Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 mars 2014 675
Jeté hors de chez soi…
Dernièrement, j’ai relu avec admiration le Traité de psychopathologie de Minkowski, qui fut à la fois un résistant engagé durant les années de guerre et un psychiatre huma- niste prônant ce qu’il nommait une «psycho- pathologie à deux voix» : celle où la voix de l’expert ne réduit pas au silence la voix du patient, mais dialogue avec elle et, sur cette base – sur la base d’une condition humaine partagée – fonde l’élaboration de son savoir.
«Dans le couple médecin-malade, si d’une part, nous recherchons ce qu’il y a encore de vivant chez le malade, d’autre part, et conjointement, nous faisons intervenir toute notre personne, telle que nos connaissan- ces, notre expérience, notre formation, mais aussi ce que nous "sentons" la forment. La psychopathologie que nous traçons est une psychopathologie à deux voix : elle procède de la rencontre humaine.»1
Une patiente m’a interpellée ces derniers mois par son tableau clinique fort décon- certant. Dans la cinquantaine, intelligente, engagée socialement, elle
m’est référée par son méde- cin traitant en raison de symp- tômes anxio-dépressifs tou- jours plus envahissants. La crise a débuté avec la déci- sion de ses vieux parents de vendre la maison familiale dans laquelle elle a passé la majeure partie de sa vie et dont elle avait imaginé prendre soin à la mort de ceux-ci. La décision des parents s’est prise sous la quasi-con train te ; le quartier entier est voué à la démolition et à la «revalorisa-
tion» par les promoteurs. L’événement bou- leverse radicalement la patiente, qui redoute l’irruption de la mort ou de la folie le jour où sa maison sera détruite. Elle est terrassée par le manque de compréhension de ses parents : elle leur attribue la responsabilité de ce qu’ils la «con traignent» à vivre. Elle est dans une colère noire contre ses deux sœurs
qui se sont rapidement adaptées à la déci- sion. Elle est prête à rompre avec toute sa famille qui lui impose une perte si déchi- rante. Car c’est un véritable déchirement destructeur que vit cette femme avec la perte de sa maison, ce que ses proches – et nous, les soignants – ont de la peine à com- prendre ou à pouvoir «sentir». Cette patiente présente une évolution mélancoliforme. Mais comment approcher, ici comme ailleurs, et comme Minkowski nous y invite, «ce qu’en connaissances humaines le psychopatholo- gique cèle» ? 2 Une première piste serait que je me demande en quoi ce vécu me parle à moi, qui aurais d’ailleurs plutôt la tendance inverse à ne pas trop m’attacher à un lieu. De mes deux parents qui ont connu l’exode forcé en 40, j’ai implicitement appris qu’il fallait à tout moment être prêt à lever le camp ; les avoirs auxquels nous nous atta- chons devraient tenir sur nos deux épaules.
Et pourtant la souffrance de cette femme si attachée à son «chez soi», qui a comme mê- lé son être à celui de sa demeure, et dont l’intégrité est menacée avec celle des murs de sa maison, me touche et m’interpelle.
Comment confions-nous notre être à l’es- pace que nous habitons, nous les «vivants sans racine»3 pour qui l’enracinement et le
déracinement sont des enjeux qui peuvent avoir une telle prégnance sur le bien-être ou le mal-être ? Errare humanum est : outre l’erreur, serait-ce l’errance qui nous définit comme humains ? Elle trace en tout cas l’un des enjeux avec lesquels nous avons à nous expliquer comme humains, y jouant la vul- nérabilité de notre vie à la ma ladie, la folie et la mort.
1 Minkowski E. Traité de psychopathologie (1966). Paris : Institut Synthélabo 1999;31-2.
2 Minkowski E. Ibid., p.59.
3 Straus E. Psychiatrie und Philosophie, in : Psychiatrie der Gegenwart. Berlin- Göttingen-Heidelberg : Springer 1963;1:926-94.
carte blanche
Dr Michèle Gennart Psychologue- psychothérapeute FSP Avenue Druey 1 1018 Lausanne gennart@bluewin.ch
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