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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec

GIOVANNINI, Adalberto

GIOVANNINI, Adalberto. Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec. Cahiers du Centre Gustave Glotz, 1995, vol. 6, p. 41-60

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88453

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(2)

Les ·origines de l'antijùdaïsme dans le monde grec

. Adalberto · Giovannini

Université de Genève

L'antisémitisme tel que nous le connaissons avec ses tragiques conséquences est dû au christianisme et à la christianisation de l'occident à partir du

.IVe s. de notre ère. Mais les chrétiens ne sapt pas seuls responsables

de l'hostilité dont ont été victimes les Juifs au cours de leur histoire

.

L'histoire de l'antijudaïsme dans le rnonde occidental U'évite

intentionnellement le tenne d'antisémitisme qui ne_

me paraît pas approprié pour le monde

gréco~romain

païen) commence assez précisément au milieu du

Ile s. avant J .-C.,

époque à

laquelle

se manifeste dans le monde grec une haine croissante des Grecs à l'encontre des Juifs, haine qui trouvera son paroxysme dans l'affaire d'Alexandrie sous le règne de Caligula

1 ·

Les premiers contacts entre les. Grecs et les Juifs, qui commencent vraiment avec la conquête d'Ale· xandre le Grand, ont été plutôt favorables ou pour le moins neutres. S'il n'est guère vraisemblable que le conquérant macédonien soit monté à Jérusalem pour sacrifier à Yaveh, comme le prétend Flayius Josèphe

(A nt.

XI, 336)

2 ,

il n'y a pas de raison en revanche de douter qu'il traita les Juifs avec bienveillance comme l'avaient

1 Sur l'histoire de l'antijudaïsme dans Je monde gréco-romain païen on retiendra sur.tout J. Heinemann, RE SuppJ.'V

0

931 ), col. 3-43, s. v. "Antisemitismus"; J.N. Sevenster, Tlze Roots of Paxan Anti-Semitism in t!t'e Ancient World (Leyden 197.5) ; L.H. Feldman, Jew and Gentile in the Ancient World: Attitudes and Interactions from Alexander to )ustùlian (Princeton 1993), ainsi que les 'articles ·de J. Mélèze- Modrzejewzski, "Sur l'antisémitisme païen ", in M. Olender (éd.), Le racisme, mythes et sciences (Bruxelles 1981), p; 411-;439, et de Zvi Yavetz, "Judeophobia in Classical Ahtiquity: A Different Approach", J. of Jew. St. 44 (1993), p. l-22. Tous admettent que dans le monde grec J'antijudaïsme surgit dans la seconde moitié du Ile s. - Je ne tiens pas compte ici des différends entre les Juifs d'Éléphantine et les Égyptiens au Ve s. av. J.-C., ni de l'hypothèse de J. Yoyotte ("L'Égypte ancienne et les origines de l'antijudaïsme", Bull. Soc. Ernest Renan, Il, 1962, p. 11-23) selon laquelle·les soldats juifsau service des rois perses auraient suscité une réaction de haine antisémite chez les Égyptiens, d'une part parce que l'affaire d'Éléphantine n'est pas vraiment de l'antijudaïsme (cf .. J.N. Sevenster, The Roots of Pagan Anti-Semitism, p. 49 sq. et J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Égypte de Rams.ès Il à Hadrien, Paris 1991, p. 115 sq.), et d'autre part parce que J'antijuùaïsrrie grec qui m'intéresse ici est un phénomène totalement indépendant de l'hypothétique antijudaïsme égyptien.

2 Je partage I.e scepticisme de J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Égypte, p. 48 sq.

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fait précédemment les Achéménides (iosAnt. XI, 338-9). Les Ptolémées, suzerains du peuple juif durant tout le Ille s., encouragèrent l'émigration des Juifs vers l'Egypte, favorisèrent leur intégration, les utilisèrent comme mercenaires et confièrent même à certains d'entre eux de hautes fonctions administratives ou militaires3. Lorsqu'Antiochos III prit possession de la Coelé-Syrie à la fin du Me s., il confirma aux Juifs les privilèges qu'ils avaient possédés dans le passé4. Flavius Josèphe nous fait connaître également {Ant. XII, 148-153) une lettre de ce souverain à son vice-roi Zeuxis enjoignant à ce dernier de veiller à l'installation en Phrygie, dont la population s'était révoltée, de deux mille mercenaires juifs et de leurs

familles. Il lui ordonne aussi de permettre aux Juifs de vivre selon leurs propres lois, car telle a été sa promesse envers eux. Ce document est d'un très grand intérêt, car Antiochos y explique l'attitude bienveillante des souverains hellénistiques à l'égard des Juifs : ils sont des sujets dévoués et fidèles aussi longtemps qu'il leur est permis de pratiquer leur religion et de vivre selon leurs lois ; de plus, ce sont d'excellents soldats5.

Le peu que nous savons des sentiments des Grecs envers les Juifs à cette époque est également plutôt favorable6. Théophraste et Cléarque les considéraient comme des philosophes (Stern, n° 4 et 15). Au début du Ille s., Hécatée d'Abdère (Stern, n° 11) relate l'expulsion des Juifs d'Egypte au temps de Moïse ; il décrit la religion et les coutumes juives ; il définit le peuple juif comme intolérant et asocial ; mais il ne manifeste aucune hostilité particulière à leur égard. Manéthon (Stern, n° 19-21), qui était du reste un prêtre égyptien et non un Grec, nous donne lui aussi une version assez neutre de l'expulsion des Juifs d'Egypte. Nous lisons chez

3 Cf. V. Tcherikover, Corpus Papyrorum Judaicarum I (Cambridge Mass. 1957), p. 1 sqq. ; P.M. Fraser, Ptolemaic Alexandria I (Oxford 1972), p. 83 sq. et 281-286 ; J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Egypte, p. 43-130. Ce dernier croit authentique, p. 117 sqq., le projet qu'aurait eu Ptolémée IV d'exterminer les Juifs d'Egypte, ce qui aurait été le premier acte connu d'antijudaisme dans le monde grec. Cela me paraît bien improbable : je préfère croire, avec V. Tcherikover, op. cit., p. 21-23 et Hellenistic Civilization and the Jews (New York 1959 ; repr. 1977), p. 274 sq. et 317 sqq., que cet épisode, s'il est authentique, se situe sous le règne de Ptolémée VIII comme le dit Flavius Josèphe (C. Ap. II, 49-55). Il se peut aussi que ce soit une pure fiction d'époque romaine (cf. dans ce sens E. Schiirer, G. Vermes, F. Millar, The History of the Jewish People, III, 1 (1986), p. 537-542.

4 Cf. Jos. Ant. XII, 138-144 et E. Bikermann, "La charte séleucide de Jérusalem", Rev.

et. Juives, 100 (1935), p.4-35).

5 § 150: πέπεισμαι γαρ εϋνους αυτούς έΌεσθαι των ημετέρων φύλακας ... καΐ μαρτυρομένους δ' αυτούς ύπο των προγόνων είς πίστιν οΐδα καΐ προθυμίαν εις 6 παρακαλοΰνται.

6 Pour les textes qui suivent, cf. le recueil de M. Stern, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, 2 vol (Jerusalem 1974/1980).

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec 43

Hermippos de Smyrne (Stern, n° 25) que Pythagore aurait été été inspiré par le judaïsme et nous trouvons chez Agatharcidès de Cnide (Stern, n° 30a) quelques renseignements sur le sabbat. Polybe, pour autant que nous puissions en juger d'après les restes de son œuvre, avait quelque connaissance du peuple juif, mais ne manifestait aucune hostilité à leur

encontre.

De leur côté, les Juifs d'Israël et de la diaspora, ou du moins leur élite, étaient très attirés par l'hellénisme et cherchaient dans la mesure du possible à s'intégrer dans la culture grecque tout en préservant l'essentiel de leurs principes religieux7. Il semblait donc que Grecs et Juifs étaient appelés à s'entendre. Mais tel ne fut malheureusement pas le cas.

Le premier affrontement, qui fut violent, entre judaïsme et hellénisme se produisit sous le règne d'Antiochos IV Epiphane, entre 175 et 1688.

Toutefois, cet affrontement n'a pas résulté d'une hostilité entre Grecs d'une part et Juifs de l'autre, mais d'un conflit entre Juifs hellénisants d'un côté et Juifs traditionnalistes de l'autre, conflit qui fut déclenché par la rivalité entre les Tobiades Onias et son frère Jason pour la grande- prêtrise de Jérusalem. Le roi Antiochos fut amené à intervenir dans ce conflit non pas de sa propre initiative, mais parce que les deux frères cherchèrent son appui l'un contre l'autre. Les affaires se gâtèrent en 170, lorsque le roi Ptolémée VI d'Egypte déclara la guerre à Antiochos avec l'intention de récupérer la Coelé-Syrie qui avait été depuis la fin du IVe s.

la pomme de discorde entre les deux royaumes et qui était depuis 200 entre les mains des Séleucides. Antiochos réagit immédiatement et avec une grande détermination ; il envahit l'Egypte en 169 et faillit s'emparer d'Alexandrie. À son retour, pressé par de sérieuses dificultés financières, il monta à Jérusalem et s'empara des trésors du Temple. L'année suivante, en 168, il fit une nouvelle campagne contre l'Egypte, mais se trouva cette fois confronté à un envoyé de Rome, G. Popilius, qui lors d'une entrevue fameuse le somma d'évacuer immédiatement et définitivement l'Egypte.

Entretemps, la situation en Israël s'était gravement dégradée, à tel point qu'Antiochos crut à une tentative de rébellion contre son autorité. Il se persuada que les traditionnalistes en étaient les initiateurs et prit la décision fatale d'interdire la religion juive et d'imposer un culte païen à Jérusalem,

7 Sur l'hellénisation des élites juives d'Israël et de la diaspora, cf. V. Tcherikover, Hellenistic Civilization and the Jews ; M. Hengel, Judentum und Hellenismus (Tubingen 1969) ; Ed. Will, Cl. Orrieux, Ioudaïsmos-Hellènismos : essai sur le judaïsme judéen à l'époque hellénistique (Nancy 1986).

8 Sur ce conflit, cf. l'ouvrage déjà cité de E. Schiirer, G. Vermes, F. Millar, The History of the Jewish People, I, p. 137-163 et les études de K. Bringmann, Hellenistische Reform und Religionsverfolgung in Judâa (Gôttingen 1983) et de Chr.

Habicht, "Hellenismus und Judentum in der Zeit des Judas Makkabâus", Jb. Heid.

Akad., 191 A (1975), p. 97-110.

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avec pour conséquence d'unir contre lui traditionnalistes et hellénisants et de déclencher un processus irréversible de défection.

L'interdiction de la religion juive par Antiochos IV et la persécution qui s'en est ensuivie ne sont donc pas des actes d'antijudaïsme ; elles sont la conséquence d'un concours de circonstances indépendant de la volonté du souverain séleucide. Mais c'est de cette époque, de la seconde moitié du Ile s., que datent, on l'a remarqué depuis longtemps, les premiers textes résolument antijuifs que nous ait laissés la tradition gréco-romaine. Le plus virulent est Posidonios d'Apamée (Stern, n° 44), qui raconte qu'en entrant dans le Temple, Antiochos aurait découvert que le dieu adoré par les Juifs était en fait une tête d'âne, ce qui n'est pas encore trop grave, mais qu'il aurait également libéré un prisonnier grec désespéré, qui lui aurait révélé que les Juifs l'avaient capturé et engraissé dans l'intention de le sacrifier et de manger sa chair. Selon Posidonios, le Grec aurait ajouté que les Juifs commettaient ce meurtre rituel chaque année et juraient, lors de ce repas abominable, de haïr à jamais le peuple grec. Un fragment de Diodore (Stern, n° 63), probablement inspiré du même Posidonios, rapporte que lors du siège de Jérusalem par Antiochos VII Sidétès en 139, ses conseillers l'encouragèrent à exterminer le peuple juif en raison de sa haine envers l'humanité toute entière. Dans ce texte, l'expulsion des Juifs d'Egypte est attribuée à leur impiété à l'égard des dieux ; leur peuple est haï des dieux et des hommes parce qu'eux-mêmes n'ont de bons sentiments envers personne. Pour Apollonios Molon (Stern, n° 49), un contemporain de Posidonios, les Juifs sont des athées, des misanthropes et des lâches, cette dernière accusation étant évidemment liée au fait que les Juifs n'avaient pas le droit de porter les armes le jour du sabbat ; de plus, leurs lois sont perverses et leur contribution à la civilisation absolument nulle. En fait, on voit apparaître à cette époque tous les clichés que l'on retrouvera régulièrement par la suite dans les textes antijuifs grecs et romains, en particulier dans la célèbre digression de Tacite au début du livre V de ses Histoires (ch. 1-13).

Les causes profondes de cette hostilité à l'égard des Juifs sont complexes et ne peuvent être analysées ici dans le détail. Il suffit pour mon propos d'en rappeler les points essentiels, qui sont bien établis et qui ne sont plus guère contestés dans la recherche récente9 :

1 . L'antijudaïsme antique n'est ni racial ni raciste. La notion de race dans le sens moderne du terme est étrangère à la mentalité antique, pour qui l'identité d'un peuple était essentiellement un fait historique, culturel ou politique, ou tous les trois à la fois.

2. Il n'est pas non plus socio-économique. Rien n'indique que les Juifs de la diaspora aient été particulièrement riches et influents. Le portrait

9 Cf. principalement l'excellent ouvrage déjà cité (n. 1) de J.N. Sevenster, The Roots of Pagan Anti-Semitism, dont les conclusions semblent généralement acceptées par les savants.

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Les origines de l'antijuddisme dans le monde grec 45

caricatural de l'usurier ou du trafiquant juif, qui est un héritage de l'occident chrétien médiéval, n'a pas son équivalent dans le monde gréco- romain païen. La majorité des Juifs semblent même avoir été de condition

modeste, mercenaires, artisans, souvent fils ou descendants d'esclaves.

3. Cet antijudaïsme est fondamentalement culturel et religieux dans le sens que la religion juive imposait à ses adeptes un mode de vie différent que les non- Juifs ne pouvaient ou ne voulaient pas comprendre. Ce sont principalement le respect du sabbat, les prescriptions alimentaires, l'interdiction de mariages entre Juifs et non- Juifs qui ont valu aux Juifs la réputation de misanthropie, de sectarisme et d'intolérance dont parlent constamment les textes antiques relatifs aux Juifs.

Mais ces différences, dont fait déjà état Hécatée d'Abdère sans pour autant leur porter de la haine, peuvent susciter de la méfiance et de l'antipathie, elles ne suffisent pas à expliquer la haine violente qui s'exprime dans les textes que j'ai évoqués, elles ne peuvent expliquer le déchaînement meurtrier des Grecs d'Alexandrie contre les Juifs sous le règne de Caligula, déchaînement qui fut, nous dit Philon {Leg. 18, 120), l'explosion d'une haine longtemps contenue. Cette accumulation de haine à une époque bien définie doit être due à des circonstances particulières qui vont au-delà de la seule "différence" culturelle et religieuse.

Chr. Habicht, à qui je dois d'avoir été initié à l'histoire du judaïsme antique, attribue cette violente hostilité aux conséquences de la révolte des Macchabées provoquée par la persécution d'Antiochos IV10, d'une part parce qu'en rejetant l'hellénisme les Juifs se replièrent sur eux-mêmes, d'autre part parce que sous la dynastie des Hasmonéens le peuple juif, non content d'acquérir sa pleine indépendance religieuse et politique, s'engagea

dans une politique expansionniste très agressive aux dépens du roi séleucide et de ses voisins. Cette explication contient certainement une part de vrai, mais elle ne me paraît plus vraiment suffisante. Je crois maintenant que l'antijudaïsme grec est directement lié à l'intervention romaine dans l'orient grec à partir du début du Ile s. avant notre ère. Le problème des origines de cet antijudaïsme grec ne peut se comprendre, à mon sens, que dans le contexte d'une relation à trois partenaires : les Romains, les Grecs et les Juifs.

***

Dans cette relation à trois partenaires, c'est Rome qui mène le jeu. À partir de 200, elle intervient avec détermination dans les affaires du monde grec en commençant par déclarer la guerre au roi de Macédoine

10 Cf. l'article cité supra à la n. 8. J'ai eu le privilège, à l'époque où j'étais assistant à

"Γ Institut fur Alte Geschichte" de Heidelberg, de participer à un séminaire que M.Habicht avait donné sur cette question et d'avoir été ainsi associé à ses réflexions sur les origines de l'antijudaïsme antique.

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46 A. Giovannini Philippe V11. Après l'avoir vaincu en 197 et l'avoir contraint à renoncer désormais à toutes prétentions en Grèce, elle exige de même d'Antiochos III qu'il renonce à son tour à s'immiscer dans les affaires du monde grec. Il en résulte une guerre où les Romains sont une nouvelle fois vainqueurs, avec pour résultat la paix d'Apamée de 188, qui fait désormais du Taurus la limite de l'empire séleucide vers l'ouest. Enfin, une quinzaine d'années plus tard, en 171, Rome déclare une nouvelle fois la guerre à la Macédoine, dont le roi Persée cherche vainement à préserver son trône. La monarchie macédonienne est abolie en 168 et la Macédoine se voit divisée en quatre républiques autonomes.

Les troubles qui opposèrent au temps d'Antiochos IV judaïsants et hellénisants en Israël et qui aboutirent à l'interdiction de la religion juive par ce souverain sont rigoureusement contemporains de la guerre contre Persée qui aboutit à l'abolition de la monarchie macédonienne. Mais, curieusement, les deux livres des Maccabées et Flavius Josèphe narrent ces événements en ignorant totalement le contexte international dans lequel ils se situent. L'intervention, pourtant décisive, de Gaius Popilius dans le conflit qui opposait Antiochos IV à Ptolémée VI n'est mentionnée qu'en passant par Flavius Josèphe et est totalement passée sous silence par les livres des Maccabées. Cette perspective "régionale" des sources juives a du reste exercé une influence déterminante sur la littérature scientifique moderne, qui analyse ces troubles sans tenir compte des bouleversements qui se produisirent au même moment dans le monde grec.

Pourtant, l'ambassade de Popilius en Egypte est bien plus qu'un simple épisode. Si, pour Rome, le premier but de la guerre contre Persée a été de renverser la monarchie macédonienne, cette guerre a eu aussi pour effet de l'entraîner à s'immiscer de manière de plus en plus directe dans les affaires de la Méditerranée orientale et plus particulièrement dans le conflit qui opposait Antiochos IV à Ptolémée VI à propos de la Coelé Syrie. Dès 173, une des ambassades envoyées par Rome dans le monde grec pour isoler diplomatiquement le roi Persée en invitant peuples et cités à choisir le bon parti, se rendit jusqu'en Egypte pour renouveler les relations d'amitié avec Ptolémée VI ; et à son retour, cette ambassade visita les rois Antiochos IV et Eumène II de Pergame (Liv. XLII, 6, 4-5 et 26, 7-8). En 170, Antiochos et Ptolémée envoyèrent chacun de son côté une délégation à Rome pour se gagner les faveurs du Sénat l'un contre l'autre (Pol.

XXVIII, 1). Ils envoyèrent une nouvelle ambassade à la fin de 169 et c'est à la suite de cette ambassade que le Sénat envoya en Grèce Popilius accompagné de deux autres légats, avec la mission de sommer les deux

11 À la différence de E.S. Gruen, The Hellenistic World and the Coming of Rome (Berkeley/London 1984), je ne parviens pas à croire que Rome ait été amenée à intervenir dans les affaires grecques pour ainsi dire à son corps défendant. Quelles qu'en aient été les motifs, la main-mise de Rome sur le monde grec a été voulue et planifiée (cf. mon compte rendu du livre de Gruen dans Am. J. Ane. Hist. 9, 1984, p. 33-39).

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec 47

souverains de mettre fin à cette guerre, (Liv. XLIV, 19, 6-14). Popilius et ses collègues passèrent la première moitié de l'année 168 à Chalcis, d'où ils se rendirent à Délos (Liv. XLIV, 29, 1). Ils y attendirent l'issue de la guerre contre Persée et c'est à la nouvelle de la victoire romaine à Pydna qu'ils se rendirent à Rhodes pour faire part aux Rhodiens du mécontentement du Sénat à leur égard (Liv. XLV, 10), avant de faire voile vers l'Egypte. L'intervention de Popilius en Egypte n'est donc que la phase finale d'un intense échange diplomatique qui durait depuis cinq ans.

Tout cela, les Juifs ne pouvaient l'ignorer et ils ne pouvaient y rester indifférents. Depuis que Rome avait humilié leur suzerain Antiochos III, ils devaient savoir que leur destin dépendrait de plus en plus de cette puissance. Ils ont dû suivre avec la plus grande attention les événements qui ont amené la guerre contre Persée et l'intervention progressive du Sénat dans les affaires de la Méditerranée orientale. Il se pourrait même que les Juifs aient pris secrètement langue avec des ambassadeurs romains pour sonder les intentions du Sénat, mais je ne le crois pas. Il se pourrait aussi que les Romains aient encouragé le Juifs à se révolter, mais cela ne me semble pas non plus très probable12. Ce qui me paraît évident, en revanche, c'est que ceux des Juifs qui étaient insatisfaits de l'autorité séleucide et de l'hellénisation qu'elle encourageait ont dû se réjouir de la présence croissante de Rome dans la région.

Quoi qu'il en soit, les Romains et les Juifs comprirent très vite l'intérêt qu'ils avaient à se rapprocher et à établir des relations diplomatiques13. En 164, une délégation romaine qui se rendait à Antioche encouragea les Juifs à conclure un traité d'alliance avec le Sénat, ce qui fut fait en 16114. Sur la base de ce traité, les Juifs demandèrent à plusieurs reprises au Sénat son soutien contre une monarchie séleucide en pleine déliquescence, avec le résultat qu'à la fin du siècle ils avaient, comme je l'ai déjà dit, gagné leur totale indépendance religieuse et politique, et avaient en sus étendu leur territoire de tous les côtés. À la fin du Ile siècle avant notre ère, les Juifs pouvaient vraiment considérer les Romains comme leurs bienfaiteurs, comme le dit l'auteur du premier livre des Maccabées dans son célèbre

12 Mais il est clair, comme le relève L.H. Feldman, Jew and Gentile, p. 92, que cette révolte allait tout à fait dans le sens des intérêts romains.

13 Cf. A. Giovannini/ H. Miiller, "Die Beziehungen zwischen Rom und den Juden im 2. Jh. v. Chr.", Mus. Helv., 28, (1971), p. 156-171.

14 Cf. 2 Macc. 11, 34-38. On connaît par Polybe deux ambassades romaines à Antioche à cette époque, l'une peu avant la mort d1 Antiochos IV (Pol. XXXI, 1,7-8) et une autre juste après (Pol. XXXI, 2, 9-11). Sur l'identification de ces ambassades, cf. B. Niese,

Hermes, 35 (1900), p. 483 sqq.

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48 A. Giovannini éloge de Rome15 : "Le renom des Romains parvint aux oreilles de Judas : c'étaient de vaillants guerriers, bienveillants envers tous ceux qui se rangeaient à leurs côtés, accordant leur amitié à tous ceux qui venaient à eux" (1 M ace. 8, 1) Mais ce qui est saisissant dans ce texte, c'est la manière dont son auteur perçoit l'intervention romaine dans les affaires grecques (v. 6-12) : "Antiochos le Grand, roi de l'Asie, qui s'était avancé contre eux pour les combattre avec cent vingt éléphants, de la cavalerie, des chars et une armée très nombreuse, avait été défait par eux et, capturé vivant, il lui avait été imposé, à lui et à ses successeurs, le paiement à termes fixes d'un lourd tribut et la livraison d'otages... Ceux de la Grèce décidèrent d'aller les exterminer. Les Romains ayant su la chose envoyèrent contre eux un seul général, leur firent la guerre, et il tomba parmi les Grecs un grand nombre de victimes, leurs femmes et leurs enfants furent emmenés en captivité ; les Romains pillèrent leurs biens, soumirent leur pays, démantelèrent leurs forteresses et les réduisirent à une servitude qui dure jusqu'à ce jour. Ils avaient aussi détruit et asservi les autres royaumes et les îles qui leur avaient résisté, mais à leurs amis et à ceux qui se reposent sur eux, ils ont gardé leur amitié". Ainsi, l'auteur de I Macc. oppose la bienveillance des Romains envers leurs amis, dont font partie les Juifs, à leur dureté à l'égard de ceux qui leur résistent ou les menacent. Plus que cela, il se réjouit de ce que Rome ait vaincu, humilié et démantelé les royaumes de Macédoine et de l'Asie ; il se réjouit de l'asservissement des Grecs, du pillage de leur pays et du démantèlement de leurs forteresses, faisant là une allusion évidente à la guerre d'Achaie de

147/6.

Effectivement, la venue des Romains, qui a apporté aux Juifs liberté et épanouissement, a été pour les Grecs synonyme d'humiliation et de servitude. En dépit des belles paroles et des apparences, la suppression ou l'affaiblissement des monarchies hellénistiques n'a pas apporté aux Grecs la liberté promise. Très vite, l'arrogance, les pillages et les exactions des représentants de Rome, que le Sénat lui-même essayait en vain de rappeler à l'ordre, les méfaits des troupes romaines, ceux des negotiaîores venus en masse accaparer à leur profit le commerce et les affaires eurent vite fait de transformer en une domination intolérable ce qui aurait dû être un protectorat bienveillant. En Grèce, les Romains se firent bientôt détester par le plus grand nombre, quoi qu'en puisse dire Polybe qui cherche vainement à minimiser l'hostilité des Grecs à l'égard des Romains16. À la

15 M. Sordi, "L'elogio dei Romani nel I libro dei Maccabei", in : aa.vv., Storiografìa e propaganda (Milano 1975), p. 95-104, croit que l'éloge a été rédigé en 161 sur rapport de l'ambassade juive qui conclut le traité. Cela ne me semble guère possible puisque l'auteur fait une allusion claire à l'asservissement de l'Achaïe en 146 (v. 9-10).

16 Cf. notamment la manière dont il interprète l'explosion de joie des Grecs à la nouvelle de la victoire de Persée à Callinicos en 171 (Pol. XXVII, 9-10). Mais Appien, Mac. 11,1 et Liv. XLII, 12,2 sont parfaitement explicites. Je persiste à penser que la

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec 49

fin de la 3ème guerre de Macédoine, les Grecs qui avaient montré de la sympathie pour le roi Persée ou qui s'étaient contentés de rester neutres furent traités de la façon la plus brutale : beaucoup furent mis à mort, d'autres, comme l'historien Polybe, furent déportés à Rome. Partout, le pouvoir tomba aux mains de partisans inconditionnels de Rome qui se montrèrent encore plus arrogants et despotiques que leurs maîtres. Vingt ans plus tard, la guerre d'Achaïe qu'évoque l'auteur du Premier livre des Maccabées enleva leurs derniers doutes à ceux qui pouvaient encore en avoir : il n'y eut plus désormais aucune ambiguïté sur la nature des relations entre Rome et le monde grec : c'étaient des rapports de maîtres à sujets ; la liberté des Grecs était perdue, et irrémédiablement perdue. Vers la fin du Ile s., les ressentiments des Grecs, ou du moins de la très grande majorité d'entre eux, devait être aussi intense que la reconnaissance de l'auteur de 1 Macc. envers ces mêmes Romains.

On pourrait en rester là et expliquer le développement de l'antijudaïsme grec comme une réaction à la bienveillance et à la protection accordées par les Romains au peuple juif, comme une réaction à la "Schadenfreude"

exprimée dans 1 Macc. Mais ce serait une explication très superficielle. Ce qui me paraît essentiel et qui n'a pas été, à ma connaissance, pris en compte jusqu'ici, c'est que l'intervention de Rome a non seulement permis aux Juifs d'Israël de se libérer de la tutelle séleucide, mais qu'elle a aussi et peut-être plus encore amélioré la condition des Juifs de la diaspora, qu'elle a en fait renversé complètement, dans les cités grecques, la hiérarchie des relations entre Juifs et Grecs. Ainsi que je vais essayer de le montrer maintenant, c'est à mon avis ce renversement de hiérarchie qui est la véritable cause de l'antijudaïsme grec.

***

Je vais prendre pour point de départ l'épisode le plus célèbre et le plus dramatique de cet antijudaïsme, le conflit survenu à Alexandrie sous le règne de Caligula, en l'an 38 de notre ère17. Il n'y pas lieu ici de reprendre

popularité de Persée en Grèce à partir de 174, qui fit éclater au grand jour les véritables sentiments des Grecs à l'égard des Romains, a été la seule et unique cause de la 3ème guerre de Macédoine (cf. A. Giovannini, "Les origines de la 3e guerre de Macédoine", BCH, 93, 1969, p. 853-861 et Rome et la circulation monétaire en Grèce au Ile siècle avant Jésus-Christ, Bâle 1978, p. 83 sqq. ; j'ai eu le plaisir de découvrir après coup que telle était déjà l'opinion de H. Volkmann, "Die rômische Politik des 2. Jahrhunderts und das Ende Karthagos", Historia, 9, 1960, p. 309-344, aux p. 330 sqq.). Sur l'opposition à Rome dans le monde grec en général, cf. J. Deininger, Der politische Widerstand gegen Rom in Griechenland 217-86 v. Chr. (Berlin/New York 1971).

17 Sur ce conflit, voir pour tous H.I. Bell, Jews and Christians in Egypt (London 1924), p. 1-37, V. Tcherikover, Corpus Papyrorum Judaicarum I (Cambridge Mass.

1957), p. 55 sqq. et J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Egypte, p. 131-145.

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50 A. Giovannini dans le détail le récit d'événements trop bien connus ; il me suffira pour mon propos d'en relever certains traits essentiels :

1. Nous savons par notre principal témoin Philon d'Alexandrie que Flaccus, préfet d'Egypte à cette époque, protégea les Juifs contre les attaques des Grecs aussi longtemps que Tibère fut en vie, mais que son attitude changea complètement à l'avènement de Caligula, et qu'il leur devint dès lors franchement hostile, encourageant le massacre de milliers de Juifs {Flacc. 8 sq.). Cela signifie que Tibère protégea les Juifs de la diaspora grecque et donna à ses gouverneurs des directives dans ce sens (cf. aussi Philon, Leg. 159-161)18.

2. S'il faut en croire Philon, ce sont les Grecs qui ont pris l'initiative de déclencher le conflit (Flacc. 53 sqq.)19. Us savaient que les Juifs ne pouvaient tolérer dans leurs synagogues de représentations divines ou humaines et ils les provoquèrent en installant dans les synagogues d'Alexandrie des images de Caligula, avec le résultat inévitable que les Juifs s'empressèrent de les enlever20, à la suite de quoi les Grecs se mirent à piller et à dévaster les maisons des Juifs.

3. Les Grecs envoyèrent ensuite une délégation à Caligula pour l'informer des événements, le convaincre de la déloyauté des Juifs à son égard et ainsi les priver de la protection impériale dont ils avaient bénéficié sous Tibère. De leur côté, les Juifs envoyèrent leur propre ambassade, conduite par Philon, avec le mandat de faire valoir leur propre point de vue et de rassurer l'empereur sur leur fidélité21.

4. L'affaire fut réglée par Claude dans l'année qui suivit son avènement. Grâce au P. London 1912 (= CPJ II, n° 153), nous pouvons connaître exactement les causes de ce conflit, ainsi que l'attitude adptée par le pouvoir impérial dans cette affaire22. Ce document nous révèle qu'après l'avènement de Claude les Grecs lui envoyèrent une nouvelle ambassade

18 Je ne parle pas ici de l'expulsion des Juifs de Rome en 19, qui est un problème tout différent. Voir sur cette question l'interprétation, à mon avis très convaincante, que propose M. H. Williams, "The Expulsion of the Jews from Rome in A.D. 19", Latomus, 48, 1989, p. 765-784.

19 L'édit de Claude de 41 (P. London 1912 = CPJ II, n° 153 ne nous apprend rien sur ce point car l'empereur refuse sagement de se prononcer sur les responsabilités (1. 73 sqq.).

20 Philon, Flacc. 4 1. On connaît des incidents semblables à Dora en Syrie (Jos. Ant.

XIX, 300 et 305) et à Jamneia en Judée (Philon, Leg. 201 sq.). Ce genre de provocation a dû être relativement fréquent.

21 C'est le sujet de la Legano ad Gaium. Cf. surtout les § 355 sq., où Philon justifie le prétendu refus des Juifs de sacrifier pour le salut de l'empereur.

22 Je ne tiens pas compte de l'édit de Claude cité par Flavius Josèphe (Ant. XIX, 280 sqq.), dont l'authenticité me paraît plus que douteuse.

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec 51

pour l'informer des honneurs qu'ils lui avaient décernés et pour lui faire part de leurs doléances concernant l'accès à l'éphébie d'une part, l'institution ou le rétablissement d'une boulé d'autre part. En même temps, ils se sont à nouveau plaints des Juifs. De leur côté, les Juifs ont eux aussi envoyé une délégation pour répondre aux accusations des Grecs. Dans sa réponse, l'empereur donne partiellement satisfaction aux Grecs en ce qui concerne l'éphébie (1. 52 sqq.), mais laisse en suspens la question de la boule, tout en faisant remarquer aux Grecs qu'ils n'en avaient pas eue sous Auguste et Tibère (1. 66 sqq.). Il leur enjoint par ailleurs de permettre aux Juifs de vivre selon leurs lois et coutumes, conformément à la volonté du Divin Auguste et à une décision qu'il a prise lui-même précédemment (1. 86-88 : διαμαρτύρομε ... έώσιν αυτούς τοις εθεσιν χρησθαι δς και έπί του θεοΰ Σεβαστού, απερ και έγοι διακούσας άμφοτέων έ€ε6αιωσα). Quant aux Juifs, il leur fait savoir très sèchement (1. 88-100) qu'ils doivent se contenter des privilèges dont ils jouissent déjà dans une cité qui n'est pas la leur (1. 95 : εν αλλότρια πόλει) et ne pas chercher à en avoir davantage, notamment en essayant de se faire admettre au gymnase et par là d'accéder à la citoyenneté alexandrine. Il les avertit qu'en cas de désobéissance, il les considérera comme un peuple suscitant une sorte de maladie commune dans le monde.

Il ressort clairement de notre documentation que les Grecs d'Alexandrie n'aimaient pas les Juifs, et qu'ils ne les aimaient pas depuis longtemps (Philon, Leg. 120), mais qu'ils n'avaient rien pu faire contre eux sous les règnes d'Auguste et de Tibère en raison de la protection que leur accordaient ces deux empereurs. Ce n'est qu'après l'avènement de Caligula qu'ils purent enfin donner libre cours à leur haine. Profitant de la folie de cet empereur, ils essayèrent de discréditer les Juifs auprès de lui en exploitant le fait qu'ils ne pouvaient lui conférer les honneurs qu'il réclamait. Philon nous apprend du reste incidemment (Flacc. 56) que les Grecs déclenchèrent leur action antijuive pendant le deuil imposé par Caligula à la mort de sa sœur Drusilla, ce qui n'est probablement pas un hasard.

L'hostilité des Grecs à l'égard des Juifs était due, en partie au moins, au fait que les Juifs essayaient, grâce à la protection impériale, de s'infiltrer dans le corps civique alexandrin. Cet aspect de la question est celui qui a le plus retenu l'attention des savants et a suscité une abondante littérature23. Cette tentative d'infiltration a sans aucun doute irrité profondément les Grecs, d'autant plus que par ailleurs ils se voyaient eux- mêmes privés de boule, symbole de l'autonomie politique à laquelle ils étaient tant attachés.

Mais la lettre de Claude nous révèle un autre aspect du problème dont les mêmes savants sous-estiment à mon avis l'importance, quand ils ne

23 Cf. la bibliographie chez J.N. Sevenster, The Roots of Pagan Anti-Semitism, p. 174, n. 152.

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52 A. Giovannini

l'ignorent pas tout à fait. L'empereur dit aussi qu'il a confirmé et confirme encore aux Juifs le droit de vivre selon leurs coutumes, conformément à une décision prise dans ce sens par le Divin Auguste. Il ajoute qu'il a pris cette décision après avoir entendu les deux parties (1. 88 : διοικούσας αμφοτέρων), ce qui implique que ce privilège accordé aux Juifs était contesté par les Grecs et que ceux-ci auraient souhaité que Claude le leur enlève 24.

Comme chacun sait, le privilège de vivre conformément à leurs lois et coutumes, qui détermina le statut des Juifs jusqu'à la christianisation de l'empire au IVe s.25, leur fut concédé par César. Ainsi qu'il le dit lui-même dans le Bellum civile (III, 106, 4-5), celui-ci fut très mal reçu par les Alexandrins lorsqu'il débarqua dans la capitale égyptienne après sa victoire de Pharsale et il se trouva dans une situation très précaire pendant l'hiver suivant. C'est en partie grâce à un contingent juif emmené par l'Iduméen Antipater, qui convainquit en outre les mercenaires juifs au service du roi Ptolémée XIII de prendre le parti de Rome (Jos. Ant. XIV, 127 sqq.), que César fut tiré d'affaire et c'est pour les remercier de leur aide qu'il accorda à tous les Juifs le droit de vivre conformément à leurs coutumes. Les Juifs eurent donc en 48 comme après la 3ème guerre de Macédoine la chance et la sagesse de se mettre du côté du vainqueur alors que les Grecs, fidèles à la monarchie ptolémaïque, défendirent farouchement l'indépendance du royaume égyptien26. L'histoire se répéta quinze ans pluis tard, lorsqu'Octave^ vint en Egypte pour s'emparer d'Antoine, de Cléopâtre et des trésors d'Egypte dont il avait absolument besoin : les Grecs prirent le parti de leur reine et en furent punis par la privation de leur autonomie, alors que les Juifs se virent confirmer leurs privilèges, ce qui signifie qu'ils prirent à nouveau le parti du vainqueur ou pour le moins maintinrent une neutralité bienveillante à son égard27.

Les privilèges accordés aux Juifs par César et confirmés à plusieurs reprises par la suite sont abondamment attestés par les sources littéraires et

24 Je ne comprends pas le commentaire que donne V. Tcherikover {CPJ II, p. 50) de ce passage, dont le sens me semble parfaitement explicite.

25 Sur le statut des Juifs dans l'empire romain, cf.J. Juster, Les Juifs dans l'empire romain (Paris 1914 ; repr. 1964), principalement vol. I aux p. 213 sqq. et 338 sqq.

26 César le dit explicitement dans le passage cité du Bellum civile (111,106,4) : In hoc omnis multitudo maiestatem regiam minui praedicabat.

27 V. Tcherikover, CPJ I, p. 55 n. 19 le conteste, mais sans autre argument que des considérations d'ordre moral (c'eût été un acte de trahison à l'égard de la reine).

L.I. Feldman, Jew and Gentile, p. 94 comprend fort bien ce renversement de situation entre Grecs et Juifs d'Alexandrie à partir de 31, alors que J. Mélèze-Modrzejweski, Les Juifs d'Egypte, p. 131-135 croit au contraire que la victoire d'Octave et l'annexion de

l'Egypte furent défavorables aux Juifs de ce pays.

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Les origines de l'antijudciïsme dans le monde grec 53

juridiques, notamment par une série de documents cités par Flavius Josèphe dans ses Antiquités juives au livre XIV, 190 sqq. Ces documents, dont l'authenticité n'est guère contestée28, émanent en partie de César lui- même et du Sénat, alors que la plupart des autres sont des lettres de gouverneurs romains adressées à des cités grecques d'Asie et des îles. Ce sont ces lettres, qui concernent le statut des Juifs dans la diaspora grecque, qui vont maintenant retenir notre attention29. Ces textes montrent à l'évidence que les Grecs ont très mal accepté les décisions prises par les autorités romaines en faveur des Juifs et qu'ils ont fait preuve de la plus grande mauvaise volonté dans l'application de ces décisions. Ou, pour dire les choses autrement, les Grecs n'auraient jamais accordé aux Juifs les privilèges en question s'ils n'y avaient pas été contraints par Rome30.

On pourrait interpréter cette attitude négative comme l'expression d'un antijudaïsme latent, mais cela ne ferait qu'éluder la question des causes profondes de cet antijudaïsme. On pourrait y voir aussi une réaction épidermique de cités jalouses de leur autonomie à toute intervention dans leurs affaires intérieures. Mais la vraie cause de ces réticences doit être cherchée tout simplement dans la nature même de ces privilèges. On remarquera d'abord que dans aucun des documents cités par Flavius Josèphe il n'est question de l'accès au droit de cité : de toute évidence, les Juifs n'ont pas sollicité la protection de Rome dans ce but, ce qui veut dire qu'on a tort, dans la littérature scientifique, d'attribuer tant d'importance à cet aspect de la question. Ce que les Juifs ont demandé encore et toujours aux autorités romaines peut se résumer à l'expression que nous avons trouvée dans la lettre de Claude : vivre conformément à leurs coutumes aussi bien en Israël que dans la diaspora. C'est cela qui était pour eux l'essentiel, et s'ils ont dû demander aux Romains la garantie de cette liberté religieuse c'est parce que dans la diaspora en général et dans la diaspora grecque en particulier cela n'allait pas du tout de soi.

Cette liberté impliquait d'abord et avant toute chose le droit d'association et la possession d'un lieu de culte, la synagogue. Le droit d'association concédé aux Juifs par César et confirmé ensuite par Auguste et ses successeurs était donc d'une importance primordiale et fut ressenti comme un privilège d'autant plus exorbitant que dans l'empire romain le

28 Cf. pour tous E. Schiirer, G. Vermes, F. Millar, A History of the Jewish People I, p. 52 n. 19 et L.H. Feldman, Josephus and Modern Scholarship (1937-1980) (Berlin 1984), p. 273-276 et 922.

29 Ant. XIV, 213-216 (lettre à Parium), 225 (Éphèse), 230 (Éphèse), 231 (Délos), 235 (Sardes), 241 (Tralles), 244-246 (Milet), 256-258 (Halicarnasse), 262-264 (Éphèse), XIX, 303 sqq. (Dora) .

30 J.N. Sevenster, The Roots of Pagan Anti-Semitism, p. 164 sq. a eu le mérite de le dire en termes parfaitement clairs, alors que J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Egypte, p. 133 ne mentionne qu'en passant la question des privilèges des Juifs.

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54 A. Giovannini

droit d'association était strictement réglementé : César notamment, et après lui Auguste ordonnèrent la dissolution de toutes les associations qui n'étaient pas formellement autorisées (Suet. lui. 42, 3 et Aug. 32, 1).

Dans sa lettre à Parium, César ordonne à cette cité de permettre aux Juifs de se réunir, conformément au droit d'association qui leur a été concédé à Rome (Jos. Ant. XIV, 215-6) ; une lettre de L. Antonius à Sardes exige de cette cité qu'elle laisse aux Juifs les lieux de culte qu'ils possèdent {Ant.

XIV, 235) ; un décret d'Halicarnasse pris à la demande des Romains garantit aux Juifs le droit de se réunir pour leurs cérémonies religieuses et menace de punir les contrevenants (Ant. XIV, 256-259) ; un décret de Sardes va plus loin encore, toujours avec référence aux autorités romaines, en garantissant aux Juifs le droit de se réunir et en leur octroyant en outre un terrain où construire une synagogue (Ant. XIV, 260-1).

Vivre selon leurs propres lois et coutumes, cela signifiait pour les Juifs pouvoir régler leurs propres affaires de manière autonome, notamment en ce qui concerne le droit matrimonial31. Cela impliquait aussi de pouvoir respecter leurs prescriptions alimentaires, d'où la nécessité d'avoir leur propre marché32. Cela voulait dire encore pouvoir envoyer chaque année à Jérusalem leur contribution au Temple, d'où la nécessité de se faire dispenser de certaines liturgies pour mettre de côté les sommes nécessaires33. C'était enfin l'observance du sabbat, avec toutes les contraintes que cela impliquait, c'est-à-dire le renoncement à toute activité à des jours fixes qui, pour les autres, étaient des jours ordinaires. Cette observance du sabbat était la règle qui posait le plus de problèmes aux Juifs de la diaspora, car elle affectait leurs relations avec les non- Juifs dans la vie de tous les jours, qu'il s'agisse de relations de travail ou d'affaires.

Elle affectait leurs relations avec la cité et ses autorités dans la vie civique et judiciaire. Aussi est-il fait référence à plusieurs reprises au sabbat dans les documents cités par Josèphe34. La plupart d'entre eux concernent plus spécialement la dispense du service militaire35 puisque leur religion leur interdisait de porter les armes le jour du sabbat, à quoi s'ajoutaient les

31Cf. Ant. XIV, 235 (les Juifs obtiennent un lieu où ils puissent régler leurs πράγματα et τας προς αλλήλους αναλογίας) et 260 (διαδικάζεσθαι).

32 Cf. Ant. XIV, 261: (δεδόχθαι) ... 'όπως τε τοις της πόλεως άγορανόμοις επιμελές ?j καΐ τα έκείνοις προς τροφήν επιτήδεια ποιείν είσάγεσθαι.

33 Cf. Ant. XIV, 245 et XVI, 28, où il est fait mention expresse de la dispense des liturgies.

34 Ant. XIV, 242 ; 245 ; 258 ; 263-4 ; cf. aussi Philon, De somniis II 123 sqq.

35 Ant. XIV, 223, 226, 228, 230, 231-2, 234, 237, 240; XVI, 28. Dans tous ces documents, la dispense ne concerne que ceux des Juifs qui sont citoyens romains.

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec 55

prescriptions alimentaires qui leur interdisaient de partager le rata de la troupe36. L'un d'eux fait en outre état de la dispense de se présenter en justice le jour du sabbat (Ant. XVI, 27).

D'une manière générale, les Grecs se montraient plutôt tolérants à l'égard des étrangers qu'ils accueillaient dans leurs cités. Ils étaient très libéraux envers les associations et les cultes de toutes sortes et mettaient volontiers à leur disposition un lieu pour se réunir et pratiquer leurs rites37.

Mais ils attendaient tout naturellement de ces étrangers qui venaient s'établir chez eux qu'ils s'adaptent à leur mode de vie et se soumettent aux lois et aux autorités de la cité. Or c'est justement ce que la loi mosaïque interdisait aux Juifs de faire. Contrairement à ce qu'on dit trop souvent, ce n'est pas le refus de participer aux cultes de la cité qui gênait le plus les Grecs, car pour les non-citoyens la participation aux cultes de la cité n'était pas un devoir mais un privilège, de très nombreux décrets honorifiques le prouvent. Mais les Grecs ne pouvaient accepter que des étrangers refusent un jour sur sept de travailler ou de servir38, qu'ils demandent des marchés spéciaux pour pouvoir respecter leurs prescriptions alimentaires, qu'ils refusent de se présenter en justice le jour du sabbat, qu'ils se soustraient aux liturgies pour pouvoir payer leur contribution au Temple de Jérusalem.

De leur point de vue, les privilèges accordés aux Juifs par Rome étaient exorbitants et représentaient de plus une ingérence intolérable dans leur autonomie. Il n'est pas nécessaire d'aller chercher ailleurs la cause des conflits entre Grecs et Juifs que l'on constate à Alexandrie et ailleurs à partir de l'époque de César.

***

Cette constatation faite, je peux revenir à la question de l'origine des sentiments antijuifs dans le monde grec, que j'attribue à ce que j'ai qualifié de renversement de la hiérarchie entre Grecs et Juifs dans la diaspora à la

suite de l'intervention de Rome dans les affaires grecques.

Depuis les guerres médiques, les Grecs éprouvaient à l'égard des barbares un très fort sentiment de supériorité ; ils ne. les haïssaient ni ne les méprisaient, mais ils avaient par rapport à eux la fierté du vainqueur à l'égard du vaincu, du citoyen libre à l'égard de sujets soumis au bon

36 Cf. Ant. XIV, 226 : ένεφάνισέ μοι περί του μή δύνασθαι στρατεύεσθαι τους πολίτας αύτοΰ δια το μήτε 'όπλα βαστάζειν δύνασθαι μήτε οδοιπορεί ν αυτούς έν ταΐς ήμέραις των σα66άτων, μήτε τροφών των πατρίων και συνήθων κατ' αυτούς εύπορείν.

37 Cf. M.-F. Basiez, L'étranger dans la Grèce antique, Paris 1984, p. 331-352.

38 Dans le De somniis (II, 123 sqq.), Philon fait allusion à un préfet d'Egypte (probablement Flaccus) qui voulait contraindre les Juifs à travailler pour lui le jour du sabbat.

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56 A. Giovannini

vouloir d'un monarque tout puissant, de l'homme cultivé à l'égard de gens pour la plupart analphabètes39. La conquête de l'Orient par Alexandre le Grand et la formation des monarchies hellénistiques ne firent qu'accentuer ce sentiment de supériorité. En effet, dans ces royaumes hellénistiques, les Grecs constituaient avec les Macédoniens l'élite culturelle et sociale dans laquelle les souverains recrutaient le meilleur de leurs troupes, leurs cadres administratifs et militaires, leurs conseillers, les érudits, les médecins, les artistes, etc. Aussi ces souverains entretenaient-ils avec les cités grecques, que ce soient les anciennes cités de la Grèce proprement dite ou les fondations d'Alexandre et de ses successeurs, des relations privilégiées.

Ils se disputaient leurs faveurs en leur promettant l'autonomie et la liberté, en leur venant en aide lorsqu'elles se trouvaient en difficulté, en manifestant leur bienveillance à leur égard de toutes sortes de manières.

Les très nombreux documents, lettres de souverains, décrets honorifiques et autres qui illustrent l'attitude des souverains à l'égard des cités grecques expriment avec insistance cette bienveillance (εύνοια, φιλανθρωπία), cette générosité (ευεργεσία) royales auxquelles les cités répondent par leur fidélité et leur dévouement40.

Dans ce contexte, il paraît tout à fait exclu que dans la diaspora grecque les Juifs aient pu bénéficier des privilèges qui leur seront plus tard accordés par les Romains, car il paraît exclu que les souverains hellénistiques aient pu contraindre les cités grecques à accorder aux Juifs ces privilèges qu'elles n'auraient jamais, il faut le répéter, accordés de leur propre gré. Les suzerains d'Israël pouvaient permettre aux Juifs de ce pays de vivre selon leurs lois, car cela n'avait aucune incidence sur leurs relations avec les Grecs ; les souverains qui engageaient des mercenaires juifs pouvaient, comme l'a fait Antiochos III, les installer dans la chôra en

39 Sur l'attitude des Grecs à l'égard des barbares l'ouvrage classique reste celui de J. Jiithner, Hellenen und Barbaren (Leipzig 1923), auquel on reprochera toutefois une conception beaucoup trop négative et unilatérale du terme "barbare", qui ne correspond pas du tout à la manière dont les Grecs eux-mêmes considéraient les non-Grecs. A cet égard, les contributions de H. Schwabl, "Das Bild der fremden Welt bei den friihen Griechen" et de H. Diller, "Die Hellenen-Barbaren Antithèse im Zeitalter der Perserkriege" dans le vol. VIII des Entretiens Hardt {Grecs et Barbares, Genève 1962), p. 3-23 et 39-68, sont bien plus nuancées et objectives. De même, R. Lonis, Les usages de la guerre entre Grecs et Barbares des guerres médiques au milieu du P/e siècle avant J.-C. (Paris 1969) se distancie très lucidement de l'idéologie athénienne antibarbare du Ve s.

40 Cf. le recueil des lettres royales de C.B. Welles, Royal Correspondence in the Hellenistic Period (London 1934) et l'ouvrage fondamental de A. Heuss, Stadi und Herrscher des Hellenismus (Leipzig 1937 ; 2e éd. Aalen 1963). Voir aussi Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, BCH Suppl. 12 (1985), p. 39-55 et les contributions de K. Bringmann, Chr. Habicht et moi-même au congrès de l'AIEGL tenu à Nîmes en octobre 1992 (à paraître).

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Les origines de l'antijudaïsme dans le monde grec 57

leur garantissant la liberté religieuse, car cela laissait les Grecs indifférents ; ils ont pu aussi, dans les fondations qui dépendaient directement de leur autorité, permettre aux Juifs de se donner une organisation propre (πολίτευμα). Mais ils ne pouvaient faire davantage : ils avaient besoin des Grecs encore plus qu'ils avaient besoin des Juifs et ils ne pouvaient se permettre de leur imposer ce qu'ils auraient considéré comme une atteinte inadmissible à leur autonomie. Cela signifie que de la conquête d'Alexandre jusqu'à l'intervention romaine, les Juifs de la diaspora grecque ont dû s'adapter, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas pu respecter le repos du sabbat aussi rigoureusement qu'ils l'auraient souhaité, qu'ils n'ont pas toujours pu se conformer à leurs prescriptions alimentaires, qu'ils n'ont peut-être pas toujours pu envoyer à Jérusalem la contribution pour le Temple41.

Pour ces Juifs de la diaspora grecque, l'intervention romaine dans les affaires grecques et le traité conclu en 161 avec Israël ont donc été l'occasion d'obtenir de Rome, avec l'aide de leurs corréligionnaires d'Israël, ces privilèges que les souverains hellénistiques ne pouvaient pas leur accorder ; et nous pouvons être assurés qu'ils ont tenté de le faire. Si

nous reprenons une nouvelle fois les documents cités par Flavius Josèphe, nous constatons en effet que deux des lettres adressées par les autorités romaines à des cités grecques pour qu'elles respectent les privilèges accordés aux Juifs ont été suscitées par l'intervention du grand-prêtre Hyrcan (Ant XIV, 223-227 et 241), et que c'est à la demande d'Hérode par l'intermédiaire de son ambassadeur Nicolas de Damas qu'Agrippa a sommé les Grecs d'Asie de se conformer aux décisions de Rome (Ant.

XVI, 27 sqq.). Ces documents sont certes de la seconde moitié du 1er s.av. notre ère, mais nous trouvons dans ceux du Ile s. la preuve que les Juifs ont tout de suite fait valoir la protection de Rome dans leurs relations avec les Grecs. En 161 déjà, l'ambassade juive qui conclut le traité avec Rome se fit donner par le Sénat une lettre de recommandation auprès des autorités de Cos (Ant. XIV, 233). En 139, une ambassade juive obtint du Sénat une lettre adressée aux rois et aux cités autonomes pour les inviter à respecter le territoire et les ports de l'État juif (Ant. XIV, 145-148). À la même époque, les Juifs établissent des relations diplomatiques avec Sparte en se réclamant d'une parenté mythique remontant à l'époque d'Abraham42. Vers la fin du siècle, Athènes prend un

41 Le seul reproche que l'on pourrait faire à l'ouvrage par ailleurs excellent de J.N. Sevenster est d'avoir cru que les Romains n'ont fait que confirmer aux Juifs des privilèges dont ils auraient déjà joui sous les Ptolémées et les Séleucides (The Roots of Pagan Anti semitism, p. 161), ce que croit également V. Tcherikover, CPJ I, p. 7. Ils ont raison en ce qui concerne les Juifs de la chôra, mais ils ne voient pas que dans les cités grecques le problème se posait en des termes totalement différents.

42 \Macc. 12, 6-19 et 14, 20-23. C'est un exemple parmi beaucoup d'autres d'une tendance qui se répand à l'époque hellénistique de créer des liens de parenté (συγγένεια)

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58 A. Giovannini

décret en l'honneur du grand-prêtre Hyrcan, soulignant la générosité et la bienveillance de celui-ci à l'égard de la cité et de ses ressortissants (Ant.

XIV, 149-155). En même temps, Pergame honore par un décret ce même Hyrcan, faisant l'éloge des Romains bienfaiteurs de l'humanité, approuvant les décisions prises par le Sénat en faveur du peuple juif, prenant l'engagement de se conformer aux instructions d'un certain Lucius Pettius (qui devait être un sénateur et peut-être un préteur urbain)43 au sujet du retour des ambassadeurs juifs et rappelant enfin la parenté liant la cité au peuple juif depuis les temps d'Abraham (Ant. XIV, 247-255). Tout le monde savait donc, dans le monde grec, que les Juifs étaient les amis des Romains et qu'il fallait les ménager en conséquence.

En soi, cette diplomatie ne se distingue pas de la diplomatie des souverains hellénistiques de cette époque, par exemple de celle des rois de Pergame. Mais elle a dû avoir des conséquences importantes pour la diaspora juive dans le monde grec, d'abord en favorisant son expansion.

Au début du Ile s., pour autant que nous puissions en juger, il devait y avoir peu, voire très peu de Juifs dans le monde grec en dehors des royaumes séleucide et lagide. Un siècle plus tard, à l'époque de Sylla, il existait des communautés juives plus ou moins importantes dans pratiquement chaque cité grecque44. Cette diffusion rapide est liée à une spécificité bien connue du peuple juif, mais dont je n'ai intentionnellement pas parlé jusqu'ici : à la différence des Grecs et des Romains, les Juifs ne pratiquaient la limitation des naissances ni par l'avortement ni par l'exposition des enfants non désirés. Ils avaient donc un taux de natalité remarquablement élevé, comme le fait déjà remarquer le livre de l'Exode45.

Hécatée d'Abdère relève lui aussi la forte natalité du peuple juif (Stern, n° 1 1, § 8), ce que fait aussi Tacite (Hist. V, 5,3). Les Juifs connaissaient donc un accroissement démographique nettement supérieur à celui de leurs voisins. Or qui dit forte natalité dit forte tendance à l'émigration avec tous les problèmes que cela pose. Nous en avons une attestation dans la lettre de Claude, où l'empereur interdit aux Juifs de faire venir leurs coreligionnaires d'Israël et d'Egypte (P. Lond. 1912 = CPJ II, n° 153, 96 sq.). En raison de cette tendance naturelle des peuples à forte natalité à mythiques entre Grecs et Grecs et entre Grecs et non-Grecs. Cf. D. Musti, "Sull'idea di συγγένεια in iscrizioni greche", Ann.Sc.Sup.Pisa 32 (1963), p. 225-239.

43 Cf. T. Wiseman, New Men in the Roman Senate (Oxford 1971), p. 251, n° 317.

44 Cf. Strab. FGrHist 91 F 7. Strabon nous dit aussi (FGrHist 91 F 6) qu'à l'époque de la guerre de Sylla contre Mithridate, les Juifs avaient déposé à Cos 800 talents destinés au Temple de Jérusalem et Cicéron (Flacc. 67 sq.) approuve Flaccus d'avoir fait saisir des sommes importantes déposées dans le même but par les Juifs dans différentes cités d'Asie Mineure, à Apamée, à Laodicée, à Pergame etc.

45 Ex. 1,7 : "Les fils d'Israël fructifièrent, pullulèrent, se multiplièrent et devinrent de plus en plus forts : le pays en était rempli".

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Les origines de V antijudaïsme dans le monde grec 59

émigrer et à faire venir ensuite parents et amis, les Grecs se sont trouvés confrontés à un afflux de Juifs qu'ils ont dû accepter bon gré mal gré, puisque les Romains les protégeaient.

Par ailleurs, la protection de Rome a dû permettre à ces Juifs de vivre leur religion beaucoup mieux qu'ils avaient pu le faire a\i Ille s. Je ne crois pas que les Romains leur aient déjà à cette époque concédé en bloc les privilèges que leur donnera plus tard César, car formellement la Grèce était encore libre et autonome. Mais il est clair que la simple bienveillance romaine a indirectement facilité la pratique religieuse des Juifs : le passage déjà mentionné (n. 44) du Pro Fiacco de Cicéron nous apprend en effet que les Juifs avaient le droit d'envoyer à Jérusalem leur contribution pour le Temple, concession d'autant plus importante qu'à cette époque l'exportation d'or était rigoureusement réglementée par le Sénat, ce qui implique que les Juifs ont dû obtenir une dérogation46. On relèvera également qu'une des lettres citées par Flavius Josèphe concernant la dispense de service militaire pour les Juifs citoyens romains date de 49 av. J.-C. et est donc antérieure aux dispositions prises par César47. De droit ou de fait, les Juifs de la diaspora grecque ont dû obtenir entre le milieu du Ile et le milieu du 1er siècle une bonne partie des privilèges qui leur seront accordés en bloc par César en 47.

Posidonios d'Apamée et Apollonios Molon, les deux premiers auteurs résolument antijuifs de la littérature grecque que nous connaissions, ont vécu au dernier tiers du Ile et au premier tiers du 1er siècle avant notre ère.

Ils ont donc connu l'époque où les Juifs, avec la bénédiction de Rome, se sont propagés dans le monde grec ; pour reprendre les termes de l'Exode, ils les ont vu fructifier, pulluler, se multiplier et devenir de plus en plus forts. Ils ont vu ces Juifs, qu'ils jugeaient asociaux et misanthropes, dont ils trouvaient les pratiques religieuses aberrantes, obtenir ou essayer d'obtenir de leurs protecteurs le droit d'exercer ces pratiques dans leurs cités d'accueil, quand bien même ces pratiques étaient en contradiction avec les lois de ces cités. Pour Posidonios, pour Apollonios et pour leurs compatriotes, cela devait être d'autant plus intolérable qu'ils se voyaient eux-mêmes privés par Rome de la liberté qu'ils avaient connue pendant des siècles. A partir du moment où les Juifs avaient choisi de se mettre sous la protection de Rome, la réaction hostile des Grecs était inéluctable.

Mais les Juifs n'avaient pas le choix. J.N. Sevenster le dit avec une lucidité remarquable dans son ouvrage déjà cité sur les origines de

46 Cic. P. Flacc. 67 : Exportari aurum non oportere cum saepe antea senatus turn me consule gravissime iudicavit. Cf. aussi Cic, In Wat. 12.

47 Ant. XIV, 228 sq. La lettre est du consul pompéien de 49 L. Cornelius Lentulus.

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60 A. Giovannini l'antijudaisme antique, il suffit de le citer48 : "The Jews who remained true to their faith and ethics could not live in ancient society without the benefit of special privileges. Such fidelity inevitably implied going against the rules of that society, both in carrying out certain transactions and neglecting others. Privileges were therefore essential to them, and for this reason they were often hated by their fellow citizens". C'est exactement ce qui est arrivé aux Juifs de la diaspora grecque à partir du milieu du Ile s.

av. J.-C.

48 The Roots of Pagan Anti-Semitism, p. 145. Je crois cependant que Sevenster a tort de mettre surtout l'accent sur l'intolérance religieuse des Juifs à l'égard des cultes païens (cf. aussi p. 164) : les relations entre Juifs et non-Juifs dans la vie de tous les jours me paraissent un problème bien plus essentiel.

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