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Le droit impérial selon le livre d'Esther

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Le droit impérial selon le livre d'Esther

MACCHI, Jean-Daniel

Abstract

Cet article étudie les trois principaux actes législatifs décrits par le texte massorétique d'Esther : le décret d'éviction de Vashti (1,13-22), celui ordonnant l'extermination des Juifs (3) et celui les autorisant à se défendre (8,3-14). Les processus législatifs conduisant à l'émission de ces décrets et les résultats obtenus sont présentés d'une manière profondément critique et polémique. L'analyse montre que sous couvert de parler de pratiques impériales supposées de dérouler à l'époque du roi perse Ahashwérosh, le texte fait allusion à la politique législative de certains souverains séleucides en Judée et la dénonce.

MACCHI, Jean-Daniel. Le droit impérial selon le livre d'Esther. Transversalités, 2015, vol. 132, p. 85-101

DOI : 10.3917/trans.132.0083

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:47381

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(2)

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E DrOIt IMPérIAL sELON LE LIVrE D

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stHEr1

Jean-daniel MaCCHI Professeur d’Ancien Testament Faculté autonome de Théologie protestante Université de Genève

Introduction

Le livre d’esther nous est parvenu sous trois formes textuelles très différentes: le texte hébreu massorétique (tM), d’une part, et deux témoins grecs, d’autre part, la Lxx et le texte alpha2. Six longues additions différencient notablement les témoins grecs du texte hébreu. dans le cadre de cette brève contribution, nous nous interrogerons sur le texte massorétique uniquement, laissant de côté les problèmes posés par les témoins grecs et les additions qu’ils comportent3.

1. Cet article a été présenté lors du colloque « Loi et Justice dans l’orient ancien », organisé par le Theologicumde l’Institut Catholique de Paris, le 30 mai 2011.

2. a propos des différents textes du livre d’esther voir d. J. a. CLIneS, The Esther Scroll. The Story of the Story, Journal for the Study of the old testament, Supplement Series (JSot.S) 30, Sheffield, 1984 ; L. day, Three Faces of a Queen. Characterization in the Books of Esther, JSot.S 186, Sheffield, 1995 ; M. V. Fox, « three esthers », dans S.

w. CrawFordet L. J. GreenSPoon(éd.), The Book of Esther in Modern Research, JSot.S 380, London-new york, 2003, p. 50-60 ; k. H. JoBeS, The AlphaText of Esther. Its Character and Relationship to the Masoretic Text, Society of Biblical Literature disser- tation Series (SBL.dS) 153, atlanta, 1996; J.-d. MaCCHI, « Les textes d’esther et les tendances du judaïsme entre les 3e et 1er siècles avant J.-Chr », dans I. HIMBazaet a.

SCHenker(éd.), Un carrefour dans la Bible. Du texte à la théologie au IIesiècle avant J.- C., orbis biblicus et orientalis (oBo) 233, Fribourg Göttingen, 2007, p. 75-92; k. de troyer, The End of the Alpha Text of Esther. Translation and Narrative Technique in MT 8:1-17, Lxx 8:1-17, and AT 7:14-41, Septuagint and Cognate Studies 48, atlanta, 2000.

3. une analyse des 2 additions grecques (B et e) permettrait de mieux comprendre la représentation du droit perse par les témoins grecs du livre d’esther. Ces deux additions présentent, en effet, les contenus des décrets d’extermination des Juifs et de leurs ennemis.

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avant de discuter de la présentation que fait le tM d’esther du droit impérial, il convient de préciser que contrairement à une idée souvent défendue, il est peu vraisemblable que le livre d’esther émane de groupes Juifs installés dans le monde perse achéménide à l’époque des événements relatés, au Vesiècle de notre ère4. au contraire, il semble plus vraisemblable que ce livre ait été rédigé bien plus tard, dans un contexte hellénistique, à la manière d’un « roman historique » volontairement situé dans la lointaine Perse5. La question du contexte de production de l’œuvre, n’est pas sans enjeux pour le sujet de cette contribution. en effet, si le livre d’esther a été rédigé durant la période hellénistique, on ne peut exclure qu’il y soit mis en scène des pratiques législatives qui, de fait, avaient cours non pas en Perse achéménide, mais dans le monde impérial hellénistique où vivaient les auteurs juifs de l’œuvre. C’est notamment ce point que nous allons chercher à vérifier.

La justice et le droit

dans le livre biblique d’esther, le thème de la loi, des décrets et de la justice appliqués dans l’empire perse occupe une place considérable.

La thématique du droit intervient d’emblée au premier chapitre du livre lorsque la reine perse Vashti est sanctionnée après avoir refusé de se rendre

4. La rédaction du livre d’esther a souvent été située entre le Veet le IVesiècle avant notre ère. on trouve notamment ce type de datation chez a. BerLIn, Esther, Jewish Publication Society (JPS BC), Philadelphia, 2001, xLI-xLIII; J. d. LeVenSon, Esther. A Commetary, old testament Library Commentary Series (otL), London, 1997, p. 23-27;

H. M. waHL, Das Buch Esther. Übersetzung und Kommentar, Berlin-new york, 2009, p. 45-47.

5. on peut montrer que la représentation du monde perse que se faisaient les auteurs du livre est profondément marquée par la culture hellénistique alors dominante. Voir à ce propos J.-d. MaCCHI, « the book of esther: a Persian story in Greek style », dans e. Ben

zVI, d. edeLMan, F. PoLak (éd.), A Palimpsest : Rhetoric, Ideology, Stylistics, and Language Relating to Persian Israel, Perspectives on Hebrew Scriptures and its Contexts 5, Piscataway, 2009, p. 109-127 ; J.-d. MaCCHI, « Le livre d’esther: regard hellénistique sur le pouvoir et le monde perses », Transeuphratène30 (2005), p. 97-135. Pour une datation du livre d’esther à l’époque hellénistique voir aussi H.-P. MatHyS, «  der achämenidenhof im alten testament  », dans B. JaCoBS, r. roLLInGer (éd.), Der Achämenidenhof / The Achaemenid Court. akten des 2. Internationalen kolloquiums zum thema “Vorderasien im Spannungsfeld klassischer und altorientalischer Überlieferungen”

Landgut Castelen bei Basel, 23.–25. Mai 2007, wiesbaden, 2010, (p. 231-308) p. 243- 246 ; B. eGo, « the Book of esther: a Hellenistic Book », Journal of Ancient Judaism, 2010, p. 279-302.

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à l’invitation au banquet que lui avait adressé le roi ahashwérosh. Vashti est alors déchue de sa souveraineté par décret royal. Cette première procédure législative évinçant la reine aboutit à l’intronisation d’esther, la fille adoptive du Juif Mardochée. dès le chapitre 3, un conflit se déclenche entre le Premier ministre Haman et Mardochée qui, comme Juif, refuse de se prosterner devant lui. Par rétorsion, Haman obtient du roi la proclamation d’un décret condamnant à l’extermination les Juifs de l’empire. S’en suit une série de péripéties au cours desquelles Haman cherche à obtenir du roi la condamnation de Mardochée à la pendaison (5,9-14) avant de finir lui- même condamné au gibet après que la reine l’eut dénoncé. Malheureusement, lorsqu’esther demande au roi d’annuler le décret frappant les Juifs, celui-ci lui signale qu’un décret royal ne peut pas être révoqué. deux décrets sont alors successivement proclamés n’annulant pas le premier, mais autorisant les Juifs à se défendre de leurs ennemis (ch. 8:10-14; 9:14).

L’ensemble des points de droit mentionnés par le livre d’esther est désigné par le terme hébreu תָָדּ unvocable d’origine persane que l’on ne retrouve dans la Bible hébraïque qu’en dt 33:2 et esd 8:36, mais qui est abondamment présent dans les sections araméennes des livres de daniel et d’esdras6. Comme nous allons le voir plus bas, la plupart des תָָדּmentionnés dans le livre d’esther sont en fait des décrets destinés à donner un ordre ou établir un point de droit impérial dans une circonstance particulière7. Cependant, ce terme est aussi utilisé pour désigner une ou plusieurs règles ou lois dont l’origine n’est pas précisée. en 3:8, il désigne les lois des Juifs et en 4:11.16, un point de droit perse interdisant de se présenter auprès du roi sans convocation.

6. Le terme hébreu תָָדּ dérive du vocable perse dāta. Voir w. HInz, Altiranisches Sprachgut der Nebenüberlieferungen, Göttinger orientforschungen : reihe 3, Iranica, wiesbaden, Harrassowitz, 1975, 84 p. ; L. koeHLer, w. BauMGartner, J. J. StaMM, Hebräisches und aramäisches Lexikon zum Alten Testament, Leiden, 1967, vol.1, p. 225;

r. L. BerGey, The Book of Esther: its place in the linguistic milieu of post-exilic biblical Hebrew prose: a study in late biblical Hebrew, these, dropsie College Philadelphia, 1983, p. 116-118.

7. est 1:8,13,15,19; 2:8,12; 3:8,14,15; 4:3,8,11,16; 8:13,14,17; 9:1,13,14. outre l’édit d’éviction de Vashti, celui ordonnant l’extermination des Juifs et celui leur donnant le droit de se défendre qui sont discutés ci-dessous, on trouve : au chapitre 2 un édit convoquant toutes les belles jeunes filles à la cour et en 1:8 un édit définissant la bonne manière de boire au banquet.

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Légiférer dans l’empire selon le livre d’Esther

trois épisodes du livre d’esther décrivent la mise en place de décrets perses. Le premier apparaît lors de l’éviction de Vashti (chapitre 1), le second lorsqu’Haman obtient la publication du décret de condamnation des Juifs (chapitre 3), quant au dernier, il figure après qu’Haman a été condamné et qu’esther a demandé au roi le salut de ses compatriotes (chapitre 8). dans les trois cas, la production du droit perse est présentée comme un processus administratif lourd et complexe.

Ce processus implique systématiquement le roi, supposé accepter, valider et sceller le contenu des décrets. en esther 1:21, l’envoi du décret d’éviction de Vashti est précédé de la mention de l’approbation royale: « la chose fut bonne aux yeux du roi » (ְךֶﬥֶמַּה יֵניֵעְבּ ﬢָבָדַּה בַטיִיַּו).en 3:11, après que Haman a suggéré l’extermination du peuple, le roi lui dit: « l’argent t’est donné ainsi que le peuple afin de lui faire comme bon à tes yeux » (ךיֶניֵעְבּ בֹוטַּכּ וֹבּ תֹושֲׂﬠַל םָעָהְו ְךֶל ןוּתָנ ףֶסֶכַּה).Finalement, en 8:8, au moment de la publication de l’édit autorisant les Juifs à se défendre, c’est le roi qui ordonne à Mardochée et esther: « écrivez vous-même aux Juifs selon ce qui est bon à vos yeux au nom du roi » (ְךֶלֶמַּה םֵשְׁבּ םֶכיֵניֵבּ בֹוטַּכּ םיִדוּהְיַּה ־לַע וּבְתִּכּ םֶתּאְַו). en outre, lors de la publication tant du décret d’extermination des Juifs que de celui les autorisant à se défendre, le roi fait utiliser son propre sceau (תַעַַּבַט) pour sceller (םתח) le décret (3:10,12; 8:8,10).

Les moyens déployés par le royaume perse pour proclamer ses décrets sont toujours présentés comme énormes, l’administration de l’empire utilisant les importants moyens dont elle dispose pour contribuer au processus législatif, en diffuser les résultats et les faire appliquer. C’est ainsi que 1:22; 3:13-14; 8:13-14 mentionnent que des copies multilingues en sont diffusées par coursiers dans toutes les provinces de l’empire afin que les décrets soient connus de tous.

dès lors, la description que fait le livre d’esther de la validation et de la diffusion des décrets souligne, d’une part, le fait que les édits perses sont sous l’autorité directe du roi et, d’autre part, qu’ils sont pris en charge par une puissante administration qui en assure une large diffusion. S’il est clair que cette description correspond bien à l’idée que l’on a pu se faire, dans l’antiquité, de l’administration centralisée de l’empire perse8, cette façon de

8. des textes hellénistiques présentent l’administration royale perse comme extrême- ment puissante (xénophon, Cyropédie 8:1-6), ils connaissent à la fois l’existence d’une

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légiférer et gouverner par décret impérial est également comparable au mode gouvernemental des souverains hellénistiques9. une analyse plus poussée de la description de la préparation de ces décrets permettra de comprendre comment le livre d’esther évalue un tel processus législatif et s’il pose sur lui un regard positif ou négatif.

L’éviction de la reine Vashti (Esther 1:13-22)

Le premier acte législatif décrit en esther concerne l’éviction de la reine Vashti. Ce passage est particulièrement significatif dans la mesure où c’est celui qui indique, de la manière la plus détaillée, les procédures législatives supposées se dérouler dans l’empire. L’éviction de Vashti s’y déroule en trois étapes: le roi interroge ses conseillers (1:13-15) avant que l’un d’entre eux ne prononce un discours et propose une mesure législative (1:16-20) qui sera acceptée par le roi et appliquée (1:21-22).

en dépit de la colère que provoque l’humiliation publique que constitue, pour le roi, le refus de la reine de se rendre à son invitation au banquet, la sanction de Vashti n’est pas immédiatement prononcée. Pour expliquer cette procédure, le texte précise que le roi doit consulter un collège de spécialistes du droit avant de prendre une décision: est. 1:13b « car il en était ainsi, une affaire du roi était traitée devant tous ceux qui s’y connaissent en édit et en jugement »10.

on pourrait penser que la consultation d’un collège de juristes aurait pu être perçue par les milieux producteurs du livre comme l’expression d’une forme de sagesse législative visant à éviter qu’une réaction royale

poste perse efficace (Hérodote, Histoire 8:98) et le multilinguisme qui caractérise l’empire (Voir P. BrIant, Histoire de l’empire perse de Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 524-526). Cela dit, si des ordonnances royales perses sont attestées, la présence d’un système législatif englobant l’ensemble de l’empire reste douteux (Ibid., p. 526-528).

9. Voir notamment les décrets promulgués par les Ptolémées (J. ModrzeJewSkI,

« note sur la législation royale des Lagides », dans Mélanges d’histoire ancienne offerts à William Seston, Paris, 1974, p. 365-380 ; M.-t. LenGer, Corpus des ordonnances des Ptolémées, Bruxelles, 1980 et ci-dessous note 18) et les Séleucides (L. CaPdetrey, Le pouvoir séleucide territoire, administration, finances d’un royaume hellénistique (312- 129 avant J.-C.), rennes, Presses universitaires de rennes (coll. « Histoire »), 2007, p. 335-344).

10. La syntaxe hébraïque de cette section est difficile dans la mesure où l’on n’y trouve pas de verbe conjugué. Les versets 13b-14 constituent un bref commentaire de la procédure qui interrompt l’enchaînement entre la notice indiquant que le roi s’adresse à ses conseillers (13a) et le contenu du discours royal (v.15).

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intempestive ne conduise à une décision aux conséquences funestes. or, il n’en est rien et la suite du passage montre, au contraire, que cette procédure débouche sur une décision à la fois absurde et ridicule.

L’argumentation développée dans le discours formulé par Memoukan aux versets 16-20 défend l’idée que le refus de Vashti d’obéir au roi risquerait de faire école et de provoquer une révolte générale des femmes de l’empire à l’égard de leurs époux. La solution proposée consiste alors à proclamer un édit annonçant l’éviction de la reine Vashti, dans l’espoir que: est 1:20b « toutes les femmes donneront de la valeur à leurs maris du grand jusqu’au petit ».

Même si à première vue, le discours de Memoukan peut sembler cohérent, une série d’indices trahit une certaine ironie et témoigne du regard négatif que posent les auteurs de l’œuvre sur la procédure juridique engagée. tout d’abord, on peut noter que la procédure se déroule à l’issue d’un banquet dont le caractère particulièrement aviné est lourdement souligné par le récit qui, aux versets 7 à 8, indique qu’on pouvait y boire sans limite. Ceux qui, selon le verset 13b, sont sensés s’y connaître en édits et en jugements sortent en fait d’un banquet aviné de 7 jours. or, déjà dans l’antiquité, on savait que l’usage immodéré du vin n’était pas sans danger et pouvait conduire à des discours irréalistes et disproportionnés ainsi qu’à des décisions peu adéquates11. de fait, c’est le cas ici. Il a depuis longtemps été observé12que l’argumentation de Memoukan tend à exagérer largement

11. déjà dans l’antiquité, la réflexion sur la pertinence des décisions prises en état d’ivresse est bien connue. Hérodote précise par exemple que les Perses « ont aussi l’habi- tude de décider, quand ils sont ivres, des questions les plus importantes. Les décisions prises en cet état leur sont soumises le lendemain, lorsqu’ils ont retrouvé leur lucidité (…). Si, à jeun, ils les adoptent encore, ils les appliquent » (Hist. 1:133. dans cet article, les traduc- tions d’Hérodote sont tirées de a. BraGuet, Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1964). Cette notice montre bien que l’ivresse n’est pas nécessairement propice aux décisions raisonnables, une conclusion corroborée par le fait que le caractère non maîtrisé de l’usage du vin en Perse comme ailleurs était perçu par les Grecs comme un signe de barbarie (voir aussi la folie de Cambyse [Hérodote, Hist. 3:34] ou de la mort de xerxès [Ctesias, Histoire perse, 1:18]). Voir les remarques de J.-d. MaCCHI, « L’identité judéenne au banquet. Le défi de la commensalité à l’époque hellénistique selon le livre d’esther », dans o. artuS et J. Ferry (éd.), L’identité dans l’Écriture. Hommage au professeur Jacques Briend, Paris, Cerf (coll. « Lectio divina », n° 228), Paris, 2009, (p. 227-260) p. 248-249.

12. Voir notamment à propos du manque de proportion du discours de Memoukan C.

M. BeCHteL, Esther, Interpretation, Louisville, 2002, p. 24-26; BerLIn, Esther, op. cit., p. 17; a. LaCoCQue, Esther Regina: a Bakhtinian reading, Rethinking theory, evanston, Ill., 2008, p. 13; LeVenSon, Esther, op. cit.,p. 51 ; C. J. SHarP, Irony and meaning in the Hebrew Bible, Bloomington, 2009, p. 65-66.

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le risque encouru par l’empire lorsqu’il affirme que « l’affaire de la reine sortira vers toutes les femmes pour les faire mépriser leurs maris » (est 1,17a). un tel raisonnement est manifestement biaisé puisqu’il repose sur le postulat irréaliste selon lequel l’attitude humiliante d’une femme dans une situation particulière – la reine au terme d’un banquet aviné – pourrait se généraliser à toutes les femmes si elle venait à être connue. or, cela présupposerait que toutes les femmes de l’immense empire en seraient informées et qu’elles formeraient un groupe suffisamment homogène pour que la révolte d’une seule d’entre elles les conduise toutes à bouleverser leurs relations matrimoniales et familiales. dès lors, ce motif de la crainte d’une rébellion féminine paraît clairement burlesque13. en outre, la solution prônée est à la mesure d’une menace plus imaginaire que réelle puisqu’il y est simplement question de sauver l’honneur masculin en faisant publicité, par édit, du remplacement de la reine par une autre sensée être meilleure qu’elle. Quoi qu’il en soit, on comprend que le but principal de l’édit proposé par Memoukan est de contrôler un groupe social, en l’occurrence celui des femmes, jugé menaçant pour des raisons pour le moins exagérées.

de surcroît, la façon dont la proposition de Memoukan est formulée dans le texte massorétique du livre d’esther ironise sur les motivations de ce conseiller. Selon le verset 14, Memoukan fait partie du groupe des sept

« dirigeants de Perse et de Médie » (יַדָמוּ סַדָפּ יֵדָשׂ). or, au verset 18, la conclusion de sa présentation de la menace que fait peser l’attitude de Vashti montre bien que ce qui est d’abord redouté, c’est que le jour même les

« dirigeantes de Perse et de Médie » (יַדָמוּ־סַדָפּ תֹודָשׂ), c’est-à-dire les épouses des « dirigeants », fassent état de l’attitude de la reine et se mettent à mépriser leurs époux. Memoukan, par sa proposition d’une solution prétendument globale à la question des femmes, cherche donc plus à protéger son honneur et ses propres intérêts, que ceux de l’empire et du roi.

Finalement, les conséquences mêmes de l’édit d’éviction de Vashti, décrites par la suite du récit, témoignent du fait que l’acte législatif qui se déroule au sein de l’empire lors du rejet de Vashti n’a pas lieu d’être pris au sérieux. au chapitre 2, dans un épisode rendu nécessaire par le décret

13. La révolte des femmes constitue un motif comique dans la littérature grecque ancienne, comme on le voit en particulier chez aristophane (Assemblée des femmes ; Lysistrata). Ces improbables révoltes sont décrites de manière profondément ironique par aristophane.

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irrévocable prononcé en 1:1914, on apprend que le roi, désormais privé d’épouse, ne fait rien moins que s’approprier toutes les belles jeunes vierges du royaume (2:3) pour choisir une nouvelle reine à la suite d’un concours de beauté aussi colossal que délirant.

en dépit de l’apparence très formelle et sérieuse de la procédure législative royale perse et des importants moyens qu’elle oblige à déployer, le texte massorétique d’esther ironise sur le fait qu’elle ne garantit pas des résultats à la hauteur. Le roi ne fait qu’approuver une proposition d’un conseiller ivre qui cherche à se prémunir d’une atteinte fantasmée à son honneur. Le roi constitue essentiellement l’instance de validation d’un édit inspiré par un tiers qui, de plus, cherche à protéger ses propres intérêts.

Le décret d’extermination des Juifs (Esther 3)

Le deuxième acte législatif majeur apparaissant dans la livre d’esther conduit à la condamnation et à l’extermination de tous les Juifs de l’empire à la suite du refus de Mardochée de se prosterner devant le Premier ministre Haman. La description du procédé législatif mis en place n’est pas sans similitude avec celui décrit à propos de l’éviction de Vashti, même si les circonstances et les conséquences sont très différentes15.

on notera tout d’abord que contrairement au chapitre 1, ce n’est pas le roi qui subit une humiliation publique et prend l’initiative d’une mesure législative, mais son Premier ministre. Cependant, comme dans le cas de Vashti, en dépit de la colère suscitée, la sanction n’est pas immédiatement prononcée, mais un processus complexe débouche sur la publication d’un édit royal largement diffusé dans l’empire.

Comme dans le cas du décret visant les femmes, celui émis à l’initiative d’Haman vise à frapper non pas seulement celui qui a refusé de se soumettre

14. L’édit de convocation des jeunes filles en 2:2-4,8 constitue la conséquence pratique et nécessaire de celui qui en 1:19 annonçait l’éviction de Vashti, mais prévoyait aussi qu’elle soit remplacée « par une autre meilleure qu’elle ».

15. La description de la procédure de mise en place du droit est structurée d’une manière parallèle aux chapitres 1 et 3 :

1) elévation d’un protagoniste: 1:1-9 // 3:1-2a

2) rébellion à l’égard de ce protagoniste: 1:10-12 // 3:2b-6

3) Sanction frappant le rebelle et le groupe auquel il se rattache selon une procédure en trois temps : interrogation de spécialistes (1:13-15 [les légistes] // 3:7 [les sorts]) ; discours d’un conseiller du roi (1:16-20 // 3:8-9) ; application de la proposition formulée dans le discours et promulgation d’un décret royal (1:21-22 // 3:10-15).

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à la volonté du roi, mais aussi l’ensemble du groupe social auquel il appartient. Comme le précise le verset 3:6: « il (Haman) dédaigna de porter la main sur Mardochée seulement (…). Haman chercha à détruire tous les Juifs du royaume d’ahashwérosh, le peuple de Mardochée ». dans le cas du décret visant le peuple de Mardochée, les conséquences sont présentées comme largement plus dramatiques que dans le cas de celui frappant Vashti, puisque le décret prévu ne va pas se contenter d’imposer aux femmes le respect des hommes en faisant un exemple, mais va chercher à éliminer purement et simplement tous les Juifs de l’empire.

Le discours que tient Haman au roi pour le convaincre de condamner les Juifs témoigne d’une argumentation subtile au cours de laquelle le roi est manipulé: est. 3:8. « Haman dit au roi ahashwérosh: il y a un peuple dispersé et séparé parmi les peuples, dans toutes les provinces de ton royaume.

Leurs lois (תָּד)sont différentes de celles de tout peuple et ils n’appliquent pas les lois (תָּד) du roi. Le roi n’a pas intérêt à les laisser au repos ».

on remarque immédiatement que les véritables raisons d’Haman sont masquées par le discours qu’il prononce. Le fait que Mardochée soit visé et que ce dernier ait déclaré être Juif pour expliquer les raisons de son refus de se prosterner devant Haman (3:4, 6) n’est nullement indiqué au roi. de même, l’identité du peuple visé par Haman n’est pas mentionnée par son discours qui présente de manière trompeuse le cas général d’un peuple régi par d’autres lois que celles du roi16.

dans le cadre du récit développé dans le livre d’esther, le fait qu’Haman se garde bien de préciser l’identité du peuple visé ainsi que celle de son leader est parfaitement logique. en effet, si le roi avait été au courant de l’identité des personnes visées, il y a lieu de douter qu’il les ait condamnées.

Bien au contraire, il aurait plutôt estimé avoir « intérêt à les laisser au repos ».

en effet, en 2:21-23, le livre d’esther rapporte que Mardochée sauve le roi d’un complot en demandant à la reine esther de l’en informer en son nom.

dès lors, on comprend que le roi sait, d’une part, qu’il a été sauvé par Mardochée et qu’il a une dette à son égard17, et, d’autre part, que la reine est

16. M. V. Fox, Character and Ideology in the Book of Esther, SPot, university of South Carolina, 1991, p. 47-52 souligne le fait que le discours d’Haman est construit sur la base de demi-vérités et de manipulations rhétoriques. Le discours s’ouvre par une vérité, le peuple est dispersé, se poursuit par une demi-vérité, il a un droit différent, et se termine par une affirmation en grande partie fausse, il ne respecte par le droit impérial.

17. La reconnaissance royale à l’égard de Mardochée se manifestera de manière spontanée au cours de l’épisode de la lecture des annales au chapitre 6.

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de sa parenté. en outre, l’épisode du refus de Mardochée de se prosterner suppose que le fait que ce dernier soit Juif est devenu de notoriété publique (3:4).

Comme dans le cas du discours de Memoukan, on remarque que le raisonnement développé par Haman est biaisé, dans la mesure où un cas particulier se voit abusivement généralisé. Le fait que Mardochée ait refusé d’appliquer la règle voulant que l’on se prosterne devant le Premier ministre n’implique pas que les Juifs constituent une menace ni même que leur droit particulier les amène à refuser d’appliquer l’ensemble des lois royales18. en outre, la coexistence de droits locaux et ethniques avec le droit impérial n’est nullement inhabituelle aux époques perse puis hellénistique19. or, même si le droit impérial est sensé primer sur le droit local, il est clair que la résolution d’un litige ponctuel entre ces deux droits par l’anéantissement pur

18. Il est probable que, selon le livre d’esther, le refus de Mardochée de se prosterner devant Haman s’explique par le fait que la prosternation devant un homme est jugée contraire au droit juif. un tel refus de la proskynèse devant les hommes constitue un trait caractéristique de l’identité grecque (voir Hérodote, Hist. 7:134-136) ce qui suggère que l’identité juive selon le livre d’esther partage les idéaux de liberté typiques de la Grèce antique. Voir pour plus de détails MaCCHI, Regard hellénistique, op. cit.,p. 122-123 ; J.-d. MaCCHI, « Le livre d’esther: écrire une histoire perse comme un Grec », dans d. doré

(éd.), Comment la Bible saisit-elle l’histoire?xxIecongrès de l’association catholique française pour l’étude de la Bible (Issy-les-Moulineaux, 2005), Paris, Cerf (coll. « Lectio divina », n° 215), 2007, (p. 197-226) p. 209-210 et aussi récemment B. eGo, « Mordecai’s refusal of Proskynesis Before Haman according to the Septuagint traditio-historical and Literal aspects », dans G. G. xeraVItSet J. zSenGeLLér(éd.), Deuterocanonical additions of the Old Testament books: selected studies, deuterocanonical and cognate literature studies 5, Berlin-new york, 2010, (p. 16-29) p. 19-24.

19. Le fait que des droits puissent coexister au sein d’un vaste empire est un grand classique, Hérodote, Hist. 1:135 souligne même la grande ouverture des Perses en la matière. en outre, il est significatif que dans le monde Ptolémaïque, les droits des groupes ethniques locaux (droits égyptien, droits des cités grecques etc…) perdurent et coexistent avec le droit impérial. Comme le rappelle J. GaudeMet, Institutions de l’Antiquité, Paris, 1994, p. 116 : « aux droits particuliers des divers peuples s’ajoute la législation des Ptolémées, rendue sous forme de diagrammata et de prostagmata ». Voir aussi ModrzeJewSkI, Note sur la législation royale, op. cit.,p. 366 sq.; P. rodrIGuez, « Les élites égyptiennes et Ptolémée, fils de Lagos, au début de son gouvernement », dans d. nourrISSonet y. PerrIn(éd.), Le barbare, l’étranger : images de l’autre.actes du colloque organisé par le CerHI (Saint-etienne, 14-15 mai 2004), Saint-etienne, 2005, (p. 33-66), p. 45-49 ; H. J. woLFF, « the political background of the plurality of laws in Ptolemaic egypt », dans r.S. BaGnaLL et al. (éd.), Proceedings of the Sixteenth International Congress of Papyrology: New-york, 24-31 July 1980, atlanta, 1981, p. 313- 318. Plus généralement dans les monarchies hellénistiques, voir a. CaSSayre, La justice dans les cités grecques de la formation des royaumes hellénistiques au legs d’Attale, rennes, Presses universitaires de rennes (coll. « Histoire »), 2010, p. 48-56.

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et simple du peuple concerné constitue une solution totalement exagérée, même pour un lecteur de l’antiquité.

Le regard négatif que semblent porter les auteurs du texte sur le processus législatif engagé par Haman est souligné par le thème du profit financier sensé découler du massacre des Juifs dont parle la deuxième partie du discours adressé au roi (3:9).

Finalement, la mention par 3:15 de la réaction consternée de la ville de Suse (הָכֹובָנ ןָשׁוּשׁ ריִעָהְו) après la publication du décret contre les Juifs, alors que le roi et Haman boivent ensemble, souligne le contraste entre la logique qui prévaut à la cour lors de la rédaction des décrets royaux perses et le bon sens commun.

au chapitre 3, comme lors de l’éviction de Vashti, on se rend compte que le roi ne fait qu’approuver une proposition d’un conseiller guidé par son propre intérêt plutôt que par celui de l’empire et du roi. alors que les Juifs risquent d’être injustement éliminés, le roi risque, quant à lui, de perdre non seulement celui qui lui a sauvé la vie, mais aussi une reine qu’il a mis très longtemps à choisir et qui est désormais menacée20. Les potentiels dysfonctionnements de la législation perse sont ainsi bien mis en évidence par ce passage.

Le décret autorisant les Juifs à se défendre (8:3-14)

Le troisième acte législatif perse majeur décrit dans le livre d’esther apparaît de manière relativement inattendue. en effet, entre les chapitres 4 et 7 de l’œuvre, esther et Mardochée semblent parvenir à déjouer les plans d’Haman en le dénonçant auprès du roi qui condamne alors à mort ce sinistre personnage. en outre, selon 8:1-2, Mardochée prend même la place qu’occupait Haman: « le roi retira son anneau qu’il avait enlevé à Haman, il le donna à Mardochée » (est. 8:2). tout semble donc être bien qui finit bien.

etonnamment pourtant, immédiatement après cela, le tM mentionne que la reine se présente devant le roi pour lui demander « qu’on écrive pour révoquer (Hif. בושׁ) les lettres de la machination d’Haman fils d’Hammedata

20. Sur ce point la suite du textes est explicite, esther risque la mort comme en témoigne à la fois le discours que lui adresse Mardochée en 4:13-14 et celui qu’elle adresse au roi en 7:3-4.

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l’agaguite qu’il a écrit pour anéantir les Juifs qui sont dans toutes les provinces du roi » (8:5). or, le roi précise que la révocation d’un édit royal n’est pas possible mais propose à esther et Mardochée de rédiger le décret royal qui leur semblera judicieux et de l’envoyer aux Juifs: « mais vous, écrivez aux Juifs selon ce qui est bon à vos yeux au nom du roi et scellez avec le sceau du roi. Car un écrit21qui a été écrit au nom du roi et scellé par le sceau du roi ne peut pas être révoqué (Hif. בושׁ) » (est 8:8).

Ce dernier acte législatif se diférencie des deux précédents. tout d’abord, le roi valide le décret avant même d’en connaître le contenu, l’acte législatif est ainsi entièrement délégué à esther et Mardochée qui, comme le rappelle 8:13-14, utilisent pleinement les potentialités de l’organisation de l’empire perse. d’autre part, alors que dans les deux décrets précédents c’est le refus de deux personnages de se soumettre à un ordre royal qui provoque, par rétorsion, l’émission d’un décret perse, ici c’est l’application même d’un tel décret qui pose un problème d’autant plus crucial que, selon 8:8, un décret royal ne peut pas être révoqué22.

Même si, dans de nombreuses sociétés de l’antiquité, l’immuabilité des lois a pu être considérée comme un principe théorique, de nombreux indices, tant dans le monde sémitique que grec, laissent penser qu’on était parfaitement conscient que, pratiquement, des modifications législatives, voire l’abrogation de lois, pouvaient advenir au cours de l’histoire23. Ici, le dysfonctionnement

21. on peut supposer que pour l’auteur de ce texte, un écrit (בתכ) scellé devient un décret (תד).

22. La façon classique d’interpréter le verset 8:8b est d’y voir une explication du caractère irrévocable du décret d’Haman et donc du fait que le roi ne peut pas purement et simplement le révoquer (F. w. BuSH, Ruth, Esther, word Biblical Commentary (wBC) 9, dallas, 1996, p. 445; Fox, Character, op. cit.,p. 95; G. GerLeMan, Esther, Biblischer kommentar: altes testament (Bk.at) xxI/1, neukirchen-Vluyn, 1970-1973, p. 128;

J.d. LeVenSon, Esther, op. cit., p. 108). Cependant, a. BerLIn(Esther, op. cit., p. 75) suggère qu’il s’agirait plutôt ici d’indiquer que le décret qu’esther et Mardochée vont sceller au nom du roi sera irrévocable. en réalité, les deux éléments vont de paire puisque même si cette remarque s’applique au décret du chapitre 8, elle constitue une affirmation théorique générale qui s’applique à tout décret royal scellé, donc nécessairement aussi à celui du chapitre 3.

23. dans le texte biblique, qui pourtant met les lois sous l’autorité divine, différents codes présentent des points de droit souvent contradictoires supposant qu’on acceptait l’existence d’innovations et de changements législatifs. en comparant l’ancien code de l’alliance (ex 21-23) avec celui du deutéronome et du Lévitique, on se rend facilement compte de l’évolution des lois. Par exemple le droit lié aux conditions de la libération des esclaves témoigne d’une nette évolution des pratiques (ex 21:2-6; dt 15:12-18; Lv 25:39- 46). La coexistence de différents codes dans le Pentateuque, suppose que les anciens droits n’étaient pourtant pas totalement abrogés, même si de nouveaux venaient les amender.

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du système législatif royal perse est poussé à l’absurde puisqu’après avoir parfaitement compris qu’une décision inadéquate a été prise, le roi n’est pas en mesure d’en annuler lui-même les effets dévastateurs.

dans ce contexte, un contre-décret promulgué par esther et Mardochée reste la seule possibilité. Ce décret adressé aux Juifs les autorise à exterminer le jour même prévu pour leur destruction ceux qui voudraient les opprimer (8:11). Le massacre des ennemis des Juifs décrit au chapitre 9 n’est finalement que la conséquence du dysfonctionnement du système législatif impérial capable de produire des décrets horribles, mais incapable d’en éviter les effets dévastateurs.

Production du droit royal et monde hellénistique

dans un récit à propos de la vie des Juifs menacés de destruction au sein d’un vaste et puissant empire étranger, le livre d’esther met en scène la production du droit royal par le système gouvernemental de cet empire.

Il faut d’abord observer que, même si les décrets présentés dans le livre d’esther sont placés sous une autorité royale, ils ne sont en aucune façon légitimés par une origine divine, motif qui accompagne le plus souvent la présentation des corpus législatifs du Proche-orient ancien comme les codes antiques d’ur-nammu, de Lipit Ishtar et d’Hammurabi ou la législation biblique24. Ces différentes législations proclament le contenu du

dans le monde grec, la réflexion théorique sur la pérennité des lois n’empêche pas que l’on soit conscient des évolutions historiques du droit et des changements législatifs qui surviennent, notamment lors des réformes législatives des cités. Voir G. CaMaSSa, « du changement des lois », dans P. SIneux(éd.), Le législateur et la loi dans l’Antiquité.

Hommage à Françoise Ruzé, Caen, 2005, p. 29-36.

24. L’association de la royauté à la promulgation du droit constitue un motif classique dans le monde mésopotamien et biblique. Les codes d’ur-nammu de Lipit-Ishtar et d’Hammurabi sont placés sous le patronage du roi, et, dans la Bible hébraïque, Moïse est à bien des égards une figure royale alors que le roi Josias fait figure de législateur par excellence lorsqu’il remet en vigueur le livre de la Loi retrouvé dans le temple de Jérusalem (2 r 22-23). de plus, les prologues des codes mésopotamiens soulignent que le système législatif s’inscrit dans l’ordre du monde mis en place par les dieux, comme on le voit notamment dans le cas du Code d’Hammurabi qui se termine par la formule

« Lorsque Marduk m’eut envoyé pour diriger les gens et enseigner la bonne voie au pays, j’ai mis la droiture et la justice dans la bouche du pays, j’ai procuré le bien-être aux gens.

alors : (suit les différentes lois du Code) » (traduction : M.-J. Seux, Lois de l’Ancien Orient, Cev Sup. 56, Paris, 1986, p. 30 ; voir aussi à propos du Code d’Hammurabi et de son « inscription dans l’idéologie religieuse de l’exercice du pouvoir royal » d. CHarPIn,

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droit et en soulignent l’autorité sans expliquer la production des lois comme l’expression de la volonté pragmatique d’un législateur humain inscrit dans un contexte historique particulier; les lois y constituent l’application d’un ordre général du monde voulu par le ou les dieux.

en comparaison avec les législations que nous venons d’évoquer, ce qui frappe à la lecture du récit d’esther, c’est que le processus d’élaboration des décrets royaux y est traité en dehors de toute légitimation théologique. des humains discutent et proclament des lois en fonction des circonstances. de telles descriptions des processus d’élaboration législative rappellent ce que l’on trouve largement dans le monde grec. en effet, même si l’élaboration d’une véritable science du droit semble avoir été mise en place par les romains25, il n’en demeure pas moins que la réflexion sur l’élaboration des lois dans l’histoire des hommes caractérise le monde antique d’expression grecque.

dans l’antiquité, la Grèce et les territoires qu’elle influença furent marqués par un foisonnement de réformes législatives, depuis les premiers tyrans des cités archaïques jusqu’aux grandes monarchies hellénistiques, en passant par Solon et la « démocratie athénienne »26. dans ce contexte typiquement grec, les causes historiques et les mécanismes conduisant à la production des lois, ainsi que leur bien-fondé, ont constitué des champs considérables de réflexion témoignant du fait que la pertinence, la permanence et le caractère absolu des lois n’étaient plus de l’ordre de l’évidence27. or, dans la littérature juive, il faut précisément attendre la période hellénistique pour voir apparaître des réflexions de ce type, par exemple lorsque le premier livre des Maccabées montre les combattants Juifs en train de décider de renoncer à respecter le Sabbat en cas de guerre (1 M 2,41).

« Le statut des “Codes de lois” des souverains babyloniens », dans P. SIneux(éd.), Le législateur, op. cit., p. 93-107.). Quant à la législation biblique, elle souligne l’origine divine du droit par l’affirmation récurrente du don par dieu de la Loi à Moïse.

25. Voir par exemple GaudeMet, Institutions, op. cit., p. 34, p. 222-250 et a.

SCHIaVone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin (coll. « L’antiquité au présent »), 2008.

26. Voir à ce propos la synthèse de GaudeMet, Institutions, op. cit.,p. 53-117 et a.

FouCHard, « Légiférer en Grèce ancienne », dans SIneux(éd.), Le législateur, op. cit., p. 13-26.

27. dans la Républiqueet dans les Lois, Platon développe une réflexion sur les lois idéales d’une cité et leur production (voir M. PIérart, « retour sur les Lois de Platon », dans SIneux(éd.), Le législateur, op. cit., p. 37-48). Le caractère circonstanciel de l’émergence des lois apparaît fort bien dans la description par aristote (Constitution d’athène 5:1) de la réforme de la législation d’athènes par Solon à la suite des conflits entre le peuple et les nobles.

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Cela dit, dans le roman d’esther, la description qui est faite du processus législatif perse ne montre pas seulement que ce sont des hommes qui légifèrent de manière contextuelle, mais aussi que le mode impérial de légiférer présente de nombreux risques de dysfonctionnement. Les mécanismes et les raisons qui expliquent l’émergence des édits royaux perses sont présentés sous un jour discutable et ambigu. Les décisions se prennent sous l’effet de la colère et de l’alcool. L’autorité royale est accompagnée dans le processus législatif par une cohorte de conseillers dont les motivations personnelles ne sont pas clairement explicitées. Les discours influençant les décisions royales sont mensongers ou irréalistes et aboutissent à la condamnation d’un groupe pour la « faute » d’un seul. Finalement, le système impérial proclame de manière universelle le droit et le pérennise, même si ce droit n’est pas judicieux, voire est dangereux.

une telle représentation du mode de prise de décisions législatives apparaît à l’occasion dans la littérature antique d’expression grecque parlant de la Perse. ainsi, un processus assez similaire à ce que l’on trouve en esther 1 est décrit par Hérodote à propos du mariage de Cambyse avec sa soeur, légitimé lui aussi par un collège de juristes28. de même, le thème des décisions perses prises en état d’ivresse se retrouve à plusieurs reprises dans la littérature grecque et témoigne sans doute d’un regard plutôt ironique sur des pratiques décisionnelles qui se déroulent dans un cadre de consommation de vin généralement mal maîtrisé par les Perses29. Cependant, la présentation critique des prises de décisions impériales figurant dans le livre d’esther va plus loin que ce qu’on reproche aux Perses dans la littérature grecque. on peut dès lors penser qu’au travers de ce roman situé dans la Perse lointaine, le récit vise à dénoncer les fonctionnements législatifs d’autres souverains que le roi perse ahashwérosh. en réalité, le mode de prise de décisions royales décrit par le livre d’esther ressemble à ce qui se déroule dans le monde hellénistique à l’époque ptolémaïque et séleucide, où les souverains tendaient à gouverner par décrets impériaux30.

28. « epris de l’une de ses sœurs, Cambyse voulut l’épouser et, son projet sortant de l’ordinaire, convoqua les Juges royaux pour leur demander s’il n’existait pas quelque loi qui permit le mariage entre frère et sœur » (Hérodote, Hist. 3:31). Si, chez Hérodote, ces Juges sensés interpréter les lois ancestrales ne proclament pas une nouvelle loi, ils établis- sent cependant en la circonstance une jurisprudence conforme à la volonté du roi par un développement casuistique sur les lois ancestrales.

29. Pour les décisions perses prises en état d’ivresse, voir ci-dessus note 10.

30. Voir ci-dessus note 8 et 18.

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après une période lagide et un début d’époque séleucide caractérisées par une politique impériale dont les décrets semblent avoir été globalement respectueux des particularités juives31, au début du deuxième siècle avant notre ère, les décisions de souverains comme Séleucus IV et antiochus IV engendrèrent en Judée des tensions considérables qui débouchèrent sur le conflit maccabéen32. or, la présentation critique du fonctionnement du droit impérial par le livre d’esther n’est pas sans écho dans le contexte de ces tensions grandissantes entre certains groupes juifs et les empereurs- législateurs séleucides.

C’est ainsi que, comme dans le livre d’esther, le deuxième livre des Maccabées explique les mauvaises décisions impériales par la vénalité et les mauvais conseillers du roi. Selon 2 Mac 3 et 4, la volonté séleucide de s’emparer du trésor du temple et d’helléniser Jérusalem résulte de conseils intéressés prodigués aux souverains séleucides par certains membres infidèles et ambitieux du clergé de Jérusalem, comme Simon et Jason33. Quant au premier livre des Maccabées, il mentionne un décret par lequel antiochus IV annule les droits locaux et proclame de sa propre autorité un droit unique applicable dans tout l’empire: « Le roi ordonna que, dans tout son royaume, tous ses peuples n’en forment qu’un et renoncent chacun à ses coutumes » (1 Mac 1:41). or, on retrouve des échos à ce principe politique séleucide visant à interdire les droits locaux dans le discours qu’Haman adresse au roi pour justifier sa volonté d’exterminer les Juifs: «  Leurs lois (תָדּ) sont différentes de celles de tout peuple et ils n’appliquent pas les lois (תָדּ) du roi.

Le roi n’a pas intérêt à les laisser au repos » (est 3:8b). Finalement, face au grave danger que courent les Juifs dans le récit massorétique d’esther, la

31. Voir le décret d’antiochus III que mentionne Josèphe (ant. xII. 138-144) et auquel fait peut-être allusion 2 Mac 4,11 et qui témoigne d’une politique impériale plutôt favorable aux Juifs ou, en tout cas, perçue comme cela.

32. Les causes du conflit maccabéen sont complexes et ne peuvent pas uniquement être imputées à la politique séleucide, laquelle a cependant joué un rôle important dans l’affaire. Voir par exemple a. Sérandour, « Histoire du judaïsme aux époques perse, hellénistique et romaine. de Cyrus à Bar kokhba », dans J.-d. MaCCHI, C. nIHanet t.

röMer(éd.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2009, (p. 83- 121) p. 104-110 ; P. aBadIe, Lecture des Livres des Maccabées. Etudes historique et littéraire sur la crise maccabéenne, Lyon, Profac, 1996; e. nodet, La crise maccabéenne.

Historiographie juive et traditions bibliques, Paris, Cerf (coll. « Josèphe et son temps », n° 6), 2005.

33. Voir 2 Mac 3:4-7; 4:8-9. on notera qu’à l’image d’esther, onias lui aussi intervient judicieusement auprès du roi 2 Mac 4:5-6.

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solution qui finit par être appliquée est celle qu’utilisèrent les Maccabées, à savoir prendre les armes et combattre.

Ce rapide parcours, à propos de la présentation que fait le texte massorétique d’esther du droit impérial perse, laisse penser que sous couvert de parler de ce qui se déroula dans la lointaine et antique Perse, on peut discerner une dénonciation ironique de la politique législative impériale de certains souverains séleucides en Judée.

Jean-daniel MaCCHI

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