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La jeunesse déviante entre ordre moral et raison expertale. Production du droit et politiques publiques de protection de la jeunesse sous le régime de Vichy

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LA JEUNESSE DÉVIANTE ENTRE ORDRE MORAL ET RAISON

EXPERTALE. PRODUCTION DU DROIT ET POLITIQUES PUBLIQUES DE PROTECTION DE LA JEUNESSE SOUS LE RÉGIME DE VICHY

David Niget

Ed. juridiques associées | Droit et société

2011/3 - n° 79 pages 573 à 590

ISSN 0769-3362

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2011-3-page-573.htm

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Pour citer cet article :

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Niget David, « La jeunesse déviante entre ordre moral et raison expertale. Production du droit et politiques publiques de protection de la jeunesse sous le régime de Vichy »,

Droit et société, 2011/3 n° 79, p. 573-590.

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La jeunesse déviante entre ordre moral et raison expertale.

Production du droit et politiques publiques de protection de la jeunesse sous le régime de Vichy

David Niget

Centre d'Histoire du Droit et de la Justice, Université Catholique de Louvain, rue du Poirier 10, B-1348 Louvain-la-Neuve.

<david.niget@uclouvain.be>

 Résumé Tournant dans l’histoire des politiques publiques de protection de la jeu- nesse, le régime de Vichy hérite de débats républicains sur la nécessaire refonte de la législation de la justice des mineurs. Par-delà les discours alarmistes d’un régime totalitaire entretenant des rapports ambigus avec

« sa » jeunesse, les politiques publiques de protection de l’enfance s’éla- borent selon un processus complexe, associant secteur privé et secteur public, réformateurs militants et experts scientifiques, juristes et fonction- naires, magistrats et administrateurs. S’élabore ainsi, dans l’ombre des bu- reaux ministériels, une « science du gouvernement » dont l’enfance « irrégu- lière » est une cible privilégiée, dans un contexte d’intervention croissante de l’État bureaucratique, dont l’article analyse, au plus près, la pratique de fabri- cation des normes.

Expertise – Histoire – Politiques publiques – Protection de la jeunesse – Régime de Vichy.

 Summary Deviant Youth between Public Morality and Expertise. Law-Making and Child Welfare Public Policy under the Vichy Regime

The Vichy regime was a turning point in the history of public policy of child welfare. It inherited republican debates on the reform of the juvenile justice system. Beyond the alarmist rhetoric of a totalitarian regime maintaining an ambiguous relationship with “its” youth, public policies of child welfare were elaborated in a complex process, involving private and public sector reformers, moral entrepreneurs and scientists, lawyers and civil servants, judges and administrators. Thus, a “science of government” targeting pri- marily “unadjusted” childhood was developed in the shade of ministerial offices, in the context of increasing intervention of the bureaucratic state.

Employing a socio-historical approach, this article intends to take a closer look at the very making of the norms concerning at-risk children.

Child welfare – Expertise – History – Public policy – Vichy regime.

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Introduction

Le visage quotidien de la justice des mineurs sous le régime de Vichy est celui d’un geôlier. Confrontés à la montée des illégalismes juvéniles, caractéristique des temps de guerre, les magistrats appliquent sans mansuétude la loi de 1912, qui avait pour- tant mis au fronton des palais de justice les mots neufs de « liberté surveillée » 1. Peur de la jeunesse et crise des institutions de prise en charge, au lendemain des scandales des « bagnes de gosses », provoquent un repli sur les peines carcérales. Maintes fois dénoncée par les hommes de loi comme une « école spéciale du crime » 2, la prison a pourtant leur préférence 3. Ce repli répressif témoigne des impasses institutionnelles dans lesquelles s’est enferrée la justice des mineurs française, mais aussi des dérives d’un régime totalitaire saisi d’une panique morale à l’égard de la jeunesse malgré une mystique juvénile mobilisée selon ses desseins idéologiques.

Pourtant, Vichy marque une étape importante dans l’élaboration des politiques publiques de protection de la jeunesse en France. S’inspirant de réformes entrepri- ses dans les années 1930, en particulier sous le Front populaire, le régime autori- taire entend inclure dans une ambitieuse « politique de la jeunesse » la réforme des dispositions légales et institutionnelles de prise en charge de l’enfance délinquante et en danger. Ainsi, le préambule de la loi du 27 juillet 1942 « relative à l’enfance délinquante » proclame-t-il à l’adresse du Maréchal Pétain : « C’est parce que la France a mis dans la jeunesse ses espoirs de redressement que la protection et l’éducation des jeunes sont au premier plan de vos préoccupations. Mais il est des enfants et des adolescents, parmi les plus malheureux, qui doivent, à leur tour, éprouver votre sollicitude : ce sont les mineurs délinquants 4. » Cette forme de con- tinuité est masquée, d’emblée, par une rhétorique de rupture assimilant le déclin de la France à la faiblesse d’une république parlementaire essoufflée.

Entre peur et espoir, la protection de la jeunesse sous Vichy témoigne de mou- vements contraires, dans un secteur où les pratiques et les nécessités conjointes du maintien de l’ordre et de l’assistance aux populations vulnérables ont toujours beaucoup informé la fabrique normative, mais où les capacités d’innovation des acteurs juridiques, administratifs et politiques ne doivent pas être négligées 5.

En effet, par-delà les discours alarmistes, dont la figure de l’enfance dangereuse ou dévoyée participe de l’efficacité symbolique, les politiques publiques de protec- tion de la jeunesse s’élaborent selon un processus complexe, associant secteur

1. David NIGET, La naissance du tribunal pour enfants. Une comparaison France-Québec, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009.

2. COMMISSION INTERNATIONALE PÉNALE ET PÉNITENTIAIRE (dir.), Actes du congrès pénal et pénitentiaire internatio- nal de Prague, Berne : Bureau de la Commission internationale pénale et pénitentiaire (CIPP), 1930, vol. 3, p. 95.

3. Élise YVOREL, Les enfants de l’ombre : la vie quotidienne des jeunes détenus au XXe siècle en France métro- politaine, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008.

4. Loi n° 683 du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante. Rapport au Maréchal de France, chef de l’État français, Journal officiel de l’État français, 13 août 1943, p. 2778.

5. Gilles POLLET, « Regards croisés sur la construction de la loi : d’une histoire sociale à une socio-histoire de l’action publique », in Jacques COMMAILLE, Laurence DUMOULIN et Cécile ROBERT (dir.), La juridicisation du politique, Paris : LGDJ, coll. « Classics », 2010, p. 84.

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privé et secteur public, réformateurs philanthropes et experts scientifiques, juristes et fonctionnaires, magistrats et administrateurs, qui forgent, de concert ou dans la confrontation, un champ d’intervention en expansion et en rationalisation cons- tante depuis le milieu du XIXe siècle 6.

S’élabore ainsi une « science du gouvernement » dont l’enfance « irrégulière » est une cible privilégiée, suscitant la compassion ou l’inquiétude auprès du personnel politique et de réformateurs militants observateurs et faiseurs d’opinion publique, fournissant à l’intervention de l’expert une chair vierge quasi expérimentale, offrant à la justice pénale l’occasion de se faire préventive, octroyant enfin à l’administrateur la possibilité de rationaliser les politiques publiques et de mesurer empiriquement les effets sociaux des dispositifs juridiques et techniques d’encadrement des populations, dans un contexte d’intervention croissante de l’État bureaucratique 7.

Il s’agira ici de retracer, tout d’abord, la genèse républicaine de ces politiques publiques de prise en charge de l’enfance délinquante qui voit notamment les an- nées 1930 mettre cette question à l’agenda des réformes sociales. La fabrique de la loi de 1942 sera envisagée, dans un second temps, à travers l’étude de son élaboration administrative, dans une arène où les rivalités feutrées entre ministères concurrents, Justice et Santé, laissent augurer un changement de paradigme dans le champ de la protection de l’enfance. Nous tenterons de mesurer la place de l’expertise dans le nouveau dispositif mis en place qui taille la part du lion aux médecins-psychiatres dans un face à face avec des magistrats désormais spécialisés. Enfin, nous examine- rons les difficultés à mettre en œuvre la loi, dont le décret d’application reste in- trouvable. Néanmoins, les contours d’un nouvel agencement entre justice et santé publique sont tracés, qui permettent, dès l’automne 1944, d’ouvrir la voie à un texte fondateur, largement inspiré du projet de Vichy, l’ordonnance du 2 février 1945.

Il s’agit d’envisager ces réformes non pas à la lettre de la loi, ou selon les dis- cours politiques au sujet de l’enfance, de la famille, ou de l’ordre moral, lesquels ont souvent mené les historiens sur des voies hasardeuses 8, mais d’entrer dans l’univers normatif par la petite porte, selon une méthode « indiciaire » qui consi- dère les textes législatifs comme des sites d’élaboration de normes, rendant compte de rapports de force complexes et intriqués, que seule l’analyse de l’écriture sédi- mentée des textes peut dévoiler 9. Les archives du secrétariat général du ministère de la Justice et du service législatif de la direction des Affaires criminelles et des Grâces du même ministère 10 donnent accès à cette didascalie de la loi, présentant

6. Voir, sur un sujet comparable, les analyses de François BUTON, « Bureaucratisation et délimitation des frontières de l’État. Les interventions administratives sur l’éducation des sourds-muets au XIXe siècle », Genèses, 28, 1997, p. 5-28.

7. Olivier IHL et Martine KALUSZYNSKI, « Pour une sociologie historique des sciences de gouvernement », Revue française d’administration publique, 102, 2002, p. 229-243.

8. Jean-Pierre LE CROM, « Droit de Vichy ou droit sous Vichy ? Sur l’historiographie de la production du droit en France pendant la Deuxième Guerre mondiale », Histoire@Politique. Politique, culture, société, 9, 2009.

9. Renaud PAYRE et Gilles POLLET, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques : quel(s) tournant(s) socio-historique(s) ? », Revue française de science politique, 55 (1), 2005, p. 133-154.

10. Archives nationales (AN), Centre des archives contemporaines de Fontainebleau (CAC). Versement 950395, art. 3 (D2717) : direction des Affaires criminelles et des Grâces (DACG), sous-direction de la Légis–

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de la correspondance, des notes internes, des projets annotés, griffonnés, commen- tés dans des termes parfois triviaux. Elles témoignent des pouvoirs qui s’y confron- tent, des aléas qui s’y nouent, du jeu entre le dire et le faire, du bricolage dont re- lève, comme l’indiquait Michel de Certeau, la pratique du quotidien. Incorporer l’aléatoire et le conjoncturel sans occulter le politique, tel est le projet d’une histoire du pouvoir de terrain des bureaux, d’une histoire sociale du droit qui se propose de réagencer, en suivant Foucault, logique de la loi et logique de la norme 11.

I. Les origines républicaines de la réforme de la justice des mineurs sous Vichy

La loi de 1912 instituant les tribunaux pour enfants, réforme inaboutie ou amputée, a rapidement suscité des frustrations de la part des défenseurs de l’enfance français.

Malgré un véritable ralentissement, dans l’entre-deux-guerres, de la production législa- tive en matière de protection de l’enfance qui contraste avec la période précédente, les projets naissent qui entendent réformer la justice pénale des mineurs. Critiquée par certains réformateurs parisiens 12, cette dernière est d’abord réformée par retranche- ment de populations juvéniles de sa juridiction : c’est le sens du décret-loi du 30 octobre 1935 renvoyant les jeunes vagabonds, « pré-délinquants », devant la justice civile. Mais cette question trace déjà une fracture entre protecteurs des droits de l’enfant et partisans d’un ordre moral et sanitaire ; la décriminalisation du vagabondage suscite alors le dépit des pourfendeurs de la prostitution juvénile qui avaient milité, à travers la loi du 24 mars 1921, pour l’assimilation de la vénalité juvénile aux situations d’er- rance 13. Dans un mouvement de balancier qui indique bien le doute qui pèse sur l’efficacité et la légitimité de la justice des mineurs, on sort du système les jeunes les plus vulnérables, considérés dès lors comme des enfants sans tutelle devant faire l’objet d’un placement familial ou institutionnel spécifique plus que d’une mesure pénale.

Avec la victoire du Front populaire en 1936, l’enfance est remise en tête de l’agenda politique. Un sous-secrétariat d’État à la protection de l’enfance est créé au sein du ministère de la Santé, dirigé par une femme, Suzanne Lacore. Cécile Brunschvig, sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale jusqu’à la chute du gou- vernement Blum, en 1937, puis vice-présidente du nouveau Conseil supérieur de l’enfance mis en place par la Justice, aborde la question de la surveillance médicale des enfants des écoles, ainsi que celle de « la rééducation de l’enfance déficiente ».

Le rôle des féministes françaises se fait jour. Un lien se crée entre la protection de l’enfance et les politiques sanitaires et sociales, selon un procédé comparable au mouvement « maternaliste » américain des années 1910 14. En outre, le Front popu-

lation criminelle, dossiers du service législatif, 36SL, « Délinquants mineurs ». Versement 950317, art. 10 (D6795), id., 1046.1-3, « Enfance délinquante ».

11. Mathieu POTTE-BONNEVILLE, « Droit », in Philippe ARTIÈRES et Mathieu POTTE-BONNEVILLE, D’après Fou- cault. Gestes, luttes, programmes, Paris : Les Prairies Ordinaires, 2007, p. 224-228.

12. COMITÉ DE DÉFENSE DES MINEURS TRADUITS EN JUSTICE, rapport de Hélène CAMPINCHI, La législation sur le vagabondage des mineurs, séance du 25 juin 1935, Cahors : impr. de A. Coueslant, 1935.

13. SuzanneSERIN, « La prostitution des mineures », Pour l’enfance « coupable », 18, 1937, p. 6-8.

14. Seth KOVEN et Sonya MICHEL, Mothers of a New World: Maternalist Politics and the Origins of Welfare States, Londres : Routledge, 1993.

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laire élabore une première mouture d’une « politique de la jeunesse », sous l’impul- sion du socialiste Léo Lagrange qui introduit les méthodes du scoutisme et définit une première politique des loisirs et de l’encadrement de la jeunesse. Sous l’égide du ministère de la Santé est créée une commission interministérielle comprenant des représentants de la Santé, de l’Éducation nationale, de la Justice, et des techni- ciens (médecins et responsables scouts). Mais cette tentative de coordination est mise en échec par des rivalités administratives. D’une part, le ministère de la Santé est une jeune institution (1920) ne disposant « d’aucune tradition juridique ni même administrative » 15, d’autre part, la Justice entend conserver ses prérogatives sur le champ de la protection de l’enfance.

Enfin, au cours du printemps 1937, le député radical-socialiste César Campinchi dépose deux projets de loi, dont l’un propose de réorganiser la justice des mineurs 16. Le tribunal pour enfants deviendrait une instance autonome, parquet compris, jugeant au civil comme au pénal, dans toutes les matières concernant la protection de l’enfance, de la délinquance stricto sensu à la prévention de celle-ci que consti- tuent la gestion des tutelles, les déchéances de puissance paternelle, les droits de garde des mineurs et le vagabondage. Les magistrats seraient spécialisés. Du côté du diagnostic, l’accent est mis sur l’enquête sociale et l’examen médical initial, avec la création de « centres de triage ». Apparaît dans le dispositif le terme d’« observation », examen médico-pédagogique plus poussé mis en œuvre dans des centres spécialisés.

Enfin, on préconise la professionnalisation des intervenants sociaux et le contrôle public accru des institutions privées de placement des mineurs. Ce projet, qui n’aboutit pas, préfigure néanmoins les innovations légales de la décennie à suivre.

Les années 1930 voient ainsi émerger de nouvelles rationalités sur l’enfance dé- linquante, légitimant une approche médico-sociale, et se dessiner, de ce fait, de nou- velles concurrences administratives.

II. L’élaboration administrative de la loi de 1942

Le régime de Vichy est marqué par un double constat. Rupture d’abord : avec l’entrée en guerre, puis l’occupation, la perception de la délinquance juvénile change pour devenir menaçante. Chiffres à l’appui, les observateurs dénoncent son explo- sion, invoquant la désorganisation des familles et la situation de pénurie comme facteurs 17. La jeunesse est aussi rapidement perçue comme une source possible d’agitation politique. Des lois instituent des juridictions d’exception pour réprimer les attaques nocturnes, les activités communistes ou anarchistes. Les temps ne sont plus à l’indulgence : la loi du 24 avril 1941 sur les agressions nocturnes abaisse de 18 à 16 ans la majorité pénale et renvoie les mineurs devant un tribunal spécial. En outre, la loi du 7 septembre 1941 institue le Tribunal d’État et la loi du 5 juillet 1943 met en place les sections spéciales, deux instances judiciaires de répression politique qui

15. Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée. L'héritage de Vichy, Paris : Éd. ouvrières, 1980, p. 25-27.

16. Journal officiel de la République française (JORF), Débats parlementaires, séance du 28 mai 1937, p. 649-654 ; annexes, p. 2483-2486.

17. Sarah FISHMAN, La bataille de l’enfance. Délinquance juvénile et justice des mineurs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008, chap. 3.

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peuvent, en théorie, juger des mineurs. Ces lois engendrent une « situation extrême- ment confuse » selon le directeur des Affaires criminelles et des Grâces du ministère de la Justice. « La compétence du Tribunal spécial ne se justifie que par la nécessité de

“faire des exemples”. Mais les affaires de mineurs ne s’y prêtent guère », explique-t-il au garde des Sceaux 18. Pourtant, lorsque la loi de 1942 sur la justice des mineurs est votée, la Direction pénitentiaire assure aux autorités allemandes que les juridictions d’ex- ception conserveront leurs prérogatives, même à leur égard 19. « Le projet a donc un aspect politique », indique Pierre Ceccaldi, jeune chef de service à l’Éducation surveillée, et si le règlement d’application de la loi de 1942 affirmait la compétence exclusive des tribunaux pour enfants, poursuit-il, « nous [irions] à un refus […] des Allemands » 20. Enfin, la loi de 1942 laisse volontairement la possibilité de condamner les mineurs à la peine de mort ou aux travaux forcés à perpétuité car, précise encore P. Ceccaldi, « le législateur aurait voulu laisser peser une menace sur les enfants les plus pervertis » 21.

Mais, en dehors de ce terrain politique, les années de Vichy s’inscrivent dans la continuité 22. Les acteurs administratifs de la justice des mineurs se fondent sur les expériences des années d’avant-guerre et entendent les mener à terme. Plusieurs projets, parfois concurrents, de refonte de la justice des mineurs se font jour. Un premier, entrepris dès septembre 1940 à l’initiative du secrétariat d’État à la Famille et à la Santé, envisage d’aménager le Code de la famille de 1939 en y adjoignant un Code de l’enfance en danger moral, réalisant ainsi la jonction entre enfance délinquante et enfance en danger au sein du même creuset institutionnel 23. Au cœur de ce disposi- tif, le « centre d’observation et de triage », dont plusieurs expériences existaient de- puis la fin des années 1920, permettrait de diagnostiquer et d’orienter utilement les mineurs, selon une démarche à la fois prophylactique et thérapeutique. La Justice ne serait présente qu’à la marge du système, le tribunal pour enfants devenant une ins- tance auxiliaire mobilisée en dernier recours. Abandonné en raison de la faiblesse de l’administration de la Famille au regard du poids de la Justice 24, ce projet n’en inspi- rera pas moins les plans ultérieurs, dont les centres d’observation constitueront la grande nouveauté, voire même la marque de la période vichyste.

De son côté, la Justice, à travers les initiatives de réforme de son ministre, Joseph Barthélemy, entreprend de refondre la loi de 1912. Ce texte est jugé inefficace : il n’a pas mené à la spécialisation voulue de la justice des mineurs et il reste fondé, pour les

18. Note du 21 février 1944. AN, CAC, D2717 36SL, DACG. Sous-direction de la Législation criminelle.

Dossiers du service législatif. Délinquants mineurs. Sous-cote « Tribunal spécial ».

19. Note de la sous-direction de l'Éducation surveillée, direction de l'Administration pénitentiaire (AP), à la DACG, 10 mars 1944. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « Tribunal spécial ».

20. Note manuscrite : « Communication de M. Ceccaldi et de l'AP au sujet des mineurs devant le Tribunal spécial », 7 mars 1944. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « Tribunal spécial ».

21. Note manuscrite, s. d., s. a., rapportant les propos de Pierre Ceccaldi, en réponse à la lettre du Pr. Magnol, doyen de la Faculté de droit de Toulouse, 2/10/1942. AN, CARAN, BB30/1711, dossier 11 : secrétariat général du ministère de la Justice. Projet de loi portant Code de l’enfance délinquante, 1941-1942.

22. Gérard NOIRIEL, Les origines républicaines de Vichy, Paris : Hachette, 1999.

23. Michèle BECQUEMIN-GIRAULT, « La loi du 27 juillet 1942 ou l’issue d’une querelle de monopole pour l’enfance délinquante », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 3, 2000, p. 66-69.

24. Christophe CAPUANO, Vichy et la famille. Réalités et faux-semblants d’une politique publique, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009.

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plus de 13 ans, sur un usage spécieux de la notion de discernement, qui pousse à ac- quitter les plus fautifs de manière à décider à leur égard de mesures de placement en institution 25. Nommé le 27 janvier 1941, J. Barthélemy est doyen de la Faculté de droit de Paris et fait partie de la vieille garde « humaniste » du régime 26. Pour lui, il s’agit d’abandonner résolument la conception répressive traditionnelle, tout en répondant à la nécessité urgente de la reprise en main de la jeunesse. « C’est un problème social, explique-t-il. C’est un problème moral. C’est un problème de justice. C’est un pro- blème d’avenir. C’est, au plus haut sens du mot, un problème politique 27. »

Il se tourne vers deux hauts fonctionnaires, Fernand Contancin, magistrat de for- mation, directeur de l’Administration pénitentiaire et Jean Bancal, de l’Inspection des services administratifs dans cette même administration. J. Bancal, titulaire d’une thèse de droit sur la censure cinématographique, est choisi pour sa bonne connais- sance des institutions de rééducation. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé : Essai sur le redressement de l’enfance coupable, paru en 1941, qui propose « un plan moderne » de réorganisation du système 28. F. Contancin, lui, est choisi pour son « zèle », mais son rôle témoigne surtout de la volonté de l’Administration pénitentiaire de garder à elle ce dossier des enfants de justice, malgré une contestation de sa légitimité touchant son acmé lors du scandale des « bagnes de gosses » dans les années 1930. « Le pro- blème du redressement de l’enfance coupable, affirme Jean Bancal, eut été bien sim- plifié s’il n’avait jamais quitté le plan administratif et n’avait été […] empoisonné […]

par des campagnes de presse venimeuses, animées par des journalistes en mal de titres flamboyants, de reportages sensationnels et d’échos scandaleux 29. » On com- prend qu’il s’agit bien, dès lors, de mettre en œuvre une réforme bureaucratique, soustraite aux nuisances de l’opinion publique, dictée directement par la volonté du ministre, et élaborée dans les couloirs des ministères, à Vichy, mais surtout à Paris où l’activité reste importante. En outre, la disparition du régime parlementaire de la IIIe République facilite les réformes, dont l’agenda est désormais scandé par les fonc- tionnaires peuplant les bureaux des ministères, comme en atteste le témoignage ultérieur d’André Corvisy, directeur des Affaires criminelles 30.

Jean Bancal, haut fonctionnaire déjà impliqué dans la réforme des maisons d’édu- cation surveillée sous le Front populaire 31, s’est mis au diapason de l’idéologie de la

25. Joseph Barthélemy est cité par Jean BANCAL dans Essai sur le redressement de l'enfance coupable, Paris : Sirey, 1941, p. 38-43.

26. Cela ne l’empêchera pas de cautionner la dérive autoritaire et raciste du régime. Dans ses mémoires, il affirme qu'il a « mis son nom aux pieds de lois dont [il] désapprouvai[t] la forme et le fond ». Joseph BARTHÉLEMY, Ministre de la Justice, Vichy (1941-1943). Mémoires, Paris : Pygmalion-G. Watelet, 1989, p. 283. Gilles MARTINEZ, « Joseph Barthélemy et la crise de la démocratie libérale », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 59, 1998, p. 28-47.

27. AN, CARAN, BB30/1711, dossier 11 : Secrétariat général du ministère de la Justice. Projet de loi portant Code de l’enfance délinquante, 1941-1942. Procès-verbal de la réunion du Conseil supérieur de l'adminis- tration pénitentiaire et de l'éducation surveillée, 26 septembre 1941, p. 4.

28. Jean BANCAL, Essai sur le redressement de l'enfance coupable, op. cit.

29. Ibid., p. 8.

30. Henry CORVISY, « Justice », in INSTITUT HOOVER(dir.), La vie de la France sous l'Occupation, tome 2, Paris : Plon, 1957, p. 643-647.

31. Jean BANCAL et Henri PETIT, « Rapport sur le fonctionnement des établissements pénitentiaires », in Rapport présenté par l'Inspection générale des services administratifs, Melun : Impr. administrative, 1938, p. 119-206.

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Révolution nationale : « L’affaiblissement du sentiment de la famille et du lien conju- gal, conséquence de la déchristianisation de la France, annonce-t-il en introduction de son travail, est un des plus importants facteurs de la criminalité juvénile. De nom- breuses statistiques tendent à prouver que la grande majorité des enfants traduits en justice appartiennent à des familles disloquées. […] Rendre aux liens du mariage leur caractère sacré et indissoluble et réprimer le délit de concubinage adultère […] de- vraient être les premières tâches de la prophylaxie criminelle 32. » Ce facteur social de la délinquance juvénile s’accompagne, dans l’analyse de J. Bancal, d’un facteur héré- ditaire, suivant sur ce point les travaux des médecins lyonnais Étienne Martin et Vic- tor Mouret, héritiers d’Alexandre Lacassagne, et fondateurs du « centre de triage » lyonnais, expérience pilote d’expertise médico-pédagogique en France 33. Le plan de réforme de J. Bancal repose sur deux piliers : d’une part, la spécialisation complète de la justice des mineurs, tant dans ses dispositions légales, avec l’abandon de la respon- sabilité pénale et la prise en charge de tous les mineurs en danger, que dans son or- ganisation pratique, avec des magistrats spécialisés et une direction de l’Éducation surveillée autonome ; d’autre part, le recours à l’expertise médico-pédagogique, avec l’ouverture, sur le modèle de Moll en Belgique, d’institutions d’observation extrême- ment outillées et dirigées par des médecins psychiatres spécialisés, capables de pré- coniser précisément le type de mesures d’amendement à mettre en œuvre.

La première mouture du projet de loi est directement inspirée des idées de J. Bancal, mais y apporte plusieurs nuances d’importance : l’abaissement de la majorité pénale de 18 à 16 ans, et le resserrement des populations prises en charge à la notion d’enfance délinquante 34. À ce titre, le projet fait d’emblée l’objet de vives critiques de la part de la direction de la Famille du secrétariat d’État à la Famille et à la Santé, écartée du dispositif, qui réprouve son « intérêt spécifiquement judiciaire » 35. Afin de forcer le processus, J. Barthélemy nomme les membres du Conseil supérieur de l’Adminis- tration pénitentiaire et des services de l’Éducation surveillée, créé un an plus tôt par le décret du 4 septembre 1940. Ce Conseil, voulu efficace, a pour mission « d’aboutir », non « pas de discourir, de disserter, d’échanger des idées » 36. Il siège une journée seulement, le 26 septembre 1941, J. Barthélemy affichant crânement sa volonté d’en finir avec les atermoiements des processus législatifs républicains : « Désormais, af- firme-t-il aux experts réunis, on ne vous distraira plus de vos occupations normales que pour vous mettre en présence de projets très approfondis et très mûrement étu- diés par les services, prêts à la publication, sauf la réflexion suprême dont vous êtes chargés 37. »

32. Jean BANCAL, Essai sur le redressement de l'enfance coupable, Paris : Sirey, 1941, p. 4. Cette réforme de la législation pénale concernant l'adultère donne lieu à la loi du 23 décembre 1942, dont l'élaboration a été étudiée par Marc BONINCHI, Vichy et l’ordre moral, Paris : PUF, 2005, chap. 2.

33. Étienne MARTIN et Victor MOURET, Les enfants en justice, Lyon : Institut de médecine du travail, 1932.

Jean-Jacques YVOREL, « L’Université et l’enfance délinquante : 1939-1945 », Revue d’histoire de l’enfance

« irrégulière », 3, 2000, p. 139-40.

34. AN, BB30/1711, dos. 11. Note du 27 mai 1941, 3e bureau de la direction de l'AP.

35. AN, AG 2605 CM 19 D1.

36. AN, BB30/1711, dos. 11. Compte rendu de la séance du Conseil supérieur de l'AP du 26 septembre 1942, p. 3.

37. Ibid.

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Car le Conseil est composé de membres prestigieux : Henri Donnedieu de Va- bres, professeur de droit pénal à la Faculté de droit de Paris, Georges Heuyer, grand spécialiste de la psychiatrie infanto-juvénile, Mme Guichard, secrétaire générale de la Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de la Seine, et, nommés mais non présents, Pierre de Casabianca, président de l’Union des sociétés de patronage, Olga Spitzer, présidente du Service social à l’enfance parisien. De nombreux servi- ces administratifs sont également représentés : outre l’Administration pénitentiaire qui comporte le service de l’Éducation surveillée, les deux grandes directions de la Justice, Affaires pénales et Affaires civiles, le Commissariat général à la famille, le Secrétariat général à la Jeunesse, l’Enseignement primaire et technique, et enfin, un représentant du ministère des Finances, qui signale alors que dans ce dossier, la direction du Budget « a l’intention de faire un très gros effort financier » 38.

Dans son rapport au Conseil, F. Contancin admet qu’il n’est pas spécialiste de la question, mais indique que cette position extérieure lui a permis de réconcilier un certain « idéalisme », « dans un domaine où les réformateurs ont toujours été mus par des pensées généreuses, mais ont souvent perdu de vue la réalité », et les « criti- ques nombreuses formulées par des techniciens, des praticiens ». Si le fonction- naire affiche une volonté de rupture dans les méthodes, le propos est celui de la poursuite des idées de réformes engagées dans l’entre-deux-guerres et la mise en conformité de la France dans le concert international de la protection de l’enfance, suivant les législations belge, états-unienne, italienne 39.

Finalement, après ce processus d’élaboration extrêmement rapide et principa- lement bureaucratique, le texte de loi est promulgué par décret le 27 juillet 1942, après avoir été ratifié par le Conseil d’État le 11 décembre 1941. Il pose des princi- pes tout à fait nouveaux. Il n’est plus question de discernement, le principe de l’irresponsabilité pénale étant affirmé pour les moins de 16 ans et, de manière pré- torienne, pour les 16-18 ans. Le principe de la rééducation est placé devant toute répression, « abandonnant résolument la conception corrective du Code pénal » 40. La création de tribunaux spécialisés, grande nouveauté, reste cependant incom- plète, puisque par souci d’efficacité, on assiste à la césure du procès pénal en deux parties : la chambre du Conseil du tribunal civil (non spécialisée) « statue sur la culpabilité et peut relaxer ou décider de la remise de l’enfant à la famille » et, dans les situations plus complexes, saisit le tribunal d’arrondissement (non spécialisé), qui instruit l’affaire et renvoie devant un tribunal régional pour enfants. Deux rai- sons motivent ce large ressort : d’une part, c’est la condition sine qua non à une véritable spécialisation des magistrats ; d’autre part, le cœur de l’examen repose sur le placement du jeune dans une institution médico-pédagogique (« centre d’obser- vation »), dont l’organisation et le financement sont lourds.

Handicap en temps de pénurie, le coût financier de l’opération ne semble cepen- dant pas avoir été le principal frein à la réalisation du projet. Dans une lettre du

38. Ibid., p. 24.

39. Ibid., p. 6-7.

40. Loi n° 683 du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante. Rapport au Maréchal de France, chef de l'État français, Journal officiel de l'État français, 13 août 1943, p. 2778.

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31 mars 1942, le ministre des Finances indique qu’il se rallie sans bémol à la demande budgétaire émise par la Justice quant à la mise en œuvre de la loi, dont l’organisation seule des centres d’observation temporaires et permanents, étalée sur plusieurs exer- cices, se porterait à plus de 400 millions de francs. « Malgré les charges nouvelles que la réforme […] impose à l’État dans une période difficile, explique-t-il, je ne crois pas de- voir m’opposer à sa réalisation. L’augmentation inquiétante de la criminalité infantile, les défauts du régime actuel qui conduit, par exemple, à incarcérer les mineurs préve- nus dans les prisons d’adultes, exposés à toutes les contaminations, sans triage, ni exa- men médical d’aucune sorte, justifieraient à eux seuls les mesures dont vous avez pris l’initiative 41. » Aussi, le sous-directeur à l’Éducation surveillée envisage-t-il, au lende- main de la promulgation de la loi, de rédiger au plus vite les règlements d’application, afin « que les nouveaux tribunaux pour enfants puissent commencer à fonctionner dans le courant de l’année 1943 » 42. Mais la nouvelle législation, à la charnière du médical et du pénal, dont les institutions médico-pédagogiques sont présentées comme « une des innovations capitales du projet 43 », se heurte vite à de vives concurrences administrati- ves, déjà palpables lors des débats qui l’ont vu naître.

III. Un décret d’application introuvable

Même si elle est théoriquement mise en œuvre par son décret de promulgation, cette loi du 27 juillet 1942 restera orpheline de son décret d’application. Et pour cause : deux années d’élaboration du règlement d’administration publique ne viennent pas à bout de toutes les ambiguïtés juridiques que recèle le texte, mais surtout de l’obstacle financier et institutionnel que constitue l’organisation des centres d’observation, en partenariat avec la Santé et dans un contexte d’initiatives croisées sur le terrain, en recomposition, de « l’enfance délinquante et en danger ».

La situation est un peu ubuesque, avec deux législations coexistantes, ce que déplore Henri Donnedieu de Vabres dans la revue des défenseurs de l’enfance, Pour l’enfance coupable, à la fin de 1943. La loi de 1942 étant promulguée, et consti- tuant à ce titre un droit positif, elle reste dans l’attente de son décret d’application.

Le rattachement de l’Administration pénitentiaire et de l’Éducation surveillée au ministère de l’Intérieur ne fait que compliquer les choses, car « le pouvoir d’initiative et de décision locale est brusquement transféré de la magistrature à l’autorité préfec- torale 44 ». Plusieurs chantiers jugés urgents avancent néanmoins par voie de circulai- res, notamment la question de la détention provisoire des mineurs dans les prisons ordinaires, proscrite, avec l’ouverture exigée dans tous les départements de « centres

41. AN, BB30/1711, dos. 11. Lettre de la direction du Budget du ministère de l'Économie nationale et des Finances au garde des Sceaux, 31 mars 1942.

42. AN, BB30/1711, dos. 11, 13 août 1942. Note du sous-directeur à l'Éducation surveillée pour la direction du personnel.

43. Loi n° 683 du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante. Rapport au Maréchal de France, chef de l'État français, Journal officiel de l'État français, 13 août 1943, p. 2778.

44. C'est la loi du 15 septembre 1943 qui réalise ce transfert. Henri DONNEDIEU DE VABRES, « Où en est la réforme du statut de l'enfance délinquante ? », Comité d'étude et d'action pour la diminution du crime.

Bulletin intérieur d'information (faisant suite à « Pour l'enfance “coupable” »), 51, 1943, p. 1. Sur cette ques- tion, voir Pierre PÉDRON, La prison sous Vichy, Paris : Éditions de l’Atelier, 1993, chap. 6.

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d’accueil ». Une trentaine ouvre entre 1942 et 1944, constituant également une sorte de contre-projet de la Justice face aux initiatives de la Santé 45.

Malgré ces avancées ponctuelles, la mise en œuvre de la loi est un calvaire pour les juristes des ministères de tutelle. « Je sais bien que dans son ensemble, indique M. Tunc, rédacteur à la direction des Affaires criminelles chargé du dossier, la loi du 27 juillet 1942 est un chef d’œuvre d’obscurité et d’imprécision (je rappelle que la Direction Criminelle est innocente de cette horreur) et qu’après l’avoir commentée et interprétée par un règlement d’administration publique, on sera obligés de commenter et interpréter ce dernier par voie de circulaires 46. » Dans un premier temps, le service législatif de la direction des Affaires criminelles entreprend de ré- pondre aux objections « soulevées par la doctrine » soit, principalement, les commen- taires législatifs des professeurs de droit Henri Donnedieu de Vabres, Joseph Magnol et Henri Verdun 47. Les juristes invoquent le plus souvent la loi de 1912 lorsque celle de 1942 marque une régression des mesures protectionnelles, telle que l’absence de spécialisation du juge d’instruction, ou le rétablissement de la minoration des peines en cas de crime de manière à éviter la peine capitale aux mineurs de 16 ans 48.

Dans un second temps, plusieurs commissions, mêlant représentants de diverses administrations et quelques spécialistes experts, sont formées par la direction de l’Administration pénitentiaire 49. L’une d’elles est chargée de régler les dispositions du règlement concernant la procédure devant la chambre du Conseil et le tribunal pour enfants et adolescents. Cette commission est présidée par F. Contancin, directeur de l’Administration pénitentiaire. On y trouve P. Ceccaldi, « chef des services de l’Éduca- tion surveillée » de cette même direction, M. Tunc, magistrat au service législatif des Affaires criminelles, M. Marquet, magistrat de la cour d’appel de Paris, et l’inévitable Pr.

Donnedieu de Vabres 50. Il s’agit d’abord, pour la commission, de mettre en conformité la loi avec d’autres législations concurrentes : les tribunaux d’exception voulus par les occupants allemands, la justice militaire, le casier judiciaire, le Code d’instruction cri- minelle 51. Hormis le cas délicat des tribunaux d’exception déjà évoqués, ce ne sont que des mesures techniques. Globalement, cette commission, chargée de la procédure, ne soulève pas de problème majeur.

Une seconde commission se charge de l’organisation des tribunaux : siège, res- sort et personnel. Elle est à ce titre présidée par la sous-direction du personnel et les

45. Les « centres d'accueil », réservés aux prévenus, restent exclusivement sous la tutelle de la Justice, alors que la Santé, on va le voir, obtient, dès après la loi de 1942, la charge de coordonner les centres médico-pédagogiques polyvalents. Ministère de la Justice, circulaire du 22 septembre 1942, et AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « Centres d'accueil ».

46. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « Modification de la loi du 27 juillet 1942 ». Note de M. Tunc, rédac- teur, à l'adresse du Chef du 3e bureau, 18 mars 1944.

47. Henri DONNEDIEU DE VABRES, « Commentaire de la loi du 27 juillet 1942 », Recueil Dalloz, 1943, Législa- tion, p. 30-41. Henri VERDUN, « Le code de l'enfance délinquante (Commentaire de la loi du 27 juillet 1942) », Semaine juridique, 1942, I, n° 293.

48. AN, CAC, D2717 36SL. Note relative aux questions de législation et de procédure soulevées par l'appli- cation de la loi du 27 juillet 1942, s. a., s. d.

49. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « projet de RAP ».

50. AN, CAC, D2717 36SL. Lettre du directeur de l'AP à la DACG, 22 juin 1943.

51. AN, CAC, D2717 36SL. Note : « Modifications législatives à envisager », rédigée par la direction de l'AP, s. d.

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Affaires civiles. Il est ainsi décidé que sept tribunaux régionaux seront créés, com- posés de magistrats de rang élevé, un président de cour d’appel, deux conseillers de cour d’appel et quatre juges de première classe. Au-delà de ce dispositif, les Affaires civiles critiquent la forme du règlement qui outrepasse sa fonction en corrigeant, amendant, interprétant des « questions obscures » d’une loi dont la rédaction est jugée « digne du ministère de l’Agriculture » (ce qui, sous la plume d’un juriste de l’élite, les Affaires civiles, est loin d’être un compliment !), mais au sujet de laquelle il est inutile de formuler des remarques, afin de ne pas « repousser aux calendes grecques [son] application » 52.

Une troisième commission, dirigée par H. Donnedieu de Vabres, règle la ques- tion de l’enquête sociale et de la liberté surveillée. Ses travaux préconisent le recru- tement d’assistant(e)s « diplômés d’une école de service social », ce que ne précisait pas la loi, et l’organisation de service sociaux auprès des tribunaux, organismes privés habilités par le ministère de l’Intérieur.

Enfin, une dernière commission est chargée d’élaborer le règlement concernant les institutions d’éducation et les centres d’observation. C’est Pierre Ceccaldi qui pilote cette instance, comme responsable des services de l’Éducation surveillée. Ce second règlement est extrêmement volumineux, comportant 247 articles. Il règle le fonctionnement de l’ensemble des institutions d’accueil des jeunes délinquants, qu’il s’agisse de détention préventive, d’observation médico-psychologique, de placement en institution privée ou publique, d’éducation surveillée, ou encore de placement dans des institutions relevant d’autres administrations que celle de l’Intérieur 53.

Ce dernier point suscite, de nouveau, des concurrences administratives qui compli- quent l’application coordonnée de ce texte. Dans ce jeu serré, les services de l’Adminis- tration pénitentiaire, d’une part, et de la direction des Affaires criminelles, d’autre part, semblent faire corps contre les offensives de l’administration de la Santé. Quelques semaines après la proclamation de la loi du 27 juillet 1942, cette dernière a été char- gée par le Chef du Gouvernement 54 de la coordination des politiques à l’égard de

« l’enfance déficiente ou en danger moral », coordination prise en mains par Jean Chazal, jeune magistrat détaché qui deviendra le juge des enfants emblématique du tribunal de la Seine en 1945. La Santé a créé, en juillet 1943, le Conseil technique de l’enfance déficience et en danger moral, qui contribue, parallèlement aux efforts de l’Intérieur et de la Justice, et en écartant également l’Éducation nationale, à structurer le champ de l’intervention auprès des jeunes « inadaptés » 55. Le paradigme médical justifie, pour un temps, et selon une démarche toute stratégique, l’éviction des minis- tères de tutelle traditionnels de l’enfance en difficulté.

Le docteur Grasset, secrétaire d’État à la Santé et à la Famille, interpelle ses homo- logues de la Justice et de l’Intérieur au nom de la nécessaire convergence des politi-

52. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « projet de RAP ». Note de la Direction civile, 3 avril 1944.

53. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « 2e projet de RAP ».

54. Ce dernier ayant, par la loi du 26 août 1942, été lui-même chargé de réaliser cette coordination entre les différentes administrations (art. 1er), avec la possibilité de désigner un secrétaire d'État pour l'assister (art. 2), Journal officiel de l'État français, 29 août 1942.

55. Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée. L'héritage de Vichy, op. cit., p. 73-74 et 92-96.

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ques à l’égard des « mineurs délinquants et mineurs irréguliers », ces derniers ayant écarté J. Chazal des commissions chargées d’élaborer le règlement d’administration publique, alors que P. Ceccaldi a toujours été invité aux commissions interministé- rielles organisées par la Santé 56.

Au titre de la responsabilité qui lui a été confiée de coordonner les politi- ques, Raymond Grasset rend compte à la Justice et à l’Intérieur, en février 1944, de l’organisation des Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ARSEA), dispositifs mi-privés, mi-publics, qui structurent, sur la scène locale, les institutions de protection de la jeunesse : « Les associations régionales que j’ai organisées apportent aux services sociaux utilisés par vos tribunaux l’appui technique et financier indispensable. Elles créent et adminis- trent des centres d’observation et de triage polyvalents où les jeunes délinquants […]

sont soumis aux examens médico-psychologiques indispensables 57. » Ainsi, la Santé, administration jeune et dénuée de culture juridique, en coordonnant au niveau local les ressources disponibles plutôt que de procéder de manière descendante, a non seulement contourné les barrières dressées devant elle par les anciens ministères régaliens, mais a aussi réussi à mettre devant le fait accompli Justice et Intérieur, invités à déléguer leurs représentants dans ces ARSEA. Là où les services centraux de l’État échouent à proposer une réforme globale, les initiatives locales, disposant d’entrées politiques à Vichy, comme celle de Mme de la Morlais en Bretagne 58 ou de l’Abbé Plaquevent à Montpellier, initient un système de cogestion associant secteur public et privé, bienfaisance et technicité, selon un esprit corporatiste cher au régime de Vichy 59.

Fort de cette position, la ministre de la Santé interpelle également le ministre de l’Intérieur au sujet de dispositions de la loi de 1942 et de son règlement en cours d’élaboration. Sont pointés le manque d’enquête sociale et d’examen médico- psychologique systématique, l’absence de jugement par défaut et de la procédure d’opposition qui y est liée, mais surtout, le principe de la collégialité des juges au profit du juge unique, et ce dès la première instance 60.

Le directeur de l’Administration pénitentiaire signale à son homologue des Af- faires criminelles les « graves objections » énoncées par R. Grasset 61. Il reconnaît

56. AN, CAC, D2717 36SL, Sous-cote « Modification de la loi du 27 juillet 1942 ». Copie de la lettre du secré- taire d’État à la Santé et à la Famille au directeur de l'AP, 7 mars 1944.

57. AN, CAC, D2717 36SL, Sous-cote « Modification de la loi du 27 juillet 1942 ». Copie de la lettre du direc- teur de l'AP au directeur des Affaires criminelles et des Grâces, 17 mars 1944.

58. Mathias GARDET et Alain VILBROD, L’éducation spécialisée en Bretagne, 1944-1984. Les coordinations bretonnes pour l’enfance et l’adolescence inadaptées, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008.

59. Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée. L'héritage de Vichy, op. cit., p. 70-72. Ce modèle de cogestion évoque également l’étatisation de l’aide humanitaire, traditionnellement dévolue à la « bienfaisance pri- vée », avec le placement sous autorité publique du Secours national par la loi du 4 octobre 1940. Jean-Pierre LE CROM, « De la philanthropie à l’action humanitaire », in Philippe-Jean HESSE et Jean-Pierre LE CROM, La protection sociale sous le régime de Vichy, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 183-236.

60. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « Modification de la loi du 27 juillet 1942 ». Copie de la lettre du secré- taire d’État à la Santé et à la Famille au directeur de l'AP, 7 mars 1944.

61. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « Modification de la loi du 27 juillet 1942 ». Copie de la lettre du direc- teur de l'AP au directeur des Affaires criminelles et des Grâces, 17 mars 1944.

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l’avis informé des experts plébiscitant l’examen médico-psychologique systémati- que, mais, arguant du ralentissement des rouages judiciaires, se porte en faveur d’une circulaire invitant les magistrats à faire procéder à l’examen « toutes les fois qu’il sera possible ». L’absence du jugement par défaut est justifiée, selon le minis- tre, par le fait que le mineur doit comparaître en personne, et estime que cette dis- position doit être maintenue. Il est cependant contredit par le directeur de l’Administration pénitentiaire, qui y voit une obstruction aux droits de la défense, ce qui provoque une modification des projets de règlement. Enfin, question sensi- ble et symbolique, la collégialité des juges, réunis en chambre du Conseil en pre- mière instance avant renvoi devant le tribunal régional, est contestée par R. Grasset, qui préconise la désignation, à l’échelle locale, d’un juge unique et spé- cialisé. Tunc, rédacteur du service législatif des Affaires criminelles, ironise au sujet de cette proposition : « Le système de la collégialité a au moins un avantage : sur trois magistrats, il y en a généralement un ou deux qui sont intelligents 62. » Las, il déplore : « Si l’on entreprend de bouleverser les bases mêmes d’une loi que la direc- tion de l’Administration pénitentiaire et le Conseil d’administration du ministère de la Justice ont si péniblement enfantée […] nous n’en finirons jamais. » Jugeant les arguments de la Santé « puérils », il explique que le juge unique ne serait pas, selon lui, plus spécialisé, dans des ressorts où « tout dépendra de l’importance du tribunal et du nombre des affaires : il n’est pas question d’ajouter un assesseur aux tribunaux de 3e [classe] pour juger une affaire par mois et se reposer les 29 autres jours – (d’ailleurs, si ce juge des mineurs n’était pas suffisamment occupé, ce poste serait automatiquement confié au plus incapable) ». Après cet avis, la collégialité est donc maintenue, signalant à la fois un trait de la culture juridique française, mais aussi la relative ignorance, de la part des juristes de l’administration de la Justice, des débats internationaux, préconisant à la fois la spécialisation du juge et l’abandon du caractère théâtral de la procédure judiciaire collégiale au profit d’un face à face plus pédagogique.

Ainsi, la confrontation avec la Santé fait échouer les services de la Justice et de l’Intérieur dans la mise en œuvre de leur projet. Malgré sa faiblesse institutionnelle et son inexpérience administrative, la Santé devient un acteur incontournable de la réforme de la justice des mineurs. Face à cette légitimité nouvelle, les partisans de l’approche judiciaire maintiennent leur discours, à l’image d’Henri Donnedieu de Vabres, grand architecte de la loi de 1942 : « Le statut de l’enfance délinquante ne conservera pas moins son autonomie 63 », explique-t-il. Car il ne faut pas « mécon- naître le caractère dangereux de certains mineurs », à l’égard desquels la justice

« affirme […] la nécessité d’une différence entre le juste et l’injuste, entre le licite et l’illicite pénal. Enseigner cette différence, c’est un objet de l’éducation. Il faut un tribunal de l’enfance, à côté du Conseil de protection de l’enfance. Il faut des colo- nies pénitentiaires ou correctionnelles, distinctes des autres institutions rééducati-

62. « Vous avez une piètre idée de la majorité de vos collègues !! », annote le directeur en marge. AN, CAC, D2717 36SL, Sous-cote « Modification de la loi du 27 juillet 1942 ». Note de M. Tunc, rédacteur au 1er bureau des Affaires criminelles, 18 mars 1944.

63. Henri DONNEDIEU DE VABRES, « Où en est la réforme du statut de l'enfance délinquante ? », op. cit., p. 5.

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ves. Même à l’égard des délits commis par des enfants, on doit se garder d’exclure du régime sanctionnateur la figure rayonnante, et sévère s’il y a lieu, de la jus- tice » 64. À travers cette justification philosophique, on peut aussi, à l’aune de l’analyse détaillée des ajustements minutieux des services administratifs, notam- ment de la direction des Affaires criminelles, comprendre que la justice, si elle se doit de reconnaître dans la loi l’apport des disciplines médico-psychologiques, refuse d’abandonner sa tutelle sur les enfants délinquants, que l’on voudrait alors confondre avec les enfants « déficients et moralement abandonnés » sous l’éti- quette d’« enfance inadaptée ».

Conclusion. Les prémices de l’ordonnance du 2 février 1945

Quel épilogue pour la loi de 1942 ? Au moment d’aboutir, les travaux des rédac- teurs du règlement d’application sont rattrapés par la grande histoire, et par les mouvements institutionnels qui en découlent. Un temps, les fonctionnaires de la Justice pensent encore pouvoir se passer de pouvoir politique pour achever la ré- forme. Une note en date du 4 septembre 1944 indique, en marge : « Ce texte, qui n’aboutira pas avant plusieurs mois doit être examiné sans attendre l’organisation du pouvoir législatif et réglementaire 65. » Mais, rapatriée à la Justice, après son ratta- chement à l’Intérieur, la Pénitentiaire est susceptible de changer de ligne. Une autre annotation en marge indique alors : « Faire connaître à l’Administration pénitentiaire que nous croyons devoir surseoir à l’examen du texte en attendant de savoir si elle maintient ses propositions. » Et puis une note, sobre, datée du 30 septembre 1944, dans un Paris désormais libéré, signale que la direction de l’Administration pénitentiaire et de l’Éducation surveillée renonce au projet de rédiger un règlement d’administration publique pour la loi de 1942, « la loi susvisée devant être remplacée par un autre texte », sans plus de précisions 66. En effet, le 10 mai 1944, à Alger, François de Menthon, commissaire à la Justice du Gouvernement provisoire, annonce qu’il entreprend de réformer la législation concernant « l’enfance coupable ». « Cette réforme est depuis longtemps à l’étude, écrit-il à son homologue des Affaires sociales. L’autorité de fait se disant “Gouvernement de l’État français” a réalisé sur ce point une refonte totale de la législation en vigueur. Certaines de ces mesures sont techniquement acceptables, d’autres plus difficiles à admettre, d’autres encore impossibles à mettre en prati- que 67. »

C’est à Hélène Campinchi qu’est confiée cette tâche de coordination. Avocate à la cour d’appel de Paris et conseillère technique auprès du commissaire à la Justice à Alger, elle est la fille d’Adolphe Landry et l’épouse de César Campinchi, tous deux ministres radicaux et, pour le dernier, initiateur du projet de loi de réforme de la

64. Ibid., p. 5-6.

65. AN, CAC, D2717 36SL, sous-cote « 2e projet de RAP », note s. a., s. d.

66. AN, CAC, D2717 36SL. Note de la sous-direction de l'Éducation surveillée pour la DACG, 30 sep- tembre 1944.

67. AN, CARAN, BB30/1729, Archives du Commissariat à la justice du Comité français de libération natio- nale (CFLN). Travaux législatifs et judiciaires. Lettre du commissaire à la Justice au commissaire aux Affai- res sociales, 10 mai 1944.

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justice des mineurs en 1937. Alors que dans son commentaire juridique de la loi de 1942, elle s’affichait partisane d’un amendement de la loi de 1912 plutôt que d’une grande réforme législative, elle se rallie à l’opinion de F. de Menthon qui souhaite, à la Libération, remanier en profondeur l’organisation judiciaire dans son ensemble, seul viatique, selon lui, pour écraser les conservatismes à l’œuvre au sein de l’institution 68. En outre, H. Campinchi est porteuse de plusieurs amendements forts à la loi de 1942 : la spécialisation complète des magistrats de l’enfance, la res- tauration du rôle de la défense, la systématisation de l’enquête sociale et la profes- sionnalisation de ses acteurs, le « dépistage » systématique des enfants « déficients »

« dès le début de la procédure pénale », et enfin, l’extension de la compétence des tribunaux pour enfants et adolescents « au-delà des infractions pénales proprement dites », incluant toutes les procédures civiles concernant l’enfance et la répression des « sévices à enfants », « de sorte que, dit-elle, le tribunal pour enfants, sans revê- tir le caractère d’une juridiction d’exception, deviendrait un centre vivant et bien outillé de protection de l’enfance » 69.

Si toutes ces idées résolument réformatrices, empruntes des discours d’ex- pertise internationaux, ne sont pas reprises dans l’ordonnance du 2 février 1945 réglant le sort de l’enfance délinquante, le projet élaboré en quelques mois par H. Campinchi manifeste le maintien de la tutelle de la Justice sur le champ de la protection de l’enfance. Cette dernière, en récupérant dans son giron l’Adminis- tration pénitentiaire, crée en septembre 1945 une direction autonome de l’Édu- cation surveillée, relégitimant en cela son action auprès des jeunes en difficulté 70. Néanmoins, comme le décrit Henri Joubrel, magistrat, à la Libération les concur- rences interministérielles ne cessent pas, avec une Justice raffermie face à l’In- térieur, la Santé conservant la « coordination des services de l’enfance déficiente et en danger moral », et l’Éducation nationale, revenue d’outre-tombe avec le retour de la République, héritant des centres spécialisés du Commissariat à la jeunesse 71. Le principe d’une coordination, effective au sein des associations régionales qui perdurent après Vichy, est néanmoins acquis.

Face à cet investissement massif dans l’enfance en difficulté, H. Donnedieu de Vabres est admirateur et nostalgique, sans doute, de voir son œuvre, la loi de 1942,

68. « Le Gouvernement de Vichy a fait perdre à notre magistrature métropolitaine la plus grande partie de son indépendance et de son prestige, si bien que le vieil édifice plus que centenaire ne peut survivre en l'état […]. Du fait même de la révision indispensable au cadre de la magistrature à la libération et de la désorganisation qui existera un peu partout dans l'administration, une réforme sera à ce moment plus malléable. » AN, CARAN, BB30/1729, Archives du Commissariat à la justice du CFLN. Travaux législatifs et judiciaires. Rapport d'ouverture aux travaux sur la réforme judiciaire, s. d., s. a. [François DE MENTHON]. Paul DREYFUS, « François de Menthon (1900-1984), le garde des Sceaux oublié (4 septembre 1943-30 mai 1945) », Histoire de la justice, 18, 2008, p. 237-242.

69. Hélène CAMPINCHI, « Le statut de l'enfance délinquante et la loi du 27 juillet 1942 », in Louis HUGUENEY, Henri DONNEDIEU DE VABRES et Marc ANCEL (dir.), Études de science criminelle, Paris : Sirey, 1945, p. 193, 202, 214.

70. Michel CHAUVIÈRE, « L'émergence de l'éducation surveillée en France vers 1945 », in Michel CHAUVIÈRE, Pierre LENOËL et Éric PIERRE (dir.), Protéger l'enfant. Raison juridique et pratiques socio-judiciaires XIXe- XXe siècles, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1996, p. 149-164.

71. Henri JOUBREL, « Dans la liberté reconquise », Comité d'étude et d'action pour la diminution du crime, Bulletin intérieur d'information [« Pour l'enfance “coupable” »], 57, 1945, p. 5-6.

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