• Aucun résultat trouvé

La Bruyère : Sur le chapitre Du cœur

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La Bruyère : Sur le chapitre Du cœur"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

XVIIe

SIÈCLE

REVUE

publiée

par

la SOCIÉTÉ D'ÉTUDEDU XVIIe SIÈCLE

avecle concours

du

C.N.L.,

du

C.N.R.S.

et de la Ville de Paris

Avril-Juin 1992 —175 — 44e année, n° 2

(2)

NOTES ET DOCUMENTS

LA BRUYÈRE: SUR LE CHAPITRE DUCŒUR

« On a ditenlatinqu'il coûte moinscher dehaïr que d'aimer» :cetemprunt avoué

àune autorité,enl'occurrence Publius Syrus, constituel'attaque,modaliséeetnuance

parlasuite, dufragment44deDu cœur, danslesCaractèresdeLaBruyère1. Lelecteur

du chapitre doit êtreeneffet sensible à l'interférenced'unlarge ensemble d'hypotextes,

depuislespremiers traitésdespassionsjusqu'àl'idéalisme galantdel'époqueprécieuse.

Une constellation de textes qui apportent autantdecodes,deréférences, une pluralité

dont l'effetmajeurest d'abord de déconcerter toute tentation dogmatique.

DanslesMaximesdeLa Rochefoucauld2,l'amour,s'il n'occupe pas une section

séparée,n'ena pas moins uneplaceimportante. Jamais défini, circonscrit,ilvient

s'inté-grer au projetdedestructiondesapparences ; souvent fictif lui-même,iltravaille,

sui-vantsanature irrépressible, extravagante, à l'éliminationdesfaux-semblants du monde

social.Ilestsurtout l'occasiondesefrotter aux épinesdel'altérité, au risqued'ylaisser

un peu ou beaucoupde son amour-propre.

Lesrisquesdel'intersubjectivitéseretrouvent inévitablementchezLa Bruyère, on

estencore loind'unepureet simple« sympathie d'épiderme»,selonlemotde

Cham-fort. Lechapitrealliela peinture raffinéedes comportements affectifsà la recherche

de leursmotivations dansle psyché.Lequestionnementontologique, sur l'essence du

sentiment, semble volerenéclats, au profitdececheminement empiriste qui fait

l'ori-ginalitédes Caractères,et peut prétendreici en toute légitimité, n'être quele miroir

fidèlede la complexitédes faits3.

Une certaine suite insensibledes réflexions quile composent...4

Qui ditlecœur dit plusd'unechose:c'est une vaste expression, qui embrasse une

multitudedesens, pris pour certains dansdescouples d'oppositions:lespassions

con-tre laraison,lenaturel contrela règle ; contre la réflexion, l'impulsion, l'inspiration

soudaine, l'élan spontané. Danscechapitre, onnedevra pas chercherdetropisme

uni-queversl'amourfou, mais prendre acte au contraired'uneappréhension diversifiée

des attitudeset affections.

1. La Bruyère déploie, ou trace à son tour, la carte du PaysdeTendre.De la

litté-rature précieuseila héritélegoût du classement dont s'accompagnela nouvelle

cour-toisie, différencié toutefoisdes« Loisd'Amour»del'initiation médiévale,et dégagée

d'unepensée par universaux (Éros, Agapè...).«L'amitié peut subsister entredes gens

dedifférentssexes(...) Cette liaison n'estnipassionniamitié pure :ellefait uneclasse

à part »(n° 2).Penser

/

Classer:la conjonctionestétablie, toutdesuite;toutde suite

aussi,l'écart dans lagrilled'analyseserévèle plusintéressant, anticipemême surletracé

deseslignesdirectrices : c'est faire entendrequ'onécrit sur un terrain connu, connu

1. Édition Garnier, 1962.

2. Édition Gallimard, Pléiade, 1964.

3. Qu'il nous soit permis de rendreicihommage aux travaux deL. VANDELFT,La liruyere

moraliste, Genève, Édition Droz, 1971 ;Le moraliste classique, ibid., 1982; «La poétique du

'caractère'chezLa Bruyère», Poétique, Édition du Seuil, n°82, avril 1990. 4. Cf. « Préface », au sujet de

r

économie des cnapitres.

(3)

à lafaveur ouà ladéfaveurdel'expérience personnelle,mais plusencore parle truche-mentde lalittérature,destraités, desromans(« Ilya des gens quin'auraientjamais

étéamoureux, s'ilsn'avaientjamais entendu parlerdel'amour», La Rochefoucauld,

Maximes5, n° 136).

L'allusiontopographiquesedévoileau hasard

d'un

verbeou

d'un

adverbe: « Il

semblequ'ilestmoins rarede passerde l'antipathieà

l'amour...

»6, « Iln'ya pas si loin de lahaineàl'amitié...»7.Néanmoinsàlaremarque 3,l'amoursecaractérisepar

l'économiequ'il lui est loisible de fairedu développement graduelexigé par l'amitié

(«Combiend'esprit,debonté,decœur, d'attachement,de services et de

complaisan-ces... »). Le choixd'uneméthode différentielle présideàl'ouverturedu chapitre,avec

l'oppositiondel'amouret del'amitié : c'est un topos,intégré à l'ensemble des réflexions

sur la psychologie despassions, depuislaRhétoriqued'Aristotequi en dresse

l'inven-taire suivantla mêmeméthode que pour les arguments propresaux genres oratoires,

jusqu'auDialogue allégoriquedePerrault,1660,plusieursfoisréédité,enpassant par

une singulièrefortunedansleNéoplatonismeet danslatraditionromanesque;ilest

relayépard'autresantagonismes,lecœuretl'esprit, l'amouretl'oubli, l'amouret la

haine. Toutaussi canonique,cedernier couplene seréduitpourtantpas à la

contra-riété dedeux pôles:lethéâtrehéroïque de Corneillemarquelemot haine de son empreinte

glorieuse, lequelalimentelesdébatset suscitelesparadoxes; LaBruyère semble ici lui

préférer antipathie,plusconformeàl'humanité communedontilfaitsonobjetd'étude,

quitte àl'introduireen guise de troisième terme(« Iln'y apassiloin de la haineà l'amitié

que del'antipathie», n° 24). Ainsi ladualitéquistructure un certain nombrede

remar-quesdonne-t-ellenaissance à des figures variées : del'expressiondel'autre, du

con-traire(« L'onconfie son secret dansl'amitié ;maisiléchappe dansl'amour».8)à

l'affir-mationdu même,du comme(« Il

n'y

aqu'unpremier dépitenamour,comme la

pre-mièrefaute dansl'amitié... »9). Ou encore: des symétries quisupposent unaxe, des

intersectionsdanslesensemblesdéfinis,des parallèles stricts et de brèvesconstructions

dialectiques.

L'applicationde lacasuistiqueauxaffections du cœur sous-tendlaremarque 15 :

Si j'accorde que dans la violence d'une grande passion on peut aimer

quelqu'unplus que soi-même, à qui ferai-jeleplus de plaisir, ou à ceux qui aiment,

ou à ceux qui sontaimés ?

commetoutescellesquicommencent parcelui qui, ceux qui, cellesqui10,etsefondent

généralementsur une rhétorique comparative: « unmillion de fois plusque... », ne

« cède

qu'à...

», Qui

d'un

hommeou d'une femme metd'avantagedu sien...

»".

Enfin touteune série decorrectifsoud'annexes peuventêtreapportésàl'intérieur

desmodalités définitionnellesquenousvenons dedécrire, par rapprochement

métony-mique (« L'amoura cela decommunaveclesscrupulesque...»12),par transformation jussive(« Ilfaut»ou« Ilnefautpas»13),parjugement selon une hiérarchie(« semettre au-dessus », «l'emporter» ; « fairebien », « fairemieux» ; surpasser»14).

Lecœurestuneréserve de signes ambigüs : « Touteslespassions sontmenteuses (...) Iln'yapointde vice qui

n'ait

une fausse ressemblance avecquelquevertu...»15,

undéfi auxnomenclatures,mais quelattraitpourlemoraliste !La questionquisepose

5. Éditionde 1678. 6. N°25. 7. N°24. 8. N° 3ou n° 26. 9. N°28. 10. N° 8, 14, 60 —n° 17 n°29. 11. N° 14etn° 17. 12. N° 38. 13. N° 38, 41, 58, 63 —n° 71. 14. N° 77 —n° 83 n° 85. 15. N° 72.

(4)

est celle del'ordreet del'unité : lechapitrede La Bruyère avancederectificationen

emboîtements,et deprédicats déduitsen micro-séquencessavammentajustées, sans

abou-tir jamais— lefragment exaspèrele désir du toutà quelque histoire d'amour.

2. D'unpoint devuegénétique, lechapitreestleproduitd'unesuperpositionde

phases, parmi lesquellesla 4eéditionjoue un rôle déterminant. Multipliant par trois

lenombredesremarques,elleenrichitladescription comparativedel'amourqui

s'amor-çait au n° 3 ; aussi bien renchérit-elle surles méritesde l'amitié,avecun présupposé

moralisant àliredans l'inflationdes épithètes,dela« pure amitié »dont le « goût »

adès1688l'honneurdel'incipit, à une« parfaite »(n° 6),« la plusforte»(n° 9),« une

viveamitié»(n° 10).A chaque remarque nouvelle,lavariation du domainede

défini-tion permet de cristalliserànouveaulacomparaison, qu'il s'agissedel'action du temps

(n°4), dela sollicitude requise (n° 5), des lois desuccessionet de lagravitédes

expé-riences (n° 8, 9), des fautes,etc. La5e et la7eédition apportent respectivement16 et

14 compléments ;plus impérieuse(« Donner, c'est agir: cen'est pas»ect.16),plus

cri-tique(«

... l'indulgence poursoi et ladureté pourles autres n'estqu'unseul et même

vice »17),l'observation étend son champ dansdesgroupementsà vocationsociale

(pro-blèmedela bienfaisance parexemple)ou indirectement politique, par métaphore(voir

au n° 71 la longue addition sur le «gouvernement »). Il est difficilededistinguer à

l'évidencelemotifdesinsertionsetdel'ordonnancementdesremarques. Certaines

pro-cèdentd'unevolonté d'illustration :tel estlecasdu n° 66(5eéd.) qui organise une

say-nette,avecsespersonnages («on nepourraitsedéfendredequelque joie àvoir périr

un méchant homme »), satemporalité (passé, au conditionnel,etprésentdetype

histo-rique)et sapéripétie(«Samort enfin arrive, mais dans une conjonctureoù... » etc.),

saynette qui constitue l'expression concrète dun° 62(4eéd.) : « Leschoseslesplus

sou-haitéesn'arriventpoint; ou siellesarrivent,ce n'estnidansle tempsni dansles

cir-constances où ellesauraient fait un extrême plaisir». Leplus souvent, l'ajoutvise à

composer unepaire18,oùlepassagede lanotation àla loigénéralesemarque par

l'abs-traction du vocabulaire.

3. Aux seuilsdu chapitre, une distinction : « Il y a un goût dans la pure amitié

nepeuvent atteindreceux qui sont nésmédiocres(n° 1), et uneréserve : ... desi

grands charmes ne peuvent être surpassés que parcelui desavoiryrenoncer par vertu»

(n° 85).On évolue deladéfinition négative, moyen heuristique confirmé,àl'intertexte

moral sans réplique. Aprèsleprésentatif,lepremier motest« goût » ;n'enconcluons

pas pour autant à une proposition hédoniste :concept classique, éthiqueetesthétique,

legoût catalyse l'action réciproque duBeau etduBien,précipite l'affirmationde

l'indi-vidu danslescodes de la société.« Vertu»,ledernier mot, intervient au nomde

l'impé-ratifchrétien de fuirlatentation. Paradoxe donc : attiré par l'étude du cœuret deses

replis(« Ilsemble que, jene saissi, s'ilestvrai que... »), luireconnaissant une place

privilégiéedanslecommerce social, La Bruyère invite cependant àenréfrénerlesdésirs

et à enrepousser les charmes.

4. Danslaforme, c'estlamaxime qui prédomine, lapidaireonserappelle

l'éty-mologiedel'adjectif qui renvoie à l'inscription surlapierre,àl'épitaphe:« Lesamours

meurent parledégoûtetl'oublilesenterre»(n° 32).LaBruyères'autoriserait-il,

nonobs-tantlesdéclarationsde lapréface, à« fairelelégislateur»,dans un chapitre quise

pro-metdedécouvrirdes loismaisdontl'objet,paressence, estcequi lesdisqualifiesans

cesse? « Lecœurasesraisons... ». Decefait, parce quesavéritéesttoujours au-delà

desvérités partielles et personnelles,lecœur fournit unedéchargeà l'emploidela maxime,

non moins quela maxime sert contreluid'instrumentdedéfense, formefixecomme

pour fixerpar sidération son objet fuyant.Elle entraîne nécessairement un tour ; un

trope particulier endécoule parfois. Letoursecaractérise parla concision, l'ellipse,

iln'est quede citerle zeugme syntaxique du n° 24 ; le tropeest connu sous le nom

decatachrèse,c'est une métaphorelexicalisée,on dirait presqueiciune métaphoreà

16. N° 42.

17. N°49.

(5)

l'étroit,commedans«prendrelechemin de désespérer », commel'amour« long à

gué-rir », ou encore ceux quel'oubli« enterre»19. Ilestfaitaussi un large usage de

l'indi-rect, de lalitote, sa figure deprédilection,et detoute unesérie devariations

rhétori-ques quisesouviennentdes devinettes de salon (effet desuspension aun° 15,

hypothè-ses et interrogation).

Le ton explore les possibilités diversesdustylemoyen,« atticisme» et manière brève,naturelet beaudésordre". Onpeut distribuerlesremarques selonlescodes

d'écri-turequilesinforment.Objectivitéapparente:latournure récurrente« quelque...que»

précise que lacontingencedesdonnées préalablesne discrédite pasunaxiome àportée

générale (« Quelquedélicat quel'on soit en amour,on pardonne plus de fautes que

dans l'amitié »21). Subjectivitéassumée : dansl'ironie,c'est l'exempledu n° 52sur la

promesse,où l'apodose,de l'autrecôté des deux pointschers à l'expression coupée,

renvoielaconiquementlaprotaseà savanité; oudanslesréactionsd'humeur,

essen-tiellement mélancolique, surlesthèmes de la mésintelligence ou du désenchantement.

Quelques-unesenfin atteignent au sublime ; qu'est-cequelesublime22? Un

inépuisa-bleproblèmededéfinition,unprincipedeperfection, ordinairementsynonyme de style

nobleet de pensée élevée, unegrandioseabsence de figures... Au chapitre Du cœur,

dansune, deuxremarques(n° 23, 45),danslaclausule,voirelesyntagme final d'une

troisième (n° 26),ilpeuts'interprétercomme ladimensionuniverselled'unetendresse aussi profonde que discrète.

Pourune logique du cœur

1. Lecœur, c'est l'Inexprimable,quientretientaveclelangage unrapportde

séduc-tion et de violence.

LaRochefoucauld danslesMaximes23avouaitsesdifficultésàdéfinirl'amour,et

optaitfinalementpouruneidentificationdistributive:dans l'âme, danslesesprits,dans

lecorps. ChezLaBruyère,outrequelecorps est presque indiscutablementabsent,

s'inté-resser à ce quiadvient« enamour »révèlequ'onnesesitue plus dutout« dans l'ami-tié ». Lemot même de« coeur» est unefaçond'abstrairesansdéfinir: pas de« Le

cœurconsisteen... », commec'estlaformuleemployéeparexemple au n° 47, eu égard à la libéralité. Lecœur s'étend dansletexte aux dimensionsd'unchamp sémantique,

« classème»en ce qu'ilestgénérique,« virtuème»dansl'actualisation qu'endonne

l'auteur24. Leséquations déduitesau fildu chapitre sont entre autreslessuivantes : le

cœur estun avoir : avoirlecœur del'autredénotel'amour; lecœurse constitue

enobjetdedon(n° 26)—unprincipe: lecœur s'inscritsouslesigne dudérèglement,

ilengendreleparadoxeetledésordre (n° 29) —uncontenant: appréhendéparsa limite,

par l'épuisementdesesforces vives (n° 34) —enfin unepermanence:ilestcequi

con-cilieles inconciliables (n° 73).

LaRochefoucauld25avait déjà insisté sur les milledifférentescopies del'amour

dontiln'ya pourtantqued'unesorte. La préciosités'étaitavanttoutmanifestée par

un jeud'approximationsentreles sentimentset leurs expressions. On remarquerade

mêmedanslechapitredeLa Bruyère laprégnancedespréoccupationslinguistiques et

métalinguistiques. 19. N° 60, 12et 32.

20. Cf. à cesujet, M.FUMAROLI:L'âgede l'éloquence, Genève,ÉditionDroz,Paris,

Édi-tionChampion,1980(pp. 446-447, 661-672, etpassim).R.ZUBER :Les«belles infidèles»et la

formationdugoûtclassique,Paris, ÉditionA. Colin, 1968;Actes du colloqueinternational Cri-tique et création littéraire, Paris, CNRS,1977,pp.375-393 ;Chapitre« Littératureet classicisme »,

Histoire Littérairede laFrance, Paris,Éditions sociales,1975, T.4, pp.67-85. 21. N° 18, cf. aussi n°41, 43, 51.

22. Question quesepose La Bruyère au n°55Desouvrages del'esprit;desouvrages récents peuventapporterun élémentderéponse, notamment: « Lesublime»,Revued'Histoire

Litté-rairedelaFrance, ÉditionA. Colin, n° 1, 1986; Du sublime (collectif),ÉditionBelin, 1988.

23. Maximes n° 68.

24. Terminologie empruntée à B. Pottier. 25. Maximesn° 74.

(6)

On peut voir travaillerlemétalangage,en guised'amorce au n° 15 : « Sij'accorde

que... », de modalisationet de relance au n° 16 : « si j'oseainsi parler... ». Autant

de marquesd'untourdevissupplémentairedonné àcequis'affichedèsletitre comme

un«discours sur», celui-làmême,classique,contrelequels'écriventlesFragments d'un

discours amoureuxdeR. Barthes(«langagepremier»,«méthode dramatique »,«

dis-cours de»), auxquelsletexte de La Bruyère entraîne pourde nombreuses raisonsla

^ référence.

La Bruyère appelledesesvœux une certaine formederéalismelinguistique26,dont

lepostulat pourrait s'énoncer ainsi : à deux chosesdifférentes, deux noms différents.

« Cette autre jalousie quiestun sentiment juste, naturel, fondéenraisonetsur

l'expé-rience, mériterait un autre nom » :au n° 29,leproblèmesepose danslestermesd'une

communautédenom pour deux réalités présentées comme antithétiques. Manquede

nom au n° 46: « Je nesaispassiun bienfait qui tombe sur un ingrat (...) nechange

pas de nom...». Excédent au contraire, pour signifier une catégoriede relation

dis-tincte,et réprouvée : « cultiver/ses amis/par intérêt», c'estsolliciter27. Pour finir,

au n° 64, « La vieest courte,sielle neméritecenom que lorsqu'elleest agréable»,

l'objetsur lequel porte l'appréciationestmoinsledéfaut ou l'excèsqu'uneutilisation confusément idéologique du nom.

Et dansl'amouraussi,lediscoursa saplace. La vengeancedu mal-aiméseprévaut

desressources lénifiantesdel'adjectivationet desesdegrés, pour faire« d'une personne

ingrate une très ingrate »28.Présentencreux,lelangageestparfois disqualifié:len° 43

surledestindesbienfaitsne peut-ilpasselireàlalumièredecepassage deMontaigne29 :

«l'uniondetelsamisétant véritablementparfaite,elleleurfait (...) haïretchasserd'entre

euxcesmotsdedivisionet dedifférence : 'bienfait, obligation, reconnaissance, prière,

remerciement',et leurs pareils» ?

2. Lecœur, c'estl'Intraitable,qui contrevient à touteslesrègles de lasocialitéla

plus accoutumée.

L'inconséquence,la dépense inconditionnelle, la miseà malde laraison,

appar-tiennent au discours d'escorte surl'amour; plusieurs remarquesdeDu cœur viennent

apporter un démenti aux pratiquessocialesexaminées dansd'autreschapitres.

Quel-ques exemples.« L'onn'est pas plus maîtredetoujours aimerqu'onne

l'a

été de ne

pas aimer » (n° 31) : où'est doncl'attitudeconcertéeet lamorguedesgrands ? — il

est vrai

qu'à

la cour30,l'ambition n'est pas moins passionnée, qui réduit l'hommeà l'esclavage.« Donner, c'estagir :cen'est pas souffrirdesesbienfaits,ni céderà

l'impor-tunité ou àlanécessitéde ceuxqui nous demandent»(n° 42) : laproposition négative

évoquele sort des bienfaiteurs, stigmatisé dans Des biens defortunen° 33, et l'âme

desparasites,les Mopse31, lesTroïle".« L'onestplus sociableet d'unmeilleur

com-merce parlecœur que par l'esprit »(n°78) —explication anticipéedel'acrimonie du

chapitre De la société et de la conversation. Sur l'article du sentiment, La Bruyèrese

départit mêmede son idéalde médiocrité vertueuse: « iln'y a guères au monde un

plus bel excèsque celui de la reconnaissance» (n° 80).

Pour signifier l'impuissancedelalogique,iln'estquedes'en prendreà larelation

causale. On met l'accent surleseffets, similairesàl'unetl'autretermesde

l'amour",

ou bien l'on renvoiela cause à son mystère(« Si une laidesefait aimer... »34).

26. C'estàl'époqueun problème fondamental, cf. A. ROBINET:Le langage à l'âge

classi-que, Paris, Édition Klincksieck,1978;P. SWIGGERS:« La théorie dusigneà Port-Royal»,

Semio-tica, La Haye, Édition Mouton, 35-3/4, 1981,pp. 267-285. 27. N° 57.la marque de polyphonieapparaîtà la6eédition.

28. N° 19.

29. «De l'amitié», Essais, I, XXVIII. 30. Cf. en particulier C. n° 12,67, 69, 70. 31. Du méritepersonneln° 38.

32. De la société et de la conversation n 13. 33. N° 33.

(7)

Alaraison quidissocielescontraires,sesubstitue un modedel'excès oude

l'intran-sigeance(« L'onveut faire toutelebonheur, ou,sicela nesepeut ainsi,toutlemalheur

de cequ'on aime »35), lemême qui règle et dérègleles tragédies de Racine.

L'écriture du cœurselaissealors envahirpardes figures caractéristiques, comme

l'oxymore ouleparadoxismedesn° 16(« avoir la générositéde recevoir »)et41 (« ils

sont contraints de demeurer libres»), commelecomble oul'effetpervers du n° 61(« Il

ya de certaines gens qui veulentsiardemment,sidéterminément une certaine chose,

que de peur de la manquer,ilsn'oublientrien decequ'ilfaut fairepourla manquer»),

comme d'autres renversements de valeur, retournements mécaniques, principes de

non-contrariété36.

Quantà laleçonà tirer,siàpartir d'uneremarque comme la62 (« Leschosesles

plus souhaitéesn'arriventpoint ; ousiellesarrivent,cen'estnidansletempsni dans

lescirconstancesoùellesauraient fait un extrême plaisir »), un consentement fataliste

àlacontingence peut confiner à l'ataraxiestoïciennedevantces choses quine

dépen-dent pas de nous, en revanchelaremarque suivante pointe lasagesse desdisciples

d'Épi-cure(« Il faut rire avant qued'êtreheureux, de peur de mourir sans avoirri »). Nous

n'auronsgarde de conclure;sicen'est que La Bruyère opposedenouveau à toute

inten-tion dogmatique un non qui marque l'ensemble du texte de son estampille.

3. Lecœur, c'est l'Incessant, qui remetenjeu sansselasserlesmêmes

configura-tions temporelles déjà éprouvées.

Laviedel'amourestà l'image decelle des individus37,avecsesévénements

mar-quants,lanaissance etlamort38,tandis que croissance et longueur de temps fontl'objet

de préventionsaux n°4et13.Iln'yad'amourqu'éphémère, cheminleplus court pour

allerdepas à « plus », en passant souvent par« trop»39,expérience limitée dont les

bornes échangent d'ailleurs leurs caractéristiques: « Lecommencementetledéclin de

l'amourse font sentir parl'embarrasoù l'onest desetrouverseuls »40.Entre temps, d'autresrapportssedessinent :avant,l'attentedésespérante ;après, l'oublidésespéré41.

Letemps décrète sa toute-puissance, spécialement danslecontretemps,lehasard, qui

seraille de toutcequiest fixé etdéterminé;maissiledésir, dans son opiniâtreté, noue

quelques relations, plutôt senties comme néfastes, avecladurée, teln'estpaslecasdu

sentiment amoureux. LaBruyèrereprend àsoncompte l'idéedesintermittencesdu cœur,

déjà emblématisée chez La Rochefoucauld par l'image du feu que

l'on

doit entretenir:

versatilité et inconstance dans les attachements aux n° 34et 35, paresse qui émousse

lespassionslesplusvivesaux n° 69et70,

d'où

sedéduisentdesconstantes

psychologi-ques, une conception delanature humaine.Lecaractère épisodique du plaisir

d'«

être

avec»42renforcel'affirmationde lasagessedans la durée, dans cette constancequ'un

Vauvenargues définira comme« lachimèredel'amour»43,dont l'appétencesedisperse

sur un certain nombre de mots-valeurs comme« conserver, assiette, tranquillité»,ou

encore « inépuisable » et simplement « toujours»44. Cependant, et malgréqu'onen

ait, l'avènement de la remarqueest souvent motivée parlesingulatif, la mention par

exemple du «premier» : « L'on aime bienqu'uneseule fois, c'est la première... »,

« Il n'ya

qu'un

premier dépit en amour, comme la première faute dans l'amitié, dont

on puisse faire un bon usage

»".

35. N° 39. 36. N° 30, 39, 73.

37. Cf. LA ROCHEFOUCAULD. «Del'amouret de lavie »,Réflexions diverses.

38. N° 3. 12. 32. 39. N° 30. 40. N° 33. 41. N° 60 etn° 38. 42. N° 64.

43. Réflexions et maximesin Œuvreschoisies de Vauvenargues, Édition Club français du

livre, coll. Portiques,1957.

44. N° 69,n° 76, n° 71,n° 35 et n° 34, 71, 75. 45. N° 11 et n° 28.

(8)

Lelangage, la société,letemps... Autantdire,poursubsumer cette triple

associa-tion,quelecœuratoutàvoiraveclerécit. Lesremarques 66, 67,68ordonnentune

successiondepetites séquencesnarrativessurlesthèmesdela vengeance,dela fierté,

desliensentrel'amourdu prochainetl'amourde soi-même, sortesd'argumentsde

comé-die,desynopsis anonymes. Dansd'autres, l'actualisationstrictement verbale ouvre sur

une perspectivepsychologiqueetromanesque :« Celui qui a eul'expérienced'ungrand

amour négligel'amitié ; et celui qui est épuisé surl'amitié

n'a

encore rien fait pour

l'amour» (n° 8parexemple, mais aussi9et 13). D'autresencoreontétélesupport, volontaireounon, d'unépisode littérarisé,etl'onnesauraitsedéfendred'uneffetde

lectureprospectif.Demême quelesdécouvertesdeSwannvontverscette maximede

LaRochefoucauld : «Onn'estjamaissiheureuxnisimalheureuxqu'ons'imagine»46,

de mêmeUnamourde Swannn'a-t-ilpas pour pointdedépart l'étude des possibles

narratifs et des compensationsmentales...« siune laidesefait aimer»47 ? De façon

plus explicite,lechapitre Du cœurestprésentàdeux reprises au moins dansAl'ombre

desjeunes fillesenfleurs: sousformederéférence inexacte danslabouche dubaron

de Charlus : «Êtreprèsdes gens qu'onaime, leurparler, neleur parler point, tout

est égal»48 (cf. n° 23), où il reconnaîtleseul et bien rare bonheurde lavie ; l'autre

émane duNarrateur,plus quedel'amoureuxdeGilberte, c'estla première phrase du

n° 20surl'amouretlafortune, quand toutelascène de lapotichede vieuxChine tend

verscettedénégation: « pourmoi, aucontraire,lemoyen matériel avaitétéobtenu,

mais, au mêmemoment (...)lajoieavaitétédérobée»49. Iln'yapas dehasardàce

queProust sesoit focalisé essentiellement surlechapitre Du cœurdans sescitations

de La Bruyère, à l'exception de celle qui concerne l'athéisme et la dévotion de

commande50,quiestempruntéeàDelamode(n° 21), maissert du restedemétaphore

assezobscurepourlatransformationhistoriquedel'amour desgarçons,d'une

homo-sexualitéde coutume (grecque)à une homosexualité coupableet cachée.

Les caractères de l'hommesensible ?

1. C'estleconted'Émire,modèle d'écrituresingulierdanslesCaractères,qui opère

latransition d'aveclechapitreantérieur,Desfemmes:précédéd'unemaxime program-matique,il décrit l'éveildela femme au désir danslarelation triangulaire. Al'instar

de La Rochefoucauld qui voyait dans l'amour le moyen miraculeux de guérir la

coquetterie51,La Bruyèrelui attribuelepouvoirde fairetomber touslesmasques,y

compriscelui del'indifférence. DanslesMaximes,cequiconcernaitl'amourétait

direc-tement ou indirecdirec-tement féminisé:La Bruyèrenesetargue pasd'innover.Est-ceàdire

qu'après unchapitretraitantde lanatureféminine ou mieux encoredesartificeset des

déportementsdela femmeensociété, ons'attacherait maintenantaux affections

mas-culinesqu'elle provoque,suivant une disposition quipourrait s'intitulerDes hommes,

laissant auXIechapitre lesoinde la condition humaine engénéral? Outrequecela

supposede négligerl'amitiéetlesautres mouvements ducœur,laréductionn'estpas

siaisée.En effet, dèsledébutduchapitre, l'allusionaux« différentssexes »annonce

moinslaguerreattendue qu'une manièredeconditionnement sexuel : «Unefemme

cependant regardetoujoursun homme comme un homme ; etréciproquement...»52.

La Bruyèreévitetoutparti-pris :exempleau n° 17, « Les femmesaccusentleshommes

d'êtrevolages, etleshommes disent qu'elles sontlégères»,pour s'autoriser d'unregard

supérieur quiprendbonne notedel'imaginairedessexes.Son lieu deparolen'enreste

pas moinsmarqué parlamasculinité, évidente dans ladistributiondessujets(« Celui

46. Maximes n° 49. 47. N° 36.

48. A la recherche du tempsperdu,Gallimard, Pléiade, T. II, 1988,p. 122. 49. Idem.T. I, p.613.

50. Idem.,Laprisonnière, T. III,p. 710(«un courtisan dévot sous un prince dévot eut été

athée sous un prince athée»). 51. Maximes n° 349. 52. N° 2.

(9)

qui »53) et des objets(« Celles qui nenous ménagentsur rien »54), lesquels déclinent

aufémininlesdegrés de labeauté, de façon plus ou moinsimplicite55.A certains moments

pourtantletextetendversleneutre. La désexuationest permiseparl'utilisationde for-mes impersonnelles,infinitifsqui excluentl'expressiongrammaticaledel'agent,ou

pré-sentatifsquiactualisent l'existenced'objetsabstraits,et depronoms indéfinis,tels que

«on »,« quelqu'un»,ou encore« ceque ». Quel'idéologiede laclôture dont parlait

R. Barthes56dans unva-et-viententrelemondesignifié et lastructurationdu texte,que cetteclôturesoitmoins franche danslechapitreconsacréau cœur,voilà qui seraitbeau.

2. « C'estdonc un amoureuxqui parleet qui dit... » : ainsi débutentles

Frag-ments barthésiens.L'étudedel'instanced'énonciationdanslechapitredeLaBruyère

n'estpasnon plus dépourvued'intérêt,entantqu'elletémoigned'unesensibilité nou-velle, lisibledéjà au n° 10Desfemmeset quise retrouve, mais déléguée àun ilnon identifié dansledit« Fragment », n° 28Desjugements.Plusieurs élémentssont à prendre

enconsidération. La remarqued'ouvertureassimilel'amitiéàuneexpérience

aristocra-tique et spirituelle. On compte trois allusions au« tempérament»57,lequel signifie

l'indi-vidualitéadmise dansson caractèrele plusparticulier (autrement dit l'idiosyncrasie,

suivantla mêmeisotopiemédicale),àl'intérieur

d'un

discoursàvocationuniverselle.

Révélatrice aussi, larépétitiondel'expression« ymettre dusien »,

qu'on

peutgloser une première foispar«agir selon sanature propre»(n° 17),la seconde foispar«

s'inves-tir »(n° 60ils'agitàproprement parler

d'un

investissementlibidinal).Pource qui

concernelespronoms personnels,«On »recouvre souventle« Je »de laconfidence

voilée quiapparaîtdefaçon sporadique.Exemple,au n°27 : « L'onne voit enamour

de défauts dansce

qu'on

aimequeceuxdont on souffresoi-même », la distanceest

minimeentrelepronomindéfinidel'énoncé gnomique, dontlaréférenceestconstruite

parlesémantismedes verbes, et unepremière personnequis'inclutmais nes'aventure

pas àparlerensonnom.Anoter que«On »estparfoissynonymed'altéritépolicière, comme dans la clausule,«desitendres engagementsqu'onnous défend », et que« Je»

peut avoirlavaleur

d'un

simpleappui du discours, danslamoindrecharge

émotion-nelle. Enfinla séquence71 sur le « gouvernement», danslaquelle est inséréeleseul passagemimétique du chapitresous laforme du (pseudo)portraitdeDrance,atoutes

lesapparences

d'un

affleurement autobiographique ; ellefait étatd'unerelation

péda-gogique, mentionneles intriguesetlescabales, analyseaucasparcas lesréactionsde sensibilité des hommesen butte àl'ascendant d'autrui.

Chamfort58: « Netenir danslamaindepersonne,être I"hommede soncœur',

desesprincipes, desessentiments :c'estceque

j'ai

vu de plusrare » ;pour LaBruyère,

ils'agitplutôt d'êtrel'hommede laraison.D'oùun discoursquin'estpasinformé par

lesentiment,quiau contrairesedonnecommeinformésur lui.Toutefois,après

qu'on

a ditcela,onnepeut s'empêcherd'entendre,danslebrouillagede cesremarques,une

voix certes plusténue qu'ailleurs, mais moins déformée par les poses auctoriales.

3. Ils'agiteneffetd'aimersans perdrelaraisonetl'on s'attacheramaintenant

auxaltérations danslepetitunivers deDu cœur. Universmarqué par momentsd'une

positivité hyperbolique,d'unenthousiasme intransigeant: « L'on n'aimebienqu'une

seule fois : c'est la première », « L'amourcommencepar l'amour »59. Maisil n'y a

pasd'apparenceà ce que celadure,l'amour n'estjamaisunefin, uneidéalitédansles

Caractères.Nul fanatisme amoureuxchez leur auteur,maisunpessimismetenaceen

contrepartie.Celui-ci sembleadopter trois formes,lesmauximmiscés,lesmaux

corol-laires, etl'anthroplogiepessimiste. Desautres chapitresémigrent les fléaux bien con-53. N° 8. 14.

54. N° 29. 55. N°3, 36.

56. «La Bruyère », Essais critiques, Seuil,1964, pp. 221 à 237. 57. N°3, 29 et 71.

58. Maximesetpensées,«Maximes générales», inŒuvresprincipales,J.J.Pauvert,1960. 59. N° 11 et n°9.

(10)

nus del'argentetduparaître : l'un pouraccuser une pénuriepathétique60ou estimer

par métaphorelesinvestissements symboliqueset lecommercedessentiments(avec les verbesrévélateurs : « coûter »,ou « acquérir »61); l'autre couvrantlesactions

néfas-tes du mensonge,dela dissimulation, oude leur aspect intellectuel, représentéparle

sophisme62.Sansoublierlatrinitédes vices del'hommesocial, quiviennent jusque dans

cechapitrefaire leurœuvrede discorde :volonté de puissance,amour-propre,etintérêt63.

On peut appeler maux corollairesceuxquelecœurfaitnaîtredelui-même, commela

jalousie, dontilest remarquable parailleursqu'ellepuisse constituer dans unede ses

variantes un élémentdevaleur,c'estla«délicatesse»au n° 29(dans Del'homme,au

pointde vue de lamorale sociale,lajalousie vertueuseest baptisée« émulation», il s'agit toujoursd'ensauver quelquechose).La« faiblesse »quantà elle,travers ou

cala-mité,estpeut-êtrelemotclimatérique duchapitre, tantilapparaîtdirectementassocié

aux affections ducœur64. Letroisièmeavatarde pessimismeprenddesproportions

anth-ropologiques ; dans lespremières éditions, certainesdesremarques étaientd'ailleurs

placéesdanslechapitre Del'homme.Lesn° 34 et35confirment la médiocritéhumaine,

l'insoutenablelégèreté del'être, dontl'expression tragiqueest : «Onseconsole ».

Dis-persés danslesremarques62 à 65, des sèmesd'amertumeetd'insatisfaction.Jusqu'à

celle-ci,qui danslajustessede saformeramassée dit l'épreuve décevantede

l'intersub-jectivité : « Qu'il est difficiled'êtrecontent dequelqu'un ! »65.

L'amour n'est qu'unmoment du texte,iln'yapas

d'art

d'aimerchezLa Bruyère;

lesentiment moralvientcomblerlevide laissépartantd'insuffisances, l'édification

quoi-quevoiléegarde toutessesprérogatives.Le sensmoral,actualisédanslarelationàl'autre

— larhétoriquedesn° 48 à 50se soutientdel'opposition«soi-même

/

lesautres»,

parmilesquelsla catégorie spécifiquedes« malheureux», des« misérables»

com-batactivementlespositions cyniqueset lesinspirations« politiques», lemot faisant

référenceàunesortedemachinationdu sentiment, au n° 55. Ils'appuiesurces piliers

quesont l'amitié, lacharité etleservice desautres. LaBruyèreretrouvelegoûtdel'amitié

(n° 1), avecpeut-être unepointepolémiquecontreLa Rochefoucauld(«

/l'amitié/

est

fadequandon asentil'amour »66).Carsilespassionsdetempérament sont présentées

comme desfaiblesses,comportentmême unepart d'imprévisibilité dangereusepour

l'ordredu monde,l'amitié,elle, estexemplairedu renversementdel'énergievers lebien,

enaccordavec lespréceptesdela religion. L'Évangile, intégréàla dynamiquesociale,

inspire trèscertainementlaremarque58.Charitéet service desautres67: autantde valeurs

prônéesparlepartireligieux, qui interviennentàplusieurs reprises dans lasociologie

etla consciencepolitiquedesCaractères. La volonté prégnanted'insufflerdela valeur

atteintson apogée dans cettephrasedu n° 41 : « Celui-là peutprendre,quigoûte un

plaisiraussidélicatàrecevoir que son amiensentà luidonner » ;sont concentrésici :

l'échangeet la réciprocitésyntaxiquementsuggérésparlacomparatived'égalité,la double

générositédedonneret derecevoir,indépendammentdel'orgueild'uncôté,de la

sujé-tiondel'autre,del'intérêtdanslesdeuxcas, la saveurdela bienfaisanceet leprimat

du sensible, la délicatesse quiàl'opposédu n° 29n'estpascause desouffrancemais

de plaisir.

Soulignerlestensions idéologiques du chapitre Ducœurne présentesans doute

aucune originalité. A nouveauparlerdeLa Bruyèreendeux temps, entre deux temps :

l'unqui nes'accommodede la sensibilitéqu'àl'harmoniseravec laprescription morale;

l'autre,proche, oùl'onseréféreraaucœur pourproclamerlapuissanceet

l'authenti-60. N° 20. 61. N° 44et54. 62. N°37, 72 n°74n° 72, 77. 63. N°51 — n° 21. 22.67.68 — n° 57. 58. 77. 64. N°31, 34 36 70 71 84. 65. N°65.

66. Maximesn°440(c'est danssapostérité que Proustseferalecontempteurdel'amitié, de l'illusionintellectuellequ'elle entretientet de samédiocrequalité).

(11)

citéuniqued'unesensibilitéessentiellementnaturelle. On lit chez Vauvenargues68: « Les

grandespenséesviennentducœur », et«

/La/

force

/de l'âme/

estdanslecœur,

c'est-à-dire dansles passions». Tensionaussientrela sociabilité et la naturel69,lenaturel

érigé en désir, et la vertu du refoulement70. On lit chez Chamfort71 : «Jouiset faisjouir,

sansfairede mal ni àtoinià personne:voilà,jecrois, toutelamorale».Tout

l'effort

desmoralistes dusièclesuivant serad'établirunemoraleplusorientéeverslesouverain

bien,émancipée de la religion : « vertu»dansl'amour de la vie etdanslasolidarité

humaine pourVauvenargues, «caractère»etpassiond'êtreà soipour Chamfort.

Ten-sion encoredansletexte deLaBruyèreentrelaprimautéde laraison,seul guidepour

l'homme sage72,etl'existencede l'émotion,sur laquelleil fautfaire fond. Citons le

n° 82 : « Il ya des lieuxquel'on admire; ilyenad'autresqui touchent,etoù

l'on

aimeraità vivre. Il me semble quel'ondépenddes lieuxpourl'esprit, l'humeur,la

pas-sion,legoûtetles sentiments». Denombreux commentateursontmisl'accent,

par-delàlesréminiscencesmalebranchiennes,et endépitdel'illusion rétrospective,sur la

prémonitiondes déterminismes géographiquesde Montesquieu ou, plusjustementa

priori,sur une annonce du sentimentde lanature et des rêveriesrousseauistes. Tout

bienconsidéré, outreque laréflexion surles climats est prisedanslecontinuumde la

culture scolastique,lethèmede laretraite, bucolique pource qui estdumodèle

anti-que, alimentelargementlesspéculationsdesmoralistes,de La Rochefoucauld73jusqu'à

Chamfort74; maisilestprobableque la référenceculturelle s'accompagned'une

rela-tiveindifférence aux potentialités du paysage-étatd'âme,quis'ébauche dansla

remar-que de La Bruyère...

Pour autantquecechapitre nous permettedeconclure,l'amouricin'est

pas

un

sensdonnéà la vie, oul'élansusceptibled'inspirerl'entreprise créatrice.Ilfaudrapour

cela quedécante l'influence du goûtclassique, aubénéfice des émergencesconjointes

del'individu douéde sensibilité et du principe esthétiquedel'imperfection plaisante

qu'ontrouvedès 1746dansles RéflexionsetMaximesdeVauvenargues. LaBruyère

nereconnaîtàl'amourquelepouvoirde latentation,quitombesouslecoup du

rigo-risme àl'antiqueet duchristianismedesprédicateurs; celui-ci, essentiellementorienté

verslesalutdel'âme, n'ayantrien encorede latendrereligion queprôneraun certain

romantisme.«L'homme,dans

l'état

actuel de la société, meparaîtpluscorrompupar

saraisonqueparsespassions»avanceraChamfort75: à la fin denotretexte, laraison

reste, intacte, commelepremiermoteur souhaitable, pour autantqu'ona mis en lumière

toutesles atteintesopéréespar le cœur danslapersonneet dansla société.

Dansl'optiquede laréception, on peutaussidéborder LaBruyère,sesintentions

d'auteur,attendu queDucœurestlechapitre où fonctionneleplusmanifestementce

que M. Riffaterrea appelé « l'effetde vrai »76. Différentes remarques, c'est un fait,

neressortissentplus du toutà lapédagogie moralerevendiquéedansleDiscourssur

Théophraste— «

/cet

ouvrage/netend

qu'à

rendre l'homme raisonnable» mais

s'installent résolument dansl'impact. L'impact,réalisé semble-t-ilparcetteinvitation

àl'imaginairequ'autoriseunengendrement purement grammaticaldes significations.

68. Réflexions et maximes, op. cit. 69. N° 78 et 79.

70. N° 85.

71. Maximes et pensées, op. cit., « Pensées morales». 72. N° 71.

73. Cf. lefragment« Delaretraite», quin'apastoutefoislecaractèrenostalgique de la maxime342 parexemple, sur«l'accentdu pays oùl'onest né ».

74. «Dugoût pourla retraiteet deladignité du caractère», op. cit.

75. Maximes et pensées, op.cit.

76. « L'effetde vrai :La Bruyère àl'eau forte»,TricentenairedesCaractères, Actes de Mac

(12)

Remarque23 : Êtreavec des gensqu'onaime,celasuffit ; rêver, leur

par-ler, ne leurparler point, penserà eux, penser à des choses plusindifférentes,mais

auprès d'eux, tout est égal.

Ilfautsavoirlire etensuitesetaire,est-ildit dansleDiscours à l'Académie : peu

de moments dans les Caractèrespermettentencore aujourd'huiune tellerésonance.

Références

Documents relatifs

La carte du mathématicien Oronce Fine, qui date de 1536, est célèbre parce que la projection permet de révéler ce qu’on connaissait mal à la Renaissance : les terres australes

Les élites sont à la fois celles qui construisent le plus en béton, des villas imposantes comme celles que l’on peut voir dans les films nigérians de Nollywood, mais aussi celles

Sang Hémat(o) Hémo- Tissu conjonctif liquide, circulant dans les vaisseaux et les cavités.. cardiaques, composé d’une phase liquide (le plasma) et d’éléments figurés en

Elle baissa les yeux sur Lor San Tekka et tendit la main pour se préparer à fouiller dans la tête du vieil homme.. Lor San Tekka regardait Rey avec une expression étrange, et il

Dans chaque cas, donne la nature du triangle (2 qualificatifs par triangle).. a) Trace les triangles pour lesquels tu as des renseignements précis.. Dans chaque cas, donne la nature

Il coûte moins à certains hommes de s’enrichir de mille vertus, que de se corriger d’un seul défaut ; ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenait

Le récit de kafka lui aussi a quelque chose de labyrinthique dans la mesure où l’on a du mal à y trouver son chemin, à l’interpréter simplement et son interprétation

5°) En cette Journée Mondiale des Malades, prions pour tous les malades de notre communauté, pour nos prêtres en particulier et pour tous ceux qui sont touchés par