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L'ŒDIPE DE VOLTAIRE:

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L'ŒDIPE DE VOLTAIRE:

UN ECHEC INEXPLICABLE?

Pour présenter la premlere tragédie de Voltaire 1, je partirais volontiers de la question suivante, en empruntant à l'auteur de Candide une de ses expressions favorites: quelle est la raison suffisante d'Œdipe? Qu'est-ce qui a pu pousser François Marie Arouet dans la vingtaine, qui ne s'est guère encore essayé que dans les petits genres de la poésie mondaine, légère ou satirique, à faire choix d'un pareil sujet pour se risquer dans ce grand genre qu'est le théâtre? La question mérite d'autant plus d'être posée que Voltaire lui-même s'est efforcé d'y répondre dès 1719 dans des dissertations publiées à la suite du texte de sa pièce sous le titre de Lettres écrites par l'auteur qui contiennent la critique de l'Œdipe de Sophocle, de celui de Corneille et du sien. Le premier motif plausible auquel un tel titre puisse faire penser serait donc l'ambition de se mesurer à deux illustres prédécesseurs sur un sujet dont il dira un jour:« C'est sans contredit le chef d'oeuvre de l'antiquité »2. Le jeune Voltaire peut avoir cédé aussi à un goût du lugubre et de l'horreur mis à la mode par Crébillon, alors maître de la scène tragique française: dans Atrée et Thyeste (1707), Thyeste sur la scène découvre que la coupe qu'il porte à ses lèvres est remplie du sang de son fils qu'Atrée vient d'assassiner; dans Rhadamiste et Zénobie (1711), Rhadamiste tue le pére de son épouse Zénobie avant de la poignarder elle-même et de jeter son cadavre dans le fleuve Araxe. Dans le Cyrus de Danchet (1706), un père mange au cours d'un festin la chair de son fils Mais la palme de l'inceste revient certainement à la Pélopée de l'abbé Pellegrin (1710), dont l'héroïne, qui a eu quinze ans plus tôt un enfant de son père, tombe amoureuse d'un jeune homme qui n'est autre, on le devine, que ce fils même. Rivalité avec Sophocle et Corneille, conformité à une mode sont sans doute à prendre en compte, mais ne sauraient constituer la raison suffisante de la première œuvre importante d'un des plus grands écrivains du XVIIIe siècle: comme le remarquait jadis R. Pomeau, si « tout artiste commence par imiter », si

1 Ou du moins ce qui passe pour tel, car on a retrouvé les fragments d'un Amulius et Numitor versifié par le collégien de Louis-le-Grand vers l'âge de quatorze ans.

2 Commentaires sur Corneille, 1761, Voltaire 55, p. 819. (<< Voltaire» suivi d'un chiffre arabe désigne le volume de l'édition des Œuvres complètes de Voltaire actuellement en cours de publication par la Voltaire Foundation de l'Université d'Oxford.).

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«l'œuvre de jeunesse témoigne de la leçon apprise ", il reste que

« l'écrivain qui a quelque chose à dire commence à le dire dès le début.

Le vrai Voltaire déjà est dans Œdipe ,,3 Le public contemporain l'a bien senti qui a assuré à cette pièce d'un débutant un véritable triomphe. Il faut savoir qu'à cette époque une pièce nouvelle qui réussissait obtenait de quinze à vingt représentations; or Œdipe en a obtenu trente trois pour la seule saison 1718-1719 et est resté au répertoire dont il a pratiquement éliminé la pièce de Corneille. Pour trouver enfin la raison suffisante d'Œdipe, demandons-nous donc ce qu'avait à dire de si impor- tant dans sa première tragédie celui qui à cette occasion a abandonné le nom patronymique, pour adopter désormais le pseudonyme de Voltaire.

A cette question fondamentale, la critique des quarante dernières années a apporté non pas une, mais plusieurs réponses dont je voudrais montrer, en les évoquant successivement, qu'elles ne s'excluent pas, attestant ainsi la richesse de signification d'une œuvre qui demeure sans doute une des plus valables du théâtre voltairien4. En ont été proposées, nous le verrons, plusieurs lectures: politiques et religieuses essentiellement, mais aussi - et l'auteur de ces lignes croit être le premier à s'être aventuré dans cette voie5 - analytique, pour essayer de découvrir la raison de cette énorme malfaçon qu'est l'absence totale d'unité dans une tragédie que Voltaire n'a pas brochée en quelques semaines, comme cela lui est arrivé par la suite (il prétendra avoir écrit Zaïre en 22 jours), mais qu'il a travaillée durant cinq ans; malfaçon dont il a été le premier à convenir en toute lucidité, sans avoir toutefois jamais tenté d'y remédier, ni même être parvenu à se l'expliquer vérita- blement. D'où la question formulée dans le titre de cet exposé: s'agit-il d'un échec inexplicable?

Mais avant que d'évoquer ces lectures possibles de la première tragédie de Voltaire, il faut procurer aux lecteurs qui n'en auraient plus qu'un souvenir incertain (ou qui même ne l'auraient jamais lue, car le théâtre de Voltaire n'est plus guère fréquenté de nos jours que par quelques rares spécialistes) une connaissance minimale leur permettant d'entendre les pages qui suivent. C'est à leur intention que figure en appendice un résumé très détaillé de la pièce dont la lecture les convaincra de la dichotomie flagrante qui vient d'être relevée et leur permettra aussi de mesurer, pour voir de quoi elle est significative, la distance qui sépare Voltaire de Sophocle.

3 La Religion de Voltaire, Paris, 1956, p. 83.

4 D'Œdipe (1719) à Irène et Agathocle (1778), Voltaire a composé quelque 28 tragédies (14 avant 1750 et 14 après), dont les plus connues restent probablement Zaïre (1732), Alzire (1736), Mahomet (1741), Mérope (1743), Sémiramis (1748), L'Orphelin de la Chine (1755), Tancrède (1760) et Les Guèbres (1769).

5 Voir J.M. Moureaux:, L'Oedipe de Voltaire. Introduction à une psycholecture, Paris, Minard, 1973 (Archives des Lettres modernes, n° 146).

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Relevons d'abord ces différences entre la pièce de Voltaire et son modèle sophocléen: la plus frappante est sans doute l'invention du personnage de Philoctète, qu'on peut dire presque entièrement sorti de l'imagination de Voltaire, même si la légende et la pièce de Sophocle avaient déjà popularisé la figure et les malheurs de ce héros ami d'Alcide, dont il eut l'honneur de porter les flèches. Il représente en tout cas beaucoup plus qu'un simple substitut du Créon de l'Œdipe roi, comme l'a cru imprudemment le jésuite Arthuis suggérant au jeune Voltaire de supprimer son Philoctète pour réintroduire le Créon du modèle grec6: suggestion repoussée avec un courtois dédain 7 par un dramaturge qui tenait beaucoup à son Philoctète, sans qu'il en sût trop lui-même la raison; raison cependant qu'il importerait d'autant plus de découvrir que celui dont l'aventure occupe trois actes sur cinq, loin d'être, comme on l'a prétendu, un personnage «épisodique », se révèle un personnage essentiel, au moins aussi important que celui d'Œdipe, et dont la signification découverte conduit à mon sens à appréhender, au niveau « abyssal» qui est le sien, l'unité finalement très réelle de cette tragédie. Si d'autre part dans ses deux derniers actes le déroulement des événements reste pour l'essentiel conforme aux données du vieux mythe grec et de l'Œdipe Roi, il convient pourtant de relever cinq différences que je crois hautement significatives :

1) Chez Sophocle le fantôme menaçant du père assassiné n'apparaît pas. C'est Créon qui est allé recueillir l'oracle d'Apollon à Pytho (v.69- 98); c'est encore lui qui l'interroge à la fin pour connaître ce qu'il faut faire d'Œdipe aveugle et déchu (v. 1438-1439). Chez Voltaire en revanche la tragédie s'oUvre et se clôt par l'évocation du fantôme de Laïus, au début « terrible et respirant la haine et le courroux » (l, 3), à la fin apaisé par « le sang d'Œdipe » (V, 6)

2) Une fois'convaincu de son double crime, l'Oedipe sophocléen se soumet, se châtie et vient devant nous longuement lamenter son déplorable sort en présence du chœur saisi de pitié et d'effroi. L'Œdipe voltairien est d'abord convaincu d'avoir tué Laïus, mais ignore encore que c'était son père et que Jocaste est sa mère. Il se prépare alors à l'exil, mais la tête haute, en roi qui abdique volontairement (il recom- mande même au peuple de lui choisir Philoctète comme successeur;

V, 1) et non en malheureux déchu du trône. C'est cette déchéance qui va marquer à l'acte V le véritable écrasement d'Œdipe, lorsqu'il aura découvert toute la vérité.

3) Les supplices d'Œdipe et Jocaste ont été traités par Voltaire à l'inverse de ce qu'avait imaginé Sophocle. Dans l'Œdipe Roi, Jocaste se tue derrière le théâtre et avant qu'Œdipe ne se soit aveuglé. Celui-ci en

6 Dans la Lettre critique sur la nouvelle tragédie d'Œdipe (1719) qu'on lui attribue.

7 Dans la septième des Lettres sur Œdipe.

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revanche, les prunelles vides et le visage sanglant, revient sur scène exciter longuement notre pitié. Mais chez Voltaire, Œdipe mutilé ne paraît plus et cette mutilation même est à la dernière scène brièvement dépêchée en deux vers par le grand-prêtre. Il s'agit visiblement d'estomper l'horreur du supplice, presque d'escamoter le supplice lui- même, car, même au plus profond de sa misère, cet Œdipe innocent, vertueux et révolté doit nous laisser une impression de grandeur. En revanche le suicide de Jocaste est mis sous nos yeux et ne s'accomplit qu'après qu'Œdipe s'est mutilé: c'est la réponse sanglante et pathétique d'une victime innocente aux dieux qui lui offrent leur impertinent pardon.

Jocaste n'avait rien à se faire pardonner et son sacrifice n'est qu'un acte d'accusation contre l'injustice du Ciel, un suprême et poignant écho au cri de révolte de son fils.

4) Chez Sophocle, Œdipe fait irruption dans la chambre de Jocaste et, la trouvant pendue, saisit les agrafes d'or dont elle drapait ses vête- ments pour s'en frapper les prunelles à coups redoublés (v. 1260-1274).

Mais chez Voltaire le grand-prêtre dit l'avoir vu: « ... enfoncer cette épée/

Qui du sang de son père avait été trempée.» L'instrument même du crime est ainsi devenu celui du châtiment.

5) Le seul témoin oculaire du meurtre de Laïus change totalement d'identité chez Voltaire. Chez Sophocle, ce n'était qu'un esclave berger qui, en trouvant de retour à Thèbes Œdipe assis sur le trône, supplie Jocaste sans autre explication qu'on le renvoie à la campagne. Chez Voltaire il s'agit de Phorbas, personnage dont le nom et le rôle provien- nent de l'Œdipe de Corneille. Mais à y regarder de près, on s'aperçoit que le Phorbas de Voltaire est autre: cet ancien favori du roi Laïus n'est pas seulement le sujet fidèle qu'on chargea de faire disparaître un nouveau- né trop dangereux ou le guerrier valeureux qui n'a pas ménagé son sang pour protéger son roi attaqué sur le grand chemin, traits qu'offrait déjà le Phorbas cornélien; c'est aussi un ami de Laïus; et l'amitié suppose si bien une forme d'égalité que ce Phorbas était devenu comme un alter ego de Laïus, participant même à l'exercice du pouvoir royal :

Laïus qui connaissait son zèle et sa prudence, Partageait avec lui le poids de sa puissance (1,3)

Phorbas a donc formé avec Laïus un couple d'amis très unis, qui ressemble curieusement au couple que formait Philoctète avec Hercule.

L'un et l'autre y jouaient le même rôle de brillant second. Mais la simili- tude ne s'arrête pas là: comme Philoctète, Phorbas est accusé injuste- ment d'un meurtre qu'il n'a pas commis, à cause de cela risque sa vie et doit endurer la prison, mais est finalement innocenté quand les dieux décident de découvrir la vérité aux hommes. Ce triste destin paraît être dans les deux cas comme la rançon de l'amitié d'un grand homme.

De ces différences que nous venons de passer en revue, c'est évidemment la première qui est la plus importante, mais pas la mieux venue : l'introduction un peu étrange de ce Philoctète absent de l'Œdipe

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Roi, la place abusive qui lui a été consentie trois actes durant au détri- ment du véritable héros de la tragédie, sa disparition définitive ensuite, aussi soudaine qu'inexplicable, Voltaire les a confessées avec une belle lucidité:

Voici un défaut dont je suis seul responsable: c'est le personnage de Philoctète. Il semble qu'il ne soit venu à Thèbes que pour y être accusé;

encore est-il soupçonné peut-être un peu légèrement. Il arrive au premier acte et s'en retourne au troisième; on ne parle de lui que dans les trois premiers actes, et on n'en dit pas un seul mot dans les deux derniers. Il contribue un peu au nœud de la pièce, et le dénouement se fait absolument sans lui.

Ainsi il paraît que ce sont deux tragédies dont l'une roule sur Philoctète et l'autre sur Œdipe8.

Voilà une franchise sans complaisance. Mais ce Philoctète épiso- dique, fallait-il le faire amoureux? Car c'est le deuxième grief et non le moindre qu'on fera à Voltaire: pourquoi avoir affadi, en y introduisant l'amour, l'horreur de l'un des sujets les plus tragiques de l'antiquité?

Les réponses de Voltaire marquent un embarras évident: il ne peut guère alléguer que le défaut de matière.

Première réponse: A l'égard de l'amour de Jocaste et de Philoctète, j'ose encore dire que c'est un défaut nécessaire. Le sujet ne me fournissait rien par lui-même pour remplir les trois premiers actes: à peine avais-je de la matière pour les deux derniers. Ceux qui connaissent le théâtre [ .. .]

conviendront de ce que je dis. Il faut toujours donner des passions aux principaux personnages. Eh ! quel rôle insipide aurait joué Jocaste, si elle n'avait eu du moins le souvenir d'un amour légitime et si elle n'avait craint pour les jours d'un homme qu'elle avait autrefois aimé? 9

Deuxième réponse (formulée à propos de Corneille, qui lui aussi a obvié au défatit de matière en inventant le couple Dircé-Thésée): On œ trompe fort lorsqu'on pense que tous ces sujets traités autrefois avec succès par Sophocle et par Eurîpide, l'Œdipe, le Philoctète, l'Electre, L'Iphigénie en Tauride, sont des sujets heureux et aisés à manier: ce sont les plus ingrats et les plus impraticables; ce sont des sujets d'une ou deux scènes tout au plus et non pas d'une tragédie ... Il faut joindre à ces événements des passions qui les préparent.lO

Arguments peu convaincants, l'amour n'étant pas l'inévitable pana- cée d'un dramaturge à court de matière. Et si c'est une erreur que de l'y avoir introduit, pourquoi n'avoir jamais tenté de la réparer par la suite?

8 Cinquième Lettre sur Œdipe, M II-36 (M désigne l'édition des Œuvres complètes d~

Voltaire en 52 volumes donnée par Louis MOLAND et publiée à Paris par Garnier Frères de 1877 à 1885. Le chiffre romain renvoie au volume et le chiffre arabe renvoie à la page).

9 Cinquième Lettre sur Œdipe, M II-38.

10 Quatrième Lettre sur Œdipe, M 1I-29.

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Tout se passe comme si Voltaire s'était senti frappé d'impuissance: non pas celle de la paresse ou de la stérilité, mais plutôt celle qui lui venait du sentiment confus mais impérieux qu'il ne fallait pas modifier l'essen- tiel; qu'ôter Philoctète ou redéfinir ses rapports avec Jocaste équivalait à réécrire une autre pièce que celle qu'il avait voulu, qu'il lui avait fallu écrire. Voici d'ailleurs pour nous en convaincre le plus clair des aveux :

Si on me demande pourquoi je n'ai pas corrigé ce que je condamne, je répondrai qu'il y a souvent dans un ouvrage des défauts qu'on est obligé de laisser malgré soi. Et d'ailleurs j'ai peut-être autant de plaisir à les avouer que j'en aurais à les corriger. 11

On ne saurait mieux convenir d'avoir finalement buté sur l'inexpli- cable: belle franchise, mais qui n'a pas duré. A partir de 1731, Voltaire s'est trouvé une excuse qu'il répétera quatre fois encore à différents âges de sa vie12 : c'est sous la seule pression des comédiens (et surtout des comédiennes, dépitées de ne pas y trouver de rôle pour l' «amoureuse »)

qu'il a gâté une tragédie d'abord écrite sans amour, en rendant Philoctète amoureux de Jocaste. Il ne se campe plus désormais qu'en débutant victime de comédiens l'ayant égaré de leurs détestables conseils; thèse inventée après coup, qui résiste mal, je l'ai montré ailleurs 13, à un examen attentif des textes, mais qui permettait au moins à Voltaire de se débarrasser de l'irritante question à laquelle il n'avait pu trouver de véritable réponse.

*

Toute défectueuse qu'elle est d'un point de vue «technique »,

puisqu'elle reste, nous l'avons vu, dépourvue d'unité, cette tragédie n'en a pas moins été qualifiée à juste titre de «chef-d'œuvre manqué riche de signification ),14 et c'est cette richesse qu'il nous faut maintenant dégager à la lumière des différentes lectures qui ont été proposées de cette pièce.

Lecture politique tout d'abord: on a pu voir dans Œdipe «tout un manuel à l'usage des rois ».15 Voltaire a inspiré au héros et compagnon

11 Cinquième Lettre sur Œdipe, M II-40. (C'est nous qui soulignons).

12 Lettre au P. Porée, 7 janvier 1731 (D 392), 37 ans; Leningrad Notebooks, 1735-1750, Voltaire 82, p. 456 ; Epître dédicatoire d'Oreste à la Duchesse du Maine, 1750, (M V-81 / 82), 56 ans; Lettre à l'abbé d'Olivet du 20 août 1761 (D9959) et Commentaires sur Corneille, 1761, (Voltaire 55, p. 820), 67 ans. (D suivi d'un chiffre arabe renvoie au numéro que porte la lettre citée dans la monumentale édition de la correspondance de Voltaire dite «Definitive edition» donnée par Th. Besterman: Correspondence and related documents, 51 vol., Oxford,1968-1977).

13 Voir J.M. Moureaux, op. cit., pp. 25-32.

14 R. Pomeau in G. Lanson, Voltaire, Appendice, p. 226.

15 R.S. Ridgway, La Propagande philosophique dans les tragédies de Voltaire, SVEC.

XV, 1961, p. 57. (SVEC désigne les Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, publiées par la Voltaire Foundation à Oxford.).

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d'Hercule qu'est son Philoctète des sentiments très hardis d'indépen- dance et de supériorité à l'égard du pouvoir royal: Un roi pour ses sujets est un dieu qu'on révère / Pour Hercule et pour moi, c'est un homme ordinaire (M II-78) Œdipe lui-même en convient qui avoue son impuis- sance à protéger Thèbes contre les ravages de la peste: Mais un roi n'est qu'un homme en ce commun danger. Davantage encore: le roi Œdipe concède que ses pareils sont faillibles : Dans le cœur des humains les rois ne peuvent lire; / Souvent sur l'innocence ils font tomber leurs coups, / Et nous sommes, Araspe, injustes malgré nous. (M II-79) Le vers célèbre dans lequel Philoctète reconnaît sa dette envers Hercule a été frénétiquement applaudi: Qu'eussé-je été sans lui? rien que le fils d'un roi / Rien qu'un prince vulgaire (M II-65) Aussi les héros n'éprouvent-ils pour la royauté que le plus grand dédain:

Le trône est un objet qui n'a pu me tenter:

Hercule à ce haut rang dédaignait de monter Toujours libre avec lui, sans sujets et sans maître

J'ai fait des souverains et n'ai point voulu l'être. (M II-78)

Est en outre soulignée la fragilité du pouvoir royal: certaines réflexions désabusées d'Œdipe visent Louis XIV dont on a insulté les funérailles et cassé le testament trois ans plus tôt, mais que l'opinion commence à regretter en 1718 :

Tel est souvent le sort du plus juste des rois!

Tant qu'ils sont sur la terre on respecte leurs lois, On porte jusqu'aux cieux leur justice suprême;

Adorés de leur peuple, ils sont des dieux eux-mêmes Mais après leur trépas que sont-ils à vos yeux?

Vous éteignez l'encens que vous brûliez pour eux. (M II-67)

La pièce comporte aussi de discrètes suggestions sur le comportement d'un roi « éclairé» en proposant de Laïus l'image d'un souverain idéal,

«plus grand que sa fortune », c'est à dire ajoutant la grandeur morale du héros aux grandeurs d'établissement de la royauté. Laïus était pour ses sujets un père beaucoup plus qu'un maître. Aussi se déplaçait-il sans escorte:

On ne voyait jamais devant son char

D'un bataillon nombreux le fastueux rempart;

Au milieu des sujets soumis à sa puissance,

Comme il était sans crainte il marchait sans défense;

Par l'amour de son peuple il se croyait gardé. (M II-92)

On voit donc que le souverain idéal entretient avec ses sujets des rapports d'ordre affectif et non de domination ou de propriété. Aussi n'est-ce pas au peuple de se sacrifier à la gloire du Prince, mais l'inver- se : Mourir pour son pays, c'est le devoir d'un roi / C'est un honneur trop grand pour le céder à d'autres (M II-77)

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Mais ces hardiesses politiques, pour réelles qu'elies soient, ont été moins goûtées dù public que les hardiesses religieuses, sensiblement plus fortes et dont certains contemporains se sont même scandalisés. Il ne leur a pas échappé que cette pièce n'était pas sans rapport avec l'actualité théologique: on est alors en pleine fermentation de l'affaire de la bulle Unigenitus (promulguée en 1713 contre les jansénistes par Clément XI et qui a exacerbé la querelle sur la prédestination 16) Oedipe a pour auteur un jeune homme issu d'une famille janséniste, mais élevé par les Jésuites et fréquentant les libertins de la Société du Temple. Or entre Molinistes et Jansénistes le jeune dramaturge a clairement choisi son camp en faisant son Œdipe et sa Jocaste à l'évidence innocents: l'un et l'autre ont mérité d'échapper à leur affreux destin, parce que ils ont tout fait pour tenter de s'y soustraire. Si la Jocaste de Sophocle évoque sans s'émouvoir (v. 717-719) comment Laïus se débarrassa d'Œdipe nouveau-né, celle de Voltaire frémit encore au souvenir de ce sacrifice si cruel pour une mère et dont elle hésitait à donner l'ordre, ne s'y résolvant que par pitié pour cet enfant voué au crime et qu'il valait mieux dérober à son fatal ascendant. Œdipe à son tour confie comment à l'annonce du terrible sort qui lui était réservé il s'est littéralement enfui de Corinthe en s'arrachant «des bras d'un mère éplorée» pour mener sous une fausse identité la vie errante et sans repos d'un homme se sentant traqué par le destin. Efforts inutiles de la volonté pour se dérober aux arrêts du Ciel: Œdipe et Jocaste sont en réalité prédestinés au mal. Comme l'écrit alors à Voltaire le poète Jean-Baptiste Rousseau, « ... tous les hommes, quelque vertueux qu'ils paraissent aux yeux des autres hommes, ne peuvent l'être aux yeux de la divinité qui voit ce que nous ne voyons pas ; et (. .. ) les crimes n'en sont pas moins. crimes quoi qu'ils nous soient souvent cachés à nous-mêmes. Vous voyez par là, Monsieur, que les anciens ont tous été de parfaits jansénistes. » (D 73, 25 mars 1719). On pourrait penser que c'est aussi le cas de Voltaire, puisqu'un Dieu cruel précipite Œdipe et Jocaste «à leur insu dans le parricide et l'inceste, les punissant, comme le veulent les jansénistes, de crimes qu'ils ne connaissent pas »17 Mais ce serait oublier le dénouement, qui marque au contraire un refus moliniste de la prédestination: Voltaire y fait éclater l'innocence de ses héros, parce que les actes inconscients ou involontaires ne sont pas imputables, comme le pensaient déjà ses maîtres jésuites (Le P. Souciet, scriptor au collège Louis-le-Grand, avait remarqué dans sa Lettre sur la tragédie de 1709 : les Grecs ont produit « sur la scène

16 Louis XIV, poussé par le jésuite Le Tellier, a sollicité de Clément XI la promulgation d'une bulle condamnant 101 propositions extraites de l'ouvrage de l'Oratorien Quesnel (qui après la mort d'Arnauld (1694) et de Nicole (1695) fait figure de chef du parti janséniste) : Nouveau Testament en français, avec des réflexions morales sur chaque verset (nouvelle édition augmentée en 1693).

17 R. Pomeau, La Religion de Voltaire, Paris, 1956, p. 85.

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un Œdipe. Qui.jamais en ce genre fut moins coupable? Qui peut le moins être? ») Dès l'acte IV, lorsqu'Œdipe convaincu d'avoir tué Laïus, mais sans savoir encore que c'était son père, demande la mort pour châtiment de ce crime, Jocaste lui répond: « Il est involontaire» et ajoute un peu plus loin:

Vous êtes malheureux et non pas criminel

Dans ce fatal combat que Daulis vous vit rendre, Vous ignoriez quel sang vos mains allaient répandre ...

Je ne puis que me plaindre et non pas vous punir. (M II-I00) A l'acte V, lorsque le parricide et l'inceste sont désormais établis, Œdipe plongé au plus épais de son malheur, n'en refuse pas moins toute idée de culpabilité dans un monologue célèbre :

Le voilà donc rempli cet oracle exécrable Dont ma crainte a pressé l'effet inévitable 1 Et je me vois enfin par un mélange affreux, Inceste et parricide et pourtant vertueux.

Misérable vertu, nom stérile et funeste, Toi par qui j'ai réglé des jours que je déteste, A mon noir ascendant tu n'as pu résister:

Je tombais dans le piège en voulant l'éviter.

Un dieu plus fort que toi m'entraînait vers le crime;

Sous mes pas fugitifs il creusait un abîme;

Et j'étais malgré moi dans mon aveuglement, D'un pouvoir inconnu l'esclave et l'instrument.

Voilà tous mes forfaits; je n'en connais point d'autres.

Impitoyables dieux, mes crimes sont les vôtres, Et vous m'en punissez 1... (M II-107 / 108)

Dans la toute dernière scène, le grand-prêtre venu annoncer à Jocaste que le courroux du Ciel s'est apaisé, maintenant qu'Œdipe s'est châtié, le fait en des termes évoquant l'idée bien janséniste de la gratuité de la prédestination:

Tel est l'ordre du Ciel, dont la fureur se lasse;

Comme il veut aux mortels il fait justice ou grâce;

Ses traits sont épuisés sur ce malheureux fils.

Vivez, il vous pardonne. (M II-110)

Mais c'est précisément la gratuité de ce pardon, l'insoutenable arbitraire de cette discrimination entre les victimes que refuse Jocaste avec la dernière véhémence: sa réponse à cet insolent pardon, c'est de se punir en se frappant; geste d'affirmation ultime de sa liberté dans une dernière protestation de son innocence :

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J'ai vécu vertueuse et je meurs sans remords ( ... ) Honorez mon bûcher, et songez à jamais

Qu'au milieu des horreurs du destin qui m'opprime,

J'ai fait rougir les dieux qui m'ont forcée au crime. (M II-110 /111) Tout cela explique que la tragédie de Voltaire ait été très appréciée par certains anti-jansénistes contemporains. L'un d'eux n'hésite pas à écrire:

Les Calvinistes, les Jansénistes (. .. ) y sont vivement censurés par les conséquences affreuses que notre grand poète tire de leur doctrine qui est la même que celle des prêtres payens. Elevé parmi les Jésuites, Mr. Arrouet ne pouvait donner que des marques de son amour pour la théologie qu'il a

puisée chez eux et de la haine pour celle de leurs antagonistes ( .. .) Voilà des vers bien conformes au système de Calvin et Jansénius qui font de Dieu un tyran ( ... ) Peut-on exprimer avec plus de force les horreurs de la théologie jansénienne ? ( .. .) Mr. Arrouet, loin d'être un docteur d'athéisme, est un vrai prédicateur capable de ramener les esprits présomptueux et qui ruinent la liberté de l'homme sous prétexte d'élever au plus haut degré la puissance et la science de la Divinité.18

Voltaire vrai prédicateur, le brave homme va sans doute un peu loin, Œdipe n'ayant rien d'un sermon. Mais ce qui paraît surtout lui avoir échappé, c'est que la pièce exprime un sentiment d'essence tragique et très personnel: l'angoisse du Dieu terrible, du Dieu cruel et implacable qui frappe impitoyablement les hommes. Dès la première scène la terreur sacrée s'appesantit sur Thèbes, ravagée depuis l'assassinat de Laïus par une succession de fléaux : le Sphinx, la famine, la peste.

Dimas gémit: « Les dieux nous ont conduits de supplice en supplice / (. .. ) Tel est l'état horrible où les dÏf!ux nous réduisent». (M II-63) Le chœur résigné s'écrie: « Frappez, dieux tout puissants,. vos victimes sont prêtes»

(M II-65) Il y a donc dans la pièce toute une humanité plaintive courbant le front sous le despotisme divin, d'autant plus rude peut-être que ce Dieu cruel reste un Dieu caché. Il s'est tout de même une fois découvert à Œdipe venu consulter l'oracle. Le récit saisissant que celui-ci en fait, Voltaire ne l'a pas trouvé chez Sophocle dont l'Œdipe dit simple- ment : « Je pars pour Pytho ; et là Phoebos me renvoie sans même avoir daigné répondre à ce pourquoi j'étais venu, mais non sans avoir en revanche prédit à l'infortuné que j'étais le plus horrible, le plus lamentable destin» (v. 788-790). Aiguillonnée par l'angoisse du Dieu terrible, l'imagination voltairienne a transformé cette scène en une ton- nante épiphanie:

18 Le sieur Bourguignon, Le Journal satirique intercepté. Cité par R. Pomeau, La Religion de Voltaire, p. 86.

(11)

Un jour, ce jour affreux, présent à ma pensée, Jette encor la terreur dans mon âme glacée;

Pour la première fois par un don solennel, Mes mains jeunes encore enrichissaient l'autel:

Du temple tout à coup les combles s'entr'ouvrirent De traits affreux de sang les marbres se couvrirent;

De l'autel ébranlé par de longs tremblements Une invisible main repoussait mes présents;

Et les vents, au milieu de la foudre éclatante, Portèrent jusqu'à moi cette voix effrayante:

Ne viens plus des lieux saints souiller la pureté.

Du nombre des vivants les dieux t'ont rejeté.

Ils ne reçoivent plus tes offrandes impies;

Va porter tes présents aux autels des Furies;

Conjure leurs serpents prêts à te déchirer;

Va, ce sont là les dieux que tu dois implorer. (M II-95)

Condamnation sans appel du Dieu terrible, qui voue désormais Œdipe à l'attente angoissée de la catastrophe prédite. Jocaste inter- rompt même ses confidences pour en relever les effets physiques: Vous frémissez, Seigneur, et vos lèvres pâlissent / Sur votre front tremblant vos cheveux se hérissent.

(M II-116) Ce frémissement d'Œdipe traduit le total engagement de la sensibilité et de l'imagination voltairiennes dans une tragédie écrite pour exprimer l'horreur du Dieu terrible. Mais Œdipe n'est pas Phèdre ratifiant d'avance le jugement qui la damne de son père Minos; Œdipe ne consent pas à son angoisse et Voltaire qui la connaît comme lui, avec lui la refuse en se réfugiant dans le badinage libertin de la société du Temple pour fuir le jansénisme familial. Si Œdipe est comme Phèdre une victime exemplaire des dieux, c'est une victime qui accuse au lieu d'avouer en gémissant et finalement met en contestation l'univers même de la tragédie.

Cette tragédie du Dieu terrible met aussi en scène son ministre, le grand-prêtre, de la Divinité porte-parole et interprète, et disposant dès lors auprès du peuple d'un redoutable pouvoir, capable d'ébranler celui du roi. Philoctète dira:

Fortement appuyé sur des oracles vains

Un pontife est souvent terrible aux souverains;

Et dans son zèle aveugle, un peuple opiniâtre, De ses liens sacrés imbécile idolâtre,

Foulant par piété les plus saintes lois,

Croit honorer ses dieux en trahissant ses rois. (M II- 89/90)

(Est ici déjà suggéré le risque d'un conflit du Sacerdoce et de l'Empire auquel Voltaire historien donnera plus tard le relief que l'on sait dans l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations) Certes, l'idée d'un heurt entre

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l'interprète des dieux et le roi n'appartient pas à Voltaire, puisque chez Sophocle déjà on voit Œdipe accuser Tirésias venant de le désigner comme coupable de fomenter avec Créon un complot politique visant à le détrôner. Œdipe exaspéré chasse Tirésias, pour s'en prendre longuement et violemment à Créon, qu'il prétend même condamner à mort. Mais chez Voltaire, le conflit qui en IV,3 oppose Œdipe au pontife qui vient de le désigner comme le criminel à châtier, conduit à instruire le procès moins d'un clerc en particulier que de la caste même à laquelle il appartient. Philoctète est le premier à rappeler que le Sacerdoce doit toujours demeurer soumis à l'Empire: Un prêtre quel qu'il soit, quelque dieu qui l'inspire / Doit prier pour ses rois et non pas les maudire (M II-BB) Quant à Œdipe, il a tôt fait de dénoncer le "prêtre imposteur» :

Voilà donc des autels quel est le privilège!

Grâce à l'impunité ta bouche sacrilège, Pour accuser ton roi d'un forfait odieux,

Abuse insolemment du commerce des dieux! (M II-BB)

Mais avant même que le grand-prêtre n'ait porté son accusation, Araspe, le confident d'Œdipe, avait longuement mis son maître en garde contre les dangers d'une consultation trop confiante des oracles :

Ces dieux dont le pontife a promis le secours,

Dans leurs temples, seigneur, n'habitent pas toujours.

On ne voit point leur bras si prodigue en miracles:

Ces antres ces trépieds, qui rendent leurs oracles, Ces organes d'airain que nos mains ont formés, Toujours d'un souffle pur ne sont pas animés.

Ne nous endormons pas sur la fo~ de leurs prêtres;

Au pied du sanctuaire il est souvent des traîtres, Qui, nous asservissant sous un pouvoir sacré, Font parler les destins, les font taire à leur gré. ( ... ) Ne nous fions qu'à nous; voyons tout par nos yeux;

Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux. (M II-79 / BO)

Ces propos annoncent ceux qu'à l'acte IV Jocaste tiendra à Œdipe pour tenter de le rassurer, lorsqu'elle le verra bouleversé malgré lui par l'accusation du grand-prêtre; ces vers très applaudis sont restés célèbres:

Cet organe des dieux est-il donc infaillible ? Un ministère saint les attache aux autels;

Ils approchent des dieux, mais ils sont des mortels.

Pensez-vous qu'en effet, au gré de leur demande, Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende ? Que sous un fer sacré des taureaux gémissants Dévoilent l'avenir à leurs regards perçants

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Et que de leurs festons ces victimes ornées

Des humains dans leurs flancs portent les destinées ? Non, non: chercher ainsi l'obscure vérité,

C'est usurper les droits de la Divinité.

Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense, Notre crédulité fait toute leur science. (M II-93)

Quand on se souvient que la Jocaste de Sophocle disait simple- ment:« Tu verras que jamais créature humaine, ne posséda rien de l'art de prédire. Et je vais t'en donner la preuve en peu de mots », on est en droit d'en conclure que la tragédie de Voltaire est à l'évidence ardem- ment traversée par un souffie anticlérical, « comme si l'horreur du Dieu terrible se projetait sur le clergé qui le sert ( ... ) Œdipe présente déjà le couple que l'on retrouvera solidement constitué dans la Ligue: le Dieu terrible et son prêtre »19. Il reste que cet anticléricalisme tant applaudi cadre fort mal avec les données de l'intrigue, puisque le dénouement établit l'exactitude des révélations du grand-prêtre, dont la «science»

était bien réelle et qui n'a nullement abusé de la «crédulité» d'un «vain peuple ». Mais il a suffi, pour que Voltaire le maltraite, qu'il soit revêtu de l'autorité sacerdotale et apparaisse ainsi comme l'intermédiaire impo- sé entre le Dieu terrible et ses victimes.

Pour passer à un autre niveau qui serait celui d'une psycholecture, il nous faut maintenant prendre garde que tout au long de la tragédie, la volonté des «dieux» ou du «Ciel» n'est jamais réellement dissociée du courroux de Laïus et de son désir de vengeance. Le Dieu terrible paraît avoir épousé la querelle du père assassiné, dont la figure occupe dans cet univers religieux une place éminente: le fantôme de Laïus se manifeste au grand prêtre au début pour réclamer des comptes et à la fin pour les solder, ce qui, nous l'avons relevé, ne vient ni de Sophocle ni de Corneille.

Simple détail, habilement ménagé pour accroître la tension dramatique et attestant seulement la fécondité de l'imagination voltairienne? Il y a là bien davantage et pour nous en convaincre demandons-nous si l'on peut trouver dans cette tragédie un personnage capable d'en assurer l'unité dramatique en y affirmant sa présence constante. Ce n'est pas, nous le savons, le cas de Philoctète, personnage essentiel des trois premiers actes, mais totalement absent des deux derniers. Serait-ce Œdipe, à l'évidence personnage central des actes IV et V, mais très présent aussi dans les trois premiers, puisqu'il paraît dans six scènes sur treize? Ce serait oublier que le personnage d'Œdipe n'a manifes- tement pas le même rôle ni la même valeur dans l'une et l'autre partie:

dans la première, il se définit essentiellement par rapport à Philoctète,

19 R. Pomeau, op. cit., p. 89.

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se comportant à son égard en roi-juge et le sommant de songer à se défendre, puisque le peuple l'accuse du meurtre de Laïus. Il devient ainsi comme le substitut vivant du père mort, un relais de son ombre surgie des enfers pour réclamer justice. Mais dans la seconde partie, c'est par rapport à Laïus qu'il se définit, en découvrant n'être que son fils égaré et coupable. Et voilà trouvé du même coup le personnage central et le principe d'unité: c'est au tribunal du père que Philoctète et Œdipe comparaissent tour à tour, le premier pour un acquittement car il a su éviter l'amour interdit de Jocaste et ne s'est jamais emparé du pouvoir du père; le second pour sa condamnation, car il a fait très exactement le contraire. «L'ombre du grand Laïus a paru parmi nous », annonce au début le grand-prêtre, mais elle ne quittera les Thébains que vengée: on sent peser tout au long de la pièce sa présence muette mais menaçante, comme celle du Dieu terrible. Aussi lorsque justice est faite, le même grand-prêtre vient-il annoncer à la dernière scène, au milieu des éclats de la foudre, que « Laïus du sein des morts cesse de vous poursuivre». Il est particulièrement significatif que la tragédie s'ouvre et se close par la «venue» et le «départ » de la figure du père mort et courroucé: c'est lui le protagoniste véritable, en ce qu'il constitue le ressort même d'une action dramatique qu'on peut finalement assi- miler à un jugement rendu par le père entre ses deux fils. Car d'un point de vue analytique, ce Philoctète amoureux de la reine et rival du roi2O s'est trouvé placé lui aussi dans une situation typiquement oedipienne.

Mais par sa fuite il a su en éviter les pièges et c'est à cette fuite qu'il doit son salut: elle lui a permis d'éviter l'affrontement avec le père et surtout, en vivant dans un compagnonnage héroïque son exaltante amitié pour Hercule, d'apprendre, sous la forme de la maîtrise des sens, une renonciation à l'amour coupable de la mère. Voilà pourquoi à la fin de l'acte III le Ciel peut faire éclater son innocence et le mettre hors de cause, pour commencer le procès du vrai coupable. On a loué Voltaire d'avoir su entretenir le suspens et captiver son auditoire en concevant sa pièce comme une enquête policière, provisoirement égarée à la suite d'indices sérieux sur une fausse piste (celle de Philoctète), puis ramenée par un coup de théâtre (les révélations du grand-prêtre) dans la bonne direction, pour débusquer finalement le coupable dans l'enquêteur lui- même. Mais pour habile qu'elle soit, cette construction dramatique effi- cace ne suffit pas à assurer l'unité de la pièce. Celle-ci me paraît pour- tant bien réelle, même si l'auteur lui-même s'excusant sur les « défauts qu'on est obligé de laisser malgré soi» n'a jamais pu l'apercevoir, mais ne se révèle, je crois, dans sa plénitude que si l'on accepte de faire de la

20 Rappelons les propos de Freud dans son Introduction à la Psychanalyse (p. 138):

« Les parents ont pour symbole l'empereur et l'impératrice, le roi et la reine, ou d'autres personnages éminents: c'est ainsi que les rêves où figurent les parents évoluent dans une atmosphère de piété. »

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pièce une pareille lecture. Elle conduit en somme à considérer que tout s'articule autour d'un choix de Laïus qui n'a rien d'arbitraire: il fallait que Philoctète fût sauvé parce qu'il a fui le père rival et renoncé à l'amour coupable; il fallait qu'Œdipe fût condamné, parce qu'il a osé éliminer le père et s'attacher à la mère, et aussi pour que le spectacle de sa ruine offiit comme une réparation à l'innocent faussement accusé.

Voilà donc les principales lectures qu'on a pu faire d'une pièce reprenant après tant d'autres la légende d'Œdipe dont elle assume les principales données, mais aussi qu'elle enrichit d'éléments spécifiques dont il fallait tenter de dégager les significations. Tout fascinant qu'il est pour les dramaturges qui le reprennent, le vieux thème mythique n'est sans doute qu'un canevas à partir duquel la fantaisie personnelle des imaginations créatrices - à commencer par celle de Sophocle - a tissé les tapisseries les plus diverses. Ne pourrait-on pas les comparer à des rêveurs qui rêveraient tous leur rêve propre, mais sur un thème commun, donnant donc à déchiffrer dans ces rêves divers autant de messages spécifiques d'inconscients différents qu'il y a de rêveurs? Autant de contenus latents différents y informent de façon originale des contenus manifestes à peu près semblables. Voltaire pour sa part paraît bien avoir exprimé dans sa première tragédie, consciemment ou non, quel- ques unes de ses principales hantises, comme celle du Dieu terrible ou du jugement paternel, qui réapparaîtront dans d'autres tragédies ou qu'il s'efforcera de conjurer dans des poèmes comme l'Epitre à Uranie où il lancera à Dieu ce cri fameux: «Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux »

APPENDICE

José-Michel MOUREAUX Université de Caen

Résumé de l'ŒDIPE de Voltaire

Le rideau se lève sur les retrouvailles à Thèbes de deux amis: Philoctète prince d'Eubée revenu après une très longue absence et Dimas qui vit à Thèbes. Celui-ci informe Philoctète que les dieux accablent aujourd'hui la cité par une épidémie de peste qui n'est de leurs malheurs que le plus récent: après l'assassinat du roi Laïus voilà quatre ans par un inconnu, puis les ravages causés par le Sphinx que le seul Œdipe a pu vaincre, ce qui lui a valu le trône de Laïus et son épouse, sont survenues la famine et finalement cette peste meurtrière. Dimas apprend alors de Philoctète accablé de chagrin la mort récente de son ami Hercule. Cela seul a pu le résoudre à revenir dans une ville où il savait trouver la reine Jocaste qu'il avait autrefois passionnément aimée. Comme elle ne pouvait être à lui, il a dû fuir d'abord pour pouvoir dompter son cœur, mais s'est vite affranchi du joug de la

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passion pour ne plus vivre que de l'amitié d'un héros (Hercule) et des valeurs qu'elle apprend à estimer, en particulier la maîtrise de ses sens. Philoctète ne peut cependant retenir un mouvement de dépit lorsqu'il apprend que Jocaste s'est remariée avec Œdipe. On annonce d'ailleurs la venue en ces lieux du nouveau roi (1,1). Le chœur qui se lamente vient l'y attendre, ainsi que le grand-prêtre, mais celui-ci ordonne au chœur de cesser ses plaintes, car il va faire connaître au roi ce que le ciel vient de lui dévoiler (1, 2). Lors- qu'Œdipe paraît, plein de pitié pour les souffrances de son peuple, le pontife lui révèle ce qu'il a appris la nuit précédente où l'ombre courroucée de Laïus lui est apparue: les dieux ne délivreront Thèbes du fléau qu'après qu'elle aura puni l'assassin de Laïus. Œdipe reproche aux Thébains d'avoir fait preuve jusqu'alors d'une négligence coupable dans la recherche du meurtrier, rappelant même à Jocaste que c'est seulement par respect pour sa douleur qu'il s'est abstenu de l'interroger sur la mort de son premier époux. La reine lui découvre alors que le seul témoin du meurtre fut Phorbas, conseiller et appui du feu roi, qui revint lui-même, tout percé de coups, apprendre à la souveraine que des inconnus avaient massacré son époux. Mais le Sphinx étant venu sur ces entrefaites désoler la ville, l'affaire fut oubliée, non sans que, toutefois, certains Thébains aient accusé Phorbas d'avoir lui-même assassiné son maître, réclamant même sa tête à Jocaste, car l'ancien favori avait été trop puissant pour n'être pas haï. Mais Jocaste incertaine s'est bornée à faire détenir Phorbas dans un endroit secret. Œdipe, qui déclare aussitôt vouloir l'interroger lui-même, ordonne qu'on le lui amène sur l'heure; puis par de solennelles imprécations, il voue le meurtrier à «tous les maux de l'enfer» en priant les dieux de l'éclairer dans sa tâche de justicier (l, 3)

Au nom du peuple qui murmure, Araspe, le confident d'Œdipe, vient demander à Jocaste atterrée la tête de Philoctète, que tous soupçonnent d'être le meurtrier de Laïus, car sa haine pour ce roi était notoire. Il parve- nait si mal à la déguiser qu'il osa même le menacer et dut ensuite quitter Thèbes. En outre il se trouvait justement dans la région à l'époque de l'assassinat de Laïus. Mais Jocaste renvoie Araspe et le chœur par un refus et consent à n'offrir que sa propre vie (II, 1). Indignée qu'on puisse soup- çonner Philoctète de ce crime, elle avoue à sa confidente Egine que si elle a toujours combattu son amour pour lui afin de suivre son devoir, ce sentiment n'est pourtant pas éteint. Elle confie sa souffrance d'avoir dû oublier Philoctète dans les bras de Laïus; quant à son second hymen, avec Œdipe, il lui a inspiré une horreur secrète et inexplicable qu'augmentaient ses cauche- mars, mais sans qu'elle soit mieux parvenue à oublier celui qu'elle aimait. Et quand celui-ci survient, le premier mouvement de Jocaste troublée est de s'esquiver (II, 2). Mais Philoctète la rassure: qu'elle ne craigne pas de reproches de sa part pour ce nouvel hymen; il saura se montrer sans faiblesse. Aussi Jocaste tient-elle à justifier son attitude, tout en avouant son amour: de cruelles circonstances ont par deux fois disposé de son cœur sans qu'elle puisse se dérober à ces deux mariages. Philoctète ne peut cepen- dant retenir le regret plaintif de ne pas avoir été là quand le Sphinx désolait la ville: il aurait pu le vaincre et ainsi conquérir enfin celle qu'il aimait.

Jocaste le presse alors de fuir en lui apprenant que le peuple thébain l'accuse du meurtre de Laïus; elle l'invite à l'oublier pour toujours: que Philoctète, le cœur libre de toute passion, soit désormais le digne successeur d'Hercule en purgeant comme lui l'univers des tyrans et des monstres qui

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commencent à renaître (II, 3). Arrive alors Œdipe, dont c'est la première entrevue avec Philoctète: celui-ci prend les devants en apprenant au roi qu'il sait de quel crime on ose le charger; mais il se dit persuadé qu'un héros comme Œdipe est trop estimable pour « descendre à des soupçons si bas»

envers un héros tel que lui et qui a marché de pair avec les Hercule et les Thésée. Mais Œdipe répond, non en héros mais en roi uniquement soucieux du salut de la cité, que le meurtrier de Laïus doit être retrouvé et puni, qu'il faut que justice soit faite et que tout accusé, quel qu'il soit, doit songer à se défendre. Philoctète demandant comment on peut songer à accuser d'assas- sinat celui qui a exterminé tant d>assassins, Œdipe précise qu'il ne pourrait s'agir que d'un combat singulier entre eux, s'il s'avérait que c'est bien sous les coups du prince Philoctète qu'a péri le roi Laïus. Philoctète a beau alléguer alors son droit de se battre en duel s'il s'était trouvé en pareille situation, Œdipe promet clairement la mort à celui qui a ôté la vie à Laïus, sans que l'on considère dans quelles conditions. Philoctète oppose avec hauteur une dernière et ferme dénégation, en exigeant qu'un héros tel que lui en soit cru sur sa seule parole. En outre le trône n'a jamais eu de quoi le tenter, pendant que celui qui prétend le traiter comme un accusé ordinaire se trouve justement avoir recueilli toutes les dépouilles du roi assassiné:

son épouse et son trône. Mais Œdipe offensé par cet orgueil coupe court en intimant à Philoctète l'ordre de rester à sa disposition. Celui-ci en donne sa parole, ajoutant fièrement qu'il ne saurait songer à partir que vengé de l'affront qu'on lui a fait de ces « soupçons honteux» (II, 4) Resté seul avec Araspe, Œdipe avoue avoir été impressionné par tant de fière magnanimité et ne pouvoir se résoudre à croire le prince coupable. Il s'impatiente alors du retard de Phorbas et du silence des dieux qui ne répondent plus; mais Araspe engage son maître à ne pas trop compter sur les dieux, dont les paroles ou le silence dépendent surtout des prêtres, dont on doit toujours redouter l'imposture: dans cette affaire Œdipe ne devrait compter que sur les résultats positifs de l'enquête qu'il aura personnellement menée (II, 5)

Emporté par un mouvement presque séditieux, le peuple de Thèbes exige maintenant sans délai la vie de Philoctète. Aussi Jocaste l'a-t-elle mandé d'urgence pour le sauver. Comme on sait toutefois la passion qu'elle eut pour lui, la reine craint qu'on ne l'accuse de sacrifier à son amour les plus hauts intérêts de Thèbes. Egine tente de rassurer sa maîtresse: si cet ancien amour est connu, la victoire qu'elle a su remporter sur elle-même ne l'est pas moins et nul ne doute de sa vertu. Mais Jocaste triomphe mal de ses scrupules, ne sachant trop elle-même si c'est la seule équité ou un reste de passion pour Philoctète qui la fait agir ainsi. Elle reste pourtant bien déci- dée à le faire partir et s'impatiente même de son retard (III, 1). Quand il paraît enfin> elle le presse vivement de quitter Thèbes alors qu'il en est encore temps, mais Philoctète refuse; il ne saurait trahir sa gloire et son honneur ni manquer à la parole donnée à Œdipe. Jocaste le supplie alors au nom de leur amour de sauver ses jours en s'éloignant, mais Philoctète au contraire s'exalte à l'idée que sa mort puisse peut-être sauver Thèbes et la vie de celle qu'il aime, même s'il demeure innocent du crime dont on le charge (III, 2). Œdipe survient alors pour rassurer Philoctète: il ne cédera pas à la pression populaire et tient à ce que le prince ne soit condamné ou acquitté que sur des certitudes, se disant personnellement convaincu de l'innocence de Philoctète et même impatient que les dieux la fassent éclater.

Car les dieux viennent de décider de nommer le coupable par la voix du

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grand-prêtre. Mais Philoctète hautain se dit une fois de plus offensé d'être traité en accusé ordinaire: entre gens d'honneur la seule parole donnée de son innocence devrait suffire, ainsi que le témoignage d'une vie héroïque et exemplaire. Pourtant il attend sans crainte 1'arrêt du ciel (III, 3)

Nous abordons alors la scène pivot de la tragédie: arrive le grand-prêtre avec sa suite et le chœur, pour révéler enfin au nom des dieux 1'identité du coupable. L'accusé Philoctète et le roi-juge Œdipe le pressent de questions;

mais le pontife terrifié se dérobe d'abord, suppliant Œdipe et le chœur de ne plus l'interroger et précisant seulement que les dieux veulent l'exil du coupable et non sa mort. Ces retards irritent Œdipe qui intime 1'ordre au grand-prêtre de parler. Celui-ci désigne alors Œdipe, ce qui suscite aussitôt une protestation indignée de Jocaste et Philoctète incrédules, cependant qu'Œdipe en colère accuse le pontife d'imposture et le menace de mort; mais le grand-prêtre sans se troubler lui prédit à mots couverts, avant de sortir, les horreurs qu'il va bientôt découvrir par lui-même, laissant Œdipe frappé malgré lui d'une stupeur anxieuse (lII, 4). Philoctète aussitôt engage Œdipe à tout craindre d'un prêtre prétendant faire parler les oracles, s'il bénéficie par ailleurs de 1'appui populaire. Mais comme Œdipe, quoique touché de ce généreux conseil, ne parvient toujours pas à vaincre son trouble, Jocaste prétend se sacrifier à sa place; projet qu'Œdipe repousse avec horreur, invi- tant Jocaste à le suivre plutôt dans le palais pour avoir avec elle un entre- tien (Ill, 5).

Ainsi s'achève le troisième acte et avec lui l'aventure d'un héros accusé injustement d'un crime invraisemblable et finalement innocenté par les dieux eux-mêmes. Cette péripétie qui aurait pu le conduire à la mort mais trouve un dénouement heureux, c'est au fond la tragi-comédie de Philoctète, dont on peut tout de même se demander ce qu'elle fait dans la tragédie d'Œdipe dont elle occupe trois actes sur cinq. Que devient Œdipe à qui il n'en reste plus que deux et moins des deux cinquièmes de la pièce pour découvrir 1'affreuse vérité de son passé, s'en châtier sur son propre corps tout en criant aux dieux son innocence et da révolte? Et pourquoi Philoctète disparaît-il désormais de la scène qu'il aura occupée si longtemps, mais où on ne 1'évoquera même plus? Sans doute Œdipe est-il apparu dès la scène 3 du premier acte, mais pas comme véritable protagoniste. Et de toute façon la seule présence du héros ne suffit pas à assurer 1'unité de la pièce, comme l'a clairement marqué Aristote.

La véritable tragédie d'Œdipe débute donc à l'acte IV seulement, qui n'est séparé du précédent que par un lever de rideau, car commence aussitôt l'entretien avec Jocaste auquel Œdipe venait de la convier. Œdipe la prie de rappeler à son esprit ce qu'elle sait des circonstances de la mort de Laïus: le roi, sans garde comme à son ordinaire, n'était accompagné que d'un seul homme. Ses yeux brillaient de jeunesse, malgré ses cheveux blancs. Il inspi- rait le respect et présentait même avec Œdipe une certaine ressemblance de traits. Tout cela ne fait qu'ajouter au trouble d'Œdipe, de plus en plus boule- versé par les prédictions du grand-prêtre; mais Jocaste tient à le rassurer sur le prétendu pouvoir de divination des pontifes: « notre crédulité fait toute leur science ». Et la preuve en est, à 1'en croire, dans la fausseté de certain oracle qui lui prédit autrefois, à la naissance d'un fils qu'elle avait eu de Laïus, que ce fils tuerait son père et épouserait sa mère. Elle ordonna qu'on le mît à mort, mais plus tard Laïus n'en a pas moins été assassiné par des mains étrangères. Hélas, cette confidence n'a pour Œdipe rien de rassurant:

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il découvre à Jocaste qu'il a fui Corinthe et ses parents précisément pour avoir été l'objet d'un oracle en tout point semblable. Les dieux, rejetant les offrandes qu'il présentait un jour au temple, lui signifièrent l'avoir voué au parricide et à l'inceste. Afin d'échapper à cet affreux destin, Œdipe prit aussitôt le chemin de l'exil pour mener avec un ami la même vie errante et héroïque qu'avait vécue Philoctète aux côtés d'Hercule. Un jour vers Daulis, il dispute le droit de passage dans un chemin étroit à deux guerriers montés sur un char et les tue tous deux. Or l'un d'eux était un vieillard qui, avant que d'expirer, voulut tendre les bras à son meurtrier !. .. (IV, 2). Dans sa douleur, Œdipe tend d'abord son épée à Jocaste pour qu'elle fasse justice elle-même du meurtre de Laïus, mais la reine presse de vivre celui qui demeure son époux. Or Œdipe considère justement qu'il ne l'est plus, son crime l'en rendant indigne, car crime il y a bien, même si Jocaste s'obstine à ne trouver en ce fatal combat qu'une tragique ignorance d' Œdipe (IV, 3). On annonce à Œdipe l'arrivée d'un messager de Corinthe qui le demande. Avant de le recevoir, Œdipe dit à Jocaste un dernier adieu: elle est libre désormais car il part à l'instant en exil (IV, 4)

Avant de partir, Œdipe recommande à ses sujets de lui choisir Philoctète comme successeur: fils de roi, ami d'Hercule, puissant et vertueux, il est digne du trône. Œdipe demande aussi qu'on fasse revenir Phorbas (V, 1). Le messager corinthien arrive alors et n'est autre qu'Icare, favori du roi Polybe qui a pris soin des premiers ans d'Œdipe: il annonce la fin de Polybe, mort de vieillesse. Œdipe croit pouvoir éprouver le soulagement d'être au moins certain qu'il n'aura pas tué son père et se propose d'aller recueillir son trône.

Mais, hélas, Icare doit lui apprendre la triste vérité: il n'a aucun droit au trône de Corinthe, car il n'était que le fils adoptif de Polybe. Icare lui découvre le mystère de sa naissance: comme il avait trouvé Œdipe exposé par un Thébain sur le Cithéron, il a porté l'enfant à Polybe qui le fit passer pour son fils, afin d'affermir sa puissance. Sur ce arrive Phorbas (V, 2). Icare le reconnaît aussitôt comme étant le Thébain qui autrefois a exposé Œdipe sur le Cithéron. Phorbas·essaie bien de faire taire le Corinthien, mais il est trop tard: Œdipe, qui veut tout connaître de son malheur, lui ordonne de parler.

Alors l'affreuse vérité se fait jour: Œdipe est ce fils de Laïus et de Jocaste que ses souverains avaient chargé Phorbas de mettre à mort pour que jamais l'oracle ne s'accomplît. Œdipe, ivre d'horreur, les chasse de sa présence (V, 3).

Demeuré seul, il proclame son innocence: il n'a été que l'esclave et l'instrument de la malfaisance divine, mais sans jamais cesser d'être vertueux. Aussi se révolte-t-il :

Impitoyables dieux, mes crimes sont les vôtres, Et vous m'en punissez 1 ...

Mais déjà sa raison chancelle dans l'horreur de visions hallucinatoires: la nuit s'établit, les murs se teignent de sang, les Euménides s'approchent dans le fracas de la foudre, l'enfer s'ouvre et l'ombre courroucée de Laïus apparaît ... (V, 4). Les cris d'Œdipe ont attiré Jocaste: il révèle brutalement à la reine anéantie l'étendue de leur malheur, puis s'enfuit (V, 5). Alors paraît le grand-prêtre pour annoncer la fin de ces calamités: Thèbes. est purifiée, Laïus et les dieux sont apaisés. Il apprend à Jocaste qu'Oedipe vit encore, mais s'est privé de la lumière du jour avec cette même épée qui servit au meurtre de Laïus son père. Il invite enfin la reine à vivre, car les dieux lui ont pardonné; mais Jocaste refuse ce pardon et se frappe, pour faire « rougir les dieux qui [l)'ont forcée au crime ».

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