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Le droit de vote des expatriés, le consensus européen et la marge d'appréciation des Etats : (Cour eur. dr., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, 15 mars 2012)

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100 / 20 14

Revue

trimestrielle

des droits

de l’homme

http://www.rtdh.eu

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RTDH2014/4 ISBN : 978-2-87455-702-6 Doctrine

L’autonomie ecclésiale au risque relatif des droits de l’homme

par Gérard Gonzalez . . . . 803

La liberté de religion et les garanties de protection dans le système africain des droits de l’homme et des peuples par Roger Koussetogue Koudé . . . . 819

La réforme du fonctionnement des organes des traités des droits de l’homme des Nations Unies : l’approche du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) par Régis de Gouttes . . . . 835

Vers un droit des peuples à la sécurité alimentaire par Dominique Rosenberg . . . 845

L’apport de la Cour européenne des droits de l’homme à l’élaboration de la nouvelle Convention contre la violence à l’égard des femmes par Silvia Cantoni . . . . 865

Pondération entre liberté d’expression et droit d’auteur sur internet : de la réserve des juges de Strasbourg à une concordance pratique par les juges de Luxembourg par Alain Strowel . . . . 889

Quand l’équilibre devient art – Le Conseil de l’Europe et la balance des intérêts des propriétaires et de la collectivité en matière de patrimoine culturel par Marie-Sophie de Clippele . . . . 913

Jurisprudence Le droit de vote des expatriés, le consensus européen et la marge d’appréciation des États (Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, 15 mars 2012) par Samantha Besson et Anne-Laurence Graf-Brugère . . . 937

La définition du champ d’application de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (Cour eur. dr. h., décision Gahramanov c. Azerbaïdjan, 15 octobre 2013) par Frédéric Bernard . . . . 959

L’éloignement des étrangers malades du sida : la Cour européenne des droits de l’homme sur « les sentiers de la gloire » (Cour. eur. dr. h., arrêt S.J. c. Belgique, 27 février 2014) par Jean-Pierre Marguénaud . . . . 977

Bibliographie . . . . 991

Prière d’insérer . . . 1013

Revue des revues . . . . 1015

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(Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos

c. Grèce

, 15 mars 2012)*

par

Samantha BESSON

Professeure à l’Université de Fribourg (Suisse)

et

Anne-Laurence GRAF-BRUGÈRE

Assistante-docteure de recherche à l’Université de Fribourg (Suisse)

Résumé

Dans l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos

c. Grèce du 15 mars 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’il n’existait pas d’obligation pour l’État de permettre l’exer-cice du droit de vote des expatriés depuis leur lieu de résidence à l’étran-ger. L’absence d’un consensus européen sur le sujet et la conformité de cette solution avec les principes d’un État démocratique dans les arrêts très contrastés de la chambre et de la Grande Chambre dans cette affaire méritent d’être analysées à la lumière de la jurisprudence de la Cour.

Abstract

In the Grand Chamber judgment Sitaropoulos and Giakoumopoulos

v. Greece of 15th March 2012, the European Court of Human Rights ruled that States are not under an obligation to enable their citizens living abroad to exercise their right to vote from their place of res-idence. The absence of an European consensus and the conformity with the principles of a democratic State in the contrasting judgments

* Cet arrêt peut être consulté, avec d’autres documents, par un lien sur la page correspondant au présent article sur le site www.rtdh.eu (« Documents proposés »).

(3)

of the Chamber and the Grand Chamber in this case warrant an anal-ysis in the light of the Court’s previous case-law.

I. Résumé de l’arrêt de section du 8 juillet 2010 et de l’arrêt

de Grande Chambre, du 15 mars 2012

A. Faits et griefs

Les requérants sont trois ressortissants grecs (MM. Nikolaos Sitaropoulos, Stephanos Stavros et Christos Giakoumopoulos) résidant de manière perma-nente en France. Par décret présidentiel du 18 août 2007, l’Assemblée nationale de la Grèce fut dissoute et la tenue d’élections fixée au 16 septembre 2007. Par une lettre du 10 septembre 2007 adressée par les requérants à l’ambassadeur de Grèce en France, les requérants demandèrent à exercer leur droit de vote en France. L’ambassadeur leur répondit que, malgré la volonté de l’État grec de donner la faculté aux citoyens grecs d’exercer leur droit de vote depuis l’étran-ger, aucune loi ne réglementait actuellement cette question et qu’en l’absence d’une telle loi, leur demande ne pouvait être accueillie. Les élections eurent lieu le 16 septembre 2007 en Grèce. Les requérants ne se rendirent pas en Grèce et n’exercèrent donc pas leur droit de vote.

Les requérants estiment que l’impossibilité d’exercer leur droit de vote depuis leur lieu de résidence à l’étranger a entravé de manière disproportion-née leur droit de vote consacré par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention

européenne des droits de l’homme.

B. Arrêt de la chambre

(

Sitaropoulos et autres c. Grèce, du 8 juillet 2010)

Dans son arrêt du 8 juillet 2010, la chambre a, s’agissant de la recevabilité de l’affaire, rayé la requête du rôle en ce qui concernait le deuxième requérant et considéré, s’agissant des deux autres, que la requête était recevable en ce qu’elle n’était pas manifestement mal fondée.

Sur le fond, la chambre a conclu, par cinq voix contre deux, à une violation de l’article 3 du Protocole no 1 selon le raisonnement suivant.

La chambre a, d’abord, considéré que le grief ne portait pas sur l’existence même du droit de voter depuis son lieu de résidence à l’étranger, consacré par

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l’article 51, § 4, de la Constitution hellénique, mais sur les modalités d’exercice dudit droit (§ 35). La chambre a noté qu’en l’occurrence, l’article 51, § 4, pré-cité, qui renvoie à la loi pour fixer les modalités d’exercice du droit de vote à l’étranger par des citoyens grecs, n’énonce pas une obligation pour le législa-teur de légiférer sur cette question (« La loi peut fixer les modalités d’exercice du droit de vote par les électeurs qui se trouvent en dehors du territoire natio-nal ») (§ 38).

Cependant, la chambre a été d’avis que, de manière générale, l’impossi-bilité (en l’absence d’une loi) pour les citoyens grecs d’exercer leur droit de vote depuis l’étranger constituait une entrave conséquente à leur droit de vote, considérant notamment les frais de déplacement non négligeables et la per-turbation considérable de leur vie privée et familiale occasionnés par le fait de devoir se rendre en Grèce pour y exercer ledit droit (§ 39). Dans son examen subséquent des mesures qui auraient dû être prises par la Grèce, la chambre n’a certes pas conclu à l’existence d’une obligation positive imposée par l’article 3 du Protocole no 1 aux autorités nationales de garantir le droit de vote aux

élec-tions législatives pour les électeurs expatriés. Elle a néanmoins considéré que l’article 51, § 4, de la Constitution hellénique ne saurait rester inapplicable à l’infini (§ 41). Elle a jugé en l’espèce que l’absence de réglementation durant une période de trente-cinq ans est susceptible de constituer un traitement inéqui-table à l’égard des Grecs expatriés (§§ 42-43).

Dans son examen de l’ampleur de la marge d’appréciation dont devait pou-voir disposer la Grèce en l’occurrence, la Cour a considéré que la Grèce se situait en dessous du dénominateur commun des autres États membres du Conseil de l’Europe (vingt-neuf sur trente-trois États examinés ; § 19) concer-nant l’exercice du droit de vote par les expatriés (§§ 44-46). La Cour s’est mon-trée plus exigeante dans l’appréciation des restrictions au droit de vote (élé-ment « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1) qu’en matière

de droit de se présenter aux élections (son élément « passif ») (§ 46).

Par conséquent, tenant compte de l’absence de concrétisation législative de l’article 51, § 4, de la Constitution hellénique et de l’évolution du droit des États contractants en matière de droit de vote des expatriés, la chambre a conclu à une violation de l’article 3 du Protocole no 1 dans le chef des premier et

troi-sième requérants (§ 47).

À l’arrêt se trouvaient jointes une opinion en partie dissidente des juges Spielmann et Jebens, une opinion dissidente de la juge Vajic et une opinion dissidente du juge Flogaitis. L’opinion dissidente de la juge Vajic portait préci-sément sur la question de la marge d’appréciation de la Grèce dans cette affaire et préparait le terrain de l’arrêt de Grande Chambre.

(5)

C. Arrêt de la Grande Chambre

(

Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, 15 mars 2012)

Le 22 novembre 2010, à la demande du gouvernement grec, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire devant celle-ci.

Contrairement à la chambre, la Grande Chambre a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3 du Protocole no 1. À la différence de l’arrêt de section,

l’arrêt de la Grande Chambre a été rendu à l’unanimité, et sans opinion dissidente. Bien qu’elle ait noté l’importance dans une société démocratique du fait que « la présomption doit jouer en faveur de l’octroi du droit de vote au plus grand nombre » et que l’exercice du droit de vote des expatriés depuis leur lieu de rési-dence cadre avec ce principe (§ 71), la Grande Chambre a considéré qu’en l’état actuel du droit comparé et international, il n’existait pas d’obligation positive pour les États de rendre possible l’exercice du droit de vote par leurs citoyens à l’étran-ger (§ 75). La marge d’appréciation de la Grèce était donc ample en l’occurrence. Selon la Grande Chambre, ni les instruments juridiques internationaux ou régionaux pertinents – et contraignants – (tels le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention américaine relative aux droits de l’homme ou la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples), ni la juris-prudence issue de ces instruments ne prévoyaient une telle obligation (§ 72). Il en est de même, selon la Grande Chambre, des recommandations non contrai-gnantes formulées par des organes du Conseil de l’Europe encourageant les États membres à faciliter l’exercice des droits électoraux de leurs expatriés (§ 73). Quant à l’étude comparative des droits internes des États du Conseil de l’Europe en la matière (§§ 32-45), la Grande Chambre a remarqué que trente-sept États sur quarante-cinq étudiés autorisaient certes l’exercice du vote à l’étranger mais a considéré que l’étude révélait une grande variété dans l’imposition de conditions permettant l’exercice du droit de vote de leurs citoyens à l’étranger (§ 74).

En ce qui concerne le droit interne en Grèce en cause, la Grande Chambre a souligné, à l’instar de la chambre, que l’article 51, § 4, de la Constitution nationale ne formulait pas une obligation pour le législateur de mettre en œuvre cette dispo-sition constitutionnelle relative, en son paragraphe 4, au droit de vote à l’étranger, mais une faculté. Or, de l’avis de la Grande Chambre, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la manière dont les autorités nationales doivent mettre en œuvre une disposition de cette nature, d’autant moins qu’un projet de loi en ce sens déposé par le gouvernement en 2009 a été rejeté par le Parlement grec depuis (§ 76). Enfin, la Grande Chambre n’a pas considéré que, dans les circonstances par-ticulières de l’espèce, les requérants auraient subi, s’ils avaient dû se rendre en

(6)

Grèce pour y exercer leur droit de vote, des inconvénients d’ordre financier, personnel et familial disproportionnés au point d’atteindre la substance même dudit droit (§ 80). En tout état de cause, la Grande Chambre a affirmé que les autorités compétentes n’avaient pas à prendre en compte chaque cas indivi-duel dans la réglementation des modalités de l’exercice du droit de vote mais qu’elles devaient énoncer une règle de portée générale (§ 79).

II. L’ample marge d’appréciation de l’État au regard de l’article 3

du Protocole n

o

1 : les facteurs de variation à la lumière de l’affaire

L’arrêt de section Sitaropoulos et autres c. Grèce et l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce mettent remarquablement en lumière, notamment par leur contraste dans le raisonnement, l’analyse et leurs conclu-sions, les différents facteurs de variation auxquels est assujettie la marge d’appré-ciation des États contractants au regard de l’article 3 du Protocole no 1.

Le premier facteur qui détermine l’ampleur de la marge d’appréciation est la présence ou l’absence d’un consensus européen, lui-même soumis à diffé-rentes variations dans son appréciation ; le second est le facteur temporel, qui influe, en l’espèce, sur la durée de la marge d’appréciation de la Grèce ; et le troisième, qui, en l’occurrence, détermine le champ de la marge d’appréciation de la Grèce, est le facteur démocratique.

A. Le facteur consensuel : l’existence de la marge d’appréciation

Ainsi que le rappelle la Cour dans l’arrêt de section Sitaropoulos et autres c. Grèce et dans l’arrêt de Grande Chambre, Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce :

« […] la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’État défendeur et dans les États contractants en général, et réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux buts à atteindre. La présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut à cet égard constituer un élément pertinent pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation des autorités »1.

1 Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et autres c. Grèce, 8 juillet 2010, § 44 ; Gde Ch., arrêt

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Selon une approche comparatiste2 désormais devenue classique, la Cour peut

en effet tenir compte de l’absence ou de la présence d’un consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe en matière de limitation ou de modalités d’exercice d’un droit garanti par la Convention aux fins de déterminer l’éten-due de la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière. S’il existe un « consensus »3 ou un « dénominateur commun » parmi les États européens,

la marge d’appréciation de l’État défendeur peut être restreinte ou confirmée selon la nature de ce consensus4. Ainsi, si le consensus européen est

discor-dant vis-à-vis de la position de l’État défendeur, la marge d’appréciation de ce dernier peut être restreinte5, même si cela n’implique pas toujours l’existence

d’une obligation ni ensuite de condamnation pour violation de cette obliga-tion6. Au contraire, si le consensus européen concorde avec la position de l’État

2 Selon les termes de Y. Arai-Takahashi, The Margin of Appreciation Doctrine and the

Prin-ciple of Proportionality in the Jurisprudence of the ECHR, Anvers-Oxford-New York, Intersentia,

2002, p. 15.

3 Ce terme n’est pas clairement défini dans la jurisprudence de la Cour. Il semble cependant ne

pas exiger l’unanimité parmi les États (l’État défendeur mis à part), mais en moyenne plus de six États sur dix. Le nombre d’États examinés varie aussi beaucoup, comme le degré de variabilité entre les États comparés pour pouvoir parler de consensus. Quant aux droits comparés aux fins d’établir l’existence d’un consensus et aux modalités de cette comparaison, nous en traiterons en détail plus loin. Pour une jurisprudence représentative sur le rapport entre la marge d’appréciation et le consensus européen depuis les années 1980, voy. Cour eur. dr. h., arrêt Rasmussen c.

Dane-mark, 28 novembre 1984, § 40 ; Gde Ch., arrêt Evans c. Royaume-Uni, 10 avril 2007, § 77 ; arrêt

Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, 28 juin 2007, § 128 ; arrêt Glor c. Suisse, 30 avril 2009, § 75 ;

arrêt Schalk et Kopf c. Autriche, 24 juin 2010, § 98 ; Gde Ch., arrêt Konstantin Markin c. Russie, 22 mars 2012, § 126 ; Gde Ch., arrêt Fabris c. France, 7 février 2013, § 56 ; Gde Ch., arrêt S.A.S.

c. France, 1er juillet 2014, §§ 153-157.

4 Voy. L. Wildhaber, A. Hjartarson et S. Donnelly, « No Consensus on Consensus »,

Human Rights Law Journal, 2013, pp. 248-263 ; K. Dzehtsiarou, « Does consensus matter ?

Legi-timacy of European consensus in the case law of the European Court of Human Rights », Public

Law, 2011, pp. 534-553 ; D. Spielmann, « Allowing the Right Margin : the European Court of Human Rights and the National Margin of Appreciation Doctrine : Waiver or Subsidiarity of European Review ? », Cambridge Yearbook of European Legal Studies, 2011-2012, pp. 381-418 ; H. Senden, Interpretation of Fundamental Rights in a Multilevel Legal System – An Analysis of

the European Court of Human Rights and the Court of Justice of the European Union,

Cambridge-Anvers-Portland, Intersentia, 2011 ; C. van de Heyning, « No Place like Home : Discretionary Space for the Domestic Protection of Fundamental Rights », in P. Popelier, C. van de Heyning, P. Van Nuffel (éds.), Human Rights Protection in the European Legal Order : Interaction between

European Courts and National Courts, Cambridge-Anvers-Portland, Intersentia, 2011, pp. 65-96 ;

J. Kratochvil, « The Inflation of the Margin of Appreciation by the European Court of Human Rights », Netherlands Quarterly of Human Rights, 2011, pp. 324-357 ; G. Letsas, « Two Concepts of the Margin of Appreciation », Oxford Journal of Legal Studies, 2006, pp. 705-732.

5 Voy. par exemple Cour eur. dr. h., plén., arrêt Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41. 6 L. Wildhaber e.a., op. cit., p. 256.

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défendeur, la marge d’appréciation de ce dernier peut être confortée7. Enfin, en

l’absence de consensus parmi les États contractants, la marge d’appréciation de l’État défendeur peut également se voir renforcée8. La référence au

consen-sus européen s’insère dans un cadre interprétatif plus large qui caractérise le système de la Convention9 et qui permet l’élaboration progressive d’un droit

transnational et commun des droits de l’homme en Europe10.

Cependant, le critère du consensus européen n’est pas toujours considéré par la Cour comme un facteur déterminant ou, du moins, comme seul fac-teur déterminant de l’ampleur de la marge d’appréciation des États. Ainsi, dans l’arrêt de Grande Chambre Hirst c. Royaume-Uni (no 2), qui concernait

le droit de vote des détenus condamnés, la Cour a estimé que le fait que le Royaume-Uni n’était incontestablement pas le seul État contractant à retirer aux détenus le droit de vote n’était pas déterminant au regard du caractère général, automatique et indifférencié de la restriction « à un droit consacré par la Convention et revêtant une importance cruciale »11. De même, dans l’arrêt

Handyside c. Royaume-Uni, la Cour a affirmé, en rapport avec le grief relatif à l’article 10 de la Convention, que le fait que le Schoolbook avait circulé libre-ment dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe n’était pas pertinent au regard, notamment, des « différentes manières dont on […] conçoit les exigences de la protection de la morale dans une société démocratique »12.

D’autres facteurs l’emportent donc parfois sur celui du consensus européen

7 A. Legg, The Margin of Appreciation in International Human Rights Law, Deference and

Proportionality, Oxford, Oxford University Press, 2012, pp. 116 et s.

8 Ibid. ; voy. par exemple Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Lautsi c. Italie, 18 mars 2011, § 70. 9 Sur les différences entre l’interprétation de la Convention et l’interprétation du droit

inter-national (et notamment des traités internationaux) en général, voy. G. Letsas, « Strasbourg’s Interpretive Ethic : Lessons for the International Lawyer », European Journal of International Law, 2010, pp. 509-541 ; B. Schlütter, « Aspects of Human Rights Interpretation by the UN Treaty Bodies », in H. Keller et G. Ulfstein (éds.), Human Rights Treaty Bodies : Law and Legitimacy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, pp. 261-318.

10 Voy. S. Besson, « The Erga Omnes Effect of the European Court of Human Rights

Judge-ments », in S. Besson (éd.), La Cour européenne des droits de l’homme après le Protocole 14 – Premier

bilan et perspectives / The European Court of Human Rights after Protocol 14 – First assessment

and Perspectives, Zurich, Schulthess, 2011, pp. 125-175 ; S. Besson, « Human Rights and

Consti-tutional Law », in M. Liao, R. Cruft et M. Renzo (éds.), Oxford Handbook on Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2014, à paraître ; P. Mahoney, « The Comparative Method in Judgements of the European Court of Human Rights : Reference Back to National Law »,

in G. Canivet, M. Andenas, D. Fairgrieve (éds.), Comparative Law Before the Courts, Londres, British Institute of International and Comparative Law, 2004, pp. 135-150.

11 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Hirst c. Royaume-Uni (no 2), 6 octobre 2005, §§ 81-82. 12 Cour eur. dr. h., plén., arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 57.

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dans l’appréciation de l’étendue de la marge d’appréciation13 : le caractère

fon-damental du droit qui est restreint14 ou la gravité (et par conséquent la

sensi-bilité) de la question morale en cause15, l’un jouant contre l’autre selon les cas,

d’ailleurs16.

L’absence de priorité du critère du consensus européen dans la détermi-nation de l’existence et de l’ampleur de la marge d’appréciation des États est confirmée par les termes mêmes utilisés par la Cour : « la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut à cet égard constituer un élément pertinent pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation des autorités »17. Néanmoins, cette faculté pour la

Cour de référer au critère du consensus européen est, comme nous le verrons, à mettre en lien avec le devoir que la Convention lui impose de tenir compte de l’évolution de la situation juridique et politique dans les États contractants : « la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’État défendeur et dans les États contractants en général, et [doit] réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux buts à atteindre »18.

Après ce rapide tour d’horizon de la portée du facteur du consensus euro-péen et de ses modalités d’appréciation dans la jurisprudence de la Cour19,

examinons la manière et la mesure avec lesquelles ce facteur a été pris en

consi-13 A. Legg, op. cit., p. 119. On peut aussi se demander si le caractère constitutionnel de la

source de la violation alléguée ne peut pas jouer un rôle dans ce contexte, comme c’est le cas dans notre affaire d’ailleurs. Voy. cependant en sens opposé : Cour eur. dr. h., plén., arrêt Open Door et

Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992 ; Gde Ch., arrêt Sejdic et Finci c.

Bosnie-Herzégo-vine, 22 décembre 2009.

14 Voy. aussi Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt X e.a. c. Autriche, 19 février 2013, § 149 ; opinion

dissidente des juges Wildhaber, Sir Nicolas Bratza, Bonello, Loucaides, Cabral Barreto, Tulkens et Pellonpää ; Gde Ch., arrêt Odièvre c. France, 13 février 2003, § 11.

15 Voy. aussi Cour eur. dr. h., arrêt Evans, précité, § 81 ; Gde Ch., arrêt Vo c. France, 8 juillet

2004, § 82 ; Gde Ch., arrêt A, B et C c. Irlande, 16 décembre 2010, §§ 233-237 ; Gde Ch., arrêt

Lautsi, précité, §§ 69-70.

16 Voy. Cour eur. dr. h., arrêt Mennesson c. France, 26 juin 2014, §§ 77-80 ; L. Wildhaber e.a,

op. cit., p. 261.

17 Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et autres, précité, § 44 ; Gde Ch., arrêt Sitaropoulos et

Giakoumopoulos, précité, § 66. Non souligné dans le texte.

18 Ibid. (non souligné dans le texte).

19 D’autres arrêts de la Cour font référence au consensus européen en relation à l’article 3 du

Protocole no 1, notamment : Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Hirst, précité, § 81 ; arrêt Parti

travail-liste géorgien c. Géorgie, 8 juillet 2008, § 91 ; Gde Ch., arrêt Yumak et Sadak c. Turquie, 8 juillet

2008, §§ 129-132 ; Gde Ch., arrêt Tanase c. Moldavie, 27 avril 2010, §§ 170-171 ; Gde Ch., arrêt

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dération par la Cour dans l’arrêt de section Sitaropoulos et autres c. Grèce et dans l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce.

Dans l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos, la Cour a considéré qu’il n’existait pas de consensus européen quant à l’exercice du droit de vote des citoyens expatriés en raison de la grande variété des modalités de participation au vote entre les États l’autorisant (au nombre de trente-sept sur quarante-cinq étudiés)20. En d’autres termes, l’absence, selon la Grande

Chambre, d’un consensus européen en la matière a amené celle-ci à confirmer l’ample marge d’appréciation de l’État défendeur et à conclure que l’article 3 du Protocole no 1 n’imposait pas aux États de permettre l’exercice du droit de

vote pour leurs citoyens expatriés.

Sur ce point, la Grande Chambre parvient à une conclusion radicalement différente de celle à laquelle avait abouti l’analyse de la chambre dans la même affaire. Dans l’arrêt de section Sitaropoulos et autres c. Grèce, la chambre a en effet estimé que la Grèce se situait « manifestement en dessous du dénomi-nateur commun des États membres contractants en ce qui concerne l’exercice effectif des droits électoraux par les expatriés »21. Pour parvenir à une telle

conclusion, la chambre a pris en considération le fait que, sur trente-trois États membres du Conseil de l’Europe sur lesquels portait son étude comparative22,

vingt-neuf avaient mis en place des procédures permettant à leurs citoyens expatriés de voter lors des élections législatives23.

La différence de conclusions auxquelles parviennent les deux formations de la Cour sur la présence ou l’absence d’un consensus européen sur le sujet de l’exercice du droit de vote par les expatriés peut s’expliquer de trois manières.

Premièrement, la Grande Chambre a estimé que la présence ou l’absence d’un consensus européen devait être appréciée, non pas au regard de la pos-sibilité de voter depuis l’étranger (ainsi que l’a estimé la chambre), mais au regard des modalités du droit de vote exercé depuis l’étranger. Cette subtilité

20 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos, précité, §§ 74-75. Voy. aussi

Cour eur. dr. h., arrêt Parti travailliste géorgien, précité, §§ 58-69, 90-91 et 103.

21 Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et autres, précité, § 46.

22 L’étude de droit comparé menée dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre

était (du moins en apparence) plus complète, dans la mesure notamment où elle portait sur les droits internes de quarante-cinq (au lieu de trente-trois) sur quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe et est entrée dans le détail de ces régimes de droit interne (§§ 32-45 ; voy. par contraste arrêt Sitaropoulos et autres, précité, § 19). Voy. L. Wildhaber e.a., op. cit., p. 258 sur la question du nombre d’États examinés en moyenne dans la jurisprudence de la Cour relative au consensus européen.

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nous semble contestable. En effet, la question n’était pas en l’espèce de savoir si les modalités selon lesquelles le vote des citoyens grecs expatriés est organisé étaient compatibles avec le droit de vote garanti par l’article 3 du Protocole no 1. Le fait est qu’il est impossible pour les citoyens grecs résidant à

l’étran-ger de voter aux élections législatives depuis leur État de résidence, sans que des conditions ne soient posées à l’exercice de ce droit depuis l’étranger telles que la Cour en donne des exemples (condition d’une expatriation limitée à un certain nombre d’années24 ; condition de l’inscription sur une liste électorale

auprès des représentations diplomatiques ou consulaires à l’étranger). L’angle d’analyse de la chambre était donc le bon lorsque celle-ci a comparé le nombre d’États permettant aux citoyens expatriés de voter depuis leur lieu de résidence à l’étranger (moyennant le respect de certaines conditions) et le nombre d’États ne le permettant pas.

Deuxièmement, la Grande Chambre a inclus et situé l’analyse comparative des droits internes des États contractants dans une appréciation beaucoup plus large visant à déterminer l’existence ou l’absence d’une norme internationale imposant aux États une obligation de permettre l’exercice du droit de vote des expatriés. Plus précisément, la Grande Chambre a utilisé son étude de droit comparé pour conforter son analyse selon laquelle il n’existerait pas actuel-lement une telle norme en droit international. Ni les traités internationaux en matière de droits de l’homme, ni leur interprétation par les organes de contrôle de ces traités, ni même le droit, en l’occurrence non contraignant, du Conseil de l’Europe, qui se limite à des exhortations à l’attention des États, ne permettent d’attester l’existence d’une telle norme selon la Grande Chambre. Les termes « par ailleurs » avec lesquels la Grande Chambre ouvre ensuite son apprécia-tion à l’analyse comparative menée dans les droits internes des États membres témoignent du caractère auxiliaire (ou confirmateur) de celle-ci par rapport à l’analyse menée en droit international. À l’inverse, la chambre s’est concentrée uniquement sur son étude des droits internes, étude qu’elle a complétée par une étude du droit non contraignant du Conseil de l’Europe sur le sujet de l’exer-cice du droit de vote par les expatriés (à savoir les résolutions et recommanda-tions de l’Assemblée parlementaire exhortant les États à permettre l’exercice effectif du droit de vote de leurs citoyens expatriés25).

On peut observer trois différences méthodologiques entre les deux forma-tions : la première concerne la référence au droit international et son impor-tance par rapport aux droits nationaux comparés ; la seconde, le type de droit

24 C’est la condition qui était au cœur du grief relatif à l’article 3 du Protocole no 1 dans l’arrêt

de Shindler c. Royaume-Uni, du 7 mai 2013, de la Cour européenne des droits de l’homme.

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international concerné ; et la troisième, le degré de variation et donc de compa-rabilité retenu dans l’étude de droit comparé.

La première différence porte sur l’utilisation ou non du droit international, d’une part, et sur le rôle prioritaire ou auxiliaire de l’étude comparative des droits internes dans la détermination de l’existence d’un consensus européen, d’autre part. Cette différence se retrouve ailleurs dans la jurisprudence de la Cour relative à la marge d’appréciation des États en général26. En soi,

l’in-ternationalisation du droit de la Convention ne devrait pas être regrettée. La Cour a d’ailleurs souvent répété dans sa jurisprudence que la Convention ne devait pas être interprétée dans un vide juridique international27. En l’espèce,

on peut y voir une manière d’augmenter la difficulté pour la Cour d’identifier de nouvelles obligations, notamment dans des domaines critiques comme celui de la démocratie et de l’organisation de l’État. La référence au droit interna-tional permet aussi, par la même occasion, de s’assurer de l’universalité de la norme ainsi identifiée et de lui assurer une plus grande légitimité28.

Une deuxième différence dans la référence au droit international dans ces deux arrêts concerne le type de droit international invoqué. Alors que la Grande Chambre se réfère avant tout aux deux Pactes des Nations Unies, à la Convention interaméricaine et à la Charte africaine et, accessoirement, au droit du Conseil de l’Europe, la chambre mentionne uniquement le droit du Conseil de l’Europe et donc uniquement du soft law dans ce contexte.

Cette différence méthodologique se retrouve dans d’autres arrêts de la Cour. Ainsi, la Cour a affirmé, dans son arrêt de Grande Chambre Demir et Baykara c. Turquie, que « dans la recherche de dénominateurs communs parmi les normes de droit international, elle n’a jamais distingué entre les sources de droit selon qu’elles avaient ou non été signées et ratifiées par le

gouverne-26 L. Wildhaber e.a., op. cit., pp. 253-256 ; I. Ziemele, « Other Rules of International Law and

the European Court of Human Rights : A Question of a Simple Collateral Benefit ? », in D. Spiel-mann, M. Tsirli, et P. Voyatsis (éds.), La Convention européenne des droits de l’homme, un

instru-ment vivant – Mélanges C.L. Rozakis, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 741-758.

27 Voy. Cour eur. dr. h., Gde Ch., décision Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France,

2 mai 2007, § 122 ; Gde Ch., arrêt Demir et Baykara c. Turquie, 12 novembre 2008, § 67.

28 Pour une confirmation, voy. Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Christine Goodwin

c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002, § 85 : « Aussi, la Cour attache-t-elle moins d’importance à l’absence

d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels, mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés ». Comme dans l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire Sitaropoulos, la Cour se dispense donc en l’espèce des résultats de l’examen de droit comparé et se concentre sur le droit international.

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ment défendeur »29. Elle a rappelé, à l’occasion de cet arrêt, que des instruments

européens et internationaux non directement juridiquement contraignants pour l’État défendeur avaient déjà été utilisés par la Cour aux fins d’établir l’existence d’une communauté de vues au niveau européen30, voire au niveau

international. Enfin, elle a précisé :

« il n’est pas nécessaire que l’État défendeur ait ratifié l’ensemble des ins-truments applicables dans le domaine précis dont relève l’affaire concernée. Il suffit à la Cour que les instruments internationaux pertinents dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international ou dans le droit interne de la majorité des États membres du Conseil de l’Europe et attestent, sur un aspect précis, une communauté de vue dans les sociétés modernes »31.

Cette approche suscite des réactions très contrastées en doctrine32. La

réfé-rence, d’une part, à des traités régionaux ou à des traités non ratifiés par une majorité d’États du Conseil de l’Europe donne naissance à diverses inquié-tudes : contrairement aux traités internationaux en matière de droits de l’homme comme les deux Pactes notamment, leur caractère non obligatoire pour les États européens ne saurait en effet être interprété comme une contri-bution à la création d’une coutume européenne, voire internationale, et ils n’ont, plus généralement, aucune autorité légitime en tant que traités pour les États européens33. D’autre part, la référence au soft law suscite, elle aussi, des

réactions ambivalentes : l’approbation, s’il s’agit pour la Cour de déterminer une tendance et un consensus émergent en Europe et d’identifier une coutume naissante, mais aussi, à l’inverse, des craintes lorsque la Cour l’utilise comme preuve de l’existence d’un droit coutumier régional34.

Enfin, une troisième différence méthodologique peut être relevée quant aux variations entre les régimes nationaux étudiés par les deux formations. Alors que la Grande Chambre y attribue une importance décisive pour l’absence de

29 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Demir et Baykara c. Turquie, précité, § 78.

30 Notamment Cour eur. dr. h., arrêt Marckx, précité, § 41 ; Gde Ch., arrêt Fogarty

c. Royaume-Uni, 21 novembre 2001, § 35 ; arrêt Glass c. Royaume-Uni, 9 mars 2004, § 75 ; Gde

Ch., arrêt Öneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004, § 59 ; Gde Ch., arrêt Sørensen et Rasmussen, 11 janvier 2006, §§ 72-75.

31 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Demir et Baykara, précité, § 86. 32 L. Wildhaber e.a., op. cit., pp. 253-256.

33 L. Wildhaber e.a., op. cit., pp. 254, 256 ; I. Ziemele, « Customary International Law in the

Case law of the European Court of Human Rights », in The Judge and International Custom, Stras-bourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2012, pp. 75-83, 77-78.

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consensus européen en la matière, la chambre n’y prête pas attention. Cette question n’est que peu apparue dans la jurisprudence antérieure35. Il semble

cependant que les variations importantes entre les droits nationaux étudiés n’aient jamais arrêté la Cour dans la détermination du consensus européen à ce jour36.

Troisièmement, la chambre s’est concentrée exclusivement sur la question de savoir s’il existait une tendance au sein du Conseil de l’Europe et de ses États membres d’encourager et de permettre l’exercice effectif du droit de vote par les expatriés aux fins de déterminer si l’État défendeur avait outrepassé sa marge d’appréciation en matière de « limitation implicite » du droit de vote consacré à l’article 3 du Protocole no 1. Par contraste, la Grande Chambre n’a examiné

que les éléments permettant d’établir un consensus européen sur la question, et par conséquent l’existence d’une obligation de la Grèce. Il n’y est pas fait mention du tout de tendance ou d’évolution. Cette distinction se retrouve en fait ailleurs dans la jurisprudence de la Cour et est source d’insécurité dans la détermination de la marge d’appréciation des États et de son ampleur37. Il

semble, de manière générale, que la distinction entre consensus et tendance soit faite pour marquer un état de fait dans le premier cas et un développement dans le second. Le consensus existant serait source d’obligations, tandis que la tendance et le « consensus émergent » ne seraient pas encore consolidés et ne suffiraient pas à créer d’obligations38.

Ces différences de raisonnement entre la chambre et la Grande Chambre dans l’affaire Sitaropoulos peuvent être vues comme une confirmation du caractère malléable du critère du consensus européen dans la jurisprudence de la Cour. On peut, en effet, se demander si le critère du consensus européen ne serait pas parfois utilisé par la Cour de manière à confirmer un raisonne-ment reposant sur d’autres fonderaisonne-ments. En d’autres termes, ainsi que souligné plus haut, le critère du consensus européen ne serait pas pertinent lorsqu’un autre critère apparaîtrait plus fondamental et donc décisif par rapport à l’ab-sence ou la prél’ab-sence d’un dénominateur commun européen. Dans ce sens, le critère du consensus européen ne serait qu’un critère supplétif à d’autres cri-tères aux fins de déterminer l’étendue de la marge nationale d’appréciation. Or, comme souligné précédemment, si ce caractère supplétif peut être a priori justifié par la faculté, selon les termes de la Cour, du recours au critère du

35 L. Wildhaber e.a., op. cit., p. 258.

36 Voy. Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Markin, précité, §§ 71 et s. ; arrêt Chapman

c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001, § 57.

37 L. Wildhaber e.a., op. cit., pp. 257-258. 38 D. Spielmann, op. cit., p. 20.

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consensus européen, la Cour doit néanmoins tenir compte de l’évolution dans les États contractants au regard de la nature particulière de l’instrument dont elle contrôle la mise en œuvre. On peut ainsi se demander si, dans l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos, la Cour s’est tenue à cette obligation. Il semble en effet qu’il existe une véritable tendance parmi les États membres du Conseil de l’Europe à la reconnaissance de l’exercice du droit de vote à l’étranger des expatriés, tendance à l’égard de laquelle la Cour, en for-mation de Grande Chambre, n’a néanmoins pas réagi.

B. Le facteur temporel : la durée de la marge d’appréciation

Dans son arrêt de section Sitaropoulos et autres c. Grèce, la Cour a accordé un poids important à l’absence de mise en œuvre par le législateur pendant un « laps de temps particulièrement important »39 (trente-cinq ans environ) de l’article 51,

§ 4, de la Constitution grecque, lequel prévoit que la loi peut fixer les modalités d’exercice du droit de vote pour les citoyens résidant à l’étranger. Ainsi, bien que la chambre ait considéré que l’article 51, § 4, de la Constitution grecque n’impo-sait pas une obligation au législateur de permettre l’exercice du droit de vote à l’étranger pour les citoyens grecs, ni que l’article 3 du Protocole no 1 n’imposait

de manière générale aux États une obligation positive de garantir le droit de vote aux élections législatives pour les électeurs expatriés40, elle a estimé que :

« […] l’absence de réglementation du droit de vote pour les expatriés de-puis leur lieu de résidence, malgré le prescrit de l’article 51, § 4, de la Consti-tution, pour une période si longue est susceptible de constituer un traitement inéquitable à l’égard des Grecs expatriés par rapport à ceux qui résident sur le territoire grec »41.

En l’espèce, le facteur temps a donc eu pour effet, de manière combinée avec l’existence, selon la chambre, d’un consensus européen en matière de droits électoraux des citoyens expatriés42, de limiter l’« ample »43 marge

d’apprécia-tion des États contractants dans la durée, particulièrement au regard de l’élé-ment « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, à savoir le

droit de vote.

39 Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et autres, précité, § 41. 40 Ibid.

41 Ibid., § 43.

42 Voy. la conclusion de la chambre au § 47 (ibid.). 43 Ibid.

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De manière inverse, dans l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt du 2 mars 1987, la Cour a tenu compte du caractère « inachevé et transitoire » du système élec-toral parlementaire belge au moment de l’examen de la requête pour affirmer que l’ample marge d’appréciation de l’État belge était « d’autant plus éten-due »44. Ce faisant, la Cour a considéré le « contexte global » qui entourait le

système électoral belge, à savoir son évolution et ses intentions :

« Encore inachevée, la réforme en cours cherche à réaliser un équilibre entre les diverses communautés culturelles et régions du Royaume moyen-nant un ensemble complexe de freins et de contrepoids ; elle a pour but d’apaiser, par la création de structures plus stables et décentralisées, les dif-férends linguistiques au sein du pays »45.

Dans ce premier cas d’espèce relatif à l’article 3 du Protocole no 1, la Cour

semble avoir fait application du principe général, énoncé dans ce même arrêt, selon lequel :

« tout système électoral doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant la ‘libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif’ »46.

Le facteur temps dans l’examen de la compatibilité d’un système électoral déterminé avec l’article 3 du Protocole no 1 peut ainsi s’avérer déterminant au

regard de la marge d’appréciation de l’État défendeur (en tant que facteur de maintien ou d’extension de celle-ci dans la durée) dans la mesure où la Cour tient compte de l’évolution subie par le système électoral.

Cependant, à partir du moment où le facteur temps est pris en considération en tant que facteur d’extension de la marge d’appréciation de l’État, c’est une véritable épée de Damoclès qui pèse sur ce dernier. En effet, ainsi que souligné par les juges Cremona, Bindschedler-Robert, Bernhardt, Spielmann et Valticos

44 Cour eur. dr. h., plén., arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 57. Pour

une analyse de cet arrêt sous l’angle des rapports entre droits de l’homme internationaux et euro-péens (et démocratie), d’une part, et organisation fédérale de l’État, d’autre part, voy. S. Besson, « Le droit international et européen des droits de l’homme et la forme politique fédérale : je t’aime,

moi non plus », in S. Besson et E.M. Belser (éds.), La Convention européenne des droits de l’homme

et les cantons – Die Europäische Menschenrechtskonvention und die Kantone, Zurich, Schulthess,

2014, pp. 215-247.

45 Ibid., § 57. 46 Ibid., § 54.

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dans leur opinion dissidente sous l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt, le fait même qu’une situation est considérée comme étant transitoire constitue la preuve qu’il existe de meilleures solutions au regard de l’article 3 du Protocole no 147.

Ainsi, si on inverse, en modifiant également les termes de l’équation, le prin-cipe général énoncé ci-dessus, certains détails acceptables dans un système électoral à une époque donnée peuvent devenir inacceptables à une époque ultérieure (en raison notamment de l’évolution du consensus européen48). C’est

ce qu’a entendu signifier la Cour dans son arrêt de Grande Chambre Zdanoka c. Lettonie du 16 mars 2006 :

« […] si, à ce jour, on ne saurait considérer que la Lettonie a excédé son ample marge d’appréciation au regard de l’article 3 du Protocole no 1, il n’en

demeure pas moins que le Parlement letton se doit d’assurer un suivi constant sur la restriction en cause, en vue d’y mettre un terme à bref délai. Cette conclusion se justifie d’autant plus à la lumière de la stabilité renforcée dont jouit à présent la Lettonie, du fait notamment de son intégration pleine et entière dans l’ensemble européen […]. Dès lors, toute inaction du corps légis-latif letton à cet égard pourrait amener la Cour à revenir sur sa conclusion »49.

Dans ce sens, le facteur temps comme facteur d’extension de la marge d’ap-préciation de l’État défendeur au regard de l’article 3 du Protocole no 1 peut

également s’avérer être, sur le long terme, un facteur de limitation de celle-ci. Par contraste avec l’arrêt de section, la Cour n’a pas tenu compte, dans son arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, du laps de temps important s’étant écoulé depuis l’adoption de l’article 51, § 4, de la Constitution grecque dans son examen de l’étendue de la marge d’appréciation de la Grèce. La Grande Chambre a en effet considéré qu’il ne lui revenait pas « d’indiquer aux autorités nationales à quel moment ni de quelle manière elles devraient mettre en œuvre l’article 51, § 4, de la Constitution »50, ayant

notam-ment rappelé le caractère facultatif (permissif) de cette disposition constitu-tionnelle à l’égard du législateur51. Le facteur temps n’est donc présent dans

47 Dans leur opinion dissidente commune, les juges Cremona, Bindschedler-Robert,

Bern-hardt, Spielmann et Valticos ont critiqué le recours à l’argument tiré du caractère transitoire du système électoral belge en cause, en raison notamment du fait que cette situation durait depuis plus de six ans et que la Cour n’avait reçu aucune indication sur la date même approximative à laquelle une modification du système serait adoptée (ibid., p. 23 de l’arrêt).

48 Voy. aussi à cet égard Cour eur. dr. h., arrêt Shindler, précité, § 110. 49 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Zdanoka c. Lettonie, 16 mars 2006, § 135. 50 Cour eur. dr. h., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos, précité, § 76. 51 Ibid.

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l’appréciation de la Grande Chambre que dans la mesure où sa conclusion sera inverse le jour où l’état des droits internes des États membres du Conseil de l’Europe et du droit international fera naître l’obligation pour les États contractants de garantir l’exercice du droit de vote à l’étranger. Dans ce sens, bien sûr, le système électoral grec pour les expatriés n’est que transitoirement conforme à l’article 3 du Protocole no 152.

C. Le facteur démocratique : le champ de la marge d’appréciation

Au premier rang des principes généraux régissant l’interprétation et l’appli-cation de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour souligne, dans l’arrêt de Grande

Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce ainsi que dans l’arrêt de sec-tion Sitaropoulos et autres, que « l’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe

fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale »53. Ce principe, dégagé

par la Cour dans l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt54, s’inscrit dans la droite ligne

de sa jurisprudence qui voit aussi dans le régime démocratique un critère à l’aune duquel doit s’apprécier la justification de toute restriction aux droits consacrés par la Convention (par exemple l’article 8, § 2), et, plus généralement, une condi-tion préalable au respect des droits de la Convencondi-tion de manière générale55.

52 Voy. également sur ces questions F. Bouhon, « L’influence du cadre historique dans la

juris-prudence électorale de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. dr. h., arrêt Grosaru

c. Roumanie, 2 mars 2010) », Rev. trim. dr. h., 2011, pp. 153-182.

53 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, précité, § 63 ; arrêt

Sitaropoulos et autres, précité, § 30.

54 Cour eur. dr. h., plén., arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 47.

55 C’est ce que confirme la Cour dans son arrêt Zdanoka, précité, § 98 : « La démocratie

repré-sente un élément fondamental de ‘l’ordre public européen’. Cela ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et sur une conception et un respect communs des droits de l’homme, d’autre part. Le préambule affirme ensuite que les États euro-péens ont en commun un patrimoine d’idéaux et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. Ce patrimoine commun est constitué par les valeurs sous-jacentes à la Convention ; la Cour a ainsi rappelé à plusieurs reprises que la Convention était effectivement destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique. En d’autres termes, la démocratie est l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle ». Voy. aussi Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Hirst, précité, § 58. Voy. sur les rapports entre la Convention et le régime démocratique de ses États parties, S. Besson, « Droits de l’homme et fédéralisme : une introduction thématique », in S. Besson et E.M. Belser (éds.), La Convention européenne des droits de l’homme et les cantons, op. cit., pp. 7-39.

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L’arrêt de section Sitaropoulos et autres et l’arrêt de Grande Chambre Sita-ropoulos et Giakoumopoulos permettent, par leur contraste sur ce point, d’ap-précier tout particulièrement le double rôle que joue le principe démocratique dans la jurisprudence de la Cour.

Dans l’arrêt de section Sitaropoulos et autres, c’est le principe selon lequel « dans un État démocratique, la présomption doit jouer en faveur de l’octroi [du droit de vote] au plus grand nombre »56 (en l’espèce, les expatriés, selon des

modalités permettant d’exercer ce droit depuis l’étranger) qui a servi de principe directeur au raisonnement de la Cour57. Dans l’arrêt de Grande Chambre

Sita-ropoulos et Giakoumopoulos, au contraire, le critère du régime démocratique a eu pour effet de préserver, voire d’augmenter la marge d’appréciation de l’État. En effet, ainsi que rappelé par la Cour à l’occasion des deux arrêts précités, l’État jouit d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’organiser et de faire fonctionner son régime démocratique, et notamment son système élec-toral. Chaque État peut avoir et développer sa propre vision de la démocratie, tant que, selon les termes de l’article 3 du Protocole no 1, la « libre expression

de l’opinion du peuple » est préservée par l’organisation d’élections législatives libres à intervalles réguliers et à scrutin secret58. Sous ces conditions, le mode de

détermination du scrutin est laissé à la libre appréciation de l’État59.

Ainsi, dans l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos, au lieu de voir dans la démocratie l’exigence de l’octroi du droit de vote au plus grand nombre selon un raisonnement similaire à celui suivi dans l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (no 2), la Grande Chambre y trouve une obligation de

respect de l’autonomie constitutionnelle de l’État60. À cet égard, la Grande

Chambre a en outre tenu compte du fait que la Constitution grecque contenait une disposition à ce sujet sans pour autant en faire une obligation, d’une part,

56 Principe énoncé dans l’arrêt Hirst, précité, § 59, dans lequel il a également et

fondamentale-ment guidé le raisonnefondamentale-ment de la Cour. Voy. cependant Cour. eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Scoppola

c. Italie (no 3), 22 mai 2012.

57 Il est intéressant de noter à cet égard que la Cour considère que, dans un État démocratique,

le droit de vote est un droit et non un privilège (Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Sitaropoulous et

Giakoumopoulos, précité, § 67 ; Gde Ch., arrêt Hirst, précité, § 59).

58 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Hirst, précité, § 61 ; Gde Ch., arrêt Sitaropoulous et

Giakou-mopoulos, précité, § 66.

59 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Hirst, précité, § 65 ; Gde Ch., arrêt Sitaropoulous et

Giakou-mopoulos, précité, § 66 ; plén., arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54. Voy. aussi Cour eur.

dr. h., arrêt Podkolzina c. Lettonie, 9 avril 2002, § 33 ; Gde Ch., arrêt Yumak et Sadak, précité, § 110.

60 Voy. mutatis mutandis Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Hirst, précité, § 84. Voy. aussi

Y. Lécuyer, « Splendeurs et misères de l’ordre politique européen – Contribution à la construc-tion jurisprudentielle d’un ordre constituconstruc-tionnel européen », Rev. trim. dr. h., 2014, pp. 127-151.

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et que le Parlement grec avait rejeté, en 2009, un projet de loi visant à per-mettre l’exercice du droit de vote des expatriés depuis l’étranger, d’autre part61.

De ce point de vue, la Cour respecte le principe même selon lequel, dans une démocratie, le peuple est libre d’exprimer son opinion sur ses droits. Ainsi, en l’espèce, la Cour ne saurait se substituer au Parlement grec afin de décider de l’opportunité, du moment et de la manière dont il convient de mettre en œuvre l’article 51, § 4, de la Constitution grecque62.

Dans le même esprit, la Cour a, dans un arrêt subséquent (Shindler c. Royaume-Uni, du 7 mai 2013), tenu compte de ce que le Parlement britan-nique avait, à plusieurs reprises, eu l’occasion d’apprécier la proportionnalité de la mesure visant à limiter le droit de vote des citoyens britanniques rési-dant de manière permanente à l’étranger à quinze années depuis leur départ du pays63. À cet égard, la Cour a cependant cru bon de préciser que :

« This is not to say that because a legislature debates, possibly even re-peatedly, an issue and reaches a particular conclusion thereon, that conclu-sion is necessarily Convention compliant. It simply means that that review is taken into consideration by the Court for the purpose of deciding whether a fair balance has been struck between competing interests »64.

Cette ambivalence de la Cour à l’égard des formes que doit prendre le régime démocratique pour se réaliser, et notamment à l’égard de l’organisation de l’État (par exemple, la composition du peuple, les frontières étatiques ou l’organisation fédérale) ne doit pas surprendre. Ce sont des questions qui ne trouvent pas de réponses en théorie démocratique65, et a fortiori ne sauraient

en trouver dans la jurisprudence d’un organe judiciaire international chargé de veiller au respect du droit international des droits de l’homme et de la démo-cratie par des États démocratiques et souverains66. La Cour se doit donc d’être

61 Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Sitaropoulos et Giakoumopoulos, précité, § 78. 62 Ibid., § 76.

63 Voy. également a contrario Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt Dickson c. Royaume-Uni,

4 décembre 2007, § 83.

64 Cour eur. dr. h., arrêt Shindler, précité, § 117.

65 Au sujet de ce que la démocratie ne saurait déterminer et des limites de la démocratie en

général, voy. R.A. Dahl, « Federalism and the Democratic Process », in J.R. Pennock et J.W. Chapman (éd.), NOMOS XXV : Liberal Democracy, New York, New York University Press, 1983, pp. 95-108 ; F.G. Whelan, « Prologue : Democratic Theory and the Boundary Problem »,

ibid., pp. 22-40.

66 Voy. sur la jurisprudence de la Cour en matière de fédéralisme, S. Besson, « Le droit

interna-tional et européen des droits de l’homme et la forme politique fédérale », op. cit. ; C. McCrudden g

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prudente lorsque la question qui lui est posée dépasse le respect du principe de la « libre expression de l’opinion du peuple », de l’égalité politique et de la démocratie électorale stricto sensu.

III. Le droit de vote des expatriés : une question de temps ?

En considérant qu’il n’y avait pas, dans les circonstances de l’espèce (Sita-ropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce), de violation de l’article 3 du Protocole no 1, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits l’homme a

consi-déré que le droit de vote des expatriés (depuis leur lieu de résidence à l’étranger) n’était pas (encore) un élément central du régime démocratique requis et pro-tégé par la Convention, c’est-à-dire, plus précisément, de « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » selon les termes de cette disposition.

Ce faisant, la Cour a confirmé sa jurisprudence et celle de la Commission avant elle, selon lesquelles la résidence peut être une condition mise par l’État au droit ou à l’exercice du droit de vote de ses citoyens. Les citoyens peuvent en effet être affectés de deux manières par « l’obligation de résidence » : soit l’obli-gation de résidence concerne le droit de vote même et dans ce cas, les expatriés peuvent perdre leur droit de vote du fait de leur expatriation ou au bout d’un certain temps d’expatriation ; soit l’obligation de résidence concerne l’exercice du droit de vote – comme dans l’affaire Sitaropoulos – dans la mesure où les expatriés peuvent voter dans leur État d’origine, mais non pas depuis leur État de résidence, aux élections législatives organisées par leur État d’origine.

Dans sa décision X. c. Royaume-Uni du 28 février 1979, la Commission européenne des droits de l’homme avait considéré que l’obligation de résidence se justifiait pour les raisons suivantes :

« premièrement le fait qu’un citoyen non-résidant est concerné moins direc-tement ou moins continuellement par les problèmes quotidiens de son pays f

et B. O’Leary, « Courts and Consociations, or How Human Rights Courts May De-stabi-lize Power-Sharing Settlements », European Journal of International Law, 2013, pp. 477-501. Voy. aussi C.J.U.E., aff. C-145/04, Espagne c. Royaume-Uni, 12 septembre 2006, conclusions de l’avocat général M. A. Tizzano présentées le 6 avril 2006, Rec., I, pp. 7917 et s., à la suite de l’arrêt Matthews c. Royaume-Uni, prononcé en Grande Chambre le 18 février 1999 par la Cour européenne des droits de l’homme. Sur les limites du droit international relatif à la gouvernance démocratique nationale plus largement, voy. J. d’Aspremont, « The Rise and Fall of Democracy Governance in International Law », European Journal of International Law, 2011, pp. 549-570.

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et qu’il les connaît moins bien ; deuxièmement le fait qu’il peut être difficile, peu souhaitable, voire impossible pour les candidats au Parlement d’exposer les différents choix électoraux aux citoyens résidant à l’étranger, de façon à assurer la libre expression de l’opinion ; troisièmement l’influence des ci-toyens résidants sur la sélection des candidats et sur la formulation de leurs programmes électoraux ; enfin la corrélation existant entre le droit de vote lors d’élections parlementaires et le fait d’être directement visé par les actes des organes politiques ainsi élus »67.

Dans son dernier arrêt sur le sujet, dans l’affaire Shindler précitée, la Cour considère désormais que ces raisons énoncées par la Commission dans les années 1970 devaient être revisitées à la lumière des conditions actuelles, en prenant en compte notamment le fait que :

« the emergence of new technologies and cheaper transport has enabled mi-grants to maintain a higher degree of contact with their State of nationality than would have been possible for most migrants forty, even thirty, years ago »68.

Elle a néanmoins aussi confirmé dans cette affaire, dans le sens de l’arrêt de Grande Chambre Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, que l’obligation de résidence ne pouvait pas (encore) être considérée comme étant, en soi, une entrave disproportionnée au droit de vote consacrée par l’article 3 du Pro-tocole no 1 étant donné l’absence, ou plutôt, l’inconsistance d’un consensus

européen en la matière69.

Ce ne serait donc plus qu’une question de temps. La question est dès lors celle de savoir quand « l’importance du droit de vote dans une société démo-cratique » aura pour corrélatif, d’une part, l’obligation d’assurer la possibilité pour les citoyens établis à l’étranger de participer aux élections nationales de leur pays d’origine et, d’autre part, la restriction à cet égard de la marge d’ap-préciation des États. Eu égard à l’importance de la question dans un régime démocratique, mais aussi à sa sensibilité par la même occasion, la réponse

67 Commission eur. dr. h., décision X c. Royaume-Uni, 28 février 1979, D.R., no 15, p. 141.

Voy. aussi les autres décisions de la Commission auxquelles s’est référée la Cour dans l’arrêt

Shin-dler, précité, § 104 ; s’agissant de la jurisprudence de la Cour, voy. Cour eur. dr. h., décision Hilbe

c. Liechtenstein, 7 septembre 1999 ; décision Doyle c. Royaume-Uni, 6 février 2007.

68 Cour eur. dr. h., arrêt Shindler, précité, § 110.

69 Ibid., § 115 (suivant en cela le raisonnement de la Cour dans l’arrêt de Grande Chambre

Sitaropoulos et Giakoumopoulos, précité, étant bien noté que, dans l’arrêt Shindler, il était question

de l’impossibilité pour les citoyens britanniques expatriés depuis plus de quinze ans de voter, même si ceux-ci souhaitent exercer leur droit de vote sur le sol britannique).

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devra venir du droit international. C’est le message de la Grande Chambre et, nous semble-t-il, une bonne orientation pour l’avenir de sa jurisprudence sur le consensus européen dans des domaines aussi fondamentaux et sensibles que l’organisation de l’État et la démocratie.

Le site internet de la revue propose à ses lecteurs un dossier permettant d’accéder rapidement aux principaux actes et documents renseignés dans l’article qui

précède (www.rtdh.eu, onglet « Sommaires », « no 100 octobre 2014 », cliquer ensuite sur le titre de l’article).

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