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1- Pré-générique : On voit le logo du distributeur cinématographique Ballesteros, accompagné par ce qui semble être son indicatif musical, au-dessus du premier cadre d’une série historique qui se déroulera ensuite durant le générique. La bande-son d’accompagnement se déroulera aussi, dans toute sa plénitude, pendant que défileront les crédits. Nous n’avons donc pas affaire à un pré-générique trop défini comme tel.

Vient ensuite l’emblème du Consejo de la Hispanidad (Conseil de l’Hispanité) qui, associé à l’hymne national espagnol, nous offre le plan formellement le plus proche d’un pré-générique conventionnel. C’est seulement à la fin des crédits que l’on apprend que le film a été réalisé dans les studios CEA. Cela indique que Raza ne répond pas à un projet industriel clairement défini comme pourrait l’être celui de la CIFESA (Compañía Industrial de Film Español, S.A.), qui regroupait toutes les tâches sauf la projection. Pour Raza, la production, la réalisation et la distribution sont rigoureusement réparties entre trois entités distinctes. Parmi celles-ci, seul le Conseil de l’Hispanité appartient à l’État, même s’il n’est pas un organisme spécifiquement dédié à la production cinématographique. Il ne s’agit donc pas d’un projet cinématographique à proprement parler étatique. Ce pré-générique succinct et diffus marque clairement cette déficience et indique l’inexistence d’un projet totalitaire dans l’Espagne franquiste. Même pour l’adaptation d’un original littéraire du Caudillo en personne on n’a pas pris la peine de créer une structure de production vraiment étatique. Ceci dit, on ne peut éluder le fait que, s’il fallait donner un exemple de l’intention d’exercer un contrôle

gouvernemental plus étroit sur l’appareil cinématographique, il faudrait prendre Raza, sans aucun doute.

2- Générique : Après l’emblème du Consejo de la Hispanidad apparaît le titre historié du film, tandis que se succèdent des tableaux de peinture historique du XIXème siècle et que retentit l’hymne national espagnol. Dans ce sens, on peut dire qu’aussi bien la bande-son que la bande-image installent dès lors les prémices idéologiques du récit.

La série de toiles référant à la conquête de l’Amérique établit une construction narrative selon des schémas mythiques. Le récit de Raza veut être apparenté à cet imaginaire pictural ouvertement impérial, et introduit ainsi une première inscription dans la conjoncture national-syndicaliste durant laquelle le film a été produit. Cette “volonté d’Empire”

manifestée par le générique ne sera plus possible à partir de l’étape suivante d’évolution du régime.

Quant à la bande-son, elle utilise très clairement les codes de la musique postromantique allemande. Son caractère triomphal et grandiloquent appuie avec une parfaite cohérence le déroulement pictural sur l’expansion espagnole outre-mer. Il s’agit d’un choix esthétique qui se prolongera tout au long du film, et dont le ton sera mis à profit pour justifier la nécessité de la Guerre civile et exalter la victoire de l’armée franquiste. Les ressources musicales utilisées pour construire ce discours sont fondamentalement deux.

En premier lieu, Manuel Parada introduit une variation intéressante sur l’harmonie traditionnelle de l’hymne espagnol. Arrivé à la dixième mesure de notre transcription, où se produit le premier repos mélodique du morceau (une demi-cadence), le compositeur élève d’un demi-ton la quinte de l’accord parfait majeur de sol et la convertit en quinte augmentée.

Par la suite, il fait la même chose avec l’accord de tonique, dans le troisième temps de la même mesure. À partir de ce moment, l’hymne dans sa totalité nous paraîtra “déformé” par ces accords de triades augmentées, qui ont sans équivoque l’objectif d’estomper les limites tonales du morceau274.

274 En effet, comme l’affirme Walter Piston, “Une succession chromatique de tríades augmentées fait perdre la sensation d’une tonalité définie”, in Armonía, Nueva York y Londres, SpanPress Universitaria, 1998, p. 423.

Ainsi, bien qu’une triade augmentée trouve son origine dans le troisième degré de l’une des échelles mineures, c’est-à-dire dans une tonalité définie, sa constitution symétrique, selon Arnold Schönberg, “dénote son appartenance à trois tonalités” (si l’on considère ses possibilités enharmoniques). Pour cette raison, le compositeur autrichien le qualifie d’ “accord errant, comme celui de septième diminuée ”, in Armonía, Madrid, Real Musical, 1992, p. 287. Ce que fait Parada dans Raza est, pour ainsi dire, d’exploiter cette

Jusque-là les variations harmoniques de Parada ne devraient pas être assignées à un style postromantique allemand, étant donné que la systématisation de l’accord de quinte augmentée est commune à d’autres styles contemporains et profondément divergents du postromantisme (l’impressionisme français par exemple). Mais le compositeur de Raza introduit ses variations harmoniques de manière suffisamment significative pour que nous puissions parler de cette assignation stylistique.

Après quelques brèves mesures d’introduction, le morceau de Parada établit avec les timbales une pédale de tonique dans l’intervalle descendant do-sol. C’est ici que se trouve toute l’ambivalence du morceau, vue la double signification de l’intervalle. D’une part, cette quarte juste descendante renvoie, de manière évidente et explicite, au début même de l’hymne espagnol, comme on pouvait s’y attendre. Mais on ne peut s’empêcher d’y entendre, d’autre part, une citation littérale de l’Introduction du Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, un des grands représentants du postromantisme allemand. Parada utilise, comme le compositeur allemand, la percussion à son déterminé et la tonalité du do majeur, qui rend la citation encore plus patente. Si on ajoute à cela le caractère grandiloquent et pathétique qu’acquiert l’hymne espagnol lorsqu’il est défiguré par les accords augmentés, l’assignation postromantique du morceau apparaît avec une clarté raisonnable. Son articulation avec la bande-image est aussi éloquente : tandis que défilent les tableaux de la conquête de l’Amérique, moment historique de splendeur pour l’impérialisme hispanique, nous entendons cette version dégradée de l’hymne national, qui entend signifier le lamentable désastre colonial de 1898. La musique inscrit cette perspective pessimiste dans l’histoire de l’Espagne.

La réécriture postromantique de l’hymne national faite par Parada équivaut, pour ainsi dire, à la réécriture franquiste du passé représenté dans les tableaux.

La forme musicale elle-même, pour sa part, contribue à cette réécriture par le biais d’une narrativisation évidente et simpliste des faits275. D’une dégradation initiale d’une supposée essence hispanique, rendue emblématique par la chromatisation de l’hymne

qualité “errante” de la triade augmentée. De cette manière, la “dégradation” de l’hymne national s’identifie, dans l’optique franquiste, avec la perte d’une tonalité définie.

275Bien que la partition de Parada admette une certaine lecture programmatique, que nous expliquerons plus loin, nous parlons ici de narrativisation musicale en considérant en effet que la musique pet s’associer au récit, bien qu’elle ne soit pas narrative en soi. Nous nous basons pour cela sur la relecture par Jean-Jacques Nattiez de Lévi-Strauss¸ quand il affirme

“L’homologie mythe-musique ne s’établit pas entre les structure immanentes de ces deux types de formes symboliques, mais entre les résonances analogues déclenchées chez l’auditeur-lecteur par la littérature et la musique”, c’est-à-dire “au niveau des stratégies perceptives”, in J-J. Nattiez, “Relato literario y relato musical”, in Música y literatura, Madrid, Arco Libros, 2002, pp. 131-132. C’est ce que Jesús García Jiménez, relisant à son tour Nattiez, appelle “lecture phonographique” de la musique, in J. García Jiménez, Narrativa audiovisual, Madrid, Cátedra Signo e Imagen, 2003, p. 254. Peut-être cette dernière désignation est-elle la plus apte à clarifier le type d’analyse que nous voulons appliquer à ce type de musique narrativisée.

nationale, on passe à la récupération de l’ancienne splendeur impériale, signifiée par un retour au diatonisme et aux accords majeurs et mineurs parfaits. Il n’est pas difficile d’identifier cette récupération de l’hispanité la plus rance avec l’étape historique initiée par la Guerre civile.

Dans sa brève narrativisation musicale des faits, Parada s’appuie sur la forme sonate, de structure classique tripartite réexpositive (A-B-A) comme, en fin de compte, la majorité des récits traditionnels et donc celui du mélodrame276. Mais il introduit aussi quelques variations en principe difficiles à justifier; une analyse plus ou moins approfondie nous permettra de démontrer comment, loin d’être arbitraires, ces variations répondent à une narrativisation intéressée des faits à partir de la perspective franquiste.

Parada présente, en premier lieu, le thème principal du morceau : l’hymne national espagnol, en do majeur. Peu à peu, celui-ci va subir la dégradation chromatique évoquée plus haut, jusqu’à ce qu’il débouche, providentiellement, sur un second thème principal en sol majeur, dont les harmonies parfaites signifient clairement cette imposition par les franquistes d’un ordre nouveau. Jusqu’ici se trouvent appliqués les principes fondamentaux de la forme sonate. Mais à la conclusion de ce second thème dans le ton de la dominante, le morceau ne commence pas sa phase de développement, comme il devrait le faire, une fois exposé le matériau de base. Au lieu de cela, une simple modulation donne lieu, de manière imprévue, à un troisième thème, cette fois-ci en mi majeur. Le processus de modulation se dirige vers une apparente cadence rompue en sol majeur mais, lorsqu’il y arrive, il élève d’un demi-ton la sixième note de sol et nous situe ainsi dans la tonique de mi majeur, où a lieu la présentation de troisième thème inopiné.

Dans la perspective de la forme sonate, un tel ajout manque de sens. Mais le développement même du morceau nous donne la clé de son interprétation. Le propos de Parada est que ce second thème en sol majeur supplante le premier et devienne le véritable thème principal du morceau, c’est-à-dire que l’emblème musical du nouvel ordre politique s’impose à l’hispanité censée s’être dégradée. Comme thème principal du morceau, celui en sol majeur peut être exposé à nouveau dans le dénouement de cette narrativisation succincte des faits, ce qui implique qu’il devient prééminent et surtout qu’il soit en mesure de s’imposer, avec son caractère rebelle. D’où cette application tellement sui generis de la forme sonate : la nécessité initiale d’exposer le thème de la dégradation nationale, source

276 Je me base sur l’étude canonique de Charles Rosen, Formas de sonata, Barcelona, Labor, 1987.

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