Rites, cultes e t religions
La participation des dieux
au
rituel
de
fondation
Le cas del’É.ninnu
Jean - Jacques Glassner (UMR ArScAn - Proche- et Moyen-Orient)
Au dernier siècle du llle millénaire a v a n t notre ère, dans l'État d e Lagash, le roi G u d é a ordonne d e désacraliser l'ancien tem ple du dieu Ningirsu, le dieu suprême du panthéon d e son royaum e, e t fonde, non loin du p récédent, un tem ple nouveau.
G ud éa a laissé à la postérité deux grands textes qui décrivent les procédures et les rituels qui annoncent, p ré c è d e n t et a c c o m p a g n e n t la fondation e t la construction d e c e tem ple. Ils sont connus sous l'intitulé « cylindres d e G u d é a », é ta n t donné la forme cylindrique du support en argile.
D 'em blée, les sources exposent l'état d e s faits à leur façon : le dieu suprêm e du panthéon sumérien, Enlil, a y an t regardé d'un œil favorable le dieu souverain d e l'État d e Lagash, Ningirsu, autorise la construction d'un tem ple à Girsu, la c a p itale religieuse e t politique d e c e royaume. Ningirsu à son tour, fort d e l'approbation d'Enlil, d é c id e d e la construction d'un tem ple. Pour c e faire, i a p p a ra ît en songe au roi humain, G udéa, qui s'offre pour être l'ex écu tan t d e la tâ c h e .
Bref, la sphère du politique est c o n v o q u é e d an s les personnes d e ses plus éminents représentants. Enlil autorise, Ningirsu ordonne e t G ud éa obéit. Partant, l'explication a d o p té e par les spécialistes est celle d e la chaîne d e l'autorité : dieu suprêm e — dieu poliade — roi humain. Des inscriptions royales multiples d e toutes périodes ne tiennent-elles pas le m êm e discours : Enlil reg ard e a v e c bienveillance un dieu poliade en l'honneur duquel une construction pieuse est en projet ; il agit en sa qualité d e roi d e tous les dieux ; le dieu poliade, aux ordres du dieu suprême, suscite à son tour d e la part du roi humain le désir d e bâtir un temple.
Cette explication est-elle pleinement satisfaisante ?
Qui est Enlil ? Un texte religieux du XXVIe siècle le chante co m m e celui qui « fonde les lieux (de cuite) pour les grands dieux Anunna ». i a p p a ra ît ici non com m e l'archétype du fondateur d e tem ples mais, plus exactem ent, com m e le dieu sans lequel nul tem ple ne peut être construit. Enlil est un dieu c ré a te u r ; c 'e st lui qui sép are Ciel d e Terre, aux origines des tem ps, mais sans q u e nous en sachions d a v a n ta g e . On ignore s'il fait couler le sang et, si tel est le cas, d e quel sang il s'agit. Quoi qu'il en soit, i sép are pour mieux ordonner. A pparem m ent p ro ch e d e la vannerie e t du tissage, i semble être, en effet, celui qui s é p a re afin d e réunir, g e ste essentiel e t qui caractérise si bien le travail propre à ces deux corps d e métiers : sé p a re r les brins végétaux ou les fils d e la trame, soulevant l'un e t repoussant l'autre, afin d e glisser dans l'interstice d'autres brins ou le fil d e tissu pour ensuite ressouder l'ensem ble. En outre, le tem ple n'est-il pas, par excellence, e t com m e son nom, souvent, l'indique, « le lien qui unit le Ciel e t la Terre », « (l'édifice) qui a grandi haut, unissant Ciel e t Terre » ? Se substituant à l'unité primordiale, le tem ple maintient la cohésion d e l'univers. Créant le m onde dont i s é p a re les élém ents constitutifs, Enfl prélude à la fondation du tem ple qu'il rend, en quelque sorte, nécessaire.
Qui est Ningirsu ? Certes, il est le dieu souverain d e l'État d e Lagash e t TE. ninnu est chanté c o m m e le tem ple par excellence d e la royauté, é. nam. lugal. Mais sur le territoire d e Lagash, ses figures sont multiples, à l'instar des tem ples où 3 d em eure. Dans celui d e Tirash, il est céléb ré d an s la plénitude d e ses fonctions e t d e ses puissances ; dans l'Ehush, il est loué pour son autorité, lorsqu'il est en ’colère'; il brille dans TE. b a b b a r où 3 rend la justice e t met en ordre les affaires d e la cité ; dans le Bagara, il est vénéré co m m e le souverain du panthéon d e tous les dieux du royaum e ; dans TAntasurra, 3 fait figure d e dieu d e la frontière, protecteur du territoire.
Dans TE. ninnu, il a p p a ra ît com m e le dieu d e la guerre, il est le « g rand guerrier du pays d'Enlil ». Les dons que lui fait G u d éa consistent dans son char d e guerre, ses armes e t les trophées qu'il a rapportés d e ses c a m p a g n e s. Les arm es sont : la m asse à sep t têtes, le c o u te a u a c é ré , la tem p ête, la m asse à tê te d e lion. Tare, les flèches e t le carquois. Les tro p h ées sont : le bélier à six têtes, le lion à sept têtes, le dragon et le
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palmier, la tê te d e bison e t d'au tres monstres plus ou moins effrayants, autant d'incarnations d e guerriers morts au c o m b a t e t dont G u d é a p la c e la bouche f a c e à la p lac e des ablutions funéraires.
Mais d ’autres divinités sont égalem en t convoquées et leur rôle est non moins indispensable
La d é e sse Nanshé. Dans le panthéon politique du royaume d e Lagash, elle est le troisième p e rso n n a g e d e la hiérarchie, après Ningirsu e t sa p a rè d re Baba. Elle est une d é e sse d e la souveraineté, d é e sse tutélaire d e la ville d e Nigin, sur le territoire d e Lagash. Un hymne expose ses pouvoirs : elle veille sur les poids e t mesures, sur les bonnes relations entre la m ère e t l'enfant, enfin elle est la maîtresse qui déterm ine les destins.
Dans le présent contexte, elle est la m édiatrice indispensable entre Ningirsu e t G u d é a : c 'e st elle qui explique au roi humain le sens d e son rêve ou, plus e x actem en t, d e ses deux rêves ; au cours du premier, il lui est révélé le plan du tem ple ; au cours du seco n d viennent d e nom breuses indications com plém entaires. Qu'un oracle a n n o n c e la nécessité d e construire un tem ple et qu'il ép ouse la forme d'un rêve est chose com m une en M ésopotam ie. Or, plusieurs divinités apparaissent d a n s ces rêves :
• Ningirsu, sous l'a sp e c t d'un oiseau léontocéphale, em blèm e d e c e dieu en sa qualité d e guerrier ;
• Ningishzida, autre dieu, d e la guerre mais surtout divinité protectrice d e la personne d e G udéa qu'il entoure d e son aura ;
• Nisaba, la d é e sse des herbes, des blés e t des roseaux, mais aussi la déesse-scribe, celle qui prend les mesures du ciel e t pose la c o rd e d e l'arpenteur sur la terre ; elle apparaît, tenant m c a la m e à la main, une tab lette rep o sa n t sur ses genoux où est figuré le plan du tem ple noté à l'aide d e constellations célestes ;
• Nindub, le « seigneur-tablette », t_n dieu technicien ch arg é d e transcrire l'écriture stellaire e n écriture cunéiforme, intelligible aux humains ;
mais pour interroger Nanshé, G u d é a est tenu d e se rendre en son sanctuaire et d e faire le chemin depuis Girsu jusqu'à Nigin en passant par Lagash ; le v o y a g e s'effectue sous la protection d e Ningirsu du Bagara, une figure du dieu qui est un a v a ta r d'une antique divinité locale qu'il a supplantée, et d e la d é e ss e Gatumdu, la divinité poliade d e la ville d e Lagash en m ê m e tem p s q u e la m ère divine d e Gudéa, une figure qui tend à disparaître e t à être re m p la c é e p a r Baba, la p arèdre d e Ningirsu ;
• le dieu Enki : 3 incarne les eaux souterraines, douces et fertilisantes, mais, par-dessus tout, habile e t avisé, i est le grand architecte, le promoteur des arts e t des métiers, celui qui a construit le m odèle d e tout tem ple ; il est aussi le père d e Nanshé e t d e Nisaba ;
c'est le plan qu'il a élaboré q u e N isaba dévoile à G udéa e t le dieu Nindub est un m em bre du cercle d e ses proches ; il est aussi l'entrepreneur qui donne les ordres et coordonne les activités d e s divers corps d e métiers qu'il a d'ailleurs créés lui-même ; G u d éa les nom m e collectivem ent les Anunna, mais d e s sources plus récentes (du 1er millénaire avant note è re ) nous en offrent une liste plus circonstanciée : Kulla (le moule à brique), Nin-ildu (le charpentier), Nin-simug (le métallurgiste), Arazu (dont la spécialité n'est p a s connue), peut-être aussi M ushdam m a (« le dieu des assises inébranlables, des édifices qui ne s'écroulent jamais, dont les é c h a f a u d a g e s touchent le firm am ent»); d'autres divinités e n c o re peuvent leur être associées, c o m m e celles qui participent à la fabrication d e la statue divine : Gushkin-banda (dont le rôle n'est pas connu), Nin-agal (pour le p lacage, sur une â m e en bois, d e feuilles en métal), Nin-zadim (pour la taille d e s pierres semi-précieuses), e tc . ;
• sans Enki, 3 n'est p a s d e construction possible ; 3 est du reste très présent tout au long du processus ;
Ningirsu, p réalab lem en t à l'e n g a g e m e n t des travaux, effectue un pèlerinage en son tem ple, dans la ville d'Eridu ; il fournit le plan du tem ple ; il reçoit la livraison d e la première brique ; 3 participe à la préparation des fondations ; il participe à la purification du bâtiment ; - 3 bénit le tem ple a c h e v é ;
• la d é e s s e B a b a ; parèdre d e Ningirsu et deuxième p e rs o n n a g e dans la hiérarchie du panthéon officiel, déesse d e la m éd e c in e , elle ne joue pas d e rôle dans la construction ; elle ne fait q u 'a c c o m p a g n e r son époux lorsqu'il prend solennellement possession d e son tem ple où, a p p a re m m e n t, leur m ariage est c é lé b ré puisqu'elle reçoit, précisém ent, ses c a d e a u x d e noces.
Ningirsu e t Baba quittent ensem ble l'ancien E. ninnu, dont on sait qu'il est a b a n d o n n é (mais rien n'est dit sur la p ro cé d u re d e désacralisation des lieux) et se dirigent vers le nouveau tem ple. Pendant le trajet, les dieux protecteurs Udug et L a m m a veillent sur eux. Ils sont à la tê te d'une suite nom breuse qui leur fait escorte :
• Igalima, le « taureau-porte », le m aître des cérém onies ;
• Shulshaga, «jeune selon sa (= Ningirsu) p e n sée », le responsable d e l'intendance ;
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• Lugatkurdub, « le roi qui fait trembler les pays ennemis », un général ; — • Kurshunaburuam, « sauterelle qui couvre les pays », un second gén éral ; • Lugalsisa, « le roi, le droit », le conseiller qui rend la justice ;
• S hakanshegbar, « le dieu Shakan qui a l'esprit d'une chèvre sa u v a g e », le cam érier ; • Kindazi, « le barbier juste », en c h a rg e d e la c o u c h e e t des purifications ;
• Ensignun, « le seigneur qui, en bas e t en haut, veille », qui garde les chèvres ; • Enlulim, « le seigneur-cerf », qui veille sur le croît du bétail ;
• Ushumgal-kalama, « le dragon du pays », un musicien ;
• Lugaligihusham, «le roi au regard effrayant», la harpe d e Ningirsu hypostasiée, un autre musicien ;
• les se p t filles d e Ningirsu, devenues ses servantes ; • Gishbar'e, le responsable du c a d a s tre ;
• L a m a -e n ku d -g u 'e d e n a , «protecteur, percep teu r des taxes du pays d e Lagash », le responsable des livraisons d e poissons e t d e roseaux ;
• D im gal-abzu, « grand mât d e l'Abzu », le héraut;
• Lugal-ennun-urukugakam, « le roi, gardien d e la cité sainte », un g a rd e ; • A g a 'u s -d a g g a n a . « le gendarm e d e la dem eure », un autre g a rd e ;
• on est tenté, peut-être, à l'aide d e docum ents plus récents, d e joindre à c e tte liste deux autres personnages tout aussi indispensables à la bonne tenue d'une cour ; Umunmutamku,
« q u e veut m anger monseigneur », e t Umunmutamnag, « que veut boire m onseigneur ». Fort d e ce s observations, on voit la vanité du discours qui consiste à ne voir dans la p ro c é d u re d e construction d 'un tem ple q u e la mise en m ouvem ent d'une chaîne d'autorité.
En conclusion
La M ésopotam ie est une terre polythéiste, grouillante d e divinités m anifestées dont l'existence e t la nature sont des faits d 'é v id e n c e , qui ignorent la tra n sc en d a n c e e t sont groupées en panthéons. J u s q u 'à une d a t e récente, à la m anière d e l'histoire des religions telle qu'elle était professée jadis, les assyriologues se sont contentés d e percevoir c e s panthéons co m m e des groupem ents artificiels d e divinités, à partir d e leurs nom s propres et d e q uelques traits individuels qui les caractérisent. Or, les travaux d e Dumézil, mais é g a le m e n t ceux d e Ja c o b s e n , ont montré qu'il n'est plus possible d e se contenter d e pareille analyse. Dans un univers polythéiste, une divinité ne peut plus se définir exclusivement en term es statiques p a r sa seule personnalité, m êm e si une telle étu d e est encore, parfois, un p a ssa g e obligé.
Dans les lignes qui p ré c è d e n t, j'ai tenté d e tenir c o m p te d e l'ensem ble des positions qu'une divinité peut o c c u p e r dans la totalité du systèm e polythéiste d e son temps, bref, d'étudier les dieux les uns par rap p o rt aux autres, d e repérer leurs groupem ents, d e définir leurs limites, d e délimiter leurs cham p s d 'action les uns p ar •rapport aux autres. Il va sans dire que la validation la plussûre d'u n e analyse d e relations entre les dieux ou d e la définition d'un ch am p d 'a c tio n propre à un dieu doit venir des én o ncés indigènes ; les textes d e G u d é a se p rête n t adm irablem ent à l'expérience.
Les travaux des hellénistes e t des indianistes, d 'a u tre part, m ettent justement en g a rd e contre le p a ra d ig m e d'un dieu individué q u e l'on peut identifier a v e c assurance e t reconnaître toujours à travers d e s traits constants. Ils nous a p p re n n e n t q u e les oppositions entre les dieux individuels sont secondaires par rap p o rt aux spéculations sur les différents aspects que peut prendre une m êm e puissance e t sur les m odalités d e son intervention.
Les sociétés m éso p o tam ien n es se pensent elles-m êm es à travers des entités religieuses, non seu lem en t d a n s leurs discours politiques ou théologiques mais aussi dans leurs pratiques. C e sont c e s dernières, e t les matériaux qui les font connaître, que j'ai tenté d'interroger afin d e décrire le polythéisme en action, d 'e x p lo re r les sens possibles d es articulations e t des regroupem ents observés. Expérimenter e t non plus classer !