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LA SAGESSE

DE

SÉNÈQUE

. t

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(4)

THÉOLOGIE

ÉTUDES PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION DE LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE S.J. DE LYON-FOURVIÈRE

- 13

ANDRÉ DE BOVIS

LA SAGESSE DE SÉNÈQUE

1948 x

AUBIER

ÉDITIONS MONTAIGNE, QUAI CONTI, NO 13, PARIS

(5)

Nihii obstat 1 Lugduni, die i6* julü 1946

A. DÉCISIER, S. j.

Imprimatur Lugduni, die 22" nov. 1946

A. ROUCHE, V. g.

Tous droits de reproduction et de traductioa réservés pour t... pays.

(6)

AVANT-PROPOS

Rapprocher le christianisme et le stoïcisme, les comparer, ee sont lieux communs dans le domaine des idées. Déjà, vers le quatrième siècle de notre ère (i), la correspondance apocryphe entre Saint Paul et Sénèque naissait de ce rapprochement imposé par les analogies de la doctrine morale. Sur la route qui relie cette époque lointaine aux temps actuels, on trouverait plus d'un jalon (2).

Tantôt on se tourne vers le stoïcisme pour y retrouver comme la préformation du christianisme, tantôt des chrétiens renforcent leur christianisme d'une armature stoïcienne, tantôt ces mêmes chrétiens espèrent du stoïcisme quelque lumière de surcroît. Or,c'est autour de Sénèque, très souvent, qu'évoluent ces chercheurs, c'est de lui que parlent leurs ouvrages (3). -

(i) Voir E. LIÉNARD, Sur la correspondance apocryphe de Sénèque et <.

Paul, Revue belge de philosophie et d'histoire, 1932, p. 5.

(2) A titre de curiosité, consulter : M. D. CHENU, Un vestige du stoïcisme, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1938, p. 63.

(3) Quelques indications, qui ne prétendent pas épuiser la matière, pourront suffire :

a) Sur le problème général christianisme-stoïcisme :

BALTUS, Jugements des Saints Pères sur la morale et la philosophie païennes, Strasbourg, 1719. — H. GREEVEN, Das Hauptproblem der Sozial-Ethik in der neueren Sioa . und im Urchristentum, Güterloh, 1935. —- R. STOB, Stoicism and Christianity, Classical Journal, xxx, 1935, p. 217. — L. STEFANINI, Il problema mo- rale nello stoicismo e nel cristianesimo, Turin, 1926. — P.-C. CHAPPUIS, La destinée de l'homme. De l'influence du stoïcisme sur, la pensée primitive chrétienne, Paris, 1926.

b) Sur les rapprochements entre Sénèque et le christianisme et sur l'influence

de Sénèque : ,

L. ZANTA, La renaissance du Portique au XVIe siècle, Paris, 1914. — C. Au- BERTIN, Sénèque et Saint Paul, Paris, 1872. - G. BOISSIER, Le christianisme de Sénèque, Rev. des deux mondes, 1871. — P. de LABRIOLLE, Saint Augustin et Sénèque, Revue de philologie, d'histoire et de littérature anciennes, 1928, p. 47. — C. MARTHA, La fortune de Sénèque au cours des siècles, Compte rendu de l'Académie des sciences morales, 1891, p. 393. — A.-M.-J. SMIT, Contribution à l'étude de rantiquité, Leiden, 1934. — R. RADOUANT, Guillaume du Vair, Paris, 1907. — V. M'ILAYEVITCH, La théorie des Passions du P. Senault et la morale chrétienne en France au XVIIe siècle, Rodstein, 1935.

(7)

On le voit, si le philosophe stoïcien intéressait le christianisme, c'était par le biais de la morale. C'est qu'en effet, la morale est la partie la Plus voyante dans I'oeuvre de Sénèque : elle devait susciter de nos jours encore de très nombreuses études dans tous les pays (i).

Elle continue de retenir l'attention au détriment de la métaphysique.

En particulier, la question de savoir quelle idée Sénèque se faisait de Dieu ne paraît pas avoir beaucoup préoccupé les esprits, même Parmi ceux qui se sentaient disposés à faire de Sénèque un chrétien avant la lettre. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir l'attention se porter sur ce sujet précis. L. LÉVY-BRUHL traite le pro- blème en 1884, dans un petit livre, thèse secondaire de doctorat : Quid de Deo Seneca senserit. Les quelque cinquante pages effec- tivement consacrées à la notion de Dieu dans l'œuvre de Sénèque, si elles donnent un inventaire satisfaisant sur des points divers, sens des mots « deus » et « dii », problème de la Providence, n'envi- sagent en aucune manière l'aspect moral de la question, et assez brièvement l'aspect religieux. Elles se bornent Plutôt à repérer des expressions de la pensée et ne cherchent point à donner des conclusions très précises sur la nature de Dieu. Depuis lors, il ne paraît pas que le problème ait été repris (2) ; c'est pourquoi il a semblé qu'il n'était pas impossible, grâce aux travaux parus, d'envisager sous un angle plus large la doctrine du stoïcien romain.

(1) Voici quelques ouvrages parmi les plus récents : A. BAILLY, Les pensées de Sénèque, Paris, 1929.

M. GENTILE, Etica e metafisica nel pensiero di Seneca, Rivista di filosofia Ple05- colastica, 1931, XXIII, p. 479.

I fondamenti metafisici della morale di Seneca, Milano, 1932.

M. ZECH, L'ascétisme de Sénèque, Bruxelles, 1918.

C. MARTHA, La morale pratique dans les lettres de Sénèque, dans Les Mora- listes sous l'Empire Romain, Paris, 1865.

C. BURNIER, La morale de Sénèque, Lausanne, 1908.

E. SPRING, The problem of evil in Seneca, Classical weekly, XVI, p. 51.

E. BENZ, Das Todesproblem in der stoischen Philosophie, Stuttgart, 1929.

L. LOMY, Le suicide dans Sénèque, Liège, 1936.

A. JAROSCEWICZ, Senecae philosophi et S. Thomae Aquinatis de moraiitate atque affectuum educatione doctrina, Fribourg, 1932.

E. CARO, Quid de vita beata Seneca senserit, Paris, 1852.

(2) A signaler toutefois une très courte dissertation de quarante pages environ de H. ROGGE, die Entwicklung der Anschauungen Senecas ueber die Probleme Gott, Freiheit, Unsterblichkeit, Giessen, 1921. Nous n'avons pu mettre la main sur cette dissertation. Mais il paraît difficile qu'elle ajoute quelque chose de substantiel à la thèse de L. LÉvy-BRUHL, en raison même de sa brièveté.

(8)

ABRÉVIATIONS Cons. Mar ... de consolatione ad Marciam Cons. Helv.... de consolatione ad Helviam Cons. Pol V. B de consolatione ad Polybium de vita beata Brev. vitae.... de brevitate vitae Clem de clementia

Pro de providentia

Cons. Sap... de constantia sapientis Tranq. an.... de tranquillitate animi Q. N ... quaestiones naturales Ben de beneficiis Ep epistulae ad Lucilium Fr ... fragmenta

TRADUCTION

La traduction des textes cités est empruntée à l'édition de la

« Collection des Universités de France publiée sous le patronage de l'Association Guillaume Budé », sauf pour les lettres 42 à 124 et pour les fragments.

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INTRODUCTION Sénèque et son époque

Par sa position chronologique, Sénèque se trouve sur la ligne de crête qui sépare deux versants de l'histoire, le versant païen et le versant chrétien. Si cette schématisation en deux versants mérite d'être adoptée, il faut dire que le philosophe stoïcien appar- tient au premier par sa famille, par son milieu, par son éducation, par tout ce qu'il est, cependant que par sa place dans le temps, il se trouve inaugurer l'ère chrétienne.

Qu'apporte-t-il à l'âge nouveau ? Quel héritage recevait-il lui-même des temps révolus pour le transmettre aux générations futures ? Pour répondre à ces questions, il importe de rappeler à grands traits dans quel milieu philosophique et religieux va baigner l'esprit du jeune Sénèque (i).

Quand il naquit à Cordoue l'an 4 avant J.-C. (2) il trouvait, pour l'accueillir à son berceau, la vieille religion romaine, comme tous les petits Latins et c'est d'elle qu'il entendait les premiers mots sur la divinité et sur la destinée humaine.

Sans doute cette vieille religion n'est plus tout à fait la religion primitive, connue seulement de l'ancienne Rome, religion des ancêtres dont le principal symbole est le foyer (3). Sans perdre

(1) Aux livres cités au cours des pages suivantes, on peut ajouter : Cte de CHAMPAGNY, Les Césars jusqu'à Néron, Paris, 1866.

G. BOISSIER, L'opposition sous les Césars, Paris, 1909. — La Religion Romaine d'Auguste aux Antonins, Paris, 1874.

L. HOMO, L'empire Romain, Paris, 1925.

(z) Telle est l'opinion adoptée par R. WALTZ, Vie de Sénèque, Paris, 1909;

par FAIDER, Etudes sur Sénèque, Gand, 1921.

Toutefois, F. PRECHAC pense que le philosophe est né l'an premier avant J.-C. (Revue des Etudes latines, 1934, p. 374-5).

(3) FUSTEL DE COULANGES, La cité antique, p. 136.

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totalement le caractère de ses origines, elle a beaucoup évolué.

Devenue la religion de Jupiter, de Junon, de Mercure et de tous les multiples dieux que compte le Panthéon Romain — 30.000 au dire de Varron — c'est de la nature physique qu'elle a tiré ces êtres divins presque innombrables (i). Le sens du sacré que le Romain primitif explicitait assez peu, le sentiment du divin qui l'assiège, a fini par donner naissance à des personnalités dis- tinctes (2).

Toutefois, la révérence à l'égard de la divinité et des divinités embusquées dans tous les cantons de l'univers ne fait pas tort au sens juridique du Latin. Nous le savons par de nombreux témoi- gnages, la religion noue entre les dieux et l'humanité des liens dont la justice contractuelle règle l'établissement et la dissolution.

Ce n'est pas à dire que le culte repose avant tout sur l'idée prosaï- quement utilitaire « do ut des », mais sur la notion « d'obligation fondée en droit » (3). Aussi cette conception juridique aboutissait- elle à donner une importance extrême à l'acte cultuel, même s'il arrivait au Romain de croire que les dieux ne faisaient pas fi de son intention personnelle (4). Et s'il faut s'en rapporter à Sénèque devenu philosophe, ces habitudes méticuleuses seront, de son temps encore, assez vivaces pour provoquer son ironie.

Ainsi la religion du terroir romain demeurait froide : dans l'ensemble, les dieux, parmi lesquels Jupiter n'était qu'un dieu semblable aux autres (5), n'auraient pas eu grand relief et n'au- raient pu séduire que modérément leurs fidèles (6) si une évolution lente, des apports successifs n'avaient enrichi le contenu de la religion romaine. Dans ce sens, avait agi l'arrivée des dieux grecs.

On les avait identifiés aux dieux romains un peu morts, et cette opération avait rendu à ceux-ci un regain de vie et d'humanité.

Toutefois le syncrétisme ne suffisait pas à écarter le scepticisme dont le pontife Scévola au dernier siècle de la République est un représentant célèbre (7). La seconde guerre punique, en même

(1) Ib. p. 136.

(2) A. GRENIER, Le génie romain dans la religion, la pensée et l'art, Paris, 1925, p. 104.

(3) F. CUMONT, Les religions orientales dans le paganisme gréco-romain, Paris, 1906, p. 36.

P. FABRE, La religion romaine, dans Histoire générale des religions, Paris, 1944.

(4) P. FABRE, op. cit., p. 342. F. CUMONT, Les religions orientales, p. 36.

(5) A. GRENIER, Le génie romain, Paris, 1925, p. 106.

(6) E. WESTERMARCK, L'origine et l'évolution des idées morales, Paris, 1929, II, p. 695.

(7) F. CUMONT, Les religions orientales, p. 45.

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temps qu'aux enseignes romaines, avait infligé de sévères défaites aux dieux dont les armées réclamaient l'assistance. Ceux-ci n'avaient pu éloigner l'envahisseur de la terre italienne ; leur crédit s'en trouvait compromis (i). De plus, l'affinement progressif de l'âme romaine, le contact d'autres civilisations compromettaient à leur tour et pour des parts diverses l'équilibre religieux (2). Bref, la religion traditionnelle ne satisfaisait plus les besoins nouveaux.

Ennius se fait l'écho de cette insatisfaction (3). Lucrèce, à son tour (4), sera hostile -aux récits poétiques qui ont bercé les Ro- mains, mythes sur la vie d'outre-tombe, légendes sur les dieux (5).

D'ailleurs, les sceptiques latins n'innovaient rien : la tradition, déjà longue avant eux, venait de Grèce où quelques poètes et bien des philosophes avaient malmené les fables populaires.

Lucrèce, après tout, ne fait que copier Epicure ; Ennius traduit Evhémère (6). Le stoïcisme, s'il renie la mythologie fabuleuse, trouvera donc le terrain tout préparé et Sénèque aura de qui tenir.

Tandis que les intellectuels de Rome ironisaient, critiquaient, le peuple s'inquiétait assez peu de leurs réflexions dissolvantes et n'en continuait pas moins de révérer la multitude des dieux familiers aux foyers, aux routes, aux jardins, aux carrefours (7).

Aussi, quand Auguste entreprend de restaurer la religion nationale, ce n'est pas la plèbe, dévote aux Lares ou aux Pénates, qu'il faudra entraîner ; elle était prête à suivre le souverain (8). Mais ce sont les classes cultivées qui ne se laissent pas conquérir et qui échappent au renouveau. En effet, toutes ces réformes, pour spec- taculaires qu'elles soient, n'entravent pas l'évolution du sentiment religieux dans les couches les plus élevées de la société. La désaf- fection à l'égard des dieux traditionnels s'est accentuée ; on ne croit plus guère aux légendes mythologiques, même si l'on se conforme au cérémonial qu'exigent les fonctions publiques (9).

(1) A. GRENIER, Op. cit., p. 187-8.

(2) F. CUMONT, Les religions orientales, p. 46.

(3) P. FABRE, op. cit., p. 366.

(4) De natura rerum, 6, 63.

(5) A. GRENIER, Le génie romain dans la religion, la pensée et l'art, Paris, 1925, p. 224-5.

(6) P. DECHARME, La critique des traditions religieuses chez les Grecs, Paris, 1904.

(7) A. GRENIER, op. cit., p. 443.

(8) P. FABRE, La religion romaine, dans Histoire générale des religions, Paris, 1944, p. 370 et suiv.

(9) A.-J. FESTUGIÈRE, Le monde gréco-romain au temps de N.-S., Paris, 1935, II, p. Il8.

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C'est le dieu des philosophes qui recueille les suffrages, c'est le divin, c to theion », tel qu'on peut le concevoir à travers les écrits des sages de la Grèce et de l'Italie.

Aussi, pour le fond des choses, on en est au même stade que dans les temps anciens : le dieu, le « divin » est le kosmos ; la divinité est diffuse dans l'univers et c'est en lui que l'homme la reconnaît (i). En effet, quand on a gratté la croûte des légendes intenables, enlevé les strates déposées par la superstition, on découvre en substance le même sens du divin, plus vécu que conceptualisé, tel qu'il se manifestait déjà à l'aurore de l'histoire romaine (2), et qui, maintenant comme autrefois, ne sait sur quoi ou sur qui s'arrêter, ignore comment désigner son objet.

Pour le Romain, le Oetov se traduirait assez bien par une expression que nos contemporains utilisent parfois « la Nature »,

« les Forces Naturelles », termes qui tendent à diviniser l'Univers, à le présenter comme doué d'une certaine transcendance par rapport à l'homme. Sans doute, dès qu'il veut communiquer à l'autre le sens qu'il a du divin, le grec ou le latin personnalise la puissance qui le surplombe et qui l'environne ; il la désigne alors de quelque nom propre, Jupiter, Mercure, etc... Ces termes ne prouvent pas que la divinité révérée soit strictement personnelle, un être vivant analogue à l'adorateur. En tout cas, les spéculations sur la nature de Dieu n'étaient pas à la mode à Rome et elles n'étaient pas non plus nécessaires à la vitalité religieuse. C'est à l'Orient que la religion va demander un aliment nouveau.

De même que jadis la fusion du panthéon grec avec les dieux latins avait revigoré la religion ancestrale, de même l'afflux des cultes étrangers, bien qu'ils fussent interdits — et parce qu'ils étaient interdits — fournissent au sentiment religieux un aliment très excitant, à la conscience un apaisement, à l'intelligence une explication (3). C'est alors que paraissent : Isis d'Egypte, Asta- gartis de Syrie, Cybèle et son parèdre Attis de Phrygie (4). Dans le même sens s'exerçait l'influence des cultes à mystères venus de Grèce et de Thrace ; le secret dont ils s'enveloppaient, les céré- monies d'initiation réservées aux néophytes remuaient dans les (1) P. GUÉRIN, A Propos de l tdcc chfctîctmc de llteU, iitucies cie metapnyslque et de morale, 1, 1944, p. 47- II, p. 128 et suiv. — F. CUMONT, Les religions orientales, pp. 58, 99 et 126. (2) A. GRENIER, Le génie romain, p. 104. (3) F. CUMONT, Les religions orientales, pp. 39-54. (4) A.-J. FESTUGIÈRE, Le monde gréco-romain au temps de Notre-Seigneur,

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âmes une ardeur religieuse inconnue (i) et toutes les puissances de la sensibilité (2). Ainsi prend son essor, un peu lourdement, le mysticisme romain, et il n'est pas toujours du meilleur aloi (3),

Sous l'effet de ces agents divers, la vieille croyance à la survie de l'âme sous la terre, non loin des hommes qui entretenaient le tombeau, « dernière demeure », se transformait (4). Elle devenait croyance aux « enfers », et maintenant elle était l'espoir de la survie bienheureuse, parmi les astres dans le ciel. Mais de telles aspirations ne parvenaient pas à vaincre le scepticisme de la société romaine (5) non plus que les négations ou les hésitations des philosophes au seuil de cette question : l'âme séparée du corps possède-t-elle l'immortalité ? Si le raisonnement ne procurait pas la certitude, les cultes étrangers, les cultes à mystères n'en prétendaient pas moins assurer cette immortalité aux initiés, aux seuls initiés mais — chose nouvelle — à tous les initiés, quelle que fût leur nationalité (6). Ainsi commençait à se dissoudre l'identification séculaire entre le politique et le religieux. Désor- mais, on peut participer à un culte qui s'adresse d'abord à l'homme avant de s'adresser au citoyen, désormais l'étranger peut bénéficier des avantages que la religion promet, alors que naguère l' « advena » n'était point admis à honorer les dieux de la cité (7). Ainsi dans le temps même où le désir de l'immortalité se répand, le sentiment universaliste commence à percer dans la religion. Le stoïcisme affirmant que le sage est le citoyen du monde ne peut que donner plus de relief à ces idées neuves.

Mais, en toutes ces formes religieuses, le souci moral demeure assez restreint (8). La prière et le sacrifice, forme particulièrement efficace de la prière, demeurent entachés de préoccupations inté- ressées, très utilitaires. On prie pour obtenir le succès, la santé, pour

(1) Op. cit. p. 167 et suiv.

(2) F. CUMONT, Les religions orientales, pp. 39, 39 et suiv.

(3) P. FABRE, La religion romaine, dans Histoire générale des religions, p. 367.

(4) FUSTEL DE COULANGES, La cité antique, p. 7. — F. CUMONT, A fier life in roman Paganism, New Haven, 1923, Historical Introduction.

(5) F. CUMONT, A fier lite in Roman Paganism, pp. 9. et suiv.

(6) A.-J. FESTUGIÈRE, Le monde gréco-romain, II, p. 169. — A. LOISY, Les mystères païens et le mystère chrétien, 2* édition, p. 14. — A. GRENIER, Le génie romain, p. 459. — F. CUMONT, Les religions orientales, pp. XIX, 73, 121.

(7) A.-J. FESTUGIÈRE, op. cit., II, p. 30. — F. CUMONT, Les religions orientales, p. XIX.

(8) En particulier dans LEE cultes égyptiens et syriens, F. CUMONT, Les reti- gions orientales, pp. 110 et 143. -

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écarter un danger (i). On ne demande pas à Dieu d'octroyer un bien spirituel, la vertu par exemple : et pourtant le primitif de Rome ne pensait pas que la divinité se désintéressât totalement de l'aspect moral de la vie. Mais alors, dans le dieu il voyait le juge des actions manifestement contraires au bien-être social (2).

Dans quelle mesure la divinité était-elle juge des actes personnels ? Quel sens la vertu avait-elle devant Dieu ? Cette question n'est pas soulevée. Lentement, très lentement donc, se noue le lien qui rattache la morale à la divinité. Plaute est peut-être l'un des pre- miers à reconnaître cette relation capitale, mais en quelques mots seulement (3). Plus tard l'enseignement des philosophes contribue à la fortune de l'idée — très vague, très imprécise encore — et c'est dans les écoles, dans les conversations entre gens cultivés que Sénèque a pu la rencontrer avant de la recevoir du stoïcisme (4).

Scepticisme à l'égard des traditions mythologiques, croyance au a divin », le dieu des philosophes d'alors, — aspiration à l'immor- talité, universalisme commençant de la religion, relations ébau- chées entre morale et divinité, telles paraissent être les composantes inégales du sentiment religieux dans les classes de la société que devait fréquenter Sénèque.

Or, les tendances philosophiques de cette époque, loin d'être hostiles ou étrangères à la formation de ces idées, interféraient avec les aspirations de l'âme antique pour créer un milieu où reli- gion et philosophie pouvaient se rencontrer en bien des points communs. Parmi les systèmes philosophiques où se retrouvait et s'exprimait l'esprit du siècle d'Auguste, il faut compter en tout premier lieu le stoïcisme.

Importée à Rome depuis le second siècle avant J.-C., cette doctrine n'était pas une nouveauté. Les Romains cultivés avaient appris à la connaître, à Rome même, de la bouche de Panétius ; puis ils la recherchèrent jusqu'à Athènes auprès de ce même phi-

(1) A.-J. FESTUGIÈRE, op. cil., II, p. 91.

(2) E. WESTERMARCK, L'origine et l'évolution des idées morales, Paris, 1929, II, p. 695. — C. COSTA, La formazione slorica della coscienza morale in Roma, Religio, 1935, PP- 101-102.

(3) A. GRENIER, Le génie romain, pp. 197-198.

(4) A.-J. FESTUGIÈRE, Le monde gréco-romain, II, pp. 86, 92.

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losophe, jusqu'à Rhodes auprès de Posidonius (i). Le stoïcisme d'alors était déjà porté à délaisser les préoccupations purement spéculatives pour se tourner vers la prédication morale. Toutefois, il continuait à se mouvoir dans une atmosphère métaphysique qui n'est pas sans influence sur la morale et la religion. Ces notions métaphysiques constituent un fond commun — sauf exception- nelles divergences — à tous ceux qui se réclament du stoïcisme.

C'est pourquoi il faut en dire quelques mots.

L'intuition première des stoïciens est celle d'un empirisme assez naïf. Seule la matière paraît, à leurs yeux douée d'existence véritable, car on la voit, on la palpe. Toute connaissance n'est-elle pas en outre tirée des objets sensibles ? Toute action n'est-elle pas action physique, celle que les corps exercent les uns sur les autres (2) ? Ce faisant, ils pensaient bien échapper aux difficultés que soulevait la théorie de la matière et de la forme, prônée par Aristote, pour lequel, soit dit en passant, les stoïciens n'eurent jamais grande sympathie (3). Dans ce matérialisme intempérant, on reconnaît l'influence des Cyniques dont Zénon avait été l'au- diteur (4).

Mais il fallait aussi expliquer le mouvement, la force qui anime un monde dont il est trop évident qu'il n'est pas inerte.

C'est en ce point que surgit l'animisme stoïcien. Pour représenter le dynamisme universel, il utilise l'image du « pneuma » inséré dans le tissu même de l'univers, dans la contexture de la matière.

Le pneuma assure la cohésion organique de celle-ci, de même que s'insinuant dans le corps humain il lui procure la vitalité avec l'uni- té (5). Ce principe universel, actif, vital, « to poioun » (6), à l'image du principe vital humain est raison, logos. En d'autres termes, le principe vital présente des « moments » de tension, et devenu logos à un certain degré de concentration, il circule dans toute

(1) PANETIUS, de Rhodes (180 environ - no), vient en 144 à Rome où il est le familier de Scipion le Jeune. Il quitte Rome pour se fixer à Athènes en 129.

POSIDONIUS, d'Apamée, en Syrie (135-51), auditeur de Panétius, s'installe à Rhodes après 104, pour y enseigner. Il fut l'ami de Pompée et le maître de Cicéron.

(2) J. MOREAU, L'âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, 1939, p. 160-1. — G. RODIER, Etudes de philosophie grecque, Paris, 1926, p. 251.

(3) P. BARTH, Die Stoa, Stuttgart, 1922, p. 142. — G. RODIER, op. cit., p. 252.

(4) On a pu dire que le stoïcisme n'était que le cynisme élargi, approfondi. — E. CAIRD, The evolution of theology in the greek philosophers, Glasgow, 1904, II, p. 68.

— Voir aussi A. RIVAUD, Les grands courants de la pensée antique, Paris, 1929, p. 81.

(5) J. MOREAU, L'âme du monde de Platon aux stoïciens, p. 165.

(6) Von ARNIM, Veterum stoïcorum fragmenta, I, 85.

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l'étendue de la matière, il contient tous les êtres c à la façon dont le sperme est un mélange où sont représentés, chacun par son pneuma constitutif, tous les êtres d'une même lignée » (i). L'uni- vers est donc logos et Zénon se faisait fort de le prouver, au dire de Cicéron (2). Or, tel est Dieu : âme du monde, logos en sa nature, nomos en sa fonction rectrice, ananké ou eimarméné en même temps que pronoia (3). Et s'il est Destin et Providence, il est cause universelle, « causa causarum », dira Sénèque (4). Comme tout ce qui agit, Dieu sera dit corporel, mais sa matérialité est réduite, si l'on peut dire, au minimum ; c'est pourquoi le terme qui lui convient le mieux est nup, 1tÜP TEyytx6y, feu artiste dans la mesure où il informe et transforme le monde (5). Rien ne s'oppose non plus à ce que Dieu soit l'univers même, 6 ÇÀoç

?t6ap.oç xai ô oCtpavd; (6). Telle est, ramenée à ses éléments essen- tiels, la notion du Dieu que proposaient l'ancien stoïcisme avec Zénon, Cléanthe, Chrysippe, le moyen stoïcisme avec Panétius et Posidonius (7). Cicéron rapportant l'opinion du Portique dans le « De natura deorum » s'exprime de même. Les voix discordantes de l'un ou l'autre ne parviennent donc pas à rompre l'unanimité jusqu'à Sénèque.

On comprend facilement quel essor pouvait donner au sentiment religieux cette doctrine de l'immanence divine. La présence divine, invisible partout et partout à l'œuvre, voilà qui rejoignait sans peine le sentiment primitif du divin en lui fournissant une conceptualisation rationnelle, voilà qui ampli- fiait les résonances mystiques que les religions nouvelles tiraient de l'âme païenne. Par contre, dans ce qu'elle avait de plus pur, la divinité stoïcienne ne pouvait cohabiter aisément avec les dieux du panthéon gréco-romain, aux formes multiples et aux légendes grivoises. Les philosophes stoïciens pour résoudre le problème recouraient aux explications naturalistes et se tiraient

(1) J. MOREAU, L'âme du monde, p. 181.

(2) De natura deorum, 2, 8, 22. — J. MOREAU, op. cit., p. 182-3.

(3) P. DECHARME, La critique des traditions religieuses ches les Grecs, Paris, 1904, p. 316 et suiv.

(4) Voir aussi CICÉRON, de natura deorum, 2, 30 ; 2, 22 ; 2, 66.

, (5) CICJtRON, De natura Deorum, 2, 10. — J. MOREAU, L'âme èm monde, p. 183-184. — J. BIDEZ, La cité du monde et la cité du soleil ches les stoïciens, Paris, 1932.

(6) Von ARNIM, Veterum stoïcorum fragmenta, I, 163.

(7) Noter cependant des divergences de vue chez Boethus, stoïcien du Second siècle. — Ed. ZKLLXR, Die Philosophie der Griechen, 4* édition, Leipzig, 1909, III, I, p. 574.

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assez bien de la difficulté (i). Peut-être toutefois leurs idées, relativement vagues, imparfaitement systématisées, n'excluaient- elles pas toute idée de personne en Dieu (2) ?

Quant à la survie, la doctrine était moins ferme. On sait que Panétius la niait formellement (3). Peut-être Posidonius, plus fidèle à la tradition, était-il revenu à cette croyance. Toujours est-il que Cicéron.a pu comprendre que les Stoïciens niaient l'immor- talité, du moins dans une certaine mesure : « diu mansuros aiunt (stoici) animos, semper negant » (4).

Le problème de la survie introduit la question de savoir en quel rapport la morale se trouve à l'égard de la divinité. Il faut reconnaître que là aussi la doctrine ne présente pas des articulations très nettes. Cicéron prête aux stoïciens l'idée que les dieux punissent le crime sur les descendants du criminel quand celui-ci a pu échapper à la punition (5). Mais peut-on, avec plus de précision établir la relation qui unit l'homme de bien à Dieu, si toutefois il en existe une ? Chrysippe affirme une certaine union avec le Dirigeant suprême (6). Mais voilà qui demeure bien général.

Pourtant il avait donné un principe dont Sénèque devait plus tard apercevoir la vérité en quelques points : « Il n'est pas pos- sible, disait Chrysippe, de trouver pour la justice un autre prin- cipe et une autre origine que de la dériver de Zeus, et de la nature universelle. Ce sont les principes que nous devons donner à toute chose de ce genre, si nous voulons penser sensément des biens et des maux » (7). On le voit, la doctrine des stoïciens, en dépit de ces hésitations, de ces insuffisances, contribuait à renforcer les idées qui paraissaient peu à peu dans l'évolution religieuse des âmes.

Leur doctrine y contribuait encore lorsqu'elle glorifiait le sage et traçait de lui un portrait exaltant. Et là, l'unanimité était parfaite. Ainsi les stoïciens procuraient-ils aux esprits ce qui manquait absolument aux religions nouvelles dont le souci de moralité est nul, et ce qui fait presque totalement défaut à la religion primitive : le besoin et l'estime de la valeur morale. Aux

(1) P. DECHARME, La. critique des traditions religieuses chez les Grecs, Paris, 1904, pp. 268, 308, 311, 313, 320, 352, 357. — CICERON, De natura deorum, 2, r1.

(2) Lire à ce point de vue l'hymne à Zeus de Cléanthe. Von ARNIM, Veterum stoïcorum fragmenta, I, 537.

(3) E. ZELLER, Die Philosophie der Griechen, 4e édit., Leipzig, Ig09, III, 1, p. 583.

(4) Tusculanes, I, 31, 77.

(5) De natura deorum, 3, 38. \

(6) E. BREHlER, Chrysippe, Paris, 1910, p. 218.

(7) Trad. G. RaDIER, Etudes de Philo. grecque,, p. 245.

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yeux de tous les stoïciens, l'homme qui libère en soi les virtualités du logos approche de Dieu, peut-être même est-il Dieu. En tout cas, pensent les disciples de Zénon, c'est en faveur du logos, que le monde existe, c'est le logos humano-divin qui est le pivot de l'univers (i).

Tandis que les stoïciens du second siècle avec Panétius, avec ses contemporains, Heraclides et Sosigène, avec son disciple Hécaton (2) transmettaient, en se permettant des écarts plus ou moins francs, la doctrine du Portique, tandis que Posidonius la suit avec plus de précautions, tandis qu'au premier siècle Athénodore, maître d'Auguste, se faisait le propagandiste du stoïcisme, tandis qu'Attallus (3), Métronacte (4), Sextius le père, stoïcien malgré qu'il en ait (5), Sotion (6), tous plus ou moins maîtres de Sénèque, répandent dans la société romaine la hautaine morale stoïcienne, d'autres courants d'idées se manifestent qu'il suffit de nommer.

Le platonisme de la nouvelle Académie, défendu par Carnéade au siècle précédent, n'est pas encore mort. Si le moyen stoïcisme, avec Panétius, avait voulu se donner l'élégance de concilier Platon et Aristote, Aristote et Zénon (7), cette élégance n'était pas encore passée de mode au temps de Sénèque.

L'épicurisme avait trouvé un défenseur en la personne de Lucrèce, tandis qu'il s'attirait l'inimitié déclarée de tous les hommes du Portique (8). Mais plus tard Sénèque, qui a imité l'éclectisme des Panétius et des Posidonius, étendra sa bien- veillance jusqu'à Epicure, et le citera avec une telle abondance — une cinquantaine de fois — qu'il semblera vouloir le faire passer dans le camp stoïcien.

Vers la même époque — le second siècle — s'était révélée une renaissance pythagoricienne, dont l'influence est moins impor- tante dans le domaine des idées que dans celui de l'ascèse (9). En effet, les disciples de Pythagore, par les pratiques qu'ils proposent,

(1) CICERON, De natura dedrmn, 2, 53.

(2) E. ZELLER, Die Philosophie der Griechen, III, I, pp. 588-592.

(3) Ep. 110, 13 (4). Ep. 76, 1 ; 93, 1.

(5) Ep. 64, 2.

(6) Ep. 49, 2.

(7) E. ZELLER, op. cit. p. 580.

(8) P. BARTH, Die Stoa, p. 143.

(3) L. ROBIN, La morale antique, Paris, 1938, pp. 67-68. — F. CUMONT, A {ter life in Roman Paganism, pp. 21-23.

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offrent le moyen de parvenir à cette maîtrise de soi que prônent les disciples de Zénon. Ainsi se rejoignent les deux écoles. Sotion et Sextius, par exemple, hésitent entre le stoïcisme et le pythago- risme'(i). Cette doctrine, très influencée à son tour par le plato- nisme, peut se résumer dans cette phrase : « Celui qui suit les dieux est heureux, celui qui suit les choses mortelles est malheureux » (2), formule qu'un stoïcien du premier siècle de notre ère n'aura aucune raison de désavouer.

S'il faut, au premier siècle avant J.-C., personnifier l'amalgame des systèmes dans un homme représentatif, Cicéron paraît pouvoir s'acquitter de ce rôle. Sensible à toutes les idées qui flottaient dans l'air, manquant d'originalité métaphysique, l'orateur, impres- sionné par le charme des systèmes divers, leur faisait une publicité efficace alors même qu'il entendait les réfuter. Aristotélisme, Platonisme, Stoïcisme, Epicurisme, poussés à la barre se défendent ou attaquent, tandis que Cicéron lui-même, ondoyant et divers, trouve inévitablement moyen de faire bon visage aux uns et aux autres (3). Ainsi, dans les Tusculanes, écrites sur le tard, après de nombreuses querelles avec le stoïcisme, le grand orateur avoue :

« Quamvis licet insectemur istos (les stoïciens), ut Carneades solebat, metuo ne soli philosophi sint » (4), et il lui est arrivé à l'occasion de reconnaître qu'il suit les stoïciens (5). L'éclectisme philosophique à prédominance stoïcienne avait trouvé en lui un porte-parole de talent.

La diffusion croissante du syncrétisme philosophique et religieux jusqu'au temps de Sénèque ne présente rien de bien surprenant. D'une part, le génie romain n'était pas disposé à consacrer par lui-même beaucoup de temps et beaucoup de peine aux recherches de philosophie pure (6). Il préférait accueillir les pensées des autres, plus féconds et plus originaux. D'autre

(1) E. BREHIER, Histoire de la Philosophie, I, p. 440. - A.-J. FESTUGIÈRE Le monde gréco-romain au temps de Notre-Seigneur, II, p. 177.

(2) Cité par E. BREHIER, op. cit., p. 440.

(3) R. PICHON, Histoire de la littérature latine, 1Ze édition, p. 229.

(4) Tusc. 4, 24, 53.

(5) Tusc. 5, 27, 76 ; 5, 28, 82.

Dans les Secondes Académiques, Cicéron, cédant une fois de plus à l'ambiance éclectique, fait dire à Varron que les véritables continuateurs de Platon sont les stoïciens (Secondes Académiques, I. — Voir BREHIER, Histoire de la philosophie, I, p. 412).

(6) CROISET, Histoire de la littérature grecque, Paris, 1901, V, p. 308.

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part le mouvement religieux dont on a relevé quelques traits inclinait les esprits vers des recherches plus immédiates, plus concrètes ; il répandait — en même temps qu'il cherchait à le satis- faire — un désir de paix et de consolation, il diffusait le besoin d'un salut (i), désir et besoin que ne pouvaient apaiser des études strictement métaphysiques. Ici, les disputes et querelles d'école avaient fini par émousser l'appétit intellectuel, qu'aucune forte personnalité ne venait ranimer. Ailleurs, les aspirations de l'âme religieuse, secondées par les cultes nouveaux et les initiations, exigeaient, plutôt que la solution des questions spéculatives, celles des problèmes de vie, des problèmes spirituels.

Il s'est donc formé au premier siècle, une sorte de philosophie morale à l'usage des honnêtes gens, dans laquelle puisaient, en réalité, tous les esprits élevés, quelle que fût l'école dont ils se réclamaient (2). A ceux qui faisaient profession de dispenser au public cette sagesse on demandait, comme on le réclamait des cultes nouveaux, la paix et la sérénité. On cherchait alors dans le philosophe à la mode un guide spirituel et non pas « un abstrac- teur de quintessence » (3). Or, nous savons que les stoïciens se prêtaient volontiers à cette forme d'enseignement : après le com- mentaire des anciens maîtres, après les discours publics, après la

« diatribe », le professeur devenait directeur de conscience et mon- nayait une doctrine essentiellement morale, où fondaient les nuances d'école.

Ainsi le syncrétisme philosophique, très marqué au cours des derniers temps de la République, s'est encore affirmé durant les décades suivantes, pour devenir l'atmosphère commune qui baigne toutes les intelligences. Après Cicéron, et comme lui, Sénèque sera la personnification de cet état d'esprit. Ce n'est pas à dire qu'il ait puisé le goût de l'éclectisme dans les dialogues philo- sophiques du grand orateur. Sans doute les a-t-il lus : comment, élevé à Rome par le grammaticus et le rhetor, aurait-il pu les ignorer ? Mais Sénèque ne lui doit rien qu'il n'ait pu recevoir de ses maîtres immédiats et de ses contemporains. Il n'est même pas

(1) Le terme « salut » est à prendre ici au sens le plus général, tel que Sénèque remploiera.

(2) Rien n'est plus significatif, à cet égard, que de comparer le Cicéron des Tusculanes avec le Sénèque des lettres à Lucilius. Sur les questions vitales, l'accord de fond est manifeste.

(3) E. BREHIER, Histoire de la philosophie, I, p. 417.

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exagéré de dire que, comme philosophe, Cicéron est inexistant dans l'oeuvre de Sénèque. Quand le stoïcien nomme le célèbre orateur, ce n'est que rarement, en passant, pour illustrer sa doc- trine, mais jamais pour discuter sa pensée (i). Ainsi ne s'est-il pas donné la peine de ferrailler avec lui, à propos du « De natura Deorum » par exemple, et pourtant l'occasion était belle.

Il est beaucoup plus certain que les maîtres de Sénèque, ceux qu'il écoutait en son jeune âge, lui transmirent ces éléments où s'amalgamaient tant de doctrines, dépouillées de leurs carac- tères originaux. Ainsi Attallus, Metronacte, Sextius, Sotion (2) lui faisaient part de la sagesse antique, de couleur stoïcienne assez accusée. Cet héritage, Sénèque le reçoit, il en accueille les aspects divers avec une sympathie que n'entrave pàs la dépendance à l'égard des stoïciens, dépendance de plus en plus accusée à mesure que les années s'écoulent (3), dépendance qu'il reconnaît sans se faire prier. Mais il ajoute aussitôt :

Moi aussi, j'ai le droit d'émettre un avis (4). Je ne me suis mis sous la loi de personne, je ne porte le nom d'aucun maître; si j'ai foi-au jugement des grands hommes, sur quelques points, c'est à moi que j'en appelle (5).

Toutefois son originalité ne sera pas de construire un système I10uveau : son tempérament n'est pas celui d'un métaphysicien.

Ce Romain d'Espagne est trop sensible au concret, à la psychologie des individus, des foules, et même trop peu philosophe, pour être, à Rome, Platon, Aristote ou quelque autre Zénon.

Ses goûts vont ailleurs : il emprunte aux stoïciens les grandes lignes, les cadres généraux de sa philosophie, quitte à leur fausser compagnie. Puis il va butinant au gré de ses préférences, à travers les différentes écoles et en cela il est bien de son temps. Séduit à ses heures par l'idéalisme platonicien, il ne néglige pas pour autant Epicure, on l'a vu, — heureux peut-être de faire admirer la largeur de ses vues, enchanté d'arracher à son lecteur un peu d'étonnement pour tant d'accueillante compréhension, satisfait à tout le moins de trouver chez le philosophe du plaisir des argu- ments capables d'étayer sa doctrine. Il n'ignore pas Aristote (6),

(1) Ep. 1 io, 13 ; 76, 1 ; 93, 1 ; 64, 2 ; 49, 2.

(2) Tranq. n, 4 ; 16, 1 ; Ep. 49, 6.

(3) H. MUTSCHMANN, Seneca und Epikur, Hermès, Zeitschrift für Klassische Philologie, 1915, p. 321.

(4) V. B. 3, 2.

(5) Ep. 45, 3.

(6) Ep. 58, 7 ; 65, 4-11.

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encore que les emprunts soient sans grand intérêt. Mais quand il a terminé ses politesses à l'égard de ces grands anciens, c'est toujours vers les stoïciens, « nostri », qu'il revient, Zénon, Cléanthe, Chry- sippe, sans négliger les philosophes de moindre poids, Panétius, Posidonius, d'autres encore, ses contemporains. Il a connu aussi le pythagorisme, les cyniques. Bref, tous les philosophes, toutes les idées, pour quelque temps du moins, reçurent audience, ajou- tèrent à sa pensée une nuance fugitive.

Tandis que Sénèque puisait à même les courants intellec- tuels les aliments divers de sa réflexion, sur un autre plan — plus brillant et plus douloureux, — se déroulaient les événements de sa vie extérieure, mondaine et publique. L'esquisse suivante laissera voir comment les circonstances se trouvèrent inspirer, elles aussi, les vues spéculatives reçues des anciens, comment elles les confir- mèrent, comment elles imposèrent de rechercher dans la philo- sophie ce que les Romains d'alors lui demandaient : la sagesse et la sérénité.

En effet, le philosophe stoïcien a été mêlé à son temps, autant et plus que les Romains coudoyés sur le forum ou dans les palais impériaux. Il est même rare qu'un philosophe se soit laissé impliquer dans les affaires temporelles de son siècle au point d'en éprouver à un tel degré les contre-coups fâcheux. Pourtant, jusqu'à la quarantaine, sa vie ne présente que les événements communs à tous les Romains de son monde, l'école et le « cursus honorum » (i). Déjà il s'était mis à écrire. Il venait de terminer

« Ad Marciam de consolatione » et le traité « De Ira », lorsque ses relations avec Julie, nièce de l'empereur Tibère — transformées en accusation d'adultère par les soins de Messaline, semble-t-il,— lui valurent en 41 la relégation en Corse. Cet exil devait durer jusqu'à 49. Les loisirs, alors, ne lui manquaient point pour écrire ; aussi compose-t-il des ouvrages dont les titres évoquent les préoccupa- tions qui le hantaient : « De Providentia », « De constantia Sapien- tis », « Ad Helviam matrem de consolatione », enfin « Ad Polybium de consolatione », destiné à l'affranchi tout-puissant dont l'inter- vention, espérait l'exilé, le tirerait de cette Corse trop lointaine.

C'est aussi le temps du traité « De Brevitate vitae ».

Revenu enfin à Rome, le voici précepteur de Néron. Dès lors, il est au service de l'Etat et du souverain jusqu'en 62. Les affaires avaient le pas sur la réflexion. Pourtant il trouve le moyen et le

(1) Pour plus de détails, se reporter à R. WALTZ, Vie de Sénèque, Paris, 1909.

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temps d'écrire « De Clementia » dédié à Néron, traité nécessaire mais inutile, on le sait de reste. Il compose l' « Apolokuntosis ». Ce sont enfin « De vita beata », « De tranquillitate animi ».

En 62, il devient clair que Sénèque n'est plus persona grata.

Il convient de prendre sa retraite : le traité « De otio » répond à ces préoccupations. En 63, Sénèque échappe définitivement aux obligations de la cour. Mais déjà étaient sur le chantier les « Natu- rales Quaestiones », encyclopédie de la science contemporaine, les sept livres « De Beneficiis ». Depuis 63 aussi, s'échangeaient les lettres de Lucilius et les réponses de Sénèque. Survint alors la conjuration de Pison, dirigée contre Néron, et bientôt découverte.

Sénèque qui pouvait difficilement échapper au reproche de ne l'avoir pas dévoilée, alors qu'il lui était impossible de l'ignorer, reçoit l'ordre de se tuer : il s'y soumet sans retard. C'était l'an 65 après J.-C. (1).

Ainsi cessait la mission de Sénèque.

Sa mission — si le mot n'est pas trop grand — a été de souli- gner l'aspect moral de la philosophie et de recueillir bien des aspi- rations qui, sany lui et avant lui, remuaient l'âme païenne. Il a senti avec acuité que toute spéculation avait un aspect vital, qu'elle devait aboutir au « bien vivre ». Il refuse donc — un peu parce qu'il s'y trouve dépaysé — d'entrer dans les questions

(1) Les notices qui précèdent le texte de Sénèque, « Collection des Univer- sités de France », Les Belles-Lettres, Paris, proposent la chronologie que nous . suivons.

Ad Marciam de consolatione entre 37 et 41

De Ira 41

De Providentia 41

De constantia sapientis entre 41 et 42 environ

Théâtre entre 41 et 62 environ

Ad Helviam matrem de consolatione entre 42 et 43 Ad Polybium de consolatione 43

De brevitate vitae 49

De clementia entre 54 et 55

Apolokuntosis 54

De vita beata 58

De tranquillitate animi ' entre 49 et 61

De otio 62

Naturales quaestiones entre 61 et 64

De Beneficiis entre 63 et 64

Epistulae ad Lucilium entre 63 et 64

Toutefois, cette chronologie laisse place à des divergences *que nous n'avons pas à apprécier et qui sont sans portée, dans nos perspectives. On peut consulter sur cette question :

E. ALBERTINI, La composition dans les ouvrages de Sénèque, Paris, 1923 ; R. WALTZ, La vie de Sénèque, Paris, 1909 ; L. HERRMANN, La date de la Consolation à M arda.

Revue des études anciennes, 1929.

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techniques, il s'insurge résolument contre les cavillationes, les discussions logomachiques. Il laisse décanter l'eau troublée par les divisions d'école : que lui importent les soPhismata ? Il vise à l'es- sentiel : l'attitude intérieure que l'homme doit prendre devant la vie. C'est pourquoi la doctrine de Sénèque mérite le nom de sagesse. Qu'elle recèle une métaphysique, qu'elle soit une morale, la chose ne fait pas de doute. Mais par dessus tout, elle prétend atteindre l'homme concret, déterminer sa conduite pratique, régir l'activité intérieure et extérieure, et pas seulement ordonner ses concepts. Elle tend à conformer l'homme tout entier à la vérité qui lui est donnée, vérité qui englobe l'homme, le monde, Dieu.

Ainsi, on le pressent, la philosophie ne sera jamais aux yeux de Sénèque, un système cohérent de propositions abstraites et de concepts soigneusement emboîtés ; la philosophie tient de la méta- physique et de la morale, mais encore de la spiritualité, dans la mesure où celle-ci est une doctrine de la perfection et du « bien vivre ».

Tel est, à son égard, le sens de la philosophie « amor et adfec- tatio sapientiae », tel est son enjeu, tel est son prix .

Par tout ce qu'il est et par tout ce qu'il reçoit, Sénèque est un des représentants les plus purs du paganisme antique (i).

De ce fait, il va nous fournir un témoignage précieux, spécialement sur la position de l'homme à l'égard de Dieu dans la pensée païenne. En effet, il ne subit pas encore l'influence du christia- nisme. Ni ses docteurs, ni ses fidèles n'ont pu agir sur lui (2).

A supposer même que cette influence ait pu le toucher en quelque façon, il ne pouvait en être atteint qu'en vertu de ses dispositions intimes, d'une sorte d'harmonie préétablie, rien ne l'y préparant, ni dans son éducation, ni dans son milieu. Sénèque est donc une âme païenne, pure de tout alliage.

Il est de plus une intelligence moyenne. Ce n'est point un génie philosophique, on l'a déjà dit. Aussi la profondeur de la pensée ne saurait donner à ses lecteurs l'illusion de l'élévation morale, si cette dernière lui manque. La richesse des aperçus nou-

(1) On a pu dire qu'il était le symbole et le résumé de son temps. A.-J. FESTU- GIÈRE et P. FABRE, Le monde gréco-romain au temps de Notre-Seigneur, Paris, 1935, l, p. 175.

(2) On sait que la prétendue correspondance de Sénèque et de Saint Paul est pure invention. Voir Religion in Geschichte und Gegenwart, Tubingen, 1931, Seneca, V Band, p. 430. AUBERTIN, Sénèque et Saint Paul, Paris, 1872.

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