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GASTON PALEWSKI PROPOS

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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P R O P O S

C

'est le gel, quand on se penche à la fenêtre, qu'on découvre encore, au petit jour. Des points brillants étincellent sur le bronze noir des grilles. Le rebord de pierre des balustrades est poudré à frimas comme l'étaient les perruques des laquais du Farnèse, les soirs de grande cérémonie. L a blancheur noc- turne sur les pelouses glacées leur donne l'aspect vert et argent des gardes d'une impératrice de légende. Le printemps va-t-il jamais venir ?

Et puis, très peu de temps après, voici qu'il s'installe. Dans l'air froid, i l y a plus de douceur. Le ciel s'emplit de l'immense jacassement des oiseaux et c'est un matin bleu et rose qui appa- raît au-dessus de la cime des arbres.

E

n allant voir les tableaux vénitiens du Louvre et regretter que les beaux Canaletto de la collection Victor Lyon ne puissent être exposés à côté de l'éblouissante série des fêtes du Guardi, mes yeux sont arrêtés par une pancarte « Collection Picasso ». Je monte l'escalier pour voir comment sont présentés les tableaux de mon vieil ami. Je suis frappé et par le nombre des visiteurs et par leur diversité : Japonais, Indiens, Américains du Sud, quelle extraordinaire puissance d'attraction dans le monde entier conserve ce nom ! Ces trois syllabes produisent le même effet magique que, jadis, les deux syllabes du nom de Rodin au temps de ma jeunesse. On est récompensé de cette ascension un peu pénible dès qu'on arrive aux salles où est présentée la collection.

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Dès l'abord, i l y a la grande sanguine de Renoir : ces deux femmes aux jambes énormes n'ont pas été sans influencer la période romaine de Picasso. De même le portrait de Madame de Verninac par David, qui est exposé un peu plus loin que les Véni- tiens et que Picasso regardait de tous ses yeux quand i l figurait à Biarritz dans la collection Beistegui, a été certainement pour beau- coup dans l'invention des figures féminines de cette même période romaine. Picasso habitait à Biarritz chez l'une des femmes qui ont eu le plus d'influence sur la décoration moderne, Mme Errazu- riz. Il y choisit une toute petite pièce carrée peinte à la chaux et dont il recouvrit les murs et le plafond d'une teinte bleu indigo.

Avec des ciseaux, i l entailla le plafond afin d'y marquer la blan- cheur des étoiles. Sur les murs il peignit les belles baigneuses avec lesquelles il se rendait chaque jour à la « Chambre d'amour ».

On me dit que cette ravissante pièce a été soigneusement démon- tée et transportée ailleurs. Je serais heureux de la revoir un jour.

J'en ai conservé le souvenir d'une réussite parfaite.

A côté des Renoir, i l y a la série des monotypes de Degas pour l'illustration de la Maison Tellier. On comprend pourquoi Picasso les acquit jadis. En les regardant, un nom vient tout de suite à l'esprit : celui de Goya. C'est à lui que l'on pense en regar- dant l'accumulation de chairs flétries qui donne une sorte de majesté pitoyable à la Fête chez la patronne.

Dès qu'on entre dans les salles, on est ébloui par les toiles du Douanier Rousseau. On se rappelle la définition de Picasso :

« Ce n'est pas le plus grand peintre naïf ; c'est un très grand coloriste ; en même temps, il se trouve qu'il était naïf. » Les Souverains à l'Exposition universelle constitue un chef-d'œuvre qui enrichit notablement les collections nationales de même que le grand Portrait de jeune femme que Picasso acheta jadis chez un brocanteur. Si mes souvenirs sont exacts, il voulait peindre à l'envers de la toile et puis i l découvrit tout d'un coup le visage et s'aperçut que c'était un chef-d'œuvre. Il y a aussi les deux petits portraits des parents du Douanier, si évocateurs de Cranach et que Picasso avait suspendus dans sa chambre en même temps que la reproduction des deux petits Cranach.

Il est intéressant de constater que, dans cette collection de tableaux acquis au hasard des trouvailles et en fonction du goût personnel, les portraits, représentations de visages humains, ont leur large part, depuis la petite effigie de Corot, qui n'est

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pas la meilleure, jusqu'à ces extraordinaires chefs-d'œuvre que sont les deux Juan Miro de jeunesse dont la polychromie semble sortie d'un ballet de Manuel de Falla.

Et puis, i l y a les deux grands paysages de Cézanne : l'Esta- que et le Château noir ; les Matisse parmi lesquels cette Nature morte aux oranges qui enchante le regard. Que de chefs-d'œuvre encore, depuis le petit Vuillard qu'il m'avait montré alors qu'il venait d'en faire l'acquisition jusqu'au petit Van Dongen dont la mise en page hardie, non moins que la couleur, l'avait séduit !

C'est à l'initiative de Jacqueline Picasso, à laquelle se sont ralliés les autres héritiers, que nous devons cette série de chefs- d'œuvre qui constitue la seule collection ayant appartenu à un grand peintre figurant dans nos musées, puisqu'on a laissé sot- tement éparpiller celle de Degas pendant la guerre 1914-1918.

Une grande amitié m'unissait à Pablo Picasso. A l'époque de la Libération nous allions souvent déjeuner ensemble, avec Eluard et sa femme, au Catalan. Il venait aussi rue Saint-Domi- nique ; j'y vivais alors complètement dans les premiers temps d'installation du général de Gaulle au ministère de la Guerre au moment de son retour. Il n'y avait guère alors de permanence nocturne dans certains ministères et c'est au téléphone de ma chambre qu'aboutissaient souvent les demandes de décision urgente, quand les bureaux des édifices officiels étaient fermés.

Je m'étais installé une petite salle à manger dans l'ancienne salle des robes de Madame Mère et nous y déjeunions seul à seul à moins qu'il ne fût accompagné par Dora Maar. Ce n'était pas pour lui une période de sérénité. Il avait adhéré au parti communiste, ce qui était en contradiction directe avec son tempérament de

vieil anarchiste espagnol. Il devait d'ailleurs finir par se réfugier dans le Midi pour échapper à sa mise en exploitation par le parti.

En attendant, i l s'efforçait de s'y soustraire grâce à la double entrée du vieil et magnifique hôtel Louis XIII de la rue des Grands-Augustins où i l vivait encore à ce moment.

Je le retrouvai dans le Midi, à Vallauris où i l travaillait avec à ses côtés Françoise Gillot. Il était de plus en plus tenté par le relief : c'était le moment de l'Homme à la chèvre et de ses merveilleuses poteries dont on verra heureusement les plus belles au musée Picasso. Là encore i l y avait en lui une inquiétude que cette vie calme au bord de la mer ne parvenait pas à apaiser.

« Cela va mal, me disait-il, quand nous parlions de la situation

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mondiale, oui, cela va mal. Je le sens à ma peinture. » Car per- sonne n'a été autant que lui conduit par un démon intérieur fertile en intuitions. Je m'irritais quand j'entendais des imbéciles dire :

« C'est un farceur. Il peint comme cela pour étonner les gens et se faire de la publicité. » Ou encore « S'il avait continué à

peindre comme au début, comme cela aurait été bien ! Mais sans doute il a voulu élargir son marché. » Et lui me disait fièrement :

« J'ai imité tout le monde sauf moi-même. » Et l'on connaît sa parole pleine d'une fierté ingénue : « Je ne cherche pas. Je trouve. » Nous ne parlions guère politique. Mais je m'amusais à lui dire : « Je ne peux pas pardonner aux Russes de ne pas aimer la peinture de Picasso. » Et pourtant, le hasard a voulu que je me trouve à Moscou au moment où, après la venue au pouvoir de Khrouchtchev, une grande cérémonie avait été orga- nisée pour réhabiliter cette peinture jusque-là honnie. Ilya Ehren- bourg m'avait demandé de la présider auprès de lui et tandis que les étudiants défilaient sur la plate-forme pour dire leur admira- tion pour Picasso, Ehrenbourg me disait : « Cette cérémonie est incroyable. J'avais conservé chez moi mes tableaux de Picasso.

Mais j'étais le seul et cela faisait scandale ! »

J'allais très rarement dans le Midi, mais chaque fois je cou- rais à Vallauris, puis, à la fin, à Mougins. Il fallait déjouer les

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mille stratagèmes destinés à faire barrage contre les importuns.

Mais, cela fait, je retrouvais toujours le même accueil : les der- niers tableaux que l'on montre, la boîte de caviar que l'on ouvre, les mêmes interrogations socratiques. Car, à l'inverse du général de Gaulle et d'André Malraux qui étaient des « monologuistes », Pablo Picasso, lui, était un « dialoguiste ». Et puis des mois se passèrent sans que sottement j'aille le voir, bien qu'on m'eût dit à plusieurs reprises qu'il désirait s'entretenir avec moi. Et puis, l'horrible nouvelle m'est arrivée quelques mois après la mort du général de Gaulle. Cette nouvelle perte m'a profondé- ment blessé. Quand Jacqueline Picasso m'appela, j'accourus la voir. Cette femme intelligente, désintéressée, courageuse, ne vit que pour la mémoire de Pablo. Elle me dit son inquiétude de ne pas avoir de réponse à sa volonté de donner à la France la collection de son mari ainsi que celui-ci en avait exprimé la volonté. C'était mon ami si cher et regretté, Pierre David-Weill, qui présidait alors le Conseil des musées. Je lui demandai de venir avec moi et une partie du Conseil à Mougins pour nous rendre compte sur place de ce qui pouvait être fait pour accé- lérer la procédure. Et cela eut lieu intelligemment et efficacement.

Jacqueline m'avait aussi montré les chefs-d'œuvre peints par Picasso que celui-ci conservait jalousement. « 77 va y avoir, me dit-elle, des questions de droits à acquitter. Comment faut-il faire pour déterminer ce qui doit aller à un musée Picasso ? » Je fus ébloui quand elle me montra quelques-uns de ces tableaux que je ne connaissais pas. Je lui dis : « Choisissez dans tout ce qui est là tout ce qui, aux diverses époques de sa production, avait la préférence de Pablo et mettez-le de côté. » C'est ce qui fut fait et c'est sur cette base que les inventaires en vue de la dation ont été entrepris et menés à bien. C'est tout cela qui va constituer le musée Picasso. Michel Guy, dont l'action fut précieuse, en fixa l'emplacement à l'hôtel Salé. On avait pensé à l'Orangerie du Luxembourg, se disant qu'il aurait aimé se trouver au centre du quartier des études, là où, jadis, les impressionnistes de la collection Caillebote avaient sonné l'aurore d'une peinture nou- velle. Mais on n'y trouva pas les emplacements nécessaires. On abandonna le projet.

Avec Jacqueline, nous sommes allés visiter l'hôtel Salé qui possède l'un des plus beaux escaliers du monde et dont l'archi- tecture est superbe. Avec les chefs-d'œuvre de Picasso qui vont

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s'y trouver réunis, ce sera un puissant centre d'attraction pour les visiteurs du monde entier.

J'espère que les Monuments historiques, qui sont chargés de la mise en état de l'hôtel Salé, accéléreront autant que possible leurs travaux. D'autre part, je demande à la Ville de Paris d'obte- nir de ses fonctionnaires que le contrat de location de l'hôtel Salé au ministère de la Culture soit mis au point aussi rapidement que possible afin que la capitale ne soit pas privée trop longtemps de cette merveilleuse attraction. Toutes les périodes seront là, depuis les tableaux déjà célèbres de la « période bleue » jus- qu'aux grandes figures à la majesté impressionnante de la période romaine ; depuis les charmants portraits de Paulo en Arlequin jusqu'au beau portrait en découpages de sa mère, Olga, pre- mière épouse de Picasso ; depuis les études qui ont précédé les Demoiselles d'Avignon jusqu'à la polychromie ardente des toiles contemporaines des Trois Arlequins ; depuis les tristes défor-

mations faciales consécutives aux scènes avec Dora Maar jusqu'aux faunes et aux chevrepieds de la lune de miel d'Antibes ; depuis les grandes compositions qui ont préludé aux illustrations du Chef-d'œuvre inconnu jusqu'aux planches de la Tauromachie qui prennent place à côté de celles de Goya et de Manet et, à mon avis, les surpassent.

André Malraux raconte sa visite aux sculptures de Picasso dans le beau livre qu'il a intitulé la Tête d'obsidienne et que, par une prévenance affectueuse, i l a voulu me dédier avec une dédicace trop flatteuse : « A Gaston Palewski qui fut l'ami de Picasso et dont Picasso fut l'ami. » Il y a longtemps que j'étudiais cette face de l'art de Picasso et je disais à celui-ci qu'il avait peut-être eu tort de ne pas concentrer tous ses efforts sur la sculpture. Mais peut-on gouverner le cours du vif-argent ?

En 1944, on me prévint que la foudre venait de tomber sur le pavillon de la Lanterne, entre Versailles et Saint-Cyr, et qu'il fallait lui donner une priorité pour empêcher que ce bijou de notre architecture du xvnr fût ravagé par les pluies d'hiver dans ce temps de disette de tout et notamment de matériaux de construction. Je demandai au général de Gaulle s'il voulait en faire sa maison de repos pour les fins de semaine. Je lui dis :

« Vous avez le choix entre deux pavillons : celui de la Lanterne qui est un chef-d'œuvre mais qu'il faut réparer et celui de Marly, dans les tirés de la présidence de la République, qui est plus

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austère. » Ce dernier qualificatif le décida immédiatement. Il me dit : « Je choisis Marly. » Pour sauver la Lanterne, je fus obligé d'expliquer que nous en avions besoin pour recevoir les hôtes de marque. Mais le jour même où les travaux d'aménagement furent achevés, le général de Gaulle quittait le pouvoir et moi- même à sa suite. Entre-temps j'avais pensé que le petit jardin qui entourait cette ancienne résidence du gouverneur de Ver- sailles, choisie par celui-ci à une certaine distance du château pour échapper aux importuns, était entouré d'un joli jardin allant en ondulations harmonieuses jusqu'au parc de Versailles. J'avais dit à Picasso qu'il fallait qu'une de ses sculptures figurât dans le jardin de la Lanterne, c'est-à-dire dans le parc de Versailles.

Mon choix s'était fixé sur le Faucheur qu'il venait d'achever ou sur la statue de Femme à la petite tête qui, au milieu des déformations qui lui donnent son accent propre, fait penser aux figures de Tanagra. Mais i l était dit que cette statue ne figure- rait pas à Versailles. Je l'ai retrouvée auprès de la Femme à la voiture d'enfant qu'il me montra avec une fierté pleine de malice quand j'allai le voir dans le Midi. Ces sculptures, ces amphores de Vallauris, ces albums qui précèdent chacun des grands tableaux par des études de détail sans cesse recommencées, ces guitares sculptées dans le bois et teintes de couleurs qui leur confèrent une sorte de magie, on trouvera tout cela au musée Picasso. En tout, quelque 216 peintures, 140 sculptures, 80 carnets, 1 000 dessins, 500 dessins et esquisses pour le Ballet russe, quelques céramiques et 1 480 estampes (gravures, monotypes, etc.).

Sans compter les documents divers, très importants pour l'histoire de ce siècle. Toutes les ressources de la muséographie moderne permettront de suivre le lent chemin parcouru par ce grand esprit qui, en temps de pénurie, me demanda du courant électrique pour continuer à peindre la moitié de la nuit. Car i l lui était physi- quement impossible de s'arrêter dans cet effort de création sans cesse renouvelé.

Toutes ces œuvres, fruit d'une longue vie géniale, sont parties de Mougins. Cela a été pour Jacqueline un nouvel et terrible arrachement. Seuls sont restés autour d'elle les portraits que Picasso a faits d'elle et qu'il avait pris la précaution de lui dédier au revers.de la toile. Elle vit là, entourée de ses effigies avec la fierté d'avoir inspiré ce magnifique poème d'amour au souvenir duquel elle a dédié son existence. Elle parachève une

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autre œuvre qui lui fait le plus grand honneur : c'est la Fonda- tion Picasso, qu'elle est en train de réaliser à Vauvenargues. Ce beau château solitaire, dont la simplicité et la noblesse des lignes avaient séduit Picasso, s'élève près d'Aix-en-Provence dans la vallée encaissée qui est située au pied de la montagne Sainte-Vic- toire. C'est là qu'est mort Picasso. C'est là que je suis venu la retrouver quelques jours après et qu'ensemble nous sommes entrés dans la salle des gardes où elle l'avait tristement veillé.

C'est là qu'elle m'a montré tous les attributs de la joie qui avait entouré leur installation à laquelle la mort devait si rapidement mettre fin : les fauteuils dont Picasso avait peint la toile pour imiter la tapisserie absente, la bande de chaux au-dessus de la baignoire sur laquelle il avait inscrit la plus joyeuse ronde de satyres. Devant la maison, au pied de la montagne, sur le terre- plein au-dessous duquel repose l'ami disparu, elle a dressé avec une tendre admiration encore toute pleine de sollicitude la figure tenant un vase avec laquelle il avait fait revivre la magie des statues primitives.

A Vauvenargues, on était ému de voir sur les murs les gaies gypseries provençales devant lesquelles, tordu par les douleurs de la maladie, l'amer moraliste que fut Vauvenargues a vécu ses derniers mois de souffrance. Mais ce souvenir s'efface. Vau- venargues restera pour toujours la retraite où Picasso allait s'asseoir sur la terrasse après le repas et où i l repose maintenant devant ce noble paysage que Cézanne peignit et repeignit et qui semble voué pour toujours aux géants de la peinture.

Il est un autre souvenir assez touchant que je regardais en contemplant les œuvres de toute sa vie. C'est le petit cahier de croquis et de dessins où i l se montre déjà tout entier et que, dans les premiers mois de sa venue à Paris, i l avait préparé pour une jeune personne à qui i l avait voué une passion juvénile.

Sur la couverture, au-dessus de l'inscription imprimée C A H I E R

il a écrit de sa grosse écriture

Je suis le C A H I E R

appartenant à Pablo Picasso peintre, 18 rue de Ravignan

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près la projection d'Holocauste, le grand élan de tristesse peut receler la nature humaine, chez des êtres ayant reçu une éducation et menant une vie jusqu'alors semblable à celle des autres, m'a rappelé notre stupéfaction, notre indignation, notre déchirement quand sont revenus les premiers survivants des camps de la mort. Les camps de travail ! Jusqu'alors nous ne nous doutions pas de ce qui se cachait derrière ces mots. Il a fallu les photographies insupportables des charniers ; i l a fallu voir revenir ces êtres émaciés et présentant les stigmates d'épreuves inhumaines pour nous mettre en face de la réalité dans toute son horreur.

Je me rappelle encore, dans le grand salon de la rue Saint- Dominique, le groupe que formaient Emile Bollaert, Edmond Michelet, Claude Bourdet, Julien Cain, le professeur Richet.

La veille, Bollaert, qui avait été arrêté alors qu'il venait de rem- placer Moulin, était venu me voir dans mon bureau. Il m'avait dit : « Au milieu de nos épreuves, il y avait une pensée qui nous soutenait. Nous avions pris un engagement ; c'est qu'au retour

les survivants, dans leur livrée de misère, monteraient les Champs- Elysées jusqu'à l'Arc de Triomphe. Nous voudrions faire cela demain. » J'en avisai Luizet, alors préfet de police et j'allai les voir défiler aux Champs-Elysées. Un certain nombre de Parisiens s'étaient déplacés et nous vîmes, le cœur déchiré, s'ébranler la colonne aux vêtements rayés en haillons, monter lentement vers le tombeau du Soldat inconnu. Quels longs mois d'agonies et de misère avaient précédé ce triste triomphe ! Quels germes de maladies et d'incapacités permanentes avaient été suscités par les traitements barbares qu'ils avaient subis ! Le professeur Richet devait mourir peu de temps après. Il ne pouvait plus parler, ses cordes vocales lui refusant tout service, mais les mots qu'il inscri- vait sur son carnet montraient tout ce qu'il y avait de volonté patriotique chez cet homme supérieur. Ces âmes d'élite, devant le système qui visait à les dépouiller de leur qualité d'homme, à les ravaler à la condition animale, avaient réagi d'une manière qui montrait leur trempe indomptable.

Parmi eux, comme j'avais été heureux de revoir mon ami Julien Cain. Avant la guerre, son appartement de la Bibliothè- que nationale constituait un centre de vie civilisée. Valéry et

profondeurs de la cruauté que

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Mauriac aimaient bavarder dans le petit salon devant les dessins de Dunoyer de Segonzac, au milieu des bouquins qui envahis- saient les recoins de cette cité des livres. Julien Cain avait conservé son calme et son détachement au plus fort de l'épreuve. Il m'en- viait d'avoir vécu auprès du général de Gaulle pendant ces années de lente remontée de la nation et d'avoir connu les champs de bataille victorieux de l'Afrique. Dans les difficiles alterna- tives de la vie politique, pendant les années qui suivirent, j'aimais lui demander conseil, car je me le rappelais avant la guerre, pendant si longtemps debout derrière le fauteuil du pré- sident de la Chambre des députés, dans ce moment où le Par- lement était tout-puissant ; i l savait analyser avec une lucidité souveraine et un élégant détachement les données qui régissaient le comportement des partis et des groupes. Cher Julien Cain ! je l'avais retrouvé à l'Académie des beaux-arts où tout naturel- lement sa voix faisait autorité. Il m'avait réservé sa succession à l'Unesco quand il avait peu à peu abandonné les postes où i l faisait sentir son action. En maintenant, c'est dans le petit cime- tière de Louveciennes, dont l'horizon est borné par le grand aque- duc qui figure si souvent dans les tableaux d'Hubert Robert, qu'il dort son dernier sommeil près de sa chère femme. Ses amis ne l'oublieront jamais.

Quelques jours après, j'annonçais au général de Gaulle que le premier train de déportées femmes allait revenir de Ravens- bruck et nous décidâmes que, pour cette fois, i l quitterait le bureau où i l travaillait sans répit, sous le portrait de Carnot, organisateur de la victoire, pour aller accueillir ces martyres de la patrie. Le train s'arrêta lentement et nous vîmes descendre l'une après l'autre ces silhouettes grises. Elles allaient invinciblement l'une vers l'autre comme si elles ne pouvaient affronter seules cette immense joie du retour. Elles disaient au Général, l'une après l'autre : « Geneviève va bien, elle va revenir. » Il y avait là Germaine Tillion que j'avais connue jadis au musée de l'Homme.

Elles donnaient une impression à la fois de fragilité pitoyable et d'indomptable volonté. Je suis abonné à leur journal ; j'y suis leur destin. J'y admire leur acharnement à reprendre la vie, à conti- nuer, à surmonter leur martyre. André Malraux, devant le por- tail de Chartres où elles étaient de nouveau réunies, a su trouver les mots pleins de simplicité et d'émotion qui étaient seuls dignes de leur exemple et de leur destin.

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F

aut-il esquiver un sujet d'actualité parce qu'il est essen- tiellement anti-démagogique ? Je ne le crois pas. Dans le changement de société qui s'impose peu à peu à nous, quel sera le sort de ce que l'on appelle en style administratif les« monu- ments historiques classés », restés dans des mains privées ? Cette appellation pompeuse recouvre les châteaux historiques. Quand on vole au-dessus de la France à faible altitude, on est frappé par l'uniformité du paysage du point de vue de la configuration

sociale de notre pays. Que voit-on défiler sous ses yeux ? Un village avec en son milieu le clocher et, tout près, un château.

Quelques kilomètres plus loin, même phénomène : village, église, château. Il serait évidemment dommage de perdre sans raison valable cette véritable fortune touristique que représentent par- tout ces édifices souvent modestes. Les habitants de ces petits châteaux font en général d'immenses efforts pour s'y maintenir, retranchant sur leur nécessaire, sacrifiant l'essentiel et notam- ment en hiver le chauffage. C'est qu'ils sont victimes d'une asso- ciation d'idées. Château, dans l'esprit public, veut dire : richesse, luxe, chasses à courre, soirées somptueuses, orgueil nobiliaire, que sais-je encore. Certains textes fiscaux essaient de les aider.

Encore faut-il qu'ils soient interprétés intelligemment par les agents du fisc ? D'autre part, trop souvent, ce qui va aux finances communales est gonflé démesurément par l'appétit de lucre des municipalités. L'égalitarisme est une maladie du xx* siècle. Nous devons nous guérir de ce défaut national qu'est la jalousie. A u contraire, ce qu'il y a de grave dans l'évolution sociale d'aujour- d'hui, c'est la tendance à l'uniformité que viennent renforcer cha- que soir les spectacles donnés par les mass média. Il y a sans doute en France des nouveaux riches, ceux qui passent à travers les mailles du fisc, mais i l y a surtout de nouveaux pauvres, et au premier rang de ceux-ci je voudrais saluer les châtelains.

Mais je n'ai pas en ce moment dans l'esprit cette myriade de petits châteaux, de manoirs, de castels qui donnent un charme incomparable à des régions comme le Périgord ou la Norman- die. Je voudrais parler de ces grands châteaux qui présentent un caractère essentiel pour la conservation du patrimoine. De ces grands châteaux, j'ai dit un jour qu'ils constituaient une histoire de France en images. Or ce sont eux dont la survie est menacée.

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Dans un courageux article, M . Pierre Dussaule a rappelé que les deux cent cinquante monuments historiques appartenant à l'Etat : cathédrales, palais nationaux, châteaux de la Loire, etc., absorbaient cent millions sur le crédit budgétaire de deux cent dix-huit millions qui était réservé à l'ensemble. Or savez- vous ce qui subsiste pour l'entretien des cent mille monuments historiques et objets importants restant dans les mains privées ?

Moins de cent vingt millions. C'est dire que l'Etat est obligé de saupoudrer pour aider très fragmentairement les propriétaires, alors que pour ceux-ci les questions de chauffage et d'entretien de même que la fiscalité posent aujourd'hui des problèmes que l'inflation rend insolubles.

Tant mieux ! diront certains énarques égalitaires, qui pré- fèrent voir l'Etat écrasé sous les charges plutôt que de maintenir les monuments dans des mains privées. Faut-il leur rappeler que, pour le moment, l'Etat a renoncé, d'une manière générale, à l'ac- quisition même gratuite de monuments historiques ? Que se passe- t-il alors ? Les propriétaires des châteaux vendent peu à peu leurs bois, leurs meubles précieux, leurs fermes pour pouvoir main- tenir. A u Conseil des musées, je me suis trouvé devant les consé- quences de cette politique de gribouille : pour pouvoir payer ses impôts, tel châtelain vend ses meubles de prix et, comme ils constituent un élément essentiel du patrimoine, les musées sont obligés de payer des centaines de millions pour les acquérir ensuite, au plus grand bénéfice des intermédiaires et au plus grand dam de l'Etat.

Il est grand temps de sortir de cette absurdité. J'ai jadis indiqué en collaboration avec le duc de Luynes, alors président de « la Demeure historique », la solution qui me semblait devoir permettre de résoudre la difficulté, car on ne peut nier plus long- temps l'acuité du problème. Il est des châteaux" qui, soit par leur valeur architecturale comme Vaux-le-Vicomte, Dampierre ou Haroué par exemple, soit par le fait qu'ils ont conservé intact leur mobilier d'origine et constituent donc un élément indispen- sable de l'histoire de l'art et des mœurs comme Montgeoffroy, soit du fait de leur jardin et de leurs eaux comme Courances, soit en raison des souvenirs historiques qui leur sont attachés comme Tanlay, constituent des éléments indispensables de notre patri- moine. Ces châteaux doivent pouvoir — si le propriétaire le désire — jouir d'un statut privilégié en échange de deux condi-

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tions préalables : à) visite totale ou partielle par le public ; b) en- gagement pris par le propriétaire de ne pas en disposer à titre onéreux, ce qui a pour effet de leur retirer toute valeur vénale.

En échange de ces deux engagements, l'Etat doit pouvoir, au lieu d'infliger une lourde charge fiscale, aider généreusement l'entre- tien, la garde, la restauration, permettant ainsi la continuation d'une existence normale pour leurs propriétaires, ce qui d'ailleurs, en France comme en Angleterre, constitue pour le visiteur un élé- ment d'attirance particulière.

Avant qu'il soit trop tard, je pousse ce cri d'alarme. Sera-t-il entendu ?

C

'est avec un bien grand regret que nous voyons partir l'excel- lent ambassadeur d'Angleterre qu'a été Sir Nicolas Hen- derson. Voici longtemps que la belle maison de Pauline Borghèse que Wellington acquit jadis pour son pays, au lendemain de l'écroulement de l'Empire, joue un rôle particulier dans la vie parisienne, et ceci en raison du soin avec lequel sont choisis ses occupants. J'évoque tous ceux que j'ai connus jadis et avec les- quels j'ai entretenu d'étroites relations. Ce fut d'abord Sir Wil- liam Tyrell qui devint plus tard lord Tyrell. Petit, rapide, sou- riant, l'œil brillant, Tyrell, dont on attribuait la vivacité à quel- ques gouttes de sang indien, n'était pas seulement un excel- lent technicien des affaires étrangères qui avait joué un rôle important au Foreign Office. Il était doué de l'une des dialec- tiques les plus convaincantes que j'ai connues. Sa faculté d'ana- lyse d'une situation politique, sa curiosité d'esprit, son excel- lente information de tout ce qui se passait dans une France alors soumise aux fluctuations d'un régime d'assemblée, tout cela en faisait un interlocuteur de haute qualité. Nous étions alors au début de l'époque qui a précédé l'éclatement des orages. Il ne se trompait pas sur l'imminence du péril et la nécessité d'y faire face.

Je l'ai retrouvé à Londres dans sa verte retraite. Quand il y avait une de ces petites crises, assez artificielles, qui éclataient entre de Gaulle et Churchill, i l me demandait de venir le voir et recommençait en mineur l'argumentation que le général avait repoussée. Je m'efforçais de le convaincre que notre faiblesse même nous empêchait de rien céder sur ce que nous estimions

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essentiel. Il le savait et hochait la tête philosophiquement. Comme on n'ignorait pas qu'il était, avec Harold Nicholson, celui dont le capital de sympathie était le plus grand chez nous, on lui deman- dait des interventions auxquelles i l ne se refusait pas, mais sans

se faire d'illusion sur leur succès. Par contre, i l avait été parmi les premiers à reconnaître la haute qualité du général de Gaulle et à se ranger aux côtés de Churchill pour le soutenir.

J'eus moins de relations avec Phipps et Clark. Mais une véritable amitié me liait à Sir Ronald Campbell qui avait été longtemps ministre-conseiller avant de revenir à Paris comme ambassadeur. Je voyais en lui l'incarnation des plus nobles qua- lités de son pays. Sa calme intelligence, son élégance tranquille, s'accompagnaient d'une véritable noblesse d'âme. Il eut le triste devoir de s'essayer au moment de l'exode à préserver l'alliance au milieu de la décomposition d'alors. Il se refusa à tout ce qui pouvait sembler compromis et acceptation voilée du régime de Vichy et, par là, i l rendit possible l'installation à Londres d'une France libre à laquelle le général de Gaulle devait donner peu à peu la dimension de la France tout entière.

Quand je revins d'Ethiopie pour prendre la direction du cabinet du général de Gaulle, Ronald Campbell était ambassa- deur à Lisbonne. L'avion d'Afrique s'y arrêtait avant de continuer son vol vers l'Angleterre. Campbell m'envoya son conseiller Bal- four pour me demander de venir déjeuner à l'ambassade. J'ai déjà raconté comment la neutralité portugaise défendait la sortie de l'aéroport par un officier d'une armée belligérante en uniforme et je dus rester tristement à attendre le départ de l'avion pour Londres, regardant de loin ce continent si regretté.

A Alger, ce fut Duff Cooper qui fut envoyé à de Gaulle comme ambassadeur. Je le connaissais d'avant guerre. J'avais pour son caractère, pour son sens politique, pour son éloquence directe et nourrie de culture, la plus vive estime. Seul il avait démissionné au moment de Munich en prononçant un discours que j'avais trouvé digne d'admiration. On se le rappelle : « J'ai renoncé, disait-il, à un poste que j'aimais, à un travail qui m'inté- ressait profondément, à des collaborateurs dont tout homme aurait le droit d'être fier ; j'ai peut-être compromis ma carrière poli- tique. Mais cela n'a pas grande importance. Il me reste quelque chose qui compte pour moi beaucoup plus. Il me reste le droit de marcher la tête haute. »

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Et puis, il avait avec lui cette extraordinaire Diana dont la beauté défie les ans ; dont l'intelligence, l'humour et la comba- tivité éclatante ont partout suscité l'admiration. Diana tomba heu- reusement amoureuse de la vieille villa entourée d'un immense jardin que nous avions assignée comme résidence à l'ambassadeur de Grande-Bretagne. Elle a écrit, dans ses Mémoires : « C'était le domaine de la Belle au bois dormant. Aussi loin que l'on pouvait voir, c'était une jungle de palmiers et de collines couvertes de cyprès vert jade. On entrait par un portail mauresque, on traver- sait une cour avec des cyprès et des arches, c'était le palais de Jamshid. »

Dans ses Mémoires, Duff, ami toujours regretté, donne bien la note de ce que fut notre collaboration. J'en extrais ce qu'il écrivait à Winston Churchill, le 21 février 1944 :

« Palewski est venu me voir le 18 février et m'a dit que l'avenir de la division Leclerc inquiétait le Général. Il s'agit natu- rellement, avant tout, d'une question d'ordre militaire, mais elle a un aspect politique si important que le Général espère que vous voudrez bien lui accorder personnellement votre attention. Les Français désirent ardemment que les forces françaises participent au débarquement dans le nord de la France. La division Leclerc, actuellement au Maroc, paraît toute désignée pour remplir ce rôle. Lorsque, récemment, j'en ai parlé au général Maitland Wilson, il a paru douter qu'il fût possible de trouver les transports de troupes nécessaires à cette opération. Je n'ai bien sûr pas d'opinion sur la question, mais je suis certain que, d'un point de vue strictement militaire, la participation française serait utile car elle aurait une influence favorable sur l'accueil que réserve- raient les populations à nos troupes.

Je reçus la réponse du premier ministre par télégramme.

Personnel et privé. Du premier ministre, ce qui suit : « Je me renseigne quant à la division Leclerc. »

Pour ce qui est de la division Leclerc, le premier ministre ne se contenta pas de se renseigner; il poursuivit ses démarches sans relâche, et, en dépit de nombreuses difficultés techniques, finit par obtenir gain de cause. La division fut transportée du Maroc en Yorkshire, où elle acheva son entraînement pour la grande opération du jour J. Elle fut la première à entrer à Paris, et sa grande épopée, qui avait débuté au lac Tchad, en Afrique centrale, trouva à Berchtesgaden une fin digne d'elle. »

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Diana Cooper au Bal du siècle à Venise

A l'issue du dîner donné à Duff au moment de son départ, j'ai rappelé ce grand service rendu à la France.

Dans le Paris de la Libération, le salon de Diana Cooper joua un rôle qui ne doit pas être oublié.

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A la fin de la journée, on aimait à se retrouver dans le salon vert au premier étage, près de la chambre de Pauline Borghèse.

Il y avait là Cocteau, Poulenc, le peintre Bérard (« Bébé »), Louise de Vilmorin, des ambassadeurs, des hommes politiques.

C'était une résurrection du Paris d'avant guerre qui, hélas ! n'a pas eu de lendemain.

Parmi les ambassadeurs qui vinrent après Duff et Diana, je garde une place particulière pour lord Gladwyn. Nous n'étions d'accord sur rien, sinon sur l'agrément qu'il y avait à se voir, à condition de ne pas parler politique. Sa charmante femme a écrit un excellent livre sur l'ambassade du faubourg Saint-Honoré.

Et maintenant, voici que nous allons perdre un diplomate dont la finesse d'esprit, la rapidité de compréhension, le sens de la vie et la parfaite simplicité secondés par l'accueil d'une com- pagne discrète et charmante ont fait la conquête de Paris. Ils y seront toujours les bienvenus.

oup sur coup, j'apprends la mort de Jean Monnet et d'Alexan- Alexandre Parodi fut un modèle de haute conscience dans le service de l'Etat et de la nation. Il mit une hauteur discrète à écarter de lui les récompenses politiques. Sa valeur l'appelait aux plus hauts postes. Il ne les sollicita jamais. Sa rectitude d'esprit, sa conscience, son intransigeante probité intellectuelle, lui ont valu partout l'admiration et le respect. Ces hautes qualités se doublaient d'un immense et tranquille courage. Il a été l'un de ceux grâce auxquels la libération de Paris s'est faite dans des conditions où le rôle de la résistance a été éclatant avec le souci d'éviter trop de sacrifices sanglants. Le nom de ce grand ser- viteur du pays restera dans l'histoire.

C'est comme directeur du cabinet du ministre des Finances que j'appris à connaître Jean Monnet. Avec André Diethelm, qui était le directeur du cabinet de Georges Mandel, ministre des Colonies, et qui donnait lui aussi tous ses soins à la Chine pour la construction de la route birmane, nous unissions nos efforts pour le sauvetage de la devise chinoise. Car la lutte des démocraties avait commencé en Asie avec l'agression du Japon contre la Chine.

C'est alors que je me suis mis à admirer sa valeur, son réalis- me tranquille, son acharnement à traduire en actes les mesures que

dre Parodi.

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lui dictait son bon sens supérieur, qualités qui font les hommes d'Etat. J'insistai pour sa nomination, malgré les menées de cer- tains, à la tête de la mission d'achat franco-britannique.

Quand j'arrivai à Londres, au mois d'août 1940, après avoir quitté au Maroc la 34e escadre, i l était déjà parti pour les Etats-

Unis. Je l'ai regretté. Il était de ceux qui pouvaient nous rendre le plus de services dans cette phase si difficile des débuts de la France libre. Mais lui et de Gaulle étaient à la fois trop sem- blables et trop différents pour pouvoir s'entendre, et Jean Mon- net, de par sa formation première, était naturellement porté à s'exagérer l'infériorité des actifs français d'alors face à la puis-

sance énorme, bien que menacée, des grandes démocraties anglo- saxonnes. C'est pourquoi je pense que tout effort pour que ces deux hommes hors pair dirigent de conserve cette grande entre- prise aurait été vain ou aurait échoué à terme. Mais ceci n'em- pêcha nullement Jean Monnet, à la place qu'il s'était choisie,

de servir. Plus tard, son rôle à Alger fut précieux.

Nous nous retrouvâmes à Paris. Je raconterai dans quelles circonstances j'ai pu suggérer au général de Gaulle la création d'un service du Plan et la nomination à sa tête de Jean Monnet.

Celui-ci restera. Il restera comme l'homme qui a le plus fait pour la modernisation industrielle de la France. Il restera comme le père du Marché commun et l'ouvrier acharné de ce que l'on a coutume d'appeler l'Europe. Peut-être se rendait-il compte à la fin que la grande idée d'union des seules démocraties occi- dentales se trouvait dépassée avant même d'avoir été atteinte.

N'était-il pas de ceux qui pouvaient concevoir et mener à bien, en dépit de tous les obstacles, un ensemble plus large comme cette « Europe de l'Atlantique à l'Oural » que de Gaulle

avait appelée de ses vœux ?

En dépit de tous les antagonismes de doctrine et de pen- sée, de toutes les différences dans l'évaluation de l'impor- tance des facteurs, on sortait enrichi des discussions que l'on pouvait avoir avec lui. Et puis, entre nous, plus forte que les luttes d'idées, i l y avait l'affection. C'est cette affection qui fait pour moi de sa disparition un coup si cruel. C'est elle qui me fait dire à sa noble femme ma sollicitude et mon chagrin.

GASTON PALEWSKI de f Institut

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