguait. Il chercha la liste des passagers de première classe. — Votre nom ?

— Je voyage avec miss Butler. Miss Salomé Butler...

Je pensai à l'inconnu que je venais de rencontrer dans la coursive. Le maître d'hôtel, peut-être, aurait pu me dire son nom, mais s'il m'avait demandé :

«Voulez-vous être à la même table que ce passager?... » j'aurais aussitôt crié : « Non... par pitié!... »

— Nous sommes au complet. Le premier couvert du déjeuner va être sonné dans un instant. Asseyez- vous à votre convenance. Cet après-midi, j'établirai l'ordonnance des tables. Quel est le numéro de votre cabine ?

— Quarante-trois...

Je le quittai ainsi. Sans avoir désobéi au désir de Salomé, je ne l'avais pas satisfait. Il m'en aurait trop coûté de dire : « Placez-nous auprès de compagnons agréables. » Les Iraniens sont fatalistes. Le sort devait en décider pour moi.

Dans la cabine, Salomé avait vidé ses valises et créé un désordre indescriptible. Venue à son secours, la femme de chambre s'efforçait de ranger le linge dans les tiroirs de la commode.

— Mon Dieu, que tu es pâle!... Que t'est-il arrivé ? Elle avait parlé persan. En cette langue, nous pou- vions sans crainte continuer notre conversation.

— Ah! dis-je en soupirant, j'ai vu un si bel homme, Salomé, mon printemps. Elle battit des mains.

— Raconte...

Et, sans souci de la Française penchée sur les tiroirs

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ouverts de la commode, elle s'assit au bord de sa cou- chette.

— Il est si beau, Djounâm!...

J'étendis la main et je dis le mot cinq pour les cinq doigts de la main de Fatma afin de me protéger du mauvais sort. Ma nourrice, une Égyptienne, m'avait appris ce geste.

— Il y a cinq minutes que je l'ai vu et ses yeux bleus ont changé ma vie. L'œil bleu, le mauvais œil...

Elle haussa les épaules.

— Ma mère avait des yeux bleus. Ce sont les pay- sans de chez nous qui n'accordent de beauté qu'aux yeux noirs.

Et après un moment, elle ajouta :

— Beau?...

— Beau comme Djelaleddine Roumi devant qui les femmes se mouraient d'amour, beau comme Joseph, beau à couper les mains au lieu d'oranges.

Elle rit. Elle tournait le dos au hublot, à la lumière, et son blanc visage était tout assombri.

— Un Américain, sans doute. Je n'épouserai jamais un Américain.

— Non, dis-je. (Et je fus étonnée de cette certitude qui m'était venue si soudainement.) Non, pas un Amé- ricain...

— Le déjeuner, dit la femme de chambre, en se relevant. Je rangerai tout cela pour vous, mademoiselle.

Un timbre nous appelait.

— Allons déjeuner, Istaréh. Tu me montreras cette merveille. Nous aurons de quoi parler.

Elle prit le temps de se farder, de se coiffer, d'essayer

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deux ou trois jaquettes avant de me suivre dans le couloir.

— Le head-stewart n'a pas encore arrêté l'ordon- nance des tables. On nous donnera cet après-midi le numéro de la nôtre.

Salomé parut satisfaite. Je la précédai dans la cour- sive qui sentait le goudron, l'encaustique et le désinfec- tant. Aux aguets, souriante, très belle, ma compagne avait beau se défendre d'être Américaine, jamais une femme de mon pays n'aurait affiché par le port de tête, l'audace des regards, la certitude de sa beauté. Elle ne semblait exister que pour recueillir des hommages. Cet être passionné qui vivait chaque heure dans un pa- roxysme douloureux m'effaçait. Il nous arrive, à nous autres, Orientaux, d'exprimer d'une manière symboli- que et exagérée les sentiments que nous éprouvons, mais c'est pour mieux cacher la paix de notre âme et la voix de nos cœurs. La recherche de Salomé — si évi- dente — ne cessait de me surprendre.

On avait débarrassé les malles et balayé la paille et les papiers. Une femme en pantalon noir et chemisier vert, une cigarette entre les doigts, auprès d'un homme vêtu de tweed, attendait l'ascenseur. Négligeant sa compagne, l'inconnu regarda Salomé.

— La salle à manger...

Je pensai avec peur au passager rencontré. Quand il connaîtrait Salomé, comme je compterais peu à ses yeux! De nouveau, je souhaitai que ce fût un mirage, qu'il n'y eût plus entre lui et nous de possible revoir.

S'il ne m'était pas destiné, qu'au moins, mon Dieu, il ne fût pas pour elle ! Elle tourna vers moi son brillant sourire.

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— À quoi rêves-tu, Istaréh ? Nous sommes arrivées.

Elle parlait anglais de nouveau. Je la suivis. L'homme vêtu de tweed s'était effacé pour nous laisser passer.

Un serveur nous conduisit à la table la plus proche.

La grande salle à manger des premières était comble. Il ne semblait y avoir de libre au fond de la salle, devant la statue de la France, par Landowski, que la table du commandant.

Par peur de manger une nourriture impure, je choisis des œufs et des salades. Salomé commanda un repas copieux qu'elle n'essaya pas de manger. C'était tou- jours ainsi avec elle. L'appétit qu'elle apportait à toute chose se lassait vite et changeait tôt d'objet.

— Nous devons avoir atteint la pleine mer. Allons, viens sur le pont. Il fait si beau...

Elle ne me laissa pas le temps de boire le thé. Derniè- res arrivées, nous étions les premières à nous lever de table. Nous reprîmes l'ascenseur.

— Pont-promenade, dit Salomé.

Elle n'essayait plus d'être charmante et de plaire. Elle regardait ses ongles d'un air boudeur. Il n'y avait per- sonne sur le pont-promenade, entièrement couvert. On avait installé des tables de ping-pong et des filets de volley-ball. Le tapis de caoutchouc faisait ventouse sous nos pieds. Nous entrâmes dans la bibliothèque où Sa- lomé feuilleta d'un doigt ennuyé les catalogues pendant que je me penchais sur les revues françaises, puis nous traversâmes le grand salon aux beaux panneaux bleus.

Dans le hall, le programme de la journée était affiché : à cinq heures, cinéma. J'en étais très friande. À quatre heures et demie, thé en musique. Le soir, à onze heures,

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au café de l'Atlantique, dancing et « Get together » réunion.

— Comme tout cela est ennuyeux ! dit Salomé avec un soupir. Six jours de traversée! J'aurais dû prendre l'avion.

— Viens sur le pont des embarcations, mon prin- temps. Viens voir la mer.

Nous montâmes un étage. Il faisait peu de vent. La côte s'était estompée. L'Atlantique était bleu. Le soleil dansait au creux des vagues. Je respirai longuement la bonne odeur marine.

— Je suis lasse de cet océan, dit Salomé. Rien ne vaut la Caspienne, Insh' Allah...

Elle fit quelques pas. Les embarcations de sauvetage étaient suspendues au-dessus de nos têtes.

— Je retourne dans la cabine. Viens-tu?...

La solitude lui était insupportable. J'aurais donné cher pour marcher sur ce pont d'un bout à l'autre.

Nous descendîmes deux étages jusqu'à notre cabine. La femme de chambre avait soigneusement rangé nos vê- tements. Le vent gonflait le rideau au coin du hublot.

Avec un soupir, Salomé se laissa tomber sur la couchet- te. Elle était d'humeur morose. Souvent, dans les soirs de notre enfance, quand elle était triste, je m'accroupis- sais à ses pieds et je lui parlais d'une voix douce. Les histoires que je lui contais, ces mots hésitants d'un enfant à un autre enfant, je ne les avais pas retenus. Je lui parlais en français, quelquefois, le plus souvent, en persan. Salomé comprenait peu le français et à cette époque je ne savais pas un mot d'anglais, mais je parlais jusqu'au moment où, brisée de chagrin, bercée par ce murmure monotone, elle s'endormait. Et j'aurais

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pleuré de joie en mesurant le pouvoir que j'avais sur elle.

J'ôtai la robe de jersey jaune; j'enfilai un déshabillé et me couchai aussitôt. J'avais, comme elle, gardé l'ha- bitude de la sieste.

À quatre heures, un groom vint nous apporter une enveloppe.

— La table 65, dit Salomé.

Et, en bâillant, elle laissa tomber le carton. Elle m'ac- compagna à la représentation de cinéma. Mais j'eus beau jeter des regards à droite et à gauche, le long du grand salon où de nombreux passagers prenaient le thé en écoutant l'orchestre, dans la bibliothèque, dans les pièces écartées où l'on jouait au bridge, je ne vis pas celui que je cherchais.

— As-tu rêvé cette rencontre, Istaréh? dit Salomé d'une voix sarcastique. Peut-être, après tout, n'était-ce qu'un garçon de cabine.

Je rougis. Je ne me fâchai pas. Je savais mentir. En apercevant celui que j'attendais de toute mon âme, je ferais semblant de ne pas le reconnaître et je désignerais un autre passager à la curiosité avide de ma compagne.

Ainsi passa le premier après-midi dans l'ennui, le flottement, l'incertitude. Il faut un peu de temps, j'ima- gine, pour s'habituer au rythme paresseux des journées à bord.

Salomé prit une douche, me demanda de la laver comme si j'étais Hadiréh, sa servante, dans sa propriété de la Caspienne, et je m'exécutai de bonne grâce. Je dus l'habiller avant de songer à ma toilette. Toutes les serviettes étaient trempées. Je sonnai le garçon de

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cabine pour qu'on m'en apportât d'autres. À neuf heu- res, on sonna le second service.

— Dépêche-toi donc, dit Salomé. Nous serons de nouveau les dernières.

Elle était très belle, tournée vers moi, blanche comme un champ de pavots de chez nous, propre à verser l'ivresse au cœur des hommes.

— Pourquoi cette robe, Salomé?

C'était une robe au grand décolleté, en tulle blanc, longue et vaporeuse.

— Et pourquoi pas, je te prie?

— On ne s'habille pas le premier soir.

Elle haussa les épaules. J'insistai :

— Demande à la femme de chambre. Ce n'est pas l'usage.

Enfin, je parvins à la convaincre. Elle choisit alors une robe de soie grège, courte, mais très habillée. Je me vêtis plus simplement. Mon cœur se serra quand nous quittâmes l'ascenseur. Je souhaitai que la table 65 fût la plus proche du grand escalier, que je ne dusse pas, sous les regards curieux, traverser cette salle immense. Je m'avançai derrière Salomé comme on marche dans les ténèbres. Elle me frayait le chemin et je me fiais à cette tache claire qui s'avançait devant moi. La pensée que je serais tenue de traverser cette salle deux fois par jour me serra le cœur et je me promis de ne quitter ma place qu'après le départ de tous les autres.

Un maître d'hôtel s'empressa pour nous conduire à notre table. Il avança la chaise de Salomé. Des hommes se levèrent. La peur mettait une brume devant mes yeux. Chacun de nos compagnons se présenta. Salomé sourit d'un air assuré et dit son nom avec beaucoup de

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« Le soleil, avant de disparaître derrière les sommets neigeux de l'El- bourz, touchait d'or rouge les épaules et les cheveux de mes compa- gnons. Ils poussaient leurs montures au bord de la Caspienne et leurs visages éblouis, dans le silence, me parurent d'une beauté presque surhumaine. Alors, je surpris le regard de Guillaume; glissant de Salomé jusqu'à moi, il paraissait prendre possession de nos âmes et de nos corps. C'était un regard de triomphe, à la fois cruel et amer. »

« Lui », c'est Guillaume Sorel, un Français, dont deux amies, devenues des rivales, voudraient forcer l'indifférence. Le lecteur se laisse gagner par la tendresse inquiète, par la solitude généreuse d'Istaréh, la narratrice.

A travers son combat sans témoins et ses angoisses sans larmes, c'est l'Iran de 1950, avec son charme encore intact et ses traditions déjà menacées que Daniel Gray fait surgir du passé comme un mirage au lointain des déserts.

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