MARIA TOMYS-ME´RIGOT
LA NOUVELLE E
´COLE
DU REPORTAGE POLONAIS
Dans le monde e´ditorial franc¸ais, le reportage polonais s’est fait une place sous la de´nomination « la nouvelle e´cole du reportage polonais ». Cette de´nomi-nation souligne sa spe´cificite´. En quoi consiste-t-elle ?
Traditionnellement, le reportage appartient au mode d’e´criture journalistique donc, informatif, fugace. Il veut aussi eˆtre un te´moignage sur le monde et sur l’e´poque. Les investigations du journaliste garantissent sa ve´racite´.
Les reportages re´unis sous le titre ge´ne´rique de « la nouvelle e´cole polonaise du reportage » ont d’autres caracte´ristiques. Ils n’appartiennent plus uniquement au genre journalistique. Ces e´crits sont pre´ce´de´s, comme dans le journalisme, par les investigations de l’auteur. L’auteur garantit l’authenticite´ des person-nages et des e´ve´nements de ces re´cits, mais l’e´tape suivante, la mise en forme, diffe`re. Apre`s avoir utilise´ la de´marche journalistique, les auteurs du reportage litte´raire utilisent tous les proce´de´s appartenant au genre fictionnel. Le reporter s’est fait l’e´crivain. Son œuvre cesse d’avoir un caracte`re uniquement infor-matif, son contenu ne perd rien de son actualite´. En meˆme temps, elle s’efforce d’atteindre une proble´matique plus profonde, universelle. Ces e´crits, loin de l’agitation d’une actualite´ sensationnelle, ne se pe´riment pas mais gardent leur valeur durable.
Il est inde´niable que, aujourd’hui, le reportage a acquis en Pologne, aujourd’hui, un statut particulier. Margot Carlier dit que le reportage polonais doit beaucoup a` la censure communiste. Tout regard critique sur la re´alite´ e´tait alors conside´re´ comme une atteinte a` la foi en un « avenir radieux ». L’e´criture qui abordait directement les proble`mes e´tait a` l’e´poque impossible. Une me´thode a vu le jour peu a` peu : la vue d’ensemble e´tant interdite, il fallait parler de destin individuel de manie`re me´taphorique, pour « crypter » le sens ge´ne´ral. C’e´tait au lecteur de de´couvrir le deuxie`me sens, « le deuxie`me fond ». Kieślowski parle aussi de ce jeu installe´ entre l’auteur et le spectateur « derrie`re
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le dos de la censure ». A. Michnik a conc¸u une formule lapidaire pour de´signer ce proce´de´ : « l’art de voir la mer dans une goutte d’eau ».
Ces re´flexions sur la spe´cificite´ du reportage litte´raire polonais sont de´velop-pe´es dans des articles e´crits a` l’occasion de la sortie d’une anthologie du reportage polonais. Le choix de Margot Carlier de diffe´rents styles d’e´criture et de diffe´rents sujets donne un aperc¸u, certes arbitraire, mais le plus repre´sentatif possible du reportage litte´raire polonais. Le titre du livre publie´ par « Noir sur Blanc » est La vie est un reportage1. La plupart des reporters appartiennent a` la jeune ge´ne´ration lie´e a` « Gazeta Wyborcza ».
Trois personnalite´s confirme´es depuis longtemps y figurent aussi : Ryszard Kapuściński, Hanna Krall et Marian Brandys. « Gazeta Wyborcza », le premier journal dans la Pologne libe´re´e de la censure, a su donner la place et le temps indispensables aux cre´ations de ce type.
Anna Bikont et Joanna Szczęsna parlent des deux prix Nobel polonais. Dans leur reportage2, elles ont adopte´ un point de vue original. On n’y trouve pas d’analyse des œuvres des deux laure´ats, pas de paroles solennelles, ni de te´moignages d’admiration des lecteurs, rien que de menus e´ve´nements qui tissent avec subtilite´ la relation installe´e entre les deux poe`tes. Czesław Miłosz intimide Wisława Szymborska.
Il y a bien longtemps, pendant une soire´e poe´tique, parmi les poe`tes qui lisaient mal leurs textes, Szymborska a vu pour la premie`re fois Czesław Miłosz en « che´rubin boudeur ». Il re´citait d’une voix pose´e ses poe`mes, et elle pensait : « voila` la poe´sie et un grand poe`te ». Wisława Szymborska, prix Nobel de la poe´sie, n’a jamais perdu sa timidite´ face a` Miłosz.
Dans un autre reportage, Mariusz Szczygieł3 est capable de de´couvrir l’insolite dans le fait le plus commun. Il pre´sente une femme ordinaire qui note scrupuleusement les petits faits et gestes de sa vie quotidienne. Elle ignore comple`tement les e´ve´nements historiques et s’applique a` donner les de´tails de ses petits de´jeuners, le nombre « des personnes vues par hasard », a` ne pas confondre avec « les personnes rencontre´es par hasard ». La plume de Mariusz Szczygieł, par petites touches, re´ussit a` rendre pathe´tique cette vie « tragique-ment banale ».
Irena Morawska4 est partie en Calabre pour retrouver les traces d’Emilia, une jeune Polonaise. Comme dans une enqueˆte policie`re, le destin d’Emilia se pre´cise au fur et a` mesure des de´couvertes de la journaliste. Elle a compris
1 La vie est un reportage. Anthologie du reportage litte´raire polonais, sous la re´d. de
M. Carlier, Paris, « Noir sur Blanc », 2005.
2 « L’intimide´e », pp. 15-31. 3 « Reality », pp. 33-45. 4
184 LA NOUVELLE E´ COLE DU REPORTAGE POLONAIS qu’Emilia vivait humilie´e, cloıˆtre´e, exploite´e par sa patronne. La journaliste a pris la responsabilite´ de figurer dans son reportage comme un des personnages et n’a pas cache´ le fait d’eˆtre intervenue dans la vie d’Emilia pour la retirer de force de chez sa patronne.
Ryszard Kapuściński disait que : « Pour eˆtre reporter, il faut eˆtre un homme bon... Seul un eˆtre bon essaie vraiment de comprendre les autres... Et, d’emble´e, il s’associe a` leur destin ».
Dans cette anthologie les sujets et les styles d’e´critures sont varie´s, mais une profonde attention a` autrui et une grande empathie sont communes a` tous les auteurs.
On peut dire que le milieu e´ditorial franc¸ais partage l’avis de Margot Carlier, selon lequel « l’e´cole polonaise du reportage a atteint un niveau tout simplement remarquable » et « a su gagner ses lettres de noblesse, a` l’e´gal des genres litte´raires traditionnels ».