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L’accès aux professions ou qu’est-ce qu’un « métier de femme » ?

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(1)

Chapitre 8

L’accès aux professions

ou qu’est-ce qu’un « métier de femme » ?

Le combat pour l’accès à toutes les professions est indissociable du combat pour l’enseignement des filles. Il se double au XX

e

siècle d’une lutte pour la non-discrimination à l’embauche.

Qu’est-ce qu’un « métier de femme » ?

Ce combat long et laborieux se heurte à de très nombreuses réticences. Au XIX

e

siècle, même des partisans de l’enseignement supérieur pour filles, comme le recteur de l’université de Liège, Jean-Louis Transenster, estiment que seules quelques professions sont accessibles au « sexe faible… voué aux soins de la maternité ». En 1882, dans son discours de rentrée académique, Trasenster pose clairement les limites des professions féminines : « Les femmes ne doivent occuper ni les mandats politiques ni les emplois dans la magistrature ni les grades de l’armée ni la plupart des fonctions civiles »

1

.

En 1888, l’affaire Popelin

2

fait éclater au grand jour la rupture entre les féministes et leurs alliés libéraux, promoteurs de l’éducation des filles. Lorsque Marie Popelin, nantie de son diplôme en droit de l’ULB, se voit refuser l’inscription au barreau au motif qu’elle est une femme, ce refus ébranle la foi des féministes dans l’éducation comme moyen d’ascension sociale

3

. L’éviction brutale de Marie Popelin remet les pendules à l’heure : avec les mêmes

1

Revue de Belgique, 15 nov. 1882, p. 276. ; GUBIN, E., « Signification, modernité et limites du féminisme avant 1914 », Sextant, n°1, p. 48.

2

Sur l’affaire Popelin : DE BUEGER-VAN LIERDE, F., « A l’origine du mouvement féministe en Belgique, l’Affaire Popelin », Revue Belge de philologie et d’histoire, t. L., 1972, 4, p. 1128-1137.

3

GUBIN, E., « Signification, modernité et limites … », p. 48-52.

(2)

diplômes, les femmes n’ont pas nécessairement accès, comme les hommes, aux professions correspondantes

4

.

Après la Première Guerre, de nouveaux horizons se dessinent pour les jeunes filles des classes moyennes. Souvent leurs parents voient dans l’acquisition d’un diplôme une garantie pour leur avenir, et l’accès à des études supérieures leur ouvrent d’autres perspectives intellectuelles et professionnelles. Progressivement l’exercice d’une profession et le « plan de carrière » deviennent pour elles une manière d’affirmer leur identité, à l’instar des hommes. Ce rapport au travail, en termes de carrière professionnelle, est totalement neuf pour les femmes. En une génération, leur projet de vie, si elles le souhaitent, peut être tout autre que celui de leur mère et surtout, peut s’accompagner d’une certaine autonomie financière ! La réflexion féministe de Louise De Craene naît en grande partie de ce constat :

« Qu’elles le désirent ou non, beaucoup de femmes sont appelées actuellement à gagner leur vie. Elles conquièrent par cela même leur indépendance économique. Si certaines acceptent cette obligation comme une pénible nécessité, d’autres, de plus en plus nombreuses, y voient la possibilité d’atteindre au complet développement de leur personnalité et au plein rendement de leurs qualités et de leurs aptitudes »

5

.

Toutefois, beaucoup de féministes, même parmi celles qui défendent le droit au travail des femmes, estiment que la profession exercée en dehors du foyer doit rester en accord avec les « qualités féminines ». Marguerite Van De Wiele déconseille même « de pousser les descendantes d’Ève vers des fonctions, professions ou métiers plus particulièrement convenables au sexe mâle ».

6

L’entre-deux-guerres apparaît donc comme une période pleine de paradoxes. De nouveaux métiers exclusivement « féminins » surgissent, comme ceux d’infirmières (diplôme légal reconnu en 1921), d’assistante sociale, de kinésithérapeute (école créée en 1926), de secrétaires (école de secrétariat en 1924)…, qui mettent en avant les qualités spécifiques des femmes et les sortent de la sphère privée

7

. Malgré tous les freins dressés par la société, de nombreux bastions masculins s’entrouvrent : accès à la profession d’avocate en 1922, à celle d’agent de change en 1925, à celle d’huissier en 1931. À ces évolutions contradictoires répondent deux stratégies différentes au sein des milieux féministes. Les plus modérés – comme le CNFB et le Féminisme chrétien de Belgique – adoptent une attitude proche de celle des mouvements féminins en cherchant à valoriser les métiers traditionnellement féminins et à promouvoir les nouvelles professions « féminines ».

D’autres, à la suite de l’inspectrice du travail Élise Plasky, préconisent le maintien des filles dans les métiers traditionnels, comme la dentelle et la couture, pour enrayer l’afflux des femmes dans l’industrie. Ces formations, qui permettent souvent de travailler à domicile, sont pour elle, « à la base de toute possibilité de prospérité dans les foyers ouvriers »

8

. Comme Élise Plasky préside la commission Travail et Prévoyance sociale du CNFB de 1921

4

La Ligue le souligne avec amertume : après l’énumération des pays où des femmes sont avocates, on peut lire : « En Belgique, les femmes à qui les Université ont délivré le diplôme de docteur en droit n’en peuvent tirer aucun avantage professionnel », Ligue, n°2, avril 1886, p. 77.

5

Egalité, 1930, n°1, p. 10.

6

VAN DE WIELE, M., « La loi d’obéissance », L’International féminin, septembre/octobre 1922, p. 1.

7

PIETTE, V., « Au sortir de la guerre : quelles professions féminines ? », Les femmes au travail dans la ville en Europe du nord-Ouest depuis le XVIII

e

s. (Université de Lille III) (à paraître).

8

PLASKY, E., La protection et l’éducation de l’enfant du peuple en Belgique, Bruxelles, 1928,

« Avant propos ».

(3)

à 1946

9

, il n’est donc pas étonnant de voir l’Assemblée générale du CNFB recommander en 1928 d’orienter les filles vers les métiers de la couture !

10

En outre, les activités de cette commission Travail et Prévoyance sociale se mêlent à celles de la Société pour la protection des métiers féminins, qui, pour le moins, ne poursuit pas d’objectifs progressistes.

Marguerite Van Wiele l’épaule cependant et appuie les idées de Plasky

11

. Le maintien d’une stricte ségrégation sexuée du travail est, pour elle, la solution à l’épineuse question de l’égalité salariale, puisque les activités des hommes et les femmes, exercées dans des métiers différents, ne sont pas comparables en termes de rémunération ! Van de Wiele préconise même de renforcer ces différences, de doter les jeunes filles d’une formation ménagère obligatoire, et elle appuie les différentes propositions de loi qui sont déposées dans ce sens à partir de 1930

12

. Cette conception signifie, à terme, la création de deux mondes du travail distincts : l’un destiné aux femmes et l’autre aux hommes, dotés chacun de conditions de travail, de salaire, et de rapport au travail différenciés. Dans son sillage, les féministes modérées optent ainsi pour une stratégie de l’évitement et essaient de positionner la travailleuse dans un champ qui n’entre pas en concurrence avec les métiers masculins, ou, à la rigueur, dans une position d’auxiliaire.

Cette position contraste totalement avec les conceptions du GBPO et de Louise De Craene pour qui, en 1929, « la soi-disant guerre faite à l’homme par les féministes » n’est rien d’autre que le simple refus « de le considérer dorénavant comme un maître » et la volonté des femmes d’occuper, au même titre que l’homme, des « fonctions honorifiques ou lucratives qu’il s’est, jusqu’à présent, jalousement réservées »

13

. Dès la fin des années 1920, une ligne de démarcation très nette sépare les associations qui promeuvent les professions

« féminines » et celles qui voient dans cette fracture sexuée du monde du travail un terreau de discriminations. Le second groupe est nettement minoritaire, et recrute des adeptes, sans surprise, à la Fédération des femmes universitaires, au GBPO et à Égalité.

Les divisions entre féministes s’accentuent encore avec la crise économique des années 1930 et les attaques répétées contre le travail des femmes mariées. Marguerite Jadot, porte- parole de la FBFU, y voit « le prétexte de la réaction anti-féministe », alimentée par la peur des hommes qui se sentent menacés dans l’exercice de leur profession car « les femmes sont devenues, par le nombre et la qualité, des concurrentes sérieuses sur le terrain économique ».

C’est pourquoi « des hommes politiques réactionnaires profitent de la crise pour essayer de ramener la femme à sa condition d’autrefois»

14

. En dépit des statistiques qui semblent indiquer la stagnation du nombre de femmes actives, les contemporains expriment de manière appuyée la crainte d’un « envahissement » féminin dans les métiers naguère occupés

9

DE PEUTER, C., Surtout, Mesdames, restez coquettes. De Conseil national des femmes belges 1945- 1960 exponent van de Belgische vrouwenbeweging, Mém. lic. Hist. KULeuven, 1997, bijlage, p. 247.

10

CNFB. Procès-verbal de l’Assemblée générale du 31 mai 1928. Discours et rapports. Bilan de l’exercice de 1927, Bruxelles, 1928, p. 8 : Carhif, F. Louise De Craene, 9.

11

VAN DE WIELE, M. « Un péril social. L’abandon de l’apprentissage des métiers féminins », Le Soir, 18 octobre 1927.

12

PALSKY, E., « Crise économique et travail féminin », Revue du Travail, février et mars 1935, p.

111-117 ; L’International féminin, mars-avril 1923, p. 1 et novembre/décembre 1923, p. 2.

13

Egalité, 1929, n°2, p. 14.

14

Bulletin de la FBFU, 1934.

(4)

exclusivement par des hommes. Certains vont même jusqu’à accuser les nouvelles diplômées universitaires d’être responsables de la dénatalité

15

.

Pourtant, le nombre de femmes universitaires ne croît que lentement et dans les professions masculines, les femmes demeurent minoritaires : en 1935, on ne compte que 56 avocates dont 15 stagiaires et en 1960, les femmes ne représentent encore que 7, 9 % de la profession.

16

Mais le fantasme de l’envahissement est très perceptible, il est exploité par les milieux antiféministes et se charge d’une symbolique forte : il correspond à la fin d’un monopole, jamais accepté de gaîté de cœur par ceux qui en jouissent.

Cette conception sexuée du travail se maintient dans les milieux féministes modérés après la Seconde Guerre mondiale, notamment au travers des revendications en matière d’éducation et d’enseignement féminin. Ce n’est donc pas une simple stratégie, mais une vision qui correspond bel et bien au rôle que ces féministes attribuent aux hommes et aux femmes dans la société. Pourtant l’attitude du CNFB évolue. S’il continue à promouvoir des métiers « typiquement féminins », comme les infirmières

17

ou les aides familiales

18

, dès le début des années 1950, il s’intéresse aussi à la formation professionnelle des filles dans d’autres domaines. Sous l’influence des préoccupations des instances internationales, il aboutit même au constat que « les femmes sont maintenues systématiquement à l’écart de certains métiers, par exemple : on ne leur donne jamais de notions de mécanique ou d’électricité»

19

. Il mène alors campagne pour les inciter « à s’adonner à des métiers qui ne sont pas considérés comme traditionnellement féminins », en distribuant dans les écoles un tract destiné aux jeunes filles et à leurs parents.

20

De manière récurrente, le CNFB organise des campagnes d’information sur les choix des études et des formations multiples offertes par les écoles supérieures aux jeunes filles. Mais il a bien des difficultés à échapper à ce

« bricolage entre deux modèles idéologiques » mis en évidence pour la France par Juliette Rennes. Elle voit dans les guides d’orientation professionnelle destinés aux jeunes filles « la mise en place d’un nouveau paradigme, celui de la féminité professionnelle »

21

.

Quand elles travaillent, que font-elles ?

La Belgique a connu une industrialisation rapide et précoce au début du XIX

e

siècle, cumulant une main-d’œuvre féminine dans les secteurs « classiques » (industries à domicile, artisanat, commerce, agriculture) et dans les nouvelles formes de production (usines, manufactures mais aussi charbonnages). A la veille de la Première Guerre mondiale, les femmes représentent 32% de la population active et, parmi la population féminine totale, 30% exercent une activité rémunérée. En d’autres termes, un travailleur sur trois est une femme et près d’une femme sur trois travaille. Parmi les femmes actives, 25% travaillent

15

« A propos d’un réquisitoire estudiantin », Le Féminisme chrétien de Belgique, mars 1932, p. 44.

16

GUBIN, E., JACQUES, C. et PIETTE V., « L’accès des femmes aux professions juridiques », Sextant, n°4, 1995, p. 105.

17

Cf. une série d’articles dans les bulletins du CNFB. A titre d’exemple : le nouveau diplôme de

« Graduées en sciences hospitalières », Bulletin du CNFB, n°32, décembre 1951, p. 6-11.

18

Par exemple : LEBLANC, M., « Le Service familial », Bulletin du CNFB, n°63, janvier/février 1957, p. 7-12.

19

CNFB, PV de la commission Travail, 19 avril 1951 : Carhif, F. CNFB 21-2.

20

CIF, Compte-rendu des travaux de la commission internationale du travail, Paris 1960 : Carhif, F.

CNFB 21-5.

21

RENNES, J., Le mérite et la nature…op. cit., p. 505.

(5)

dans l’industrie (sous des formes variées allant de la grande industrie mécanisée aux industries à domicile traditionnelles), 21% dans l’agriculture, 18% dans le commerce, 14%

dans la domesticité. Le reste (22%) se distribue dans le secteur tertiaire (services, emplois publics, professions libérales).

Après la Première Guerre, et jusque dans les années 1960, le taux de femmes actives semble stagner : les femmes ne représentent plus que 25% de la population active totale (un travailleur sur quatre), 26% en 1930. Mais il faut se garder de conclure trop vite à une baisse réelle du travail féminin, en raison de son sous-enregistrement récurrent, de l’obligation scolaire qui retient les filles à l’école jusqu’à 14 ans, du développement du travail au noir après l’établissement de l’impôt sur le revenu (en 1919), de la crise des années trente.

Toutefois le travail féminin dans l’entre-deux-guerres se caractérise par un effondrement visible des effectifs de femmes dans l’agriculture, la domesticité et les industries à domicile.

Les métiers traditionnellement féminins de l’aiguille sont aussi en difficulté, concurrencés par le prêt-à-porter et la confection. En revanche, les femmes font une percée remarquable (et remarquée) dans certains secteurs industriels, comme la chimie, l’alimentation, le tabac, les industries de précision…, ce qui ne manque pas de susciter l’inquiétude des contemporains. La boutique reste toujours un lieu féminin important, de même que l’hôtellerie. En 1930, quelques professions naguère masculines sont en voie de féminisation : l’enseignement (54% de femmes dans le réseau officiel, et 64% si on y ajoute le réseau libre), les soins médicaux (60%, essor des infirmières), les soins à la personne. De nouvelles professions sont exclusivement ou principalement réservées aux femmes (auxiliaires sociales, aides familiales, puéricultrices…), elles se substituent au travail philanthrope presté naguère par des dames d’œuvres bénévoles. Mais c’est la percée des femmes dans les bureaux qui constitue l’innovation la plus frappante, au point de substituer au fantasme de l’ouvrière de manufacture, qui avait dominé le XIX

e

siècle, celui de l’employée de bureau.

On assiste donc à un glissement des activités féminines plutôt qu’à un retrait des femmes du marché du travail, et ce phénomène persiste après la Seconde Guerre. Au recensement de 1947, les femmes forment 24% de la population active totale et 27% en 1961

22

. Il semble y avoir une continuité par rapport aux taux de l’entre-deux-guerres mais ce constat doit être nuancé en fonction de l’évolution sociale. La longueur des carrières diminue, en raison de l’allongement des études (pour les filles également) et de l’accès à la retraite à 65 ans, et donc la proportion des actifs diminue par rapport à la population totale. Mais cela ne signifie pas pour autant une chute d’activité parmi la tranche des 16-65 ans, au contraire. De plus, les changements dans les tâches effectuées par les femmes sont spectaculaires. Tandis que les effectifs dans le secteur primaire (surtout agriculture) se sont complètement effondrés (4%

des femmes), on observe 32% de femmes dans les industries (surtout manufacturières). Et 64% dans le tertiaire. Les femmes se retrouvent massivement dans les services où l’emploi féminin a littéralement explosé

23

.

22

MORSA, M. J., « La population féminine active et son évolution en Belgique », XXV

e

semaine sociale universitaire sur la condition de la femme, Institut de sociologie, Bruxelles, 1956, p. 26 ; HANQUET, H., Travail professionnel des femmes et mutations sociales, Bruxelles, EVO, p. 24.

23

HANQUET, H.,Op.cit, p. 47.

(6)

Les professions qui résistent : les derniers bastions masculins

Parmi les professions qui résistent à l’entrée des femmes se trouvent les professions juridiques, la fonction publique et l’armée. Nous avons déjà abordé précédemment la question des femmes dans l’armée ; reste le noyau dur des professions juridiques et des fonctions publiques.

L e s p r o f e s s i o n s j u r i d i q u e s : u n c o m b a t d i f f i c i l e

Certains combats revêtent, plus que d’autres, un aspect symbolique. L’accès des femmes à la profession d’avocat, et de manière générale, aux professions juridiques, constitue un bel exemple. Les associations féministes ne s’y trompent pas : elles célèbreront les 25 ans d’accès des femmes au barreau puis les 50 ans, chaque fois avec faste

24

. Alors que l’accès à la profession de médecin ou de pharmacien ne pose guère de problème (loi du 10 avril 1890), la requête de Marie Popelin en 1888 pour s’inscrire au barreau provoque une levée de boucliers sans précédent.

25

La cour d’Appel, puis la cour de Cassation en 1892 confirment l’exclusion de Popelin au nom de la « mission naturelle de son sexe ».

♦ L a f e m m e a v o c a t

Si le débat sur la femme avocat prend une telle ampleur et si les adversaires restent si longtemps sur leurs positions, c’est bien parce qu’ils y voient une étape symbolique dans l’entrée des femmes dans la sphère publique, domaine par excellence réservé à la masculinité. En même temps, les femmes prennent conscience pour la première fois de l’existence d’un « plafond de verre » qui leur interdit l’ascension socioprofessionnelle au delà d’un certain niveau, sans qu’aucune prescription légale ne l’avalise. Ce plafond de verre est toujours d’actualité, comme l’attestent de nombreuses études menées par les instances européennes ; son évolution au cours du temps peut même servir de baromètre pour appréhender la tolérance masculine vis-à-vis des femmes sur le marché du travail. Mais c’est également un très bon indice de la place des femmes dans la société en général : le suivre permet de prendre le pouls de la démocratisation à un moment donné.

Au début du XX

e

siècle, des parlementaires socialistes et libéraux tentent d’obtenir l’accès au barreau pour les femmes et déposent une proposition de loi à la Chambre en 1901, un an après l’accès des femmes françaises. Cette proposition est repoussée. Ce n’est qu’au lendemain de la Première Guerre que le projet de loi du leader socialiste Émile Vandervelde, alors ministre de la Justice, aboutit (loi du 7 avril 1922)

26

. Convaincu que l’ensemble des professions libérales doit être accessible aux femmes, Vandervelde cherche parallèlement

24

Voir dans le fonds du CNFB et GBPO (Carhif) des timbres et une médaille édités pour ces occasions.

25

Sur l’affaire Popelin : DE BUEGER-VAN LIERDE, F., « A l’origine du mouvement féministe en Belgique, l’Affaire Popelin », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 1, 1972, 1128-1137, et Biographie nationale, t. XXXIX, col. 733-742 ; sur les débats parlementaires à propos de l’accès à la profession de médecin : De SMAELE H., « Het Belgische politieke discours en de ‘eigenheid’ van de vrouw aan het einde van de negentiende eeuw », Tijdschrift voor genderstudies, 1

er

j. n°4, p. 31-32.

26

Pour l’historique de la loi: NANDRIN, J.-P., « De vrouwelijke advocaten », Vrouwenzakenvrouwen.

Facetten van vrouwelijke zelfstandig ondernemerschap in Vlanderen, 1800-2000, Gand, 2001, p. 165-

172.

(7)

des moyens de contourner les prescriptions du code civil et du code de commerce qui soumettent la femme mariée à l’autorisation maritale pour exercer une profession. Malgré sa suggestion, dans le projet de loi de 1922, de transformer l’autorisation expresse du mari en une autorisation tacite ou expresse, et de permettre un recours en justice à la femme en cas de refus du mari, les législateurs s’en tiennent aux termes initiaux du code civil, en précisant toutefois que « la femme peut s’obliger, pour tout ce qui concerne l’exercice de la profession ». L’absence de recours en cas de refus du mari est maintenue dans la loi de 1922 – alors que ce recours est autorisé si le mari révoque son autorisation après l’avoir donné (par extension cette règle prévaudra aussi pour les avouées et les notaires)

27

. La loi de 1932 maintient l’autorisation expresse du mari, uniquement pour la profession d’avocat et les fonctions publiques (bourgmestre, échevin, secrétaire ou receveur communal)

28

. Ces dispositions restent en vigueur jusqu’en 1958, lors de la suppression de l’autorité maritale.

29

.

Le législateur justifie cette stricte application de l’autorisation maritale en invoquant la nature des fonctions, et leur incidence lourde sur l’organisation familiale. L’intérêt de la famille n’étant pas connu du juge, mais bien du mari, il est le seul à pouvoir estimer les capacités de sa femme, l’opportunité de son désir de travailler et les conséquences pour le bien-être familial

30

. En réalité, ce qui dérange le législateur dans le cas précis des avocates, c’est moins le travail des femmes mariées que la prise de parole d’une femme dans le prétoire et, par ricochet, dans l’espace public.

Dans ce débat, les féministes se tiennent relativement en retrait. Néanmoins Marcelle Renson, jeune juriste dans le cabinet de M

e

Lionel Anspach, beau-fils de Jules Guillery qui a assuré naguère la défense de Marie Popelin, apporte son aide à Emile Vandervelde, ministre de la Justice, pour rédiger son projet de loi sur l’accès des femmes à la profession d’avocat

31

. Fait significatif, les deux premières femmes à prêter le serment d’avocat en 1922 ne sont autres que Paule Lamy et Marcelle Renson, deux militantes féministes actives durant toute leur vie.

32

En revanche, l’ouverture de toutes les professions aux femmes, sans distinction, est un cheval de bataille du GBPO et d’Égalité depuis leur fondation. Ils seront rejoints par le CNFB et le Féminisme chrétien, en dépit du fait que ceux-ci ont des conceptions différentes du travail féminin et de son rôle émancipateur pour les femmes.

Dès la fin des années 1940 et au cours des années 1950, les milieux féministes peuvent compter sur l’appui au parlement de femmes dont l’engagement féministe précède leur parcours politique : Georgette Ciselet, Jeanne Vandervelde puis Marguerite Jadot. Usant de leur droit d’initiative, elles parviennent à engranger des résultats et à clôturer un certain nombre de combats menés depuis de longues années. Aussi, après 1945, les derniers bastions

27

BEAUTHIER, R. et PIETTE, V., « Egalité civile et société en Belgique. Evolution du Code civil dans sa dimension historique », La femme dans la cité, textes réunis et présentés par BARRIERE, J-P., et DEMARS-SION, V., Centre d’histoire judiciaire, Lille, 2003, p. 154.

28

Loi d’août 1921 réglant l’admission aux fonctions publiques.

29

Selon DE PAGE H., Traité élémentaire de droit civil belge. Principes-doctrine-jurisprudence, (2

e

édition), t. 1., Bruxelles,1948, p. 797 : « La loi du 20 juillet 1932 constitue, depuis sa mise en vigueur, le droit commun de la matière. Les lois antérieures doivent, conséquemment, être considérées comme abrogées par la loi nouvelle ».

30

Pasinomie, 5

e

série, t. 13, 1922, p. 70.

31

Dictionnaire des femmes belges, Racine, Bruxelles, 2006, p. 479-481.

32

Le Féminisme chrétien, mai 1922, p. 76.

(8)

professionnels masculins tombent. L’arrêté du Régent du 15 octobre 1945 ouvre la carrière diplomatique et consulaire aux femmes, mais avec de nombreuses restrictions. La loi du 1

er

février 1947 autorise les femmes à exercer la profession d’avouée (mais en leur interdisant de suppléer un magistrat)

33

, la loi du 7 mai 1947 les autorise à exercer la fonction d’avocat à la Cour de cassation

34

. A partir du 21 février 1948, les femmes accèdent à toutes les fonctions de l’ordre judiciaire et peuvent être nommées au Conseil d’État

35

. En mars 1950, elles accèdent au notariat.

36

♦ L a f e m m e m a g i s t r a t e

L’initiative des lois pour ouvrir la carrière de magistrat et de notaire aux femmes revient à Georgette Ciselet, qui dépose successivement la première proposition au Sénat, le 23 octobre 1946, et la seconde le 24 mars 1948.

37

Depuis de longues années, les milieux de la protection de l’enfance et les féministes revendiquent l’accès des femmes à la magistrature. Durant l’entre-deux guerres, cet accès est réclamé par le biais de la protection de l’enfance au nom des compétences féminines. Dès 1935 (arrêté du 27 novembre 1935), le ministre socialiste de la Justice, Eugène Soudan, crée une commission pour étudier « le concours que pourrait apporter la femme à l’œuvre de la protection de l’enfance »

38

. Trois féministes notoires en font partie, Paule Lamy, Marcelle Renson et Jeanne Vandervelde, aux côtés de Maria Baers, de Marie Mulle

39

, d’Aimée Racine

40

, de l’avocate Grandjean Kowalski et de Bekaert, sous la présidence du juge des enfants Paul Wets. Dans son rapport déposé le 13 février 1937, la commission préconise l’introduction des femmes comme juge au tribunal de la jeunesse mais conseille une période intermédiaire, afin de ne pas heurter les mentalités, au cours de laquelle « la charge du tribunal des enfants pourrait être dédoublée, de manière à la répartir entre un juge-homme et un juge-femme, placés sur le même pied. Les affaires pourraient être réparties suivant le sexe des mineurs ». La commission réclame également l’admission des femmes à la section du parquet de l’enfance.

41

Marcelle Renson joint un rapport annexe préconisant l’accès complet des femmes à la magistrature. Ce rapport, extrêmement bien

33

Le 12 novembre 1945, la cour d’Appel de Bruxelles présente une femme comme candidate à la fonction d’avoué. La cour de Cassation casse cette délibération au milieu de l’année 1946 au motif que les femmes ne sont pas autorisées à accéder aux fonctions de juge et que les avoués peuvent être amenés à suppléer les juges afin de compléter un tribunal. Bulletin du CNFB, juin 1946, p. 7.

34

Moniteur belge, 24 mai 1947, p. 5280; Bulletin du CNFB, juin 1947, p. 18.

35

Moniteur belge, 5 mars 1948, p. 1784-1785.

36

Moniteur belge, 15 mars 1950, p. 1914. GUBIN, E., JACQUES, C. et PIETTE, V., « L’accès des femmes aux professions juridiques. Quelques réflexions à partir du notariat », Sextant, n°4, 1995, p.

103-130 ; STEVENS, F., «De toegang van de vrouw tot het notarisambt», Vrouwenzakenvrouwen.

Facetten van vrouwelijke zelfstandig ondernemerschap in Vlanderen, 1800-2000, Gand, 2001, p. 173- 180.

37

Documents parlementaires, Sénat, session 1947-1948, n°318.

38

Sur cet aspect voir également chapitre 16.

39

Marie Mulle (1874-1964), directrice de la première école officielle de service social : Dictionnaire des femmes belges.., p. 413-414.

40

Aimée Racine (1902-1980), juriste spécialisée dans les problèmes de délinquance juvénile : Dictionnaire des femmes belges.., p. 477-478 ; FRANÇOIS A., « La contribution d’Aimée Racine à l’analyse criminologique de la délinquance juvénile dans l’entre-deux-guerres », (à paraître) dans Annales de Bretagne et des Pays de la Loire.

41

Rapport présenté au nom de la commission constituée par le M. le ministre de la Justice pour l’étude

du concours que pourrait apporter la femme à l’œuvre de la protection de la l’enfance. Déposé le 13

février 1937 : Carhif, F. CNFB, 12.

(9)

documenté grâce aux informations obtenues auprès des divers conseils nationaux de femmes, prend appui sur les pays où les femmes exercent les fonctions de juges sans que la justice ne subisse aucun disfonctionnement

42

. Mais le rapport n’est pas retenu par la commission.

Le CNFB, dont plusieurs membres ont participé aux travaux de cette commission, demande au ministre de la Justice, le 30 novembre 1937, de déposer un projet de loi visant à la fois l’accès des femmes à la magistrature et la création d’une police féminine.

43

A la même époque, une proposition de loi analogue est déposée en France, elle connaîtra un sort quasi identique

44

. Après avoir été occupé successivement par un socialiste (Eugène Soudan) puis par un libéral (François Bovesse), tous deux favorables à ces revendications féministes, le Département de la Justice est occupé à ce moment par le catholique Charles du Bus de Warneffe, qui enterre purement et simplement le projet. De surcroît, selon Aimée Racine, ce rapport avait reçu un très mauvais accueil des présidents des trois cours d’Appel et… « il n’en a plus jamais été question ».

45

Marcelle Renson, qui préside la commission Lois du CNFB, poursuit cependant son action au lendemain de la guerre et incite le CNFB à lancer une vaste enquête d’opinion auprès de femmes avocates pour connaître leurs sentiments sur la « féminisation » de la magistrature. Elles sont également consultées sur les mesures urgentes qui « devraient être changées dans les lois belges au bénéfice de la femme et de l’enfant »

46

afin d’élaborer le futur programme du CNFB. Toutes les avocates qui prennent part à l’enquête se prononcent pour l’accès des femmes à la magistrature. Beaucoup insistent sur la fonction de juge des enfants qui devrait leur revenir de droit, en conformité avec leur « nature féminine »!

47

Certaines pointent aussi l’iniquité de confier seulement à des hommes la tâche de « juger les divorces et décider de l’attribution de la garde des enfants »

48

. C’est également le point de vue de la sénatrice socialiste Marie Spaak

49

, d’Aimée Racine, qui a succédé à Marie Mulle à la tête de l’École centrale de service social

50

ou encore de la catholique Marguerite De Riemaecker-Legot

51

. Les prises de position ne suivent donc pas strictement une ligne de partage politique

52

.

42

Lettre de Marcelle Renson à la présidente du CNFB, 3 mars 1938 : Mundaneum, F. Féminisme, CNFB, 013.

43

P.V. de l’AG du CNFB, tenue au Lyceum Club de Belgique, ss. la présidence de la baronne Boël, 30 novembre 1937, 4 : AGR, F. CNFB, 41 ; « Accession des femmes à la magistrature », Bulletin du CNFB, juin 1946, p. 7. La question de la police féminine est abordée dans la partie consacrée à la prostitution.

44

RENNES, J., Op. cit., p. 105-106.

45

Lettre d’Aimée Racine à la présidente du CNFB, 8 octobre 1945 : Mundaneum, F. Féminisme, CNFB 15.

46

Lettre du CNFB aux femmes avocates, [1945] : Mundaneum, F. Féminisme, CNFB, 013.

47

Correspondance entre le CNFB et des femmes avocates, 1945 : Mundaneum, F. Féminisme, CNFB, 013. Le CNFB reçoit une dizaine de réponses.

48

Lettre d’Annette Duvivier à la Présidente du CNFB, 26 septembre 1945 : Mundaneum, F.

Féminisme, CNFB 15.

49

SPAAK, M., « L’accès des femmes à la magistrature », Le Peuple, 6 août 1947.

50

Lettre d’Aimée Racine, sans indication de destinataire, 8 octobre 1945.

51

Traduction de la lettre de M

me

de Riemacker à la baronne Boël, 7 octobre 1945 : Mundaneum, CNFB,

15

52

Spaak est socialiste, De Riemacker catholique, Marie Mulle et Aimée Racine gravitent plutôt dans

des sphères libérales.

(10)

Ces enquêtes et ces prises de position sont d’autant plus intéressantes qu’elles montrent que, même favorables à l’amélioration légale de la condition féminine, les femmes transcendent rarement la notion de « nature féminine » pour placer leurs revendications dans le cadre d’une stricte égalité avec les hommes. Dans un article du Journal des tribunaux, une avocate, Martha Goebel, s’interroge sur « l’allure » et « la catégorie » de femmes auxquelles conviendra telle ou telle fonction au sein de la magistrature. Le ton se veut léger mais les préjugés les plus tenaces transparaissent : « Madame la présidente ne pourra être qu’une dame vénérable, sans lunettes… une jeune grand-mère ; …aux vieilles demoiselles, les fonctions de juge d’instruction : cela leur permettra de se mêler des affaires d’autrui ; elles feront cela admirablement ».

53

Moins de dix ans plus tard, en 1953, la présidente du Jeune Barreau de Mons, Marguerite Vinchent, justifie toujours dans son discours de rentrée la présence des femmes dans la magistrature au nom de « l’intuition » et de la « compréhension plus rapide et fine » qui les caractérisent.

54

Le 19 février 1946, le CNFB réitère son vœu du 30 novembre 1937 et envoie une requête-pétition en faveur des femmes magistrates au ministre de la Justice

55

. Il s’agit cette fois d’un libéral, Adolphe Van Glabbeke, mais dont le passage au département de la Justice est éphémère

56

. Si le moment ne semble guère opportun en raison des turbulences ministérielles

57

, en revanche les débats en France qui mènent à la loi donnant accès aux femmes à la magistrature assise et debout (5 avril 1946)

58

forment une toile de fond favorable. Les juristes du CNFB, Georgette Ciselet (cooptée au Sénat par son parti) et surtout Marcelle Renson, incitent le CNFB à se manifester. En réponse, le ministre consulte l’ensemble des magistrats dont les avis sont, pour le moins, partagés. Dans sa mercuriale de rentrée, le 16 septembre 1946, le procureur général faisant fonction à la cour d’Appel de Liège, Delwaide, se lance dans une diatribe enflammée où il réclame l’exclusion des femmes des offices « virils ». Usant d’arguments naturalistes, animé d’une misogynie certaine, il invoque les « cycles de vie » des hommes et des femmes, constate un vieillissement prématuré de la femme qui, vers 45 ans « engraisse et devient matrone », ses facultés, déjà atteintes par les menstrues et les grossesses, déclinent. Son émotivité altère sa « capacité de discernement » et… « à la ménopause, sans aller jusqu’à l’entière irresponsabilité, une grande partie des femmes subit, dans une certaine mesure, des troubles psychiques »!

59

Ces propos sont tellement excessifs qu’ils choquent l’opinion publique. Afin de souligner leur ineptie, le CNFB publie plusieurs interviews de femmes exerçant ces fonctions à

53

GOEBEL, M., « Les femmes doivent-elles être magistrats ? », Journal des tribunaux, 21 octobre 1945.

54

CYFER, G., « Les femmes et la justice », Bulletin du CNFB, n°39, janvier/février, 1953, p. 18.

55

Projet vœu accès des femmes à la magistrature, exécutif 19 février 1946 : Mundaneum, CNFB 15.

56

Ministre de la Justice du 31 mars au 9 juillet 1946.

57

Quatre gouvernements se succèdent en effet, d’août 1945 à août 1946 : un gouvernement de coalition des forces « laïques » (socialistes, communistes, libéral, UDB), un gouvernement socialiste, puis deux gouvernements d’alliance socialiste - libérale - communiste.

58

Sur cet aspect : BOIGEOL, A., « De la difficile entrée des femmes dans la magistrature à la féminisation du corps », BARD, C. et al. (dir.), Femmes et justice pénale XIX

e

-XX

e

siècles, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2002, p. 363-371.

59

Cour d’Appel de Liège, Mercuriale de M. le Procureur général ff. L. Delwaide à l’audience

solennelle de rentrée du 16 septembre 1946, Liège, 1946, p.7, 13, 15.

(11)

l’étranger.

60

Une avocate, Marie-Thérèse Motte, dans un droit de réponse publié dans le Journal des tribunaux, part du point de vue défendu par Delwaide – la « nature féminine » – pour retourner ses arguments et justifier l’entrée des femmes dans la magistrature, notamment comme juges des enfants

61

. Profitant de ce courant de sympathie, Georgette Ciselet dépose une proposition de loi au Sénat, le 23 octobre 1946, cosignée par Paul Struye (social-chrétien) Jean Fonteyne (communiste) et Henri Rolin (socialiste).

62

Lors des discussions au Sénat, Georgette Ciselet commence par démontrer l’incohérence d’une discrimination basée exclusivement sur le sexe pour exclure les femmes de cette fonction

63

. Elle met en garde les « messieurs de la droite » dont « l’opposition systématique » à l’accès des femmes à la magistrature « pourrait étonner le grand public » puisque le « programme du PSC comporte le principe de l’égalité des sexes ». Elle leur rappelle qu’ils ont fait grand cas

« auprès des femmes de la générosité de (leurs) sentiments (...), notamment en matière de droits politiques… ». Ils ont aujourd’hui « une occasion magnifique de prouver à tous, et spécialement aux femmes, la sincérité de [leurs] convictions féministes». De son côté Paul Struye motive la proposition comme « un juste hommage au rôle éminent » joué par les femmes durant les « dernières années de notre histoire troublée et durant l’époque tragique de l’occupation ». Mais elle s’impose aussi au nom de l’expérience qu’elles ont acquise dans les œuvres sociales et qui sera précieuse dans les fonctions « si importantes de juges des enfants »

64

. Marie Spaak propose un amendement, qui est adopté, et qui permet aux femmes d’être nommées membres du Conseil d’État et de son auditorat

65

.

À la Chambre, une autre députée, également avocate, Marguerite De Riemaecker-Legot (PSC/CVP) est chargée du rapport à la commission de la Justice, auquel sont jointes les

« observations » d’une « opposition agonisante»

66

. Malgré sa position favorable à la loi, De Riemaecker tient à rappeler que la place de la femme est prioritairement au foyer et que la maternité est sa plus haute mission.

67

Si le Sénat adopte la proposition, la résistance à la Chambre est plus opiniâtre et risque de mettre le projet en péril. Le CNFB doit mobiliser son réseau, prendre contact par lettre ou par téléphone avec plusieurs femmes députées

68

. Les débats offrent des morceaux choisis d’antiféminisme mais qui pèchent par leur manque d’originalité. À la droite du PSC, les députés les plus conservateurs répètent à satiété que « la femme n’a pas, comme l’homme, la pondération, le jugement, la maîtrise de soi, la sérénité », qu’elle ne peut en conséquence

60

« Les femmes magistrats », La lanterne, 14 juillet 1947. Le CNFB réagit en publiant l’avis de femmes juges au Danemark, en Norvège et en France : « L’entrée de femmes dans la magistrature », Bulletin du CNFB, décembre 1946, p. 3-5 ; « L’accès de la femme à la magistrature », Bulletin du CNFB, mars 1947, p. 4-5.

61

Journal des tribunaux, 27 octobre 1946, repris dans Bulletin du CNFB, décembre 1946, p. 3-4.

62

Projet de rapport : février 1947, Commission du travail, CNFB, 3 : Carhif F. CNFB, 21-1 ; « L’entrée de la femme dans la magistrature », Bulletin du CNFB, avril 1948, p. 5 ; Documents parlementaires, Sénat, session extraordinaire, 1946, 23 octobre 1946.

63

Annales parlementaires, Sénat, session 1946-1947, 10 juillet 1947.

64

Ibidem.

65

Ibidem ; « Femmes et magistrature », Bulletin du CNFB, août 1947, p. 16.

66

LEROY, M., « L’entrée de la femme dans la magistrature », Bulletin du CNFB, avril 1948, p. 5.

67

Documents parlementaires, Chambre, Rapport 159, 21 janvier 1948 et Annales parlementaires, Chambre, session 1947-1948, 5 février 1948.

68

Lettre de la Présidente du CNFB à Suzanne Cloes-Grégoire, 18/octobre 1947 ; liste des contacts pris

par le CNFB les 17 octobre et 21 octobre 1947 : Mundaneum, CNFB 15.

(12)

exercer certaines professions. Mais au delà de l’accès aux professions masculines, c’est un programme de société que Marcel Philipart de Foy défend bec et ongles : « c’est le devoir urgent et essentiel pour le bien de la famille, la restauration de la moralité et le souci de notre civilisation, de ramener la femme au foyer ». Et d’ajouter sous les applaudissements de certains parlementaires catholiques : « Tout ce que nous pourrons faire pour supprimer cette plaie du travail des femmes en dehors du foyer, nous le ferons, aussi bien au palais de justice qu’au barreau, dans l’administration ou à l’atelier »

69

.

Le ministre de la Justice Paul Struye, mal à l’aise face à la fronde qui divise son parti, défend le projet en reprenant des arguments développés en France par Germaine Poinso- Chapuis

70

, en rappelant le rôle de la juge polonaise pour enfants Gabinska, bien connue des milieux féministes et de la protection de l’enfance, dans le but évident de rallier la sympathie d’un des « piliers » du PSC, Henri Carton de Wiart

71

. Mais fait significatif, un véritable

«front féminin » se dresse au parlement et les féministes saluent la victoire comme celle des femmes parlementaires « qui en furent les principaux artisans (sic)… et qui déracinèrent les derniers préjugés » dans l’arène parlementaire

72

. La loi du 21 février 1948 autorise désormais les femmes à accéder à la magistrature

73

.

Dans ce débat, il convient cependant de souligner que les arguments utilisés par les partisans de cette réforme et par les féministes prennent appui principalement sur la nature spécifique féminine. Alors que durant l’entre-deux-guerres, la notion de justice entre les sexes et celle de droit humain avaient été mises en avant, notamment pour défendre le travail des femmes

74

, après la Seconde Guerre, les qualités spécifiquement féminines sont à nouveau invoquées. Ainsi, lorsque le CNFB pétitionne le 19 février 1948 en faveur des femmes magistrates, il le fait au nom des droits humains mais aussi du courage et de la compétence des femmes durant la dernière guerre. Et à l’appui de sa demande, il invoque l’argument de « l’armée de réserve » : le déficit de magistrats pour les affaires civiles, en raison de la multiplication des tribunaux de guerre, plaide en faveur de l’introduction des femmes juges

75

.

La loi votée, les femmes n’accèdent que très lentement aux fonctions de juge, nettement plus lentement qu’en France, par exemple, où le recrutement s’effectue sur base de concours, alors qu’en Belgique, leur nomination dépend du ministre de la Justice. En 1953, cinq femmes seulement exercent une charge dans la magistrature et ce n’est qu’en 1956 que deux femmes accèdent aux fonctions de juge de paix.

76

La fonction de bâtonnier sera assumée pour la première fois par une femme, Odette Virlée, en 1968 au barreau de Dinant.

77

Pourtant, sur le terrain, une femme était déjà entrée dans la magistrature avant que la loi ne

69

Annales parlementaires, Chambre, session 1947-1948, 5 février 1948.

70

Sur Germaine Poinso-Chapuis, avocate, résistante, députée MRP (démocratie chrétienne), ministre de la Santé et de la Population en 1947-48 : KNIBIEHLER, Germaine Poinso-Chapuis. Femme d’État 1901-1981, Marseille, Edisud, 1998.

71

Annales parlementaires, Chambre, session 1947-1948, 5 février 1948.

72

LEROY, M., « L’entrée… », p. 5.

73

Moniteur belge, 5 mars 1948, p. 1784-1785.

74

Se reporter au chapitre 5.

75

« Accession des femmes à la magistrature. », Bulletin du CNFB, juin 1946, p. 7.

76

CYFER, G., « Les femmes et la justice », Bulletin du CNFB, janvier/février 1953, p. 18. ; G. S. « La femme belge dans la magistrature », Lecture d’aujourd’hui, 15 décembre 1956.

77

« A Dinant, un quart d’heure avec… Madame Odette Virlée, première femme élue bâtonnier par un

barreau de Belgique » : Carhif, F.GBPO, Coupure de presse, 839.

(13)

l’y autorise : le ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, Léon-Éli Troclet (soc.), avait en effet nommé Évelyne Bouvrat en novembre 1946 comme assesseur juridique au Conseil des Prud’hommes de Comblain-au-Pont

78

.

♦ L a f e m m e n o t a i r e

La proposition de loi donnant accès aux femmes au notariat, déposée par Georgette Ciselet au Sénat le 24 mars 1948

79

, est cosignée par trois autres femmes, la socialiste Marie Spaak, les catholiques Maria Baers et Agnès della Faille d’Huysse

80

. Elle est légèrement amendée par le ministre de la Justice Paul Struye.

Stratégiquement, Georgette Ciselet invoque des arguments qui prennent appui sur « la nature féminine » ; sans surprise la vieille garde misogyne répond par des propos qui semblent sortis tout droit du XIX

e

siècle. La palme revient au député catholique conservateur Marcel Philippart de Foy qui, dans une note de minorité jointe au rapport de la commission de la Justice, martèle à nouveau ses arguments précédents : « La vocation essentielle de la femme est et restera le mariage et la glorieuse maternité, tandis que la mission naturelle de l’homme continuera d’en faire le pourvoyeur et le nourricier de la famille dont il est le chef… ». Il rappelle que « certaines professions conviennent mieux à l’homme et d’autres à la femme »

81

, il s’en prend frontalement au mouvement féministe qu’ « il est grand temps de freiner », tout comme il est urgent « de dénoncer l’erreur d’une prétendue égalité absolue et d’une même aptitude générale de l’homme et de la femme »

82

. Lors des débats à la Chambre, en février 1950, Philippart attaque nommément le féminisme « qui prépare une société démoralisée et désaxée… », « le féminisme débridé … lit du vice triomphant »

83

. Dans ses critiques, il est toutefois rejoint par deux socialistes, tous deux militants de la première heure, Léon Meysmans, qui réclame toujours le maintien de la femme au foyer

84

et Achille Delattre qui plaide pour le maintien de « métiers de femmes »

85

.

En revanche, les deux députées socialistes Isabelle Blume et Alexandrine Borguet soutiennent vivement la proposition. Elles s’indignent qu’aucune opposition ne s’élève jamais quand il s’agit de cantonner les femmes dans des tâches subalternes, souvent éprouvantes et absorbantes, tandis que cette opposition se manifeste chaque fois qu’il s’agit de fonctions intellectuelles et bien rémunérées. C’est seulement dans ce cas que les antiféministes brandissent leurs craintes pour la « stabilité familiale ». Isabelle Blume

78

« La première femme entre dans la magistrature belge », Le Peuple, 22 novembre 1946 ; Bulletin du CNFB, mars 1947, p. 5.

79

Documents parlementaires, Sénat, session 1947-1948, n°318.

80

Sur Marie Spaak (1873-1960), sénatrice cooptée dès 1921 ; Maria Baers (1883-1959), Secrétaire générale des œuvres sociales féminine chrétiennes, sénatrice cooptée de 1936 à 1954 ; Agnès della Faille d’Huysse (1888-1971), bourgmestre d’Huisse depuis 1927, sénatrice de l’arrondissement d’Audenarde-Alost depuis 1950. Dictionnaire des femmes belges…, p. 333-334 ; p. 33-36 ; p. 173-174.

81

Documents parlementaires, Chambre, session 1949-1950, n°180, p. 3-4.

82

Documents parlementaires, Chambre, session 1949-1950, n°180, p. 4.

83

Annales parlementaires, Chambre, session 1949-50, 21 février 1950, p. 11 et 13.

84

Annales parlementaires, Chambre, 23 février 1950, p. 6. Léon Lambert Meysman (1871-1952), docteur en droit et en philosophie et lettres, représentant socialiste de Bruxelles (1902 à 1936 ; 1938 à 1952), vice-président de la Chambre 1928-1936 : VAN MOLLE, P. , op. cit., p. 242.

85

Annales parlementaires, Chambre, 23 février 1950, p. 5 Achille Delattre (1879-1964), ancien mineur,

député de Mons (1921-1954), ministre du Travail et de la Prévoyance sociale (1929 à 1935), ministre

du Combustible et de l’Énergie (1947 à 1949) : VAN MOLLE , P., op. cit., p. 86.

(14)

s’indigne encore que les critiques contre les ménages à deux revenus proviennent le plus souvent d’hommes qui cumulent allègrement de nombreuses fonctions rémunérées

86

.

Ce dernier assaut d’antiféminisme constitue un combat d’arrière-garde, qui déclenche des rires dans l’assemblée

87

. Le 23 février 1950, le vote à la Chambre ramène cependant 58 voix contre (109 pour, 5 abstentions) : l’arrière-garde antiféministe ne semble pas si déplumée que cela !

Après l’admission légale des femmes à ces professions, il faut encore faire reconnaître leur compétence. Les préjugés persistent dans l’imaginaire collectif et l’idée que les femmes sont incapables, par nature, de remplir certaines fonctions, est loin d’être balayée. Ainsi, en 1947, Yvonne Soudan, membre de la Fédération des femmes catholiques, mais aussi membre du CNFB et juriste de formation, écrit qu’elle ne connaît « …guère de femmes qui soient des avocats complets, c’est-à-dire des avocats capables de dominer un client et une affaire quelle qu’elle soit, capables de diagnostiquer, de trancher, de tirer le maximum d’un dossier, capables aussi bien de construire un raisonnement juridique sans faiblesse que de plaider efficacement… ». Et de conclure sur la moindre valeur professionnelle des femmes « dans toutes les carrières libérales » et ce « à qualités égales »

88

. L’idée de l’infériorité féminine reste donc prégnante, même chez certaines universitaires, sensibilisées à la question mais toujours acquises à la « mission spécifique des femmes » et à la complémentarité des sexes.

Encore en 1950, il demeure difficile, voire impossible, pour ces femmes-là, imprégnées de culture catholique – même lorsqu’elles adhèrent à des mouvements féministes – d’admettre l’égalité des femmes et des hommes. Leurs réflexions s’arrêtent toujours à « l’égalité dans la différence », dénoncée au contraire par les féministes égalitaires comme le « grand piège ».

La fonction publique : un enjeu entre les partis politiques

89

Fortement féminisée de nos jours, la fonction publique s’est pourtant montrée fort peu accueillante aux femmes. Au XIX

e

siècle, le règlement général de l’administration de la poste (30 juillet 1845) les exclut explicitement des emplois et l’arrêté organique de 1862 étend cette exclusion à l’administration des Chemins de fer, Postes et Télégraphes.

90

Durant le dernier quart du siècle, l’entrée des femmes dans la fonction publique devient un enjeu entre partis politiques. Après d’âpres discussions, de 1869 à 1884, les ministres libéraux font admettre les femmes dans l’administration. Arrivés au pouvoir en 1884, les catholiques freinent leur recrutement. Et quand le réseau téléphonique est repris par l’État belge en 1893, les catholiques essaient de diminuer le nombre d’employées en imposant un examen théorique à l’embauche, qui est une manière détournée d’écarter les femmes. Louis Frank publie à cette occasion son étude sur La femme dans les emplois publics. Malgré une forte

86

Annales parlementaires, Chambre, 21 février 1950, p. 13 et 23 février 1950, p. 8.

87

BAETENS, F., « Les femmes notaires », Bulletin du CNFB, avril 1950, p. 4-6.

88

SOUDAN, Y, « La femme avocat », La femme, la vie, le monde, juin 1949, p. 6-7.

89

L’analyse traite des fonctionnaires au sein des administrations, l’enseignement n’est pas pris en compte.

90

PEEMANS, Fr., «L’employée de l’État. Espace de travail et espace sociologique (fin du XIX

e

s.-

années 1950), COURTOIS, L., PIROTTE, J., ROSART, Fr. (dir.), Femmes des années 80. Un siècle de

condition féminine en Belgique (1889-1989), Academia/Louvain-La-Neuve 1989, p. 83.

(15)

mobilisation de la presse libérale

91

, la Ligue du droit des femmes n’obtient que de vagues promesses de la part du ministre catholique, en charge du dossier.

92

En 1921, le Conseil des ministres vote l’admission des femmes dans l’administration, sans déterminer ni limiter les fonctions auxquelles elles peuvent prétendre. Mais lors de la crise économique des années 1930, les femmes fonctionnaires sont la cible privilégiée des différents arrêtés contre le travail féminin.

93

Il faut attendre l’arrêté royal du 2 octobre 1937 sur le statut des agents de l’État pour que l’égalité sexuée soit appliquée dans la fonction publique, en accord avec l’article 6 de la Constitution qui proclame que « tous les Belges sont égaux devant la loi »

94

. Bien qu’il n’y ait plus d’obstacle légal dès ce moment

95

, le CNFB proteste toujours, à de nombreuses reprises, « contre la tendance de l’administration d’exclure les femmes de tout emploi public » et dénonce les pratiques abusives et illégales dans une lettre au Premier ministre, au secrétaire permanent au recrutement et au commissaire royal à la Réforme administrative en décembre 1939

96

.

De fait, le nombre de femmes fonctionnaires demeure faible et ne tend à augmenter qu’à partir de la Seconde Guerre, en parallèle avec le déploiement global des administrations. En 1953, « pour l’ensemble des départements ministériels, le personnel compte 13.09% de femmes, soit 9.811 femmes sur 81.122 agents »

97

. Moins de 43% d’entre elles sont engagées à titre définitif, contre 78% parmi les fonctionnaires masculins. De nombreuses fonctionnaires de l’administration sont jeunes (entre 20 et 30 ans), célibataires et ne doivent leur engagement qu’aux circonstances liées à la guerre et à la sortie de guerre. Leurs salaires sont les plus bas et elles sont cantonnées dans des postes subalternes

98

. Dans son traité de droit administratif, Pierre Wigny

99

rappelle en 1947 que « les femmes, en principe admissibles à tous les emplois publics, ne sont écartées que lorsque l’exercice normal de leurs fonctions est incompatible avec leur sexe »

100

. Toutefois une circulaire du service d’administration générale, datant du 15 septembre 1948, donne toute liberté aux départements ministériels d’insérer dans leur règlement toute disposition utile quant « à

91

L’indépendance belge, 9 octobre 1893 ; La Gazette, 9 janvier 1893.

92

BOËL, M. et DUCHENE, C., Le féminisme en Belgique, CNFB, Bruxelles, 1955, p. 55-56 ; GUBIN, É. et PIETTE, V., « Les employées à Bruxelles (XIX

e

s.-1960) ou la victoire de la travailleuse indésirable », DENEFLE, S. (dir.), Femmes et villes, Université François Rabelais/MSH, Coll.

Perspectives Villes et Territoires, n°8, Tours, 2004, p. 385-390.

93

Voir sur ce point le chapitre 5.

94

Il subsiste des inégalités en matière de droits dérivés : l’AR du 12 mars 1936 accorde une pension aux veuves et non aux veufs, l’AR du 16 mars 1950 formule certaines exclusions du droit aux allocations familiales, uniquement applicables aux agents féminins : Analyse sommaire des droits formels reconnus aux femmes par la constitution et la législation belges quant à leur participation à la vie politique du pays, [ 1953 ] : Mundaneum, F. CNFB, 33. Des discriminations spécifiques touchent également les fonctionnaires au Congo belge, dont le statut est distinct de la métropole.

95

Étude juridique d’après L. Talloen, [1953], document de travail GBPO : Carhif, F. GBPO, 63-g1.

96

Bulletin du CNFB, février 1939, p. 6 ; « Belgique », Bulletin du CIF, avril/mai 1940, p. 58.

97

TALLOEN, L., « La Participation féminine à la vie administrative belge », Bulletin du CNFB, n°33, janvier/février 1953, p. 2.

98

TALLOEN, L., « La Participation féminine à la vie .., p. 2-7; TALLOEN L. « Les femmes dans l’administration publique », La réforme du statut des agents de l’État, Institut belge des sciences administratives, Bruxelles, 1954, p. 71-118.

99

Sur Pierre WIGNY (1905-1986), juriste, homme politique, agrégé en droit international, plusieurs fois ministre entre 1947 et 1968, membre du parlement européen en 1958 : VAN MOLLE, P., op. cit., p. 383-384.

100

WIGNY, P., Principes généraux du droit administratif belge, n°75, Bruxelles, 1947, p. 98.

(16)

l’accession des femmes aux emplois des différentes catégories des agents de l’État. »

101

. En clair, les départements ministériels sont libres d’insérer dans leur règlement organique les dispositions qu’ils désirent concernant l’admissibilité des femmes

102

.

Dès la fin des années 1940-début 1950, le sénateur socialiste Pierre Vermeylen constate qu’un nombre croissant de postes est exclusivement réservé aux candidats masculins

103

. Le débat est porté sur la place publique à l’occasion d’une étude de Lucienne Talloen, présentée au Congrès international des sciences politiques en septembre 1952 à La Haye, et publiée en 1953

104

. Chargée de recherches à l’Institut de sociologie Solvay, fonctionnaire dans les services du premier Ministre et de l’administration générale, sympathisante féministe, membre du GBPO depuis 1953, Lucienne Talloen dénonce l’ensemble des discriminations dont les femmes sont victimes dans la fonction publique.

105

Cette étude n’est en réalité qu’un pan d’une vaste enquête sur la place des femmes dans la vie politique et administrative de la Belgique, destiné à répondre à la demande du politologue français Maurice Duverger

106

.

En plus de la faible proportion de femmes fonctionnaires, Lucienne Talloen met en évidence le plafond de verre auquel elles se heurtent irrémédiablement. Au début des années 1950, seules 99 femmes universitaires appartiennent à la première catégorie, 12 occupent un poste de direction sur plus de 145.450 agents. Les adversaires de la présence féminine dans la fonction publique usent d’arguments qui ne brillent pas par leur originalité, et invoquent, comme d’habitude, le trouble que la présence féminine suscite dans les services, les problèmes posés par les contraintes familiales, les maternités possibles, « des vapeurs et des crises de nerfs éventuelles ainsi que des charmes dangereux pour la paix des bureaux »

107

. La recrudescence du chômage masculin est aussi avancée. En réalité, l’opposition découle soit de la susceptibilité des hommes qui ne veulent pas être soumis à l’autorité d’une femme, soit de la conviction que les femmes sont inférieures

108

. Quand elles occupent un emploi subalterne, leur présence ne suscite pratiquement aucune critique

109

.

101

Étude juridique, d’après L. Talloen, [1953], 5. Document de travail GBPO, Carhif, F. GBPO, 63-g1.

102

Réponse du CNFB aux questionnaires des Nations-Unies sur l’accès des femmes à la fonction publique, 1959 : Carhif, F. GBPO, 63 i.

103

« L’égalité des sexes dans l’administration », La Dernière Heure, 9 novembre 1950 ; « Pour l’égalité des sexes », La Nation belge, 8 novembre 1950; par contre, il n’existe pas de règlements pour les administrations communales.

104

GRÉGOIRE, M., « La femme et les fonctions administratives », Le Soir, 30 octobre 1953 ; LAROCK, V. « Les femmes et l’administration », Le Peuple, 26 novembre 1953.

105

Compte-rendu de la séance du 26 mars 1953 du GBPO : Carhif, F. GBPO, 190.

106

Duverger est lui-même sollicité par l’UNESCO pour mener une enquête qui donnera lieu, notamment, à l’ouvrage classique : La participation des femmes à la vie politique, Paris, (Unesco), 1955. Sont associées à cette étude : Lucienne Talloen (parti socialiste), Marguerite Jadot (parti libéral) et Cécile Goor (parti catholique). Fernande Baetens analyse la part des femmes dans les associations parapolitiques. Marie-Thérèse Bourquin au Conseil d’État et Germaine Cyfer au barreau et dans l’enseignement : Lettre de Lucienne Talloen, sans indication de destinataire, Bruxelles, 10 octobre 1953 : Carhif, F. GBPO, 63-g1.

107

Document de travail du GBPO « Situation de fait de 1938 à 1951 d’après l’étude de L. Talloen, » [1953], p. 2 : Carhif, F. GBPO, 63 g1.

108

Ibidem.

109

TALLOEN, L., « Que reproche-t-on aux femmes dans la vie professionnelle? », Femme Prévoyante,

novembre 1949 ; TALLOEN, L., La participation de la femme à la vie politique et en particulier à la

vie administrative belge. Rapport présenté à l’Association Internationale de Science Politique, Congrès

de La Haye, 8-12 septembre 1952.

(17)

Cette intégration très lente des femmes dans la fonction publique résulte surtout de ce que

« les départements, lorsqu’ils procèdent à un recrutement via le secrétariat permanent de recrutement, … posent la plupart du temps » comme condition « d’appartenir au sexe masculin»

110

. Lucienne Talloen accuse même le Conseil d’État d’avoir ratifié des pratiques administratives douteuses, dans son arrêt du 10 avril 1951, en accordant toute liberté « au département recruteur », sans devoir motiver la requête

111

alors que le professeur de l’université de Louvain, Paul De Visscher, estime au contraire que toute exclusion sur base du sexe doit rester exceptionnelle et être motivée

112

. De toute évidence, la résistance s’est organisée dans le cadre du pouvoir administratif qui, bien plus que les autorités gouvernementales, ont freiné l’entrée des femmes dans la hiérarchie, en particulier dans la catégorie supérieure. Les préjugés et les traditions pèsent toujours de tout leur poids : ni l’acquisition de l’égalité politique ni les textes internationaux proclamant l’égalité stricte entre les sexes n’ébranlent la conviction de l’infériorité féminine parmi les cadres de l’administration de l’Etat.

113

L’AR du 25 juin 1953 qui exclut les femmes du concours de recrutement des agents de première catégorie pour les services extérieurs de l’administration de l’enregistrement et des domaines va dans le même sens et traduit, cette fois, l’accord du gouvernement pour ce type de pratique.

114

L’administration ne cache pas d’ailleurs que le recrutement du personnel se fonde sur « la tradition administrative »: « Dans l’administration belge, une règle traditionnelle veut que les femmes soient admises seulement aux fonctions de l’État qui leur reviennent de par leur nature (institutrice, régente, inspectrice de l’enseignement primaire ou technique, médecin, pour le personnel féminin, …etc.) ou pour des fonctions pour lesquelles elles manifestent des aptitudes particulières (dactylographes, sténo-dactylographes, mécanographes, téléphonistes,

…etc.)».

115

L’entrée des femmes dans les administrations publiques fait l’objet d’une mobilisation féministe significative après 1945. Pour plusieurs raisons : une tendance de plus en plus nette à exclure les femmes des concours de recrutement s’observe dès la fin des années 1940, alors que les femmes munies de diplômes leur permettant de briguer des fonctions élevées sont de plus en plus nombreuses. Parallèlement on assiste à une certaine recrudescence du chômage.

Enfin cette question est dans l’air du temps et retient l’attention de différentes instances internationales. La Commission de la condition de la femme de l’ONU entame au début des années 1950 une enquête auprès des différents états membres. À la stupéfaction des

110

TALLOEN, L., « La Participation féminine à la vie administrative belge », Bulletin du CNFB, janvier/février 1953, p. 2-6.

111

Étude juridique, d’après L. Talloen, [1953], p. 5 et 7 ; document de travail GBPO : Carhif, F. GBPO, 63-g1. L’ironie veut que le cas en question visait un emploi communal réservé aux femmes !

112

Recueil de jurisprudence du droit administratif et du Conseil d’Etat, publié par l’Institut belge des Sciences administratives, n°3, 1951, p. 205.

113

TALLOEN, L., « La Participation féminine à la vie administrative belge », Bulletin du CNFB, janvier/février 1953,p. 2-6.

114

Moniteur belge, 12 juillet 1953.

115

MORISSENS, F. « De toestand van her vrouwelijk personeel der Rijksbesturen», Tijdschrift voor

Bestuurwetenschappen, mars 1946, cité et traduit dans La tradition administrative, document de travail

du GBPO, [1953], p. 1: Carhif, F. GBPO, 63-g1. L’auteur est chef de bureau au secrétariat permanent

de recrutement.

(18)

féministes, le gouvernement belge n’hésite pas à affirmer qu’il « n’y a pas de discrimination en ce qui concerne l’emploi et la promotion des femmes dans l’administration de l’Etat».

116

Or le même problème se retrouve dans bon nombre de pays membres de l’ONU et la Confédération internationale des syndicats libres, consultée par les Nations-Unies, confirme l’existence de pratiques discriminantes

117

. La Commission interaméricaine des femmes présente également un rapport sur ce sujet en septembre 1953

118

. Comme le débat est toujours ouvert, les Nations-Unies lancent un nouveau questionnaire en 1959, ce qui réactive les discussions en Belgique.

119

Il ne faut pas sous-estimer l’espoir que les prises de position féministes de l’ONU et d’autres instances internationales a suscité parmi les associations féministes internationales mais aussi nationales, ni l’usage qu’elles en ont fait. Les associations nationales développent, à l’instar de leur association faîtière, une véritable stratégie qui s’appuie sur les conventions internationales pour faire pression sur leur gouvernement. Inversement, grâce à des personnes relais, elles essaient d’influencer les politiques des instances internationales dans les domaines précis, notamment en transmettant des informations bien documentées sur les discriminations persistantes au niveau national. Elles forment ainsi un contre-poids aux rapports officiels de leurs gouvernements.

Sur les conseils du GBPO, Lucienne Talloen envoie son rapport à la bibliothèque des Nations-Unies de New-York et à Tenisson-Woods, responsable des questions féminines au secrétariat des Nations-Unies.

120

Si les associations féministes n’ont pas attendu l’étude de Lucienne Talloen pour dénoncer ces pratiques, celle-ci leur apporte la légitimité indispensable à leurs revendications

121

. C’est à la suite de sa conférence que le GBPO crée, le 25 avril 1953, une commission d’études sur le travail des femmes dans les administrations, présidée par Dora Wiener. Claire Duysburgh occupe le poste de secrétaire.

122

La commission se compose de Jeanne Simonart, fonctionnaire au ministère des Affaires économiques, de Germaine Cyfer-Diderich, membre active à la fois au CNFB et à la FBFU, d’Adèle Hauwel, cheville ouvrière du GBPO, de la socialiste Vogelina Dille-Lobe, de l’avocate Emilie Beyens, de la docteure Denise Louis-Bar, membre de la Fédération belge des femmes de carrières libérales et commerciales (BPW) et de Denise Rosseels.

123

À partir de ce moment, systématiquement et inlassablement, le GBPO, mais aussi le CNFB et la FBFU, dénoncent les discriminations à l’embauche ou aux promotions dans la fonction publique

124

. Dans leurs

116

Étude juridique, d’après L. Talloen, [1953],…, p. 5. Les informations proviennent de Stella Wolff.

117

« Problèmes du travail féminin », Le Peuple, 30 janvier 1953.

118

Arguments invoqués contre l’admission des femmes aux fonctions administratives en général ou à certaines d’entre elles, d’après l’ouvrage de M

me

Talloen, document de travail du GBPO, [ 1953 ] : Carhif, F. GBPO, 63-g.1.

119

Réponse du CNFB au questionnaire des Nations unies sur l’accès des femmes à la fonction publique : Carhif, F. GBPO, 63-i.

120

Lettre d’Adèle Hauwel à Lucienne Talloen, 24 octobre 1953 : Carhif, F. GBPO, 191.

121

Lettre de protestation à la SNCB en 1946, au Conseil communal de Bruxelles, décembre 1947 : Carhif, F. GBPO, 165 ; le GBPO étudie cette question depuis 1948 : Rapport au 8

e

congrès de l’ODI, 26 juin 1952 : Carhif, F. GBPO 185.

122

P.V. de la réunion du comité du GBPO, 12 mai 1953 : Carhif, F. GBPO, 189.

123

Commission d’études du travail des femmes dans les administrations dépendant des pouvoirs publics, PV. de la réunion du 25 avril 1953 : Carhif, F. GBPO, 189.

124

A titre d’exemple : Lettre de l’attaché de cabinet au CNFB, 13 août 1956 : Mundaneum; Lettre du

Ministre des finance à Lily Wigny, présidente du CNFB, 26 juillet 1956 : Mundaneum, F. CNFB, 58.

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