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Ion d’Arthur W. Verrall et The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde

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Academic year: 2022

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Ion d’Arthur W. Verrall et The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde

Introduction

“LA CHORYPEE. - Que personne jamais, voyant cette aventure, ne tient aucun destin mortel pour impossible.”

Euripide, Ion, 1510-11

Nous savons que pour les Victoriens, « earnestness » est un idéal, une vertu supérieure1 ; nous savons aussi que dans The Important of Being Earnest, A Trivial Comedy for Serious People, Oscar Wilde se rit également des idéaux victoriens, tout particulièrement d’earnestness. On peut donc s’étonner que cette farce, qualifiée de triviale par la plume même de l’auteur, puisse avoir un lien avec Ion, une tragédie d’Euripide. Cérébrale et élevée, la tragédie est le genre littéraire le plus grave qui recourt à l’émotion pour purifier l’individu de ses passions et fournir à la société des héros à valeur paradigmatique solide. Physique et grotesque, la farce est le genre littéraire le plus léger qui met en jeu la mécanique du corps.

Elle ressort à la mécanique du corps pour divertir l’individu et rappeler à la communauté son ancrage dans l’ordinaire. Le retournement des situations qu’elle met en scène et qui la rend édifiante, le fait uniquement dans les limites du terre-à-terre et du quotidien. Diamétralement opposés, ces genres semblent difficiles à concilier. Que la structure, les personnages et situations d’Earnest s’apparentent à une tragédie peut ainsi paraître, sinon aberrant, du moins fantaisiste. Pourtant cette communication avance l’hypothèse suivante : en brisant les démarcations des genres littéraires, la farce de Wilde exploite bien une trame de tragédie.

En 1890, alors que Wilde rédigeait son deuxième volume de contes, A House of Pomegranates, et sa comédie Lady Windermere’s Fan, l’Ion d’Euripide était produit à Cambridge par des étudiants2 dans une traduction d’Arthur W. Verrall, parue en librairie en cette même année3. Edith Hall et Fiona Macintosh4qui ont relevé ce fait, ont aussi mis au jour un rapport formel entre Ion et Earnest, rapport qu’Ian Ross a ensuite consolidé5. Selon les trois, c’est la traduction de Verrall, sa production à Cambridge ou les deux à la fois qui ont inspiré à Wilde l’épisode du sac à main6 dans la scène de reconnaissance d’Earnest.

En suivant cette piste, la présente communication tentera de monter, dans un premier temps, que l’impact d’Ion sur l’œuvre de Wilde va au-delà d’un rapport formel et au-delà d’Earnest. L’Ion de Verrall - plutôt que celui d’Euripide – sert à créer une tension entre idéalisme et pragmatisme, verticalité du tragique et horizontalité du comique. Par le lien platonicien qui rattache les objets aux « idées » et la force du destin qui relie le héros à la transcendance, dans Earnest, Ion mobilise des stratégies de lecture sur un axe vertical. Puis, la tension entre la verticalité - de l’idéalisme et de la tragédie- et l’horizontalité - de la farce et du pragmatisme - sera lue dans un contexte autobiographique. L’étonnante rencontre entre le privé et le publique qui s’opère dans cette pièce nous permettra, enfin, d’avancer que le

1 Qui, sur le plan théorique, trouve sources dans l’idéalisme de Hegel et de Hume.

2 http://www.cambridgegreekplay.com/plays/1890/ion . 3 https://archive.org/details/euripidouionionw00euriuof

4Greek Tragedy and the British Theatre1660-1914, OUP, 2009, p. 151.

5Oscar Wilde and Ancient Greece, CUP, 2011, p. 174.

6 “Either the performance or his (Verrall’s) edition or both (…) almost certainly suggested the famous

“handbag” scene in Oscar Wilde’s The Importance of Being Earnest ” (cité par Ross 174). Notons que la pièce avait été représentée du 25 au 29 novembre 1890 au Theatre Royal, Cambridge.

http://www.cambridgegreekplay.com/plays/1890/ion

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concept d’« earnestness » n’est pas seulement moqué ; il constitue aussi un trait identitaire qui embrasse la farce, l’œuvre de Wilde et que Wilde embrasse aussi.

Première partie : L’Ion d’Euripide, l’Ion de Verrall et Earnest

Ion est l’éponyme fictif des Ioniens, comme Doros est celui des Doriens – qui chez Wilde, ont inspiré le prénom de Dorian Gray. Fruit de la séduction de la princesse athénienne Créuse par Apollon, Ion est exposé par sa mère dans un petit panier et recueilli par Hermès pour être déposé à Delphes où il est élevé par la Pythie et les prêtres en jeune docte. Entre- temps, Xouthos, un étranger qui sauve Athènes, épouse Créuse. Mais leur union étant restée stérile, ils viennent consulter l’oracle de Delphes. Apollon fait savoir à Xouthos qu'il doit considérer comme son fils le premier jeune homme qu’il rencontrera en sortant du temple. Il tombe sur Ion et l’invite à le suivre à Athènes où l’attendrait un destin royal. Devant la richesse et le pouvoir que lui offre Xouthos Ion hésite : avec esprit de repartie et une ironie délicieuse, il fait savoir qu’à la vie active il préfère sa vie d’hiérodule, serviteur d’Apollon. A l’issue de cette première et fausse reconnaissance, Créuse, qui prend Ion pour un fils naturel de son époux, tente de l’empoisonner. Condamnée à la lapidation, à l’instant où elle va être mise à mort par Ion, la Pythie apporte la petite corbeille dans laquelle reposait l’enfant abandonné lorsqu’elle l’avait recueilli. Créuse reconnaît alors son fils ; comme le note Verrall, à partir de ce moment, Ion perd son éloquence, devient laconique puis se tait. Athéna, dea ex macina, apparaît alors pour conclure l’intrigue : le jeune homme sera emmené à Athènes sur laquelle il régnera ; toutefois Apollon souhaite que Xouthos soit laissé dans l’illusion qu’Ion est son fils. Le silence du protagoniste face à la découverte de sa destinée et l’illusion dans laquelle les dieux tiennent à laisser Xouthos – et par conséquent le peuple d’Athènes – assombrit la fin heureuse de la pièce.

Ion problématise des questions relatives à l’identité et à l’individu. Comme Jack, le héros d’Euripide se trouve contraint d’assumer plusieurs identités, les unes après les autres : fils de Xouthos, fils de Créuse, fils d’Apollon, voire fils de la Pythie. Si leurs prénoms, Ion et John, les rapprochent, s’ils sont tous deux des enfants trouvés en quête de leur passé, s’ils sont spirituels et font, l’un comme l’autre, preuve d’ironie et d’esprit de repartie, les deux protagonistes sont aussi fondamentalement différents. Modeste, sérieux et mesuré Ion a un fond mélancolique et un penchant idéaliste ; ce qui n’est pas le cas de Jack. De même, alors que la reconquête de son identité originaire réduit Ion au fléchissement et au silence, elle pourvoie John/Jack/Ernest d’une vitalité remarquable et d’une joie irrépressible.

Ian Ross, qui a étudié les manuscrits de la pièce, affirme que l’épisode du sac à main, constitue l’un des rares points non modifié par l’auteur au cours de l’évolution de l’œuvre (Ross 2011 : 174). Par ailleurs, la confrontation des dialogues de ces deux épisodes à laquelle il procède par la suite7 ne laisse pas de doute sur le fait que Wilde puise dans l’édition de l’Ion d’Arthur Woollgar Verrall (1851-1912)8. Cette édition est atypique à plusieurs égards. D’une part, à partir de la page XX, l’introduction se développe comme un pastiche d’Euripide.

7 Voir infra, note 3.

8 Professeur à Trinity, Cambridge et membre des Cambridge Apostles, Verrall est aussi l’époux d’une des premières universitaires de l’histoire Margaret de Gaudrion Verrall, professeure à Newnham College.

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Verrall « ressuscite » le dramaturge pour lui faire « prolonger » son œuvre d’un épilogue9; d’autre part, dans son commentaire plus académique sur les qualités de la pièce, Verrall fait valoir la modernité d’Ion : à travers cette tragédie Euripide critiquait fortement la notion de l’infaillibilité religieuse. L’édition rentre ainsi dans la tradition du troisième tiers de l’époque victorienne où plusieurs valeurs, notamment la religion, sont fortement remises en cause.

Wilde, qui connaît donc ce travail de Verrall, l’exploite « impunément » dans d’autres contextes. Verrall imagine notamment Euripide prononcer un discours à la fin de la représentation de sa pièce, une sorte de « curtain speech ». Le dramaturge grec s’adresse alors directement au public Athénien pour lui signifier qu’il aurait reçu sa pièce avec attention, intelligence et sagacité et le féliciter de sa réception :

I have shown you a story … composed of incidents which, whether or not they happened long ago, might certainly happen to-day. Upon the facts of the case and upon the grave questions which arise out of it, you have no doubt formed an opinion; many of you, I doubt not, have read my tale… or you will form an opinion after reading and reflection. And-I congratulate you on all the glory of Athens. (Verrall 1890:

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Il existe des échos entre ce « curtain speech » imaginaire d’Euripide et le célèbre « curtain speech » prononcé par Wilde à la fin de la première de Lady Windermere’s Fan, le 22 février 1892 où, comme Euripide, il insiste sur la réception de sa pièce par le public qu’il félicite également :

« The actors have given us a charming rendering of a delightful play, and your appreciation has been most intelligent. I congratulate you on the great success of your performance, which persuades me that you think almost as highly of the play as I do myself.” (Elmann 1987, 346).

La fin de Lady Windermere’s Fan, d’ailleurs, n’est pas sans évoquer celle d’Ion. Mrs Erlynne, la mère de Lady Windermere, ne dévoilera pas son identité à sa fille qui la croit morte ; Lady Windermere laissera son époux dans l’illusion de lui avoir toujours été fidèle - alors que la veille elle s’était rendue chez Lord Darlington qui lui avait offert de l’emmener avec lui à l’étranger ; l’époux, qui connaît la véritable identité de Mrs Erlynne, laisse son épouse dans l’illusion que celle-ci est, au fond, une étrangère et une aventurière. Dans Ion, c’est Xouthos et le peuple athénien qui restent dans l’illusion. Les épisodes sont, certes différents mais les deux pièces se terminent de manière comparable en divisant les personnages entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui grâce à leur savoir ont un pouvoir dont ils refusent de tirer parti (Créuse, Ion et Margaret Erlynne), et ceux dont le pouvoir repose sur l’illusion (Xouthos et Lord et Lady Windermere).

Son identité est révélée à Ion par la présentation du panier, et par des insignes contenus dans celui-ci, décrits par sa mère avant de les voir : une couverture tissée par elle-même, un pendentif et une couronne d’olivier (Verrall 115). Une couverture et un pendentif sont également les insignes qui permettent à sa mère de reconnaître le héros du conte de Wilde

9L'épilogue "euripidéen" de Verrall tente d'expliquer la faillibilité de l'oracle en faisant valoir qu'il n'y avait en fait pas de dieu à Delphes du tout, ou du moins pas de Dieu qui se soucie. Il s'agit d'un travail tout à fait intéressant, dans lequel un groupe d'Athéniens itinérants et un acteur particulièrement désinvolte nommé Céphisophon tentent de convaincre les Delphiens qu'ils ont en fait été dupés par leur oracle depuis des siècles.

Le texte s'étend sur plusieurs pages, et est particulièrement ironique.

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« The Star Child10 » (1891), enfant trouvé qui, comme Ion, finit par être déclaré roi en redécouvrant ses parents. L’édition de l’Ion d’Euripide par Verrall semble avoir inspiré aussi bien l’œuvre de Wilde (Lady Windermere’s Fan, « The Star Child ») que ce que l’on peut appeler « sa pose », attitude adoptée pour faire face au public (son « curtain speech »).

Si l’on revient sur le personnage d’Ion, à côté de son aspect ironique, spirituel et mélancolique il est aussi docte, pieux et prudent. Attaché au dieu qu’il sert et aux principes vertueux qui lui ont été enseignés par la Pythie et les prêtres, il n’est attiré ni par le pouvoir ni par le faste. Verrall loue ces qualités d’Ion mais retient son idéalisme et développe tout particulièrement son désenchantement lorsque le jeune homme découvre que l’oracle est corrompu :

It is the least part of the evil that, accepting Creusa’s story, he, with his delicate and religious mind, must see in himself the fruit of an outrage, which he had denounced with indignation when he had supposed himself unconnected with it. But … Creusa’s story has been proved upon evidence…The fact so proved seems utterly irreconcilable with what Apollo by the oracle had stated respecting Xuthus. Then, then,the oracle of Delphi is false. And if so, what is truth? What and who is believable or worth believing at all?

This is an appalling question that forces itself upon Ion.” (Verrall, Introduction, XV)

Enoncé comme indigné, bafoué, dérouté, blessé et désenchanté, le protagoniste est aussi assombri par la découverte de la réalité – c’est-à-dire du mensonge – derrière les idéaux qu’il avait jusqu’alors vénérés. Le chemin qu’Ion a parcouru dans l’espace d’une journée est considérable et peut évoquer le chemin parcouru dans l’espace d’une nuit par Young Goodman Brown. Ce héros éponyme de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne11 qui se déroule dans la société puritaine de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle est un idéaliste puritain.

Son désenchantement est complet lorsqu’il réalise, à travers une expérience surnaturelle (ou bien un rêve) que tous les membres de la petite communauté de Salem, son village natal, y compris sa femme, prénommée Faith, se rendent à un sabbat animé par le Diable et sont par conséquent corrompus. Accablé par la croyance que Faith a trahi l’idée qu’il se faisait d’elle, il déclare « My Faith is gonne » (Hawthorne 141). Notons que le jeu de mots de Hawthorne sur Faith, nom propre et substantif, fonctionne comme celui sur Ernest/earnest chez Wilde12. La déception de Brown l’assombrit et son assombrissement est de même nature que celui d’Ion : idéalistes, les deux personnages se voient obligés de redéfinir l’axe vertical qui commande les destins des Hommes. Pour Brown, au lieu de rattacher l’Homme au ciel cet axe le rattache au royaume souterrain de l’enfer : « Evil is the nature of Mankind » (Hawthorne 146). Pour Ion, au lieu de rattacher l’Homme à la lumière de la vérité représentée par le dieu- 10“ 'I am thy mother.' (…) thou art indeed my little son, (…) I recognized thee when I saw thee, and the signs also have I recognized, the cloak of golden tissue and the amber-chain” (CW264).

11 Publiée en 1835 dans The New-England Magazine et reprise en 1846 dans le recueil Mosses from an Old Manse.

12 Par ailleurs, on peut mentionner également que dans « The Fisherman and his Soul », conte qui figure dans A House of Pomegranates, c’est-à-dire dans le même recueil que « The Star Child », Wilde semble réécrire la scène du sabbat de Hawthorne à travers l’épisode du Sabbat chez la sorcière qui promet au pécheur de le débarrasser de son âme. Chez Hawthorne, la communauté puritaine se trouve réunie sous le ministère du diable pour célébrer la conversion de Brown et de sa femme à la communauté satanique. Chez Wilde, comme chez Hawthorne, les cérémonies s’achèvent par les protagonistes qui font leur signe de croix. Voir Nathaniel Hawthorne, Selected Tales and Sketches, Londres : Penguin 1987, p. 139-40 et Oscar Wilde The Complete Works of Oscar Wilde, New York, Harper and Row, 1966, “The Fisherman and His Soul”p. 248-273.

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soleil, cet axe le rattache à la médiation de l’illusion par le rôle de roi qui lui sera confié à la fin de la pièce. Mais, même si Wilde ne reçoit pas Ion par le filtre de Hawthorne, le personnage de Verrall est suffisamment « moderne » par son masque : Ion aura un rôle à jouer, celui de roi, et devra le jouer sans jamais trahir qu’il n’aime pas ce rôle et que c’est un rôle auquel il ne croit pas. Ion se pose aussi une question qui n’est pas sans rapport avec ce qui vient d’être dit, une question que beaucoup de Victoriens se sont posée : peut-on avoir la piété sans la foi ? Présenté dans un registre qui touche les victoriens, Ion de Verrall avance dans une lumière idéaliste qui relève d’« earnestness ».

Deuxième partie : l’idéalisme dans Earnest et l’idéalisme chez Wilde : lien entre danger et destinée

En tant que thème, l’idéalisme parcourt l’ensemble de l’œuvre de Wilde. L’admiration de ses personnages pour des « modèles13 », le rapport de maître/disciple qui s’impose dans leurs relations14 ou encore la présence du mot « idéal » dans des titres comme An Ideal Husband en constituent la preuve. Lorsqu’il s’agit d’en parler ouvertement, l’idéalisme est dénoncé comme dangereux par des personnages « réalistes » comme Mrs Erlynne :

LADY WINDERMERE. We all have ideals in life. At least we all should have. Mine is my mother.

MRS ERLYNNE. Ideals are dangerous things. Realities are better. They wound but they are better.

LADY WINDERMERE. (Shaking her head) If I lost my ideals, I should lose everything. (Act 4)

Dans The Picture of Dorian Gray, dès l’ouverture du roman, l’idéal se rattache à au destin et à la fatalité qui commandent la relation entre Basil et Dorian15. Dorian est l’incarnation visible de l’idéal de Basil16. Mais il s’avère que l’idéal tue l’idéaliste qui le nourrit ; et cela de manière on ne peut plus cruelle : à la fin du roman, Dorian poignarde l’artiste17 et fait ensuite détruire son corps par corrosion au moyen d’acides18. L’idéalisme peut donc être fatal.

Prédestination, fatalité et destin constituent des notions-clés du tragique. Cela parce que l’action de la tragédie se développe sur un axe vertical qui rattache directement le héros à Dieu, aux dieux ou à la transcendance ; si bien que même si les évènements se déroulent sur la sphère de l’humain rien ne peut modifier leur cours. L’issue est prédéterminée par une volonté supérieure.

13Comme, par exemple, Lady Chiltern pour Sir Robert Chiltern dans An Ideal Husband, Lord Windermere pour Lady Windermere dans Lady Windermere’s Fan.

14 Comme, par exemple, entre Dorian Gray et Lord Henry le meunier Hans et son ami dans « The Devoted Friend » ou entre Gerald Arbuthnot et Lord Illingworth dans A Woman of no Importance.

15When our eyes met, I felt that I was growing pale. A curious sensation of terror came over me. I knew that I had come face to face with someone whose mere personality was so fascinating that, if I allowed it to do so, it would absorb my whole nature … fate had in store for me exquisite joys and exquisite sorrows… It was simply inevitable… we were destined to know each other." (Chapitre 1)

16Dorian, from the moment I met you, your personality had the most extraordinary influence over me. I was dominated, soul, brain, and power, by you. You became to me the visible incarnation of that unseen ideal whose memory haunts us artists like an exquisite dream. (Chapitre 9)

17Dans le chapitre 13.

18Au chapitre 14.

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La prédétermination tragique qui marque la relation entre Basil et Dorian est teintée de désir homosexuel. Comme si l’homosexualité devait, elle aussi, fonctionner comme idéal ou comme fatalité et se lire sur l’axe vertical19. Dans Earnest, il est aussi question d’homosexualité et cela de manière tout aussi oblique que dans Dorian Gray. S’il n’y est pas question de fatalité, le destin – ou la destinée – du protagoniste constitue néanmoins l’axe organisateur de l’intrigue ; comme dans Ion. En effet, pour faire sens, Earnest doit se lire sur les deux axes à la fois : l’axe horizontal de la comédie et l’axe vertical de la tragédie.

A l’opposé de la tragédie, la comédie se développe sur un axe horizontal. Elle représente les êtres humains dans leurs tracas quotidien, pris dans une succession de causes et d’effets qui finissent par conduire à une solution heureuse. Lu sur cet axe, l’entrave de lady Bracknell à l’idylle de Jack et Gwendolen entraîne l’avènement d’une deuxième idylle entre Algernon et Cecily et, comme s’il s’agissait de contagion virale, trois mariages seront annoncés à la fin de la pièce. Sur cet axe de lecture, l’adjectif « earnest » du jeu de mots du titre fait sens par correspondance inversée : Jack ne s’appelle pas Ernest ni n’est sérieux (earnest). Cette lecture horizontale nous présente le protagoniste comme une fripouille relégué aux marges d’une société dont les règles sont défendues par Lady Bracknell. Une telle lecture seule ne fait pas justice à la pièce qui se développe comme un duel entre Lady Bracknell, qui évolue sur l’axe de la comédie, et Jack qui, malgré le comique de son personnage, en héritier d’Ion et de Dorian, évolue sur une logique de tragédie ; même si cette logique est inversée, si bien que, au lieu de le conduire à sa perte, le destin mène le héros à son triomphe, Lady Bracknell est défaite par Jack grâce à l’égide du destin. Le rattachement de Jack aux principes de la tragédie lui permet de vaincre Lady Bracknell et par extension les valeurs de la société qu’elle représente. Ce rattachement ou prédestination fonctionne en filigrane d’un bout à l’autre de l’œuvre. La victoire de Jack, enfant trouvé à Victoria station, est marquée d’emblée dans son destin symbolisé par la ligne de la voie ferrée et le ticket de première classe qui le conduisent droit à Worthing (cf. worth thing), une identité ancrée dans le Sussex – où, en passant, le sexe occupe la moitié du comté. A la toute fin de la pièce, le « hasard » fait que le protagoniste recouvre son identité d’origine qui, par un autre hasard, se trouve coïncider largement avec celle qu’il s’était inventée. La farce fait ainsi que le hasard et le destin se télescopent. Par Ailleurs, la lecture sur l’axe vertical, qui met aussi en rapport l’onomaturge et le sujet nommé, justifie Jack sur le plan dramatique : elle lui permet de remplir le rôle de héros à valeur paradigmatique, propre aux personnages de tragédie. Véhiculée par lui, cette valeur réside néanmoins en dehors de lui. On la repère dans la prise de risque de son auteur, ainsi que nous le verrons plus loin. La logique du destin donne raison à Jack/Ernest et humilie Lady Bracknell en affectant en même temps l’axe horizontal de la comédie. Par un retournement de la fortune, Lady Bracknell se trouve être la seule parente du héros à qui, au début de la pièce, elle avait recommandé de trouver, puis de lui présenter au moins l’un de ses deux parents perdus avant la clôture de la saison. La fin inattendue de la pièce charge ce discours du début d’une ironie qui, malgré son ancrage dans le comique, est bel et bien tragique. Ernest, quant à lui, semble avoir toujours suivi une trajectoire rationnelle, ayant su à tout moment en quelque

19 On peut remarquer que, sur ce plan, la lecture de ce même concept par Henry n’est pas du tout la même.

Henry qui incite Dorian à profiter de sa beauté et de sa jeunesse, propose une lecture de ce concept sur l’axe qui rattache les personnages entre eux, l’axe de l’humain, du quotidien, l’axe horizontal de la comédie.

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sorte qui il était- il s’appelait Ernest et avait toujours dit la vérité ; malgré lui. Ernest était née sous une bonne étoile ; c’était l’aimé des dieux ; ou bien, si l’on voulait le confronter aux sombres lumières de Sade, c’est la parodie d’une Juliette au masculin – tout lui réussit malgré son caractère peu vertueux.

Le destin de Jack commande ainsi le déroulement de l’action bien plus que les mouvements erratiques – quoique savamment calculés – des autres personnages. Mêlé à la contingence, le destin s’impose néanmoins comme force motrice de l’œuvre. La pièce prédestine Jack/Ernest à un triomphe. Ici il convient toutefois de nuancer en pointant sur une autre affinité entre Ion et Earnest. La fin d’Ion accentue les aspects mélancoliques du protagoniste qui, affecté par le mensonge de l’oracle et le refus des dieux à faire connaître la vérité à Xouthos, semble être le seul à ne pas partager la satisfaction et la joie entraînées par les retrouvailles. Au caractère sombre de cette fin fait écho – on l’a dit – la fin de Lady Windermere’s Fan où la reconnaissance non abouti entre une fille et sa mère laisse plusieurs personnages dans une illusion qui pèse surtout sur le public. Mais c’est surtout dans le conte

« The Star Child » qui, on l’a vu aussi, réécrit également l’épisode de reconnaissance d’Ion, et où à sa façon Wilde répond d’une manière plus claire à la mélancolie de la fin d’Ion.

Lorsqu’après une série d’épreuves le héros du conte de Wilde retrouve sa mère et devient roi, il règne pendant trois ans pour le bonheur de ces sujets puis meurt et un mauvais roi lui succède. Est-ce que ce côté sombre d’Ion hante aussi Earnest ?

La hantise dans Earnest est représentée sous l’angle du comique ; comme elle l’est dans

« The Canterville Ghost », la nouvelle de Wilde dont le protagoniste, Sir Simon, hante un château vendu à des Américains. Derrière les jeux de mots, jeux d’onomastique, équivoques, propos codées et in-jokes qui truffent Earnest se dissimulent des détails autobiographiques qui se rapportent à l’homosexualité de manière générale, à celle du cercle d’amis de Wilde et à la sienne propre en particulier ; lorsqu’on prend en considération le contexte d’inscription de ces détails d’ordre autobiographique dans la pièce on se rend compte que la pièce présente une prise de risque assez considérable. Car, ainsi que le note Bristow, les références [homo]sexuelles sont si nombreuses – et on pourrait ajouter que, plus la pièce est étudiée, plus on en découvre20 – qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’activisme politique homosexuel dans Earnest. Bien sûr, on est loin de ce type d’activité à une époque où il n’y avait même pas de mot spécifique pour se référer à l’homosexualité ou parler des questions de genre, si actuelles de nos jours. Néanmoins, la poétique des noms propres invite à ceux qui parviennent à la lire d’y voir une provocation ou les spectateurs sont invités à soutenir les orientations sexuelles de Wilde. Par exemple, l’adresse de Jack à Londres au B 4 the Albany, ainsi que l’ont relevé plusieurs critiques21 est celle de Georges Ives, ancien amant de Douglas, ami de Wilde et fondateur de l’ordre de Chéronée, association secrète pour défendre les droits des homosexuels. Le nom de l’immeuble, the Albany, peut ainsi être regardé comme une métonymie pour la défense des droits des homosexuels. Quant aux indicateurs de

20 L’article le plus exhaustif relatant les allusions homosexuelles émanant de ce jeu de mots pour truffer presque à saturation la farce de Wilde est par Pascal Aquien dans Pascal Aquien et Xavier Giudicelli (dir.) The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde, PUPS, 2014.

21 Voir par exemple Pascal Aquien, « Du gai savoir au genre idéal », dans Pascal Aquien et Xavier Gudicelli, The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde, Paris, PUPS, 99-135.

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l’appartement, ils constituent une invitation de la part de Jack – et de son auteur – pour que le public épaule cette association : B 4 se lit « be for ». Ainsi, le dernier lien que l’on peut relever entre Ion et Earnest serait cet engagement que Wilde partage avec Euripide – surtout l’Euripide de la postface rédigée par Verrall pour Ion – pour questionner la légitimité des conventions dans les rapports idéels au divin dans Ion, dans les rapports sexuels de l’humain dans Earnest.

Conclusion

Tout comme les personnages, les idées exposées dans Earnest ont une dimension au moins double : derrière la vertu idéaliste d’earnestness qui s’impose par l’équation entre les deux identités du protagoniste22, se dresse la pratique homosexuelle de Wilde en personne.

« Earnestness » et « Ernestness » devient ainsi un trait identitaire à double valeur, d’honnêteté et d’homosexualité, que Jack partage avec son auteur. Le rôle d’Ion dans ce processus est de parer l’homosexualité d’idéalisme, ce même idéalisme dont Wilde témoignera publiquement lors de son procès, en recourant à la formulation de son amant, Lord Alfred Douglas :

The love that dare not speak its name in this century is such a great affection of an elder for a younger man as there was between David and Jonathan, such as Plato made the very basis of his philosophy, and such as you find in the sonnets of Michaelangelo and Shakespeare. (Ellmann 435)

Mise en avant de manière codée et secrète, mais aussi provocatrice et audacieuse cette double valeur n’est pas dépourvue d’une certaine forme d’engagement personnel. Elle teint le discours final de Jack des marques d’une confession qui, toute proportion gardée, annonce ce qui, près d’un siècle plus tard, sera appelé un « comming out ».

Dans ce cadre, la réécriture d’Ion d’Euripide tempère la critique moqueuse de l’idéalisme d’Earnest sans toutefois en amoindrir la portée. L’idéalisme victorien et earnestness n’y sont pas aussi méprisés que l’on pourrait le croire. L’attitude de la pièce à leur égard est, au contraire, révérencieuse puisque Wilde choisit la tragédie, le genre littéraire le plus noble, pour les y faire figurer à l’arrière-plan. Ion, que Verrall nous présente comme un idéaliste déçu, est un Young Goodmann Brown, un Américain hellénisé pour représenter l’idéalisme victorien qui hante l’arrière-plan de la farce en embrassant ainsi une dimension cosmopolite.

L’attitude de Wilde, l’auteur – i.e. de l’homme face à son publique - témoigne du même type d’attachement : certes, en affichant ostensiblement son homosexualité, l’individu Wilde s’accroche à la réalité du plaisir, trait identificatoire de l’ensemble des personnages dans Earnest. Cependant, s’il défie les usages de la société, foule les convenances et transgresse les habitudes des Anglais, son œuvre n’affiche ni ressentiment ni arrogance à leur égard mais, à l’instar de Lady Windermere, les présente en victimes de leur idéalisme. Comme si l’auteur tenait à les mettre en garde. Car, tout comme eux, Wilde est, lui aussi, touché de l’idéalisme, voire de l’idéal souverain d’« earnestness » ; à un tel point qu’il se laisse complètement détruire par cet idéal. Ainsi, lorsque, entre son premier et deuxième procès, les 7 et le 21 mai où il avait obtenu une mise en liberté provisoire sous caution, ses amis proposent à Wilde de

22 Qui, au fond, s’avèrent ne pas être trop différentes…

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fuir l’Angleterre ayant tout préparé pour son départ, il reste sur le territoire britannique pour être jugé. S’il n’est pas parti, ce n’est pas parce qu’il ne croyait pas qu’il courrait le risque de se voir condamner. Ses propos à André Gide23 un peu avant son procès le montrent lucide sur ce point. D’inspiration platonicienne, c’est un sens d’engagement personnel face à l’autre et face à la loi (qui selon Levinas est la même chose) qui impose à Wilde un comportement idéaliste. Socrate offrait, pour le coup, un modèle archétypal que Wilde n’a pas refusé d’imiter, malgré l’anachronisme et l’irrationalité de l’imitation : « I have a great definition of sentimentalist », dira Tennessee Williams à ce propos un demi-siècle plus tard dans l’une de ses interviews « A sentimentalist is somebody who will not cross the English Channel to avoid going to Reading Jail. » (Devlin 253)

Earnest est, certes, une comédie des plus drôles. Toutefois ce que Williams appelle le sentimentalisme de Wilde et ce que cet article appelle son idéalisme, hante la pièce d’un bout à l’autre. Si sous la forme d’« earnestness » le spectre de l’idéalisme traverse les actes de la farce sans nous faire peur, c’est parce que, comme le spectre de Sir Simon dans The Canterville Ghost, « earnestness » est une vertu anachronique ; aussi doit-elle mourir. Ainsi, à côté de tout le reste, The Importance of Being Earnest est aussi un terrain de crime où, tel le protagoniste de « Lord Arthur Saville’s Crime » qui veut se débarrasser d’un membre de sa famille, Wilde met en scène sa tentative de se débarrasser de son idéalisme. « Each man kills the thing he loves » dira-t-il plus tard dans le refrain qui hante son oeuvre ultime, The Ballad of Reading Gaol. Plaidoirie contre la peine de mort, cette œuvre montre que l’opération n’a pas abouti. La mise en lumière par Ian Ross de la relation étroite entre Ion et Earnest montre que, d’emblée, Wilde était bien conscient de son échec sur ce terrain. Toutefois, ce qui pour lui se présente sous les traits d’un échec, peut ne pas en être un. Le temps nous le dira.

Bibliographie

Aquien, Pascal et Xavier Giudicelli (dir.) The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde. Paris: PUPS, 2014.

Devlin, J. Albert (ed.) Conversations with Tennessee Williams. Jackson et London: UP of Mississippi, 1986.

Ellmann, Richard. Oscar Wilde. London: Hamish Hamilton, 1988.

Gide, André. In Memoriam, Oscar Wilde (1910). Paris: Mercure de France, 1989.

Jenkins, Thomas E. “The "Ultra-modern" Euripides of Verrall, H.D., and MacLeish”, in Classical and Modern Literature, 27.1 (2007): 121-145.

Verall, A. W. The Ion of Euripides. Cambridge: Cambridge University Press, 1890.

Hawthorne, Nathaniel. Selected Tales and Sketches. London : Penguin, 1987.

Wilde, Oscar. The Complete Works of Oscar Wilde. New York: Harper and Row, 1989.

23 « La prudence! Mais est-ce que je peux en avoir? Ce serait revenir en arrière. Il faut que j’aille aussi loin que possible. … Je ne peux plus aller plus loin…. Il faut qu’il arrive quelque chose…. Quelque chose d’autre. » André Gide. In Memoriam Oscar Wilde (1910), Mercure de France, 1989 p. 33.

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