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Musique, narrativité et dissidence dans le cinéma espagnol de la période de l'autarcie (1939-1951)

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Thesis

Reference

Musique, narrativité et dissidence dans le cinéma espagnol de la période de l'autarcie (1939-1951)

SEVILLA LLISTERRI, Gabriel

Abstract

Cette recherche porte sur les rapports entre musique, narrativité et discours politique dans un certain cinéma narratif de fiction de l'Espagne d'après-guerre (1939-1951). La méthodologie employée a été la sémio-pragmatique du récit, par le biais de laquelle j'ai essayé de mettre en rapport le scénario, la mise en scène, le montage et la bande-son des films analysés dans leur construction de leurs respectifs discours politiques.

SEVILLA LLISTERRI, Gabriel. Musique, narrativité et dissidence dans le cinéma espagnol de la période de l'autarcie (1939-1951). Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2011, no. L. 725

URN : urn:nbn:ch:unige-171651

DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:17165

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:17165

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PROGRAMME DE LITTÉRATURE COMPARÉE FACULTÉ DES LETTRES

MUSIQUE, NARRATIVITÉ ET DISSIDENCE DANS LE CINÉMA ESPAGNOL DE LA PÉ-

RIODE DE L’AUTARCIE (1939-1951)

Thèse qui présente pour l’obtention du Doctorat ès Lettres M. Gabriel Sevilla Llisterri

Directeur de Thèse : Professeur Jenaro TALENS Président du Jury : Professeur Etienne DARBELLAY

Année académique 2010-2011

UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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TABLE DES MATIÈRES

Remerciements……….9

Introduction………...……….11

1) La notion de récit…...17

1.1- État de la question...19

1.1.1-Domaine verbal...20

a) Modèle aristotélicien...20

b) Vladimir Propp...39

c) Umberto Eco...48

d) Jean-Michel Adam …...50

1.1.2- Domaine iconique...57

a) Christian Metz...57

b) David Bordwell & Kristin Thompson...62

c) Pierre Beylot...66

1.1.3- Conclusions...70

1.2- Définition...73

1.3- Argument, trame o synopsis...81

2) Limites du récit...87

2.1- État de la question...89

2.1.1- Domaine verbal...89

a) Modèle aristotélicien...89

b) Structuralisme...92

b.1) Gérard Genette...93

b.2) Tzvetan Todorov...96

c) J. L. Austin et J. R. Searle...98

d) Jean-Michel Adam...102

2.1.2- Domaine iconique...104

(5)

a) David Bordwell & Kristin Thompson...104

2.1.3- Conclusions...111

2.2- Fonctions du discours...113

2.2.1- Fonction narrative...115

2.2.2- Fonction expositive...125

2.2.3- Fonction dialogique...133

2.2.4- Fonction argumentative...139

2.2.5- Fonction poétique...144

3) Fondements idéologiques du franquisme...155

3.1- Ultranationalisme...156

3.2- Militarisme...160

3.3- Ultracatholicisme...161

3.4- Antilibéralisme et caractère antidémocratique...164

3.5- Antimarxisme...167

4) L’étape national-syndicaliste (1939-1945)...171

4.1- Fondements idéologiques...171

4.1.1- Ultranationalisme...174

4.1.2- Militarisme...175

4.1.3- Antilibéralisme et caractère antidémocratique...176

4.2- Discours fílmique: le modèle croisade...178

4.2.1- Genre...180

4.2.2- Personnages...182

4.2.3- Musique...191

4.2.4- Montage et mise en scène...193

4.3- Étude de cas: Raza (1941)...195

- Fiche technique, distribution et synopsis...195

- Analyse filmique...196

1- Pré-générique...196

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2- Générique...197

3- Récit...203

A- Introduction: Désastre de 1898...203

A.1- Arrivée de Pedro Churruca……….203

A.2- À la veille de la Guerre de Cuba……….211

A.3- Guerre de Cuba………..……….213

A.4- Putsch contre la Seconde République………...218

B- Noeud: Guerre Civile (1936-1939)...221

B.1- Fusillade de José………221

B.2- Fusillade de Jaime……….………225

B.3- Fuite de José……….……….228

B.4- Front de Bilbao……….……….229

C- Dénouement: Victoire franquiste...232

C.1- Prise de Bilbao………...………232

C.2- Conversion de Pedro………..233

C.3- Prise de Madrid……….……….234

C.4- Entreprise impériale……….…..237

5) L’étape national-catholique (1945-1959)...239

5.1- Fondements idéologiques...239

5.1.1- Ultracatholicisme...239

5.1.2- Antimarxisme...240

5.1.3- Ultranationalisme...242

5.1.4- Antilibéralisme et caractère antidémocratique...244

5.2- Discours filmique: reformulation du modèle croisade...245

5.2.1- Genre...245

5.2.2- Personnages...246

5.2.3- Musique...249

5.2.4- Montage et mise en scène...249

5.3- Étude de cas: Locura de amor (1948)...251

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- Fiche technique, distribution et synopsis...251

- Analyse filmique...252

1-Pré-générique...252

2- Générique...253

3- Récit...257

3.1- Prologue: Arrivée de Charles V en Espagne...257

3.2- Mise en abîme...263

A- Introduction : Couronnement de Jeanne et Philippe...263

A.1- Mort d’Isabelle la Catholique...263

A.2- Arrivée du couple royal à Tudela...266

A.3- Première visite à l’auberge...266

A.4- Conspiration contre Jeanne...272

A.5- Deuxième visite à l’auberge...273

B- Nœud: Régence de Philippe...275

B.1- Arrivée du couple royal à Burgos...275

B.2- Jeanne devient folle...277

B.3- Cortès extraordinaires...280

C- Dénouement : règne de Jeanne...282

C.1- Mort du seigneur de La Vère...282

C.2- Mort de Philippe “le Beau”...284

C.3- Funérailles du roi Philippe...286

6) Discours filmique : anti-modèle croisade……….………287

6.1- Genre………...………..290

6.2- Personnages………...………291

6.3- Musique………...………..292

6.4- Montage et mise en scène……….……….293

6.5- Étude de cas : Esa pareja feliz (1951)………..………….295

- Fiche technique, distribution et synopsis...295

- Analyse filmique...296

(8)

1- Générique...296

2- Récit...301

A- Introduction : La vie quotidienne des classes subalternes……….……. 301

A.1- Le cinéma officiel………...………..301

A.2- Juan et Carmen………..304

A.3- Première dispute de couple………..…….306

A.4- Les affaires faciles………...………..307

A.5- Le bonheur du passé………..………308

A.6- Seconde dispute de couple………..………..310

B- Nœud: Le bonheur officiel………...…………311

C- Dénouement: Retour à la vie quotidienne………314

7) Conclusions...315

8) Bibliographie...320

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REMERCIEMENTS

Je dois la notion de modèle croisade, fondamentale pour cette recherche, à mon directeur de thèse, le professeur Jenaro Talens. Je l’ai entendu l’expliquer la première fois à l’Université de Valence, et j’ai pu continuer à la développer, sous sa direction, à l’Université de Genève. Mes remerciements les plus vifs, donc, à celui qui m’a permis d’écrire ces pages.

J’ai également une dette envers Jorge Sevilla pour l’aide apportée à l’édition et à la correction des partitions intercalées dans mon texte. J’ai pu également bénéficier de ses remarques précieuses sur certains problèmes proprement musicaux découlant de la transcription et de la réduction pour piano de certains originaux orchestraux d’accès difficile.

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INTRODUCTION

L’hypothèse fondamentale qui guide cette recherche est de nature historiographique et s’articule selon un double volet. Nous considérons d’une part que l’évolution institutionnelle du franquisme des débuts, marquée par le passage du national-syndicalisme (1939-1945) au national-catholicisme (1945-1959), peut s’expliquer à travers quelques films narratifs de fiction célèbres qui ont fabriqué son image officielle et que nous appellerons modèle croisade.

Nous considérons aussi d’autre part que l’évolution même du cinéma espagnol de ces années, de l’immédiat après-guerre jusqu’aux années du “développementalisme” (desarrollismo) peut-être interprétée dans ses traits les plus généraux comme une série d’oppositions et de différences par rapport à ce modèle croisade, qui, de cette manière, aurait continué à exercer son ascendant sur la cinématographie espagnole au-delà de sa disparition officielle.

Autrement dit, après la formulation du modèle avec Raza (1941) et sa reformulation avec Locura de amor (1948), nous pourrons voir comment même ce qu’on a appelé le cinéma dissident a continué à s’appuyer, par le biais d’une stricte inversion idéologique et/ou esthétique, sur ce modèle né avec l’adaptation filmique d’un original littéraire du Caudillo. La scène initiale de Esa pareja feliz (1951), emblème du Nouveau cinéma espagnol de l’époque, constitue peut-être le point de départ le plus explicite de ce de ce parcours posthume et latent du modèle croisade. La moquerie impitoyable de Bardem et Berlanga contre Locura de amor constitue une définition symptomatique de leur cinéma par stricte opposition au modèle officiel (ou officialiste) du régime. Les jeunes cinéastes dissidents semblent ainsi faire leur l’assertion de Marx selon laquelle l’histoire, quand elle se répète, ne peut le faire que comme farce.

Notre recherche a donc pour objectif d’expliquer un épisode crucial tant de l’histoire contemporaine de l’Espagne que de l’historiographie du cinéma espagnol à partir d’un corpus filmique réduit qui répond à l’idée de croisade, que ce soit par l’affirmative, par la négative ou par cette variation que nous qualifions de juxtaposition. Une spéculation diachronique de ce genre exige naturellement que l’on formule toute une série de paradigmes synchroniques qui, comme points de départ ou d’arrivée, permettront de vérifier si notre hypothèse est réfutable.

En d’autres termes, nous définirons une notion générale de mentalité franquiste, ainsi que de ses variantes national-syndicaliste et national-catholique, pour vérifier par leur comparaison l’évolution idéologique du régime. Nous fixerons aussi les traits de ce que nous appelons le

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modèle croisade, de ses reformulations et inversions pour déterminer les aspects spécifiques de sa variation au fil du temps. Nous nous pencherons aussi sur les notions théoriques de récit, de fonction narrative et de fonctions du discours pour expliquer le fonctionnement discursif concret des modèles filmiques définis. Mais l’axe de notre proposition résidera dans les susdits mécanismes de continuité et de variation dans le temps, dans la série d’oppositions et de différences qui nous permettent d’employer un seul élément, le modèle croisade, comme fil conducteur et explicatif tant de cet épisode de l’histoire de l’Espagne que du cinéma qui lui est contemporain.

Nous partons pour cela de la compréhension du discours filmique comme symptôme culturel de la conjoncture dans laquelle il est produit et nous estimons que son énonciation complexe peut parfois nous apporter des données conjoncturelles plus significatives que celles enregistrées officiellement par l’histoire, que ce soit à travers le cinéma lui-même ou toute autre média. Notre hypothèse s’inscrit ainsi dans la ligne d’un certain matérialisme historique (Benjamin, Gramsci, Kracauer), qui voit les situations et textes concrets comme terrains privilégiés pour l’analyse et la spéculation théorique, précisément pour ce qu’ont de problématique les cas particuliers et des nuances descriptives et interprétatives que cela impose. Il s’agirait, pour reprendre l’idée de Voloshinov, d’aborder les reflets et les réfractions d’un certain signe linguistique en tant que signe idéologique1.

Le choix d’un objet d’étude comme le cinéma espagnol des années 40 et 50 est justifié par sa condition à notre avis privilégiée pour aborder ces symptomatiques relations évolutives entre l’ordre institutionnel officiel et le cinéma produit sous son égide. Avec le Portugal, l’Espagne a été l’unique survivante du projet fasciste au terme de la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945). Le nouveau règne des puissances démocratiques libérales, avec les USA à leur tête, obligeait l’Espagne franquiste à énoncer ses anciens contenus autoritaires sous des formes rhétoriques plus ou moins conformes à celles propagées par les vainqueurs. Il s’agissait d’un exercice d’équilibre extrêmement complexe. Il fallait satisfaire les bases autochtones, hétérogènes, du Soulèvement sans susciter l’inquiétude des dirigeants du nouvel ordre sociopolitique mondial. L’année 1945 marque dans ce sens le passage institutionnel et rhétorique le plus épineux que le franquisme ait jamais eu à franchir. S’il s’en sortit brillamment, réussissant à survivre pendant presque 40 ans, cela passa par une opération de

1  Valentin Nikolaievitch Voloshinov, Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, 1977, p. 25 : “Tout

produit idéologique non seulement fait partie d’une réalité (naturelle, sociale) comme corps physique, instrument de production ou produit de consommation, mais de surcroit et contrairement à elle, il reflète et réfracte une autre réalité qui lui est extérieure”.

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changements institutionnels qui, sans remettre en cause ses fondements idéologiques, modifia sensiblement les formes du discours officiel. Il s’agissait, pour reprendre la célère formule de Lampedusa, de changer tout pour que rien ne change. La survie du régime passa ainsi par un emploi habile de ce que la linguistique moderne a appelé la performativité du langage. Le régime fut ce qu’il disait être officiellement, il se fit lui-même dans le discours et put ainsi conserver sa nature première et effective par le maquillage de la réplique virtuelle de lui- même qu’il construisit dans les moyens de communication.

Les diverses manifestations du dispositif audiovisuel occupèrent une place de choix dans cette manœuvre fondamentalement rhétorique. Le régime dessina son visage officiel de manière très consciente, tant dans le domaine documentaire, accaparé par les représentants non narratifs du NO-DO (« Noticiario Documental », le journal d’actualités cinématographiques) que dans le domaine narratif de fiction, avec le modèle croisade comme principal support. À cela s’ajoutèrent ces formes négatives d’énonciation que furent, dune part, la censure, dont les principes généraux avaient été établis dès 1937, et le doublage obligatoire, d’autre part, qui fut à partir de 1941 une deuxième manière d’expurger les discours filmiques inconvenants.

Notre objet d’étude est donc un morceau narratif de fiction de l’engrenage audiovisuel autoritaire de l’une des périodes les plus convulsées de l’histoire. Les nombreux changements dans la conjoncture internationale se succédèrent de manière radicale et vertigineuse, ce à quoi le franquisme sut opposer une capacité placide de cohabitation. La révélation de ce que cela suppose de continuité dans le changement est à notre avis ce que cet objet d’étude permet de privilégier.

Mais son statut historiographique s’est ancré traditionnellement aux antipodes du privilège. La transition démocratique devait permettre à l’historiographie du cinéma espagnol une plus grande liberté dans la formulation de ses postulats idéologiques et esthétiques. Mais le caractère récent de l’expérience franquiste amena à un dénigrement de ses premiers produits filmiques, vu qu’ils affirmaient avec grossièreté et entêtement les principes les plus rances du régime. Si le cinéma réalisé entre 1939 et 1975 se dressait en soi sous une ombre traumatique, la décennie des années 40 constituait sans doute sa période la plus lugubre, au cours de laquelle les films du modèle croisade n’avaient peut-être d’autre privilège que d’être la cible idéologique prioritaire, ce qui devait finir par entraîner un châtiment historiographique encore pire que le mépris : l’indifférence.

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Mais durant ces derniers lustres les auteurs se sont succédés qui, tout en dénonçant cette condition historiographique précaire, ont essayé de suppléer par leurs travaux à la pénurie généralisée de rigueur méthodologique, tant dans les perspectives d’ensemble2 (par ailleurs rares) que dans les approches sectorielles ou monographiques3. La première réplique de ces chercheurs qui, pour parler avec Santos Zunzunegui, essaient de “réhabiliter le cinéma espagnol à partir de bases historiographiquement bien fondées”, est que la déqualification générique du cinéma espagnol, et plus concrètement de celui réalisé durant la période autarcique, se base sur le stéréotype et le préjugé intellectuel, facilement consacrés par un refus de toute “description des procédés énonciatifs”4 proprement filmiques. C’est le rejet de ces films, comme porte-parole anachroniques d’une idéologie incommode, qui conduit à oublier le cinéma espagnol des années 40, en négligeant la complexité de leur discours et l’intérêt historiographique que celui-ci revêt sans aucun doute. À partir de là, la proposition unanime de ces auteurs pour réhabiliter le cinéma espagnol consiste à se diriger justement vers les films concrets pour développer, à partir de ceux-ci, une historiographie rigoureuse dans ses fondements épistémologiques. Pour le dire, encore une fois, avec les mots de Zunzunegui, il s’agirait d’établir un “équilibre entre les méthodologies d’analyse textuelle et l’enquête historique (mais non historiciste)”5. C’est la ligne de travail dans laquelle nous voudrions inscrire notre recherche, et ce sera là l’équilibre méthodologique que nous essaierons de garder en abordant les films du modèle croisade.

En ce qui concerne la méthodologie d’analyse textuelle, nous nous en tiendrons aux principes généraux de ce qu’on a appelé la linguistique du texte, et plus concrètement, à la ligne suivie par Jean-Michel Adam, qui tente de combiner la rigueur descriptive des méthodes structuralistes avec la nécessaire prise en compte pragmatique des circonstances de réception. Sa formulation de cinq grandes typologies discursives (narrative, descriptive, dialogique, argumentative et explicative) se révèle à nos yeux extrêmement précieuse. Sur la critique de ce modèle et de quelques positions classiques autour de l’analyse discursive (Aristote, Saussure, Austin, Jakobson, Lotman...), et plus concrètement du discours narratif (Propp, Genette, Eco...), nous forgerons nos propres outils d’analyse dans deux domaines

2 Antología crítica del cine español. 1906-1995, Madrid, Cátedra/Filmoteca Española, 1997, sous la direction de Julio Pérez Perucha. Voir aussi le travail de Román Gubern, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha, Esteve Riambau y Casimiro Torreiro, Historia del cine español, Madrid, Cátedra, 1995.

3 Les principales que nous allons traiter ici sont : J. L. Castro de Paz, Un cinema herido, Barcelona, Paidós, 2002; J. M. Company, “Formas y perversiones del compromiso. El cine español de los años 40”, Valencia, Ediciones episteme, 1997; Santos Zunzunegui, Historias de España. De qué hablamos cuando hablamos de cine español, Valencia, Ediciones de la Filmoteca, 2002.

4 Castro de Paz, op. cit., p. 14.

5 Zunzunegui, op. cit., p. 24.

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complémentaires. D’une part, nous formulerons une définition de récit dans son sens interlinguistique le plus large, c’est-à-dire tant verbal qu’iconique. Comme on pourra le voir, notre proposition ne nous amènera pas à forger des nouveaux concepts mais à articuler d’une certaine manière ceux déjà connus. D’autre part, nous formulerons une définition de la fonction narrative dans ses oppositions fondamentales aux autres fonctions du discours. Ici aussi nous proposons une combinaison particulière d’éléments déjà connus. Avec ces deux outils de travail nous essaierons d’aborder de manière rigoureuse la description et l’interprétation des films du modèle croisade, en les appréhendant comme représentants d’une énonciation narrative complexe occasionnellement entremêlée avec des éléments non narratifs.

En ce qui concerne la méthodologie historiographique, notre position consiste à suivre fondamentalement le paradigme de filiation structuraliste proposé par Enrique Moradiellos pour l’étude sociopolitique de l’Espagne franquiste. On a coutume d’imputer au structuralisme historiographique une tendance à imposer a priori des paradigmes excessivement rigides qui, à travers une homogénéisation descriptive et au nom de la clarté d’exposition des faits, réduiraient la complexité de leur objet d’étude jusqu’à l’altérer. Certes la méthodologie structuraliste, tant dans son application à l’hstoriographie qu’à la littérature ou à l’anthropologie, a vu apparaître simultanément des analyses brillantes et certaines erreurs découlant de son élan systématisateur. Mais notre mise en perspective sur les années 40-50 en Espagne ne porte pas sur la société espagnole elle-même, objet extrêmement hétérogène et protéiforme, mais sur l’équilibre institutionnel du régime durant cette période, beaucoup plus défini et stable, ainsi que sur le reflet de celui-ci dans certains récits filmiques de fiction. Nous estimons pour cela que la proposition de systématisation de Moradiellos se révèle en touts points satisfaisante et pertinente pour la facette historiographique de notre recherche. Notre étude n’aborde pas, pour employer la nomenclature de Jauss, la figure du “lecteur historique”

des films examinés, mais la construction du récepteur que nous pouvons faire aujourd’hui de ces films dans le sens narratologique hypothétique indiqué plus haut.

Enfin, l’analyse des bandes-son sera réalisée sur la base de brèves réductions pour piano des originaux orchestraux. Vue l’extrême difficulté à accéder à ces derniers, nous avons opté pour une transcription de certains passages significatifs dans leurs principaux traits mélodiques, harmoniques et formels. Nous ne prétendons pas à ce propos offrir un reflet complet ou exhaustif de la musique composée pour ces films. Notre intention a été d’illustrer,

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avec un minimum de rigueur descriptive, les relations particulières existant dans le modèle croisade entre musique et récit.

Voilà en résumé les outils méthodologiques que nous emploierons pour soumettre notre hypothèse de travail à l’épreuve de réfutabilité. Nous essaierons par là de jeter un peu plus de lumière sur les relations évolutives entre le cinéma espagnol des années 40-50 et l’ordre institutionnel qui lui est contemporain, ainsi que sur la nature idéologique embrouillée de ce franquisme de la première époque. Nous essaierons aussi de mettre l’accent sur la complexité énonciative qui fait que les films du modèle, ainsi que leurs variations et inversions, croisade méritent d’être analysés. Mais nous aimerions contribuer ainsi à la confirmation de cette idée de base que certaines manifestations culturelles sont des symptômes privilégiés des circonstances historiques dans lesquelles elles ont vu le jour.

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1) LA NOTION DE RÉCIT

... pour parler de l’origine d’un phénomène, quel qu’il soit, il faut d’abord l’avoir décrit.

Vladimir Propp

... je doute que l'on puisse très facilement, ou très pertinemment, écrire l'histoire d'une institution que l'on n'aurait pas préalablement définie.

Gérard Genette

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1.1- État de la question

On appelle intuitivement récit une masse bigarrée de textes qui traversent divers langages, supports, esthétiques, genres, époques et lieux. Des épopées homériques au cinéma de Hollywood, des mythes bororo aux jeux vidéos en passant par les cantares de ciego (chansons d’aveugles), le roman moderne, l’opéra, la BD ou une anecdote quotidienne, le récit apparaît comme l’une des catégories les plus versatiles et hégémoniques du discours humain. Tout le monde le reconnaît immédiatement, sans avoir besoin de connaissances techniques majeures, et notre facilité à déchiffrer et à reproduire ses structures nous fait sentir pleinement familiers et compétents face à lui. Mais lorsqu’il s’agit de justifier notre perception d’un récit comme narratif, les difficultés s’accroissent et l’on a coutume de se limiter à une simple énumération de ses composantes, qu’il sera plus progressivement plus difficile de décrire dans leurs interrelations ou dans leur fonctionnement interne. On parle d’actions, de personnages, de lieux et de temps, mais l’articulation précise de ces facteurs et d’autres comme ensemble et, surtout, en ce que cet ensemble a d’invariable pour provoquer cette intuition même dans des représentants si divers, continue à constituer à ce jour, un problème irrésolu. Les propositions de définition sont nombreuses et hétérogènes, provenant de périodes, de disciplines et d’approches diverses. Mais la simple confrontation des plus courantes d’entre elles met à nu des notables carences des unes et des autres. C’est dans ce sens que nous parlons de la notion de récit comme problème à résoudre, une fois posé qu’il n’existe pas de consensus généralisé sur ce que sont censés être ses traits distinctifs.

La cause principale de ce désaccord réside, à notre avis, dans les réductionnismes de divers types qui affligent les diverses propositions. Le principal d’entre eux est peut-être celui qui consiste en l’opposition exclusive entre le verbal et l’iconique, et, plus concrètement, entre le verbal artistique (littérature) et l’iconique artistique (cinéma). Sans parler de la multitude d’omissions que cela entraîne au regard des exemples cités plus haut. D’un strict point de vue discursif, cette opposition serait d’ailleurs fallacieuse. Mais il est certain que la littérature et le cinéma ont atteint le degré majeur de sophistication narrative connu et constituent, dans ce sens, un premier domaine d’analyse privilégié, vu qu’ils nous permettent les descriptions narratologiques les plus détaillées et se montrent capables d’englober, ne serait-ce que provisoirement, les traits d’autres récits plus simples. Quant à l’opposition elle- même entre le récit littéraire et le récit filmique, il est certain que le premier a existé plusieurs millénaires avant le second et qu’il a par conséquent généré une réflexion critique et théorique passablement plus vaste à son sujet. Tout cela n’empêche pas que l’opposition entre

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l’iconique et le verbal s’avère être fallacieuse, comme nous l’avons dit, vu qu’une définition complète du récit ne peut faire abstraction d’aucun des langages dans lesquels se manifestent ses représentants. Mais la soumission majoritaire à cette opposition facilite l’ordonnancement des diverses postions narratologiques et nous permet de souligner celles qui le dépassent et vont au-delà. Nous la conserverons donc come axe de notre état de la question.

1.1.1- Domaine verbal

a) Modèle aristotélicien : La critique philologique a situé traditionnellement les origines de la division occidentale de la littérature en genres épique, lyrique et dramatique chez Platon – la République – et Aristote – la Poétique. Mais lorsqu’on veut définir les traits de chacun de ces genres et, plus concrètement, du genre épique, ancêtre de notre narration moderne, les allusions à ces deux auteurs se révèlent étonnamment rares et les définitions conceptuellement vagues. Cela se passe dans l’ensemble du domaine philologique, depuis les dictionnaires académiques de langue jusqu’aux manuels de rhétorique et y compris dans les études spécialisées dans la narration. C’est aussi le cas un trait commun à principales langues véhiculaires de la philologie jusqu’au XXIème siècle, tant dans le domaine roman que germanique. Ce qui ne manque pas de mettre en évidence les frictions classiques entre une méthodologie fondamentalement critique et les exigences théoriques de la définition conceptuelle.

De pair avec ces problèmes de définition, ou peut-être à leur origine même, nous trouvons l’oubli relatif et paradoxal de la tradition classique grecque. On pourrait citer à ce propos beaucoup de motifs divers. Mais le fondamental est peut-être l’interprétation embrouillée des sources classiques elles-mêmes, leurs affirmations hautement polysémiques ou parfois simplement ambigües, qui peuvent en arriver à ignorer des informations pertinentes ou, au contraire, convertir en norme des observations purement secondaires. Certes, ni la République ni la Poétique n’offrent de définitions claires ou exhaustives des genres, mais tendent plutôt à l’exhortation éthique ou esthétique, au jugement de valeur plus ou moins impératif autour des modes de la composition littéraire. Autrement dit, les textes de Platon et d’Aristote sont plus prescriptifs que descriptifs, se référant plus au devoir être que à l’être supposé des discours. Dans leur fluctuation d’un critère à l’autre, on peut cependant souvent trouver des précieuses consignations de traits, quelque chose qui ressemblerait à notre concept moderne de définition, bien que leur piste ne conduise pas toujours là où on s’y

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attendrait le plus. Cela nous impose une prise de conscience salutaire : notre division en genres épique, lyrique et dramatique est plus une attribution critique au succès séculaire qu’une frontière tracée explicitement dans les originaux. Dans le cas particulier de la Poétique, source principale de cette tripartition, le fragment parvenu jusqu’à nous dédie très peu d’espace au genre épique, mentionne à peine le genre lyrique en tant que tel et se consacre fondamentalement à un seul des genres dramatiques, la tragédie, qu’il met au-dessus de tous les autres. Peut-être est-ce pour cela que la plupart des études sur le récit évite ces trente pages digressives lorsqu’il s’agit de s’aventurer à une définition : c’est qu’elles paraissent plus “dramatiques” qu’“épiques” et plus prescriptives que descriptives. Une lecture approfondie de ces pages nous révèle cependant plus d’information narrative pertinente que nombre d’études narratologiques postérieures.

Aristote définit le genre épique, comme les autres mimésis ou imitations de la réalité comme une articulation spécifique de trois facteurs distinctifs : l’objet imité, les moyens de l’imitation et le mode d’imitation par ces moyens. Comme il l’écrit :

L'épopée, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, la plupart des airs de flûte et de cithare, toutes ces espèces sont, en général, des imitations. Mais, dans ces imitations, il y a trois différences : les moyens avec lesquels on imite, l'objet qu'on imite, et la manière dont on imite 6.

L’auteur grec part du présupposé que les discours poétiques et plus largement le langage ont une qualité intrinsèquement mimétique ou référentielle. Tout discours serait imitation d’autre chose, le linguistique occuperait toujours le lieu symbolique de l’extralinguistique. Dès lors, les uniques différences possibles reposeraient dans ce qu’on imite, avec quoi on imite et comment on imite. Pour Aristote il ne pourrait y avoir de possibilité d’abstraction référentielle ou peut-être celle-ci ne serait pas prescriptible pour l’art poétique, vu que “L’imitation est un penchant naturel de l’homme [...] tous les hommes éprouvent du plaisir dans leurs imitations”7. Mais plus de deux miles ans plus tard, il devient difficile de continuer à prêcher cette vertu référentielle intrinsèque de tout discours, quel qu’il soit, vu qu’on trouverait de nombreux exemples dans les divers langages qui la démentiraient facilement. Mais peut-être pourrait-on la prêcher dans le cas du genre épique-narratif, que se

6 1447 a.

7 1448 b.

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conçoit difficilement sans illusion référentielle, ce qui fait que le point de vue aristotélicien continuerait à être valable pour ce premier aspect du discours qui nous occupe. On pourrait trouver dans les premiers mots de la Poétique la prémisse élémentaire pour une éventuelle définition du récit, et on pourrait ainsi dire que celui-ci est nécessairement un discours mimétique ou représentatif.

Quant aux paramètres de cette mimèsis, Aristote présuppose que l’objet, en premier lieu, est toujours constitué par des “personnages en action”8. Ceux-ci ne seraient pas privatifs du genre épique, mais objets communs à tous les types de mimèsis, y compris la lyrique et la dramatique. Sur cette base, l’auteur grec situe les possibles différences dans le fait que les personnages se présente comme “meilleurs que ce que nous sommes en réalité, ou bien pires que nous ou même tels que nous sommes”9. Dans le cas de l’épopée, comme dans celui de la tragédie, on se trouverait face à la première supposition. On pourrait aussi discuter le fait que tout discours imite par principe des “personnages en action”, et pas seulement dans le domaine abstrait, mais même dans le domaine référentiel, vu la vaste variété des usages possibles (artistiques ou pas) des divers langages. Mais de nouveau un principe général de doute pourrait s’appliquer au cas épique-narratif, dont on ne connaît pas de représentants totalement privés d’action ou de leurs agents respectifs. La supériorité, l’infériorité ou l’égalité de ceux-ci avec le spectateur s’avèrerait en revanche être secondaire ou indistincte.

Ainsi, pour continuer avec nos inférences narratologiques chez Aristote, nous pourrions dire que le récit doit constituer un discours mimétique ou représentatif d’une action et des agents qui y correspondent.

Pour ce qui est des moyens de l’imitation, ils ne pourraient selon l’auteur grec être que trois, combinés entre eux ou pas : le rythme, la mélodie ou harmonie et le mètre ou langage10. La tragédie, par exemple recourt simultanément aux trois. L’épopée, en revanche, ne se prévaut que du mètre, c’est-à-dire de la parole récitée sur certains patrons syllabiques et accentuels. Sur ce point, la définition aristotélicienne pour le genre épique resterait limitée à sa contingence historique comme genre, c’est-à-dire qu’elle perdrait son actualité et son éventuelle pertinence narratologique générale. Le récit non seulement n’a pas besoin de la

8 1447 b.

9 1447 b / 1448 a.

10 Les traductions espagnoles du texte aristotélicien manient alternativement les concepts de mélodie et harmonie, d’une part, et de mètre et langage, d’autre part. Ils donnent à entendre par là tant le vaste concept du musical chez Aristote que la prédominance du vers dans l’usage artistique de la parole aux yeux de l’auteur grec. Dans une perspective contemporaine, ce serait naturellement une aberration d’identifier mélodie et harmonie ou langage artistique et vers; aucun de ces termes ne doit être compris dans leur sens moderne le plus strict.

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versification, mais il peut même se passer de la parole et se limiter à l’image. Le langage verbal est certes fortement prédominant dans notre culture, mais cela mais cela n’en fait pas une condition de possibilité pour tout type de récit ni en général pour tout type de discours.

Mais Aristote estime que “Le spectacle, bien qu’il tende par nature à séduire le public, est ce qu’il y a de plus étranger à l’art et le moins propre à la poésie. La tragédie subsiste tout entière sans la représentation et sans le jeu des acteurs”11. La pure force des paroles suffirait donc à donner une réalité au genre tragique. Cela est vrai en soi, mais cela exclut de manière trompeuse l’option contraire : la représentation muette d’acteurs sur scène pourrait tout aussi bien créer un effet tragique. Le discours iconique serait aussi autonome que le discours verbal, et cela sans prendre en compte l’éventuel accompagnement musical, susceptible de souligner des effets tragiques, épiques ou de tout autre type avec autant ou plus d’efficacité que les paroles. En ce qui concerne les moyens, nous ne pourrions par conséquent pas extrapoler de l’opinion logocentrique d’Aristote sur le genre épique une définition narratologique plus vaste.

En troisième lieu, le mode d’imitation ne comprendrait selon l’auteur grec que deux options : “le poète peut imiter, tantôt en racontant simplement de sa propre bouche et tantôt en se revêtant de quelque personnage, comme fait Homère ; ou en restant toujours le même, sans changer de personnage ; ou enfin de manière que tous les personnages soient à l’œuvre et agissants, et représentent l'action de ceux qu'ils imitent”12. L’imitation narrée ou diégésis a été traditionnellement comprise comme la domination du style indirect du narrateur sur le style direct des personnages. Le narrateur parlerait lui-même ou “par la bouche d’un autre”, mais il se réfèrerait toujours à des tierces personnes qui ne seraient pas présentes au moment de sa relation. L’imitation “à l’œuvre et agissants”, en revanche, ou ce qu’on a aussi appelé mimèsis dans une seconde acception du terme, répondrait au concept d’imitation par le biais d’une mise en scène. Celle-ci imposerait le style direct des personnages interprétés par des acteurs au style indirect du narrateur. Pour résumer le mode la mimèsis opposerait la diégésis sur des êtres in absentia à la mimésis d’êtres in praesentia. Dans cette perspective on ne pourrait pas non plus vois les traits du mode épique comme des traits généraux de la narrativité. La référence à des personnages en action peut être faite aussi bien au style direct qu’indirect, aussi bien avec des acteurs que sans eux, récité à voix haute ou lu en silence. Mimèsis et diégésis marqueraient des différences de style mais non des frontières de genre. Mais elles ont en commun de se mêler dans un même discours, comme le reconnaît Aristote lui-même à

11 1450 b.

12 1448 a.

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propos des épopées homériques. On ne peut donc pas dire que les différences de mode occupent une place distinctive dans la définition du récit.

Arrivés à ce point, on constate que la position de l’auteur grec sur le genre épique- narratif est passablement diffuse et peu distincte. Hors des paramètres d’objet, de moyens et de mode de la mimèsis, axes déclarés de la pertinence poétique chez Aristote, ses rares observations sur le genre épique ne permettent pas de déduire beaucoup plus, vu qu’elles se montrent fondamentalement prescriptives. C’est le cas y compris dans les passages monographiques sur la question :

Quant à la poésie narrative et traitée en hexamètres, il faut évidemment constituer des fables dramatiques comme dans la tragédie, et les faire rouler sur une action unique, entière et complète, ayant un commencement, un milieu et une fin […] Il faut éviter que les compositions ressemblent à des histoires, genre dans lequel on ne doit pas faire l'exposé d'une seule action, mais d'une seule période chronologique (dans laquelle sont racontés) tous les événements qui concernent un homme ou plusieurs et dont chacun en particulier a, selon les hasards de la fortune, un rapport avec tous les autres13.

Contrairement à ce qu’Aristote affirme ici, il ne parait pas strictement nécessaire qu’un discours revête un caractère dramatique, c’est-à-dire que la voix des personnages prédomine sur celle du narrateur pour qu’on puisse le considérer comme narratif. Il ne parait pas non plus indispensable qu’il y ait une stricte unité d’action; de fait, on pourrait dresser une longue liste de représentants narratifs qui échappent à ce principe, à commencer par les textes fragmentaires ou inachevés. Il est également peu exact de réduire l’historiographie à une pure accumulation hasardeuse d’événements. En définitive, ce que professe Aristote de manière directe sur le genre épique ne nous éloigne pas trop de la définition de récit, vu qu’ils ‘agit plus de conseils pour la composition de bons récits que de consignations de leurs traits distinctifs. L’objet de prédilection de sa Poétique est la tragédie et c’est par opposition à celle- ci qu’il définit presque tout le reste. Peut-être serait-il donc plus productif d’envisager les oppositions entre genres comme issues possibles à notre impasse narratologique. Autrement dit, on pourrait retracer la série de coïncidences et de différences établies par Aristote entre épopée et tragédie, et, par ce biais, essayer de compléter notre définition du récit.

13 1459 a.

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Il faut se rappeler que la tragédie, comme toute mimèsis, une représentation de personnages en action, ce qu’au départ nous avions considéré comme proprement narratif.

Elle partage donc avec l’épopée un même objet de la mimèsis. Les deux genres ne divergent qu’en partie dans les moyens, vu que l’épopée n’emploie ni musique ni scénographie, et elles s’opposent dans le mode qui, comme nous l’avons dit, ne revêt pas de pertinence narrative.

Comme le résume Aristote lui-même : “L’épopée marche de pair avec la tragédie en ce qu’elle est imitation, par le moyen du mètre, d’êtres haute valeur moral ou psychique [objet] ; mais elle en diffère en ce qu’elle utilise un mètre uniforme (moyens] et qu’elle est une simple narration [mode]”14. Plus loin il précise à propos des moyens : “Les parties [de l’épopée et de la tragédie] doivent aussi être les mêmes, exception faite du chant et de la scénographie”15.

Dans cette perspective, l’épopée ressemblerait assez à une tragédie sans mise en scène (chante + scénographie). Il y aurait dès lors beaucoup d’autres différences, mais en ce qui concerne les paramètres distinctifs d’objet, moyens et mode de la mimèsis, il serait possible de poser l’équation : épopée = tragédie – mise en scène. L’auteur grec met cela en évidence quand il évoque la tragédie la plus célèbre de Sophocle : “La fable [...] doit être composée de telle manière que, même sans les voir représentés, celui qui écoute le récit des faits soit pris de terreur et de pitié. C'est ce que l'on éprouvera en écoutant la fable d'Oedipe”16. La parole récitée, sans mise en scène, suffirait donc pour qu’une tragédie fonctionne comme telle.

Aristote revient sur la même idée, à partir de la perspective contraire, en rapprochant les épopées homériques du genre tragique : “La tragédie qui occupe le deuxième rang, et que certains placent en première place, est celle qui, comme L’Odyssée, offre une doublé direction dans l’évolution des faits...”17. Il confirme cette idée de manière encore plus tranchante quand il affirme : “[...] alors que L’Iliade et L’Odyssée ne peuvent fournir de matériel pour plus qu’une ou deux tragédies chacune, on peut en tirer beaucoup de L’Épopée chypriote, et au moins huit de la Petite Iliade...”18. La materia artis serait toujours la même. Du point de vue d’Aristote, l’épopée serait aussi narrative que la tragédie, même si les différences évoquées existent entre les deux et si l’auteur considère la seconde comme supérieure à la première.

Nous pouvons ainsi confirmer notre hypothèse et poursuivre la recherche narratologique à partir de l’équation proposée plus haut. Autrement dit, nous pouvons retracer la conception aristotélicienne du récit dans les éléments non scéniques de la tragédie.

14 1449 b.

15 1459 b.

16 1453 a. El subrayado es mío.

17 Ibíd.

18 1459 a.

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À première vue, ces éléments se réduiraient à quatre, étant donné que l’auteur grec divise la tragédie en six parties, dont deux sont scéniques :

[...] nécessairement, toute tragédie se compose de six parties constitutives, qui déterminent son caractère propre: ces parties sont la fable, les caractères, l’élocution, la manière de penser ou idéologie, l’appareil scénique et la mélopée. Deux de ces parties concernent les moyens que l'on a d'imiter ; une, la manière dont on imite ; trois, les objets de l'imitation ; puis c'est tout19.

Les moyens de l’imitation tragique sont en effet deux : l’appareil scénique et la mélopée. Cette dernière synthétiserait le mètre et la mélodie, c’est-à-dire la parole récitée et la musique. Cela nous ramène, de pair avec la composante visuelle du spectacle, à l’ambivalence iconique et/ou verbale du récit, que nous avons indiquée plus haut (face au logocentrisme aristotélicien), avec son éventuel accompagnement mélodique et harmonique. Et c’est précisément de par cette totale liberté combinatoire, qui concerne en outre tout type de discours, que l’on ne peut considérer les moyens de la mimèsis comme élément narratif pertinent. Un discours lyrique ou dramatique pourrait aussi bien être iconique et/ou verbal.

Nous écarterons donc, comme nous l’avons dit, la facette scénique de la tragédie, ce qui réduit notre hypothétique liste narratologique aux quatre éléments restants : le mode d’imitation (élocution) et l’objet de l’imitation (fable, caractères et idéologie).

En ce qui concerne le mode, nous avions affirmé précédemment qu’il n’est pas distinctif du récit pour les mêmes raisons d’ambivalence que les moyens. Tant le style direct de la mimèsis que le style indirect de la diégésis peuvent se manifester dans n’importe quel genre, ils ne sont donc caractéristiques d’aucun genre en particulier. Mais Aristote inclut dans le domaine modal de la tragédie tous les aspects d’élocution ou de style, qu’il avait passés sous silence dans sa définition précédente et il identifie l’élocution tragique avec “les attitudes ou modes d’expression”20. Il la définit avec plus d’exactitude dans un autre passage :

“J’appelle forme expressive la conjonction formelle des vers elle-même”21. Dans ce cadre, Aristote fait allusion au moyen de l’evidentia ou demonstratio, parmi les figures de pensée de définition et de description, qui pose par le biais du mode tragique un problème

19 1450 a.

20 1456 b.

21 1449 b.

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narratologique nouveau et plus large. Sans évoquer ce moyen par son nom technique, Aristote le définit avec une précision totale et impose sa nécessité pour le récit :

...il convient de composer les fables et de les profiler avec leur élocution adéquate, pour rendre sensibles les situations au plus haut degré possible – car ainsi, les voyant avec la plus grande clarté, comme si on assistait à ces faits eux-mêmes, le poète pourra donner ce qui convient et rien de ce qui pourrait produire un effet contraire ne lui échappera22.

C’est en effet ce que tout manuel de rhétorique classique définit comme evidentia ou demonstratio: “[...] la présentation vivante et détaillée d’une réalité, qui la met ‘sous les yeux’

du lecteur”23. Il s’agit de créer chez le récepteur une impression de réalité, la fiction de vivre

“les situations [...] comme si on assistait aux faits eux-mêmes”. C’est aussi ce que la linguistique moderne a situé dans le domaine grammatical de la deixis, c’est-à-dire de la création d’axes temporels, spatiaux et personnels de la représentation discursive, de manière à recréer de manière vraisemblable certaines circonstances extralinguistiques : un avant et un après, un ici et un là-bas, un je, tu, il, etc. Dans ce cas, étant donné le caractère strictement virtuel de la situation recréée, qui est perçue comme si l’on y assistait vraiment, nous parlerons plutôt de Deixis am Phantasma, suivant la nomenclature de Karl Bühler. Celle-ci consisterait, comme son nom l’indique, en la construction fantasmatique ou apparente des coordonnées d’articulation de la situation en question, que nous ne pourrions voir de nos propres yeux, mais imaginer par le biais de langage. Ainsi, ce qu’Aristote expose ici va bien au-delà du pur cadre élocutif. La figure rhétorique de l’evidentia génère des effets représentatifs qui dépassent l’aspect stylistique et affectent l’objet même de la mimèsis.

Autrement dit, on ne peut représenter des “personnages en action” hors de coordonnées spatiales, temporelles et personnelles pour le moins fictives ou apparentes. Il ne s’agit pas seulement pour le poète de donner stylistiquement de “ce qui convient” et que ne lui échappe

“rien de ce qui puisse produire un effet contraire ”, c’est-à-dire aucun élément qui puisse provoquer contradiction ou incohérence. Il s’agit aussi et avant tout de créer les conditions de possibilité pour la représentation d’une action narrative ou de tout autre type, étant donné que celle-ci doit se dérouler à travers un temps, un espace et des personnes de l’énonciation. Nous ouvrirons pour cette raison ici une parenthèse quant à la pertinence du mode de la mimèsis et

22 1455 a. Souligné par moi.

23 Antonio Azaustre et Juan Casas, Manual de retórica española, Barcelona, Ariel, 2001, p. 124.

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nous dirons qu’une seule de ses composantes (l’evidentia) dépasse le cadre modal qui lui est propre pour avoir une incidence sur le domaine de l’objet imité. Pour suivre la nomenclature rhétorique classique, nous dirions que l’elocutio a ici une incidence sur le domaine de l’inventio. Autrement dit, l’objet aristotélicien de la mimèsis devrait ajouter aux “personnages en action” les coordonnées d’espace et de temps dans lesquelles ceux-ci se meuvent, vu que ces coordonnées aussi sont représentées discursivement. Les personnages verraient en outre leur position relative dans l’espace-temps narratif définie par le biais des traits de la deixis personnelle. Revenant à la définition du récit que nous avons tirée d’Aristote, nous dirions que celui-ci consiste en un discours mimétique ou représentatif d’agents à l’intérieur d’une deixis temporelle, spatiale et personnelle cohérente.

En ce qui concerne l’objet de l’imitation tragique, Aristote cite en premier lieu la fable, dont il dit qu’elle est “ l'imitation d'une action [...] j'entends ici par "fable" la composition des faits”24. Il nous faut souligner ici que “la composition des faits” est une mimèsis ou représentations des faits en question, non des “faits” eux-mêmes. En cas contraire, nous serions en train de confondre la réalité linguistique du récit avec la réalité extralinguistique du monde naturel, comme cela arrive dans les dichotomies narratologiques du formalisme russe, de claire ascendance aristotélicienne. De telles oppositions supposent qu’il y ait dans tout récit un référent sensible par rapport auquel on pourrait juger la construction linguistique narrative. Une lecture en ces termes supposerait une déformation d’Aristote, vu que ce dernier minimisait la véracité ou illusion référentielle, entendant qu’un récit documentaire est aussi narratif qu’un récit de fiction et que donc, la narrativité ne trouve pas dans la réalité extralinguistique un critère de description ou de validation. Comme le dit l’auteur grec : “l’œuvre propre du poète n’est pas tant de narrer les choses qui se sont réellement passées que de conter les choses qui pourraient s’être passées”25. Ce à quoi il ajoute : “Et l’occasion s’offre à lui de prendre comme trame ou argument des événements qui ont eu réellement lieu, il n’en est pas moins poète pour autant”26. La base fictive ou documentaire ne s’avère donc ne pas être distinctive du récit. Certes, comme l’affirme Aristote, le style narratif le plus “propre au poète” ou celui que nous considèrerions aujourd’hui comme hégémonique est celui de la fiction (“ces choses qui pourraient s’être passées”). Mais à partir du moment où il est sans importance pour l’articulation du récit que les faits “se soient réellement passés ” ou non, le problème du référent devient secondaire ou,

24 1449 b.

25 1451 a. El subrayado es mío.

26 1451 b.

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si l’on préfère, constitue un faux problème narratologique. Pour cette raison, nous n’inclurons pas la véracité référentielle dans la définition que nous avons tirée d’Aristote. La vraisemblance ne serait à notre avis pas non plus distinctive, vu qu’il existe une infinité de récits peu ou pas en accord avec notre expérience du monde sensible et nous ne cessons pas pour autant de les considérer comme récits. Aristote défend, en revancha, la vraisemblance comme élément narratif nécessaire, bien que ses affirmations sur ce point nous fassent l’impression, une fois de plus, d’être plus prescriptives que descriptives.

Au-delà du problème référentiel, l’auteur grec dit que la fable est la représentation d’une “action” en cours et/ou de “choses qui se sont passées” ou de faits du passé. Du fait de sa représentation d’une facticité passée et/ou présente, c’est-à-dire de quelque chose de déjà passé et/ou en train de se passer, no pourrait définir la fable plus exactement comme une série de faits et/ou actions. Celles-ci seraient les deux uniques temporalités possibles pour la formalisation discursive de la facticité narrative. Si on montrait un moment futur de la fable, son énonciation devrait être réalisée au présent, vu qu’une stricte énonciation au futur ne représenterait ni des faits ni des actions, mais simplement leur possibilité ou, dit autrement, une assertion non encore vérifiée de ceux-ci. Pour poursuivre nos déductions narratologiques d’Aristote, nous dirions que récit consiste en un discours mimétique ou représentatif des faits et/ou actions d’agents dans une deixis temporelle, spatiale et personnelle cohérente.

Les données proprement définitoires fournies par l’auteur grec sur la notion générale de fable vont jusque-là. À cela s’en ajoutent d’autres qui revêtent de l’intérêt quant à leur conception implicite du récit, mais qui entrent déjà sur le terrain du jugement de valeur rhétorique ou esthétique et qui, donc, manquent d’authentique pertinence narratologique.

C’est le cas par exemple quand Aristote affirme que la fable est

...le principe et comme l’âme de la tragédie; et en second lieu viennent les caractères [...] car la tragédie n’imite pas les hommes, mais une action, la vie [...] Par conséquent, les personnages n’œuvrent pas en imitant leurs caractères, mais ce sont leurs caractères qui sont engagés par leurs actions [...] De plus, sans action il ne peut y avoir de tragédie, mais il peut y en avoir sans caractères27.

27 1450 a.

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L’auteur grec n’entend pas ici exclure les caractères de la tragédie, c’est-à-dire la psychologie du récit. Quand il parle de tragédie sans caractères il émet un nouveau jugement de valeur et il se réfère à l’absence de traits psychologiques bien définis. Une tragédie de ce type équivaudrait à un récit avec des personnages psychologiquement diffus ou mal construits, et non pas à un récit sans personnages dans l’absolu. Comme l’explique l’auteur, plus loin : “Il y aura caractère si [...] les paroles ou les actes du personnage décrivent une ligne définie de conduite”28. Rappelons-nous, en outre, qu’Aristote avait affirmé dans le paragraphe précédent, que “ nécessairement il y a dans toute tragédie six parties constitutives [...] la fable, les caractères, l’élocution...”. Les personnages ont été déclarés d’emblée indispensables.

L’unique chose que ce passage laisse entendre, c’est que la charge psychologique pourrait être réduite au minimum. Il ne serait en revanche pas recommandable de faire la même chose avec la représentation de faits et/ou actions. Selon Aristote, “sans action il ne peut y avoir de tragédie”, c’est-à-dire que l’action doit jouir d’un vaste développement en tant qu’élément distinctif du récit. Mais il ne s’agit, comme nous l’avons dit, que d’une recommandation.

Aujourd’hui on sait qu’une action minime d’où émane une description psychologique hypertrophiée peut être narrée sans que l’on puisse pour autant cesser de parler de récit.

Aristote a introduit ici une exhortation purement esthétique, la hiérarchie préférentielle de deux éléments narratifs également nécessaires et distinctifs. La mimèsis des actions serait plus propre au récit, mais sans être exclusive et sans exclure encore moins la mimèsis psychologique. Mais la critique philologique a traditionnellement déplacé cette tendance du cadre largement prescriptif à celui plus rigoureusement descriptif. D’où le fait qu’il absolutise les “faits” pour définir le récit, comme nous l’avons vu plus haut, tandis qu’il définit le genre lyrique par opposition symétrique au genre narratif, c’est-à-dire comme une mimèsis de caractères exclusive. Selon le Dictionnaire de la langue espagnole de l’Académie royale espagnole, par exemple, la lyrique serait le “Genre littéraire auquel appartiennent les œuvres, normalement en vers, qui expriment les sentiments de l’auteur et se proposent de susciter chez l’auditeur ou le lecteur des sentiments analogues”. Dans la même ligne, Marchese et Forradellas affirment que “Depuis l’antiquité la lyrique est la forme poétique dans laquelle s’exprime le sentiment personnel de l’auteur, qui se place au centre du discours psychologique, introspectif, remémoratif, évocatif ou fantastique par lequel se détermine l’expérience du moi”29. Comme on le sait, il ya une infinité de discours lyriques qui ne prennent pas les sentiments de l’auteur pour thème, tout comme il y en a qui développent les

28 1454 a.

29 Angelo Marchese y Joaquín Forradellas, Diccionario de retórica, crítica y terminología literaria, Barcelona, Ariel, 2007, p. 244.

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faits et/ou actions d’une anecdote au-delà du plan sentimental. On sait aussi que le narratif peut exprimer les sentiments de celui qui l’énonce, remémorer, évoquer, fantasmer et qu’il est de même susceptible de provoquer par là l’empathie du récepteur. Il ya par exemple plus de mimèsis de caractères dans un roman psychologique que dans beaucoup de poèmes surréalistes, et il peut y avoir plus d’action dans un roman médiéval que dans un récit de Franz Kafka ou de Jorge Luis Borges. Ce serait donc une erreur d’entendre aujourd’hui les recommandations aristotéliciennes au sens de traits distinctifs du récit, non seulement par ce qu’elles sont en contradiction avec beaucoup de représentants de la narration de diverses époques, mais aussi par ce que l’auteur grec ne les énonçait pas dans un sens descriptif pertinent.

Un autre jugement de valeur sur la fable que nous ne devons pas interpréter comme narratologiquement distinctif est celui qui se réfère à l’unité d’action :

...la tragédie est l’imitation d’une action complète et entière, dotée d’une certaine extension [...] Est complet ce qui a début, milieu et fin [...] Les fables bien construites ne doivent donc ni commencer ni finir en un point pris au hasard [...] la limite conforme à la nature de la chose est celle-ci : plus la fable sera étendue, de manière à ce qu’on puisse capter son ensemble, plus elle possédera la beauté qu’apporte la grandeur30.

De nouveau nous faisons face à la perspective du bien construit ou de ce qui possède de la beauté, c’est-à-dire de ce qui est recommandable ou prescriptible, et non de ce qui est propre, nécessaire ou consubstantiel à un genre. Si on prenait ces prescriptions comme des définitions, on ne pourrait pas considérer comme narratif le fragment d’un discours inachevé ou perdu qui commencerait peut-être en un point hasardeux et terminerait de la même manière. Mais on sait que, tout incomplet ou mal réalisé que soit un discours, il est possible de l’identifier comme narratif en tant qu’il possède une fable, des caractères etc. Autrement dit, un récit simplement ébauché ou médiocre et tout aussi narratif qu’un récit complet ou réussi.

Le même problème entre description et prescription se pose par rapport au principe d’économie structurelle postulé plus loin par Aristote :

30 1450 b. Souligné par moi.

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...il faut, dans un poème, que la fable soit l'imitation d'une seule action, que cette action soit entière, et que les parties en soient tellement liées entre elles, qu'une seule transposée ou retranchée, ce ne soit plus un tout, ou le même tout. Car tout ce qui peut être dans un tout ou n'y être pas sans conséquences appréciables, n'est point partie de ce tout31.

Si l’on prenait cette affirmation au sens strict, il faudrait exclure du genre narratif tous les romans de chevalerie, par exemple, ou même le Quichotte. Le roman de Cervantès est un cas clair d’action épisodique, c’est-à-dire de celles qui comportent des parties qui peuvent

“ajoutées ou retranchées sans conséquences appréciables” pour le dessein général de la fable, même si leur valeur littéraire nous amène à considérer celles-ci comme esthétiquement indispensables.

Mais lorsqu’il aborde les diverses parties de la fable, Aristote reprend un ton descriptif pertinent. La fable peut être simple ou complexe. Elle est simple quand elle possède une action “cohérente et une, et que le renversement de fortune a lieu sans péripétie ni reconnaissance ”32. Elle est au contraire complexe “quand le renversement de fortune a lieu avec reconnaissance ou péripétie ou les deux en même temps”33. Dans un cas comme l’autre, la fable devra inclure ce “renversement de fortune” qui, en outre devra être “cohérent”. Ce renversement de fortune, comme son nom l’indique, constitue un tournant dans la destinée de ses personnages. Cela suppose que les faits et/ou actions du récit devront s’articuler autour d’un point d’inflexion, c’est-à-dire autour de la rupture d’un point d’inertie ou, si l’on préfère autour d’un élément nouveau et inattendu qui introduise un “renversement”. Cet élément devra en outre être “cohérent” avec les faits et/ou actions précédents. C’est à cela qu’Aristote se réfère quand il affirme plus loin : “Dans les faits même il ne peut y avoir rien d’irrationnel”, ou également : “Dans les caractères, comme dans l'agencement des actes accomplis, il faut également toujours chercher soit le nécessaire, soit le vraisemblable”34. La conjugaison de nécessité et de renversement, de rationnel et d’inattendu se profile ici comme un mécanisme pertinent du récit.

Mais c’est à propos des fables complexes qu’Aristote explique le mieux le fonctionnement du renversement de fortune. Celui-ci peut avoir lieu avec péripétie, avec anagnorisis (reconnaissance) ou avec les deux, qui seraient les variantes les plus sophistiquées

31 1451 a.

32 1452 a.

33 Ibíd.

34 1454 b.

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du renversement de fortune, et donc celles qui illustreraient le mieux les nuances de son fonctionnement. Ces moyens doivent être compris en ces termes :

La péripétie est le retournement de l'action en sens contraire de celui qu’elle suivait [...] et cela, une fois de plus, selon la vraisemblance ou la nécessité […] La reconnaissance ou anagnorisis - son nom même l'indique - est le retournement qui conduit de l'ignorance à la connaissance35.

On appelle donc péripétie le changement de tournure le plus prononcé possible, un tour à 180° dans le sens de l’action du récit, ou, si l’on préfère, une action des personnages nettement contre-productive. Cette inversion radicale des termes narratifs déconcerte en général ceux qui la vivent et, avec eux, le récepteur. Devant les nouvelles coordonnées, la réaction la plus commune consiste à formaliser le désarroi, c’est-à-dire à formuler une question sur ce qui se passera ensuite ou, plus techniquement, l’exposé d’une inconnue.

Certes, Aristote ne fait à aucun moment allusion au concept d’inconnue, mais il semble raisonnable de l’extraire comme conclusion implicite de ses paroles. Il serait improbable qu’une action ne suscite aucun type d’interrogation lorsqu’elle prend un sens “contraire de celui qu’elle suivait” : même si le retournement n’est pas radical, le plus commun serait que l’interruption d’une tonique provoque une certaine curiosité ou expectative chez le récepteur.

Ce dernier aspect pourrait ouvrir une perspective pragmatique pour la narratologie.

Autrement dit, il présenterait l’option d’envisager l’usage linguistique et les circonstances de la communication pour la définition du récit, si l’on entend que l’actualisation narrative passe par la projection d’une expectative du récepteur, c’est-à-dire d’un facteur extralinguistique de la situation communicative. Le fait que le récit requière, comme tout autre type de discours, la participation d’un récepteur pour se construire comme tel ne constitue pas en soi une prémisse nouvelle. Mais le fait que cette participation soit formulée en termes d’expectative générée par une inconnue, c’est-à-dire comme réaction émotionnelle et intellectuelle du récepteur à un élément discursif concret, nous aide à définir notablement les traits de cette participation. Cela ouvre, à son tour, la porte du critère pragmatique à l’étude des autres composantes du récit. C’est-à-dire que les faits et/ou actions, la deixis spatiale, temporelle et personnelle, également, se construiraient par le biais du travail actif du récepteur, même s’il est certain que, dans le cas de l’inconnue, ce travail s’avèrerait être plus manifeste. Mais une

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