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Identités islamiques dakaroises. Étude comparative de deux mouvements néo-confrériques de jeunes urbains

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Identités islamiques dakaroises. Étude comparative de

deux mouvements néo-confrériques de jeunes urbains

Fabienne Samson

To cite this version:

Fabienne Samson. Identités islamiques dakaroises. Étude comparative de deux mouvements néo-confrériques de jeunes urbains. Autrepart - revue de sciences sociales au Sud, Presses de Sciences Po (PFNSP), 2006. �hal-01720289�

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Identités islamiques dakaroises.

Étude comparative de deux mouvements néo-confrériques

de jeunes urbains

Fabienne Samson*

Dakar est une ville où l’empreinte de l’islam est omniprésente. Dans chaque quartier les commerçants, chauffeurs de taxis ou d’autres transports en commun montrent leur appartenance confessionnelle par l’inscription du nom de leur guide spirituel en grosses lettres peintes sur leur boutique ou sur leur véhicule. Les murs de la ville sont également recouverts de dessins figurant un marabout ou de graf-fitis à l’honneur d’un chef religieux particulièrement estimé. De multiples mosquées quadrillent la ville et sont abondamment fréquentées. Si les appels des muezzins ponctuent ainsi la vie des Dakarois, les pratiques islamiques sont bien plus diversifiées que les cinq prières quotidiennes et la grande prière du vendredi à la mosquée. De nombreux mouvements organisent cet islam diffusé dans l’espace urbain. Ils s’adressent à toutes les populations mais sont habituellement spécialisés dans une classe d’âge ou dans les enseignements spécifiques de l’une des turuq 1 du pays.

Parmi une multitude d’organisations religieuses 2, se dessine au Sénégal depuis une quinzaine d’années une nouvelle mouvance islamique urbaine composée de mouvements néo-confrériques. Comme leurs homologues néo-chrétiens, ils se caractérisent par la manière dont ils permettent à leurs adeptes de prétendre à une transformation positive de leur vie grâce à leurs enseignements, ainsi qu’à un nouvel ordre social grâce à la conquête de la société civile par des moyens de prosé-lytisme ultramodernes. Alors, au-delà de différences liées à leur tariqa d’origine, ces mouvements se rejoignent dans leur façon de faire évoluer le système maraboutique, dirigé encore aujourd’hui par les patriarches des grandes familles qui fondèrent les

princi-* Anthropologue, IRD, UR 107, 32 avenue Henri Varagnat, 93143 Bondy Cedex, Fabienne.Samson-Ndaw@bondy.ird.fr.r

1. Terme d’origine arabe pluriel (tariqa au singulier) qui désigne les confréries islamiques structurant l’essentiel des pratiques des Sénégalais. Elles sont organisées sous forme de familles religieuses dépositaires de la doctrine auxquelles les fidèles font allégeance.

2. L’islam soufi (confrérique) est très largement majoritaire au Sénégal, même si des organisations réfor-mistes ou autres sont également présentes, décrites par exemple par Muriel Gomez-Perez [1997].

3. Terme d’origine arabe qui désigne le lieu d’implantation d’une confrérie ou d’une branche confrérique.

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pales zawiyas 3 du pays. Le Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty du guide tidjane Moustapha Sy et le Mouvement Mondial pour l’Unicité de Dieu du marabout mouride Modou Kara Mbacké, développés dans les années 1990 en ville (notamment à Dakar lieu privilégié de cet article), sont les deux groupes précurseurs de cette mouvance. Ils en sont aussi les plus représentatifs tant par leur nombre de disciples (ils disent regrouper chacun 500 000 fidèles, même si ce chiffre ne repose sur aucune statistique réelle) que par la place prépondérante des deux turuq 4 dont ils sont issus. Certes, leur étude comparative, basée sur plusieurs longues enquêtes ethnographiques réalisées au Sénégal de 1998 à 2004, peut sembler saugrenue au regard de leur différence de rituels très marquée. Pourtant, ils sont tous deux inscrits dans cette même démarche de renouvellement de l’islam contemporain au Sénégal. Implantés dans tous les quartiers de Dakar, ils n’ont pas choisi d’investir des lieux précis de la ville (comme les mosquées par exemple) mais ont préféré se diffuser dans l’ensemble de la capitale afin de recruter parmi toutes les couches sociales. Ils s’adressent exclusivement à un public de jeunes garçons et filles dont la sociologie est assez variée 5. La ville, choisie volontairement parce que lieu de concurrence au sein du champ maraboutique, leur offre alors la possibilité de toucher un large audi-toire en quête de nouveaux repères. Face aux mutations profondes des modes de vies liées à ce contexte urbain, ils se démarquent des enseignements classiques de leurs confréries d’origine et prennent comme principal thème de prédication les difficultés journalières rencontrées par les jeunes citadins (le chômage, la délinquance, l’élargissement des liens familiaux…). Inspirés par un islam réfor-miste 6 ils se donnent ainsi pour mission de moraliser cet environnement non-conforme à leur conception religieuse et de réislamiser la société sénégalaise afin d’offrir à leurs fidèles l’espoir de vivre un jour dans une société islamique idéale. En échange, les jeunes disciples s’épanouissent dans de tels groupes où ils tissent de nouveaux liens sociaux et se construisent un nouvel imaginaire qui leur permet de croire en une société meilleure car plus proche de leurs aspira-tions confessionnelles.

4. La Tidjaniyya a été fondée en Algérie par Cheikh Ahmed Tidjani au XVIIIe siècle (vers 1781) et s’est rapidement répandue dans le monde musulman, notamment en Afrique de l’Ouest. La confrérie mouride est née au Sénégal et a été fondée par Cheikh Amadou Bamba (1853-1927) à la fin du XIXe et au début du

XXe siècle. Les deux turuq sont actuellement les deux plus importantes en nombre de fidèles au Sénégal. 5. La base des adeptes est composée de cadets sociaux qui généralement ont fait peu d’études et qui, s’ils travaillent, font des métiers artisanaux pour la plupart d’entre eux. Toutefois, des étudiants ou jeunes profes-seurs y adhèrent également. L’élite, proche des dirigeants, est plutôt composée de jeunes cadres, intellectuels, universitaires, artistes, juristes ou médecins.

6. Le réformisme est né au XIXe siècle dans les villes arabo-musulmanes confrontées à l’avancée colo-niale de l’Occident. Initié par al Afghani (1839-1897), développé par Mohammed Abdoh (1849-1905) fonda-teur de la salafiyya puis par Rashid Ridâ (1865-1935), il estime que l’islam n’est pas en contradiction avec les sciences modernes et prône un refus du droit coutumier, du maraboutisme, du rapprochement avec d’autres religions, de la tradition des oulémas, du soufisme et des quatre écoles juridiques de l’islam. Au Sénégal, le réformisme islamique a paradoxalement connu du succès grâce aux marabouts [Coulon, 1980 ; Gomez-Perez, 1997] et cette dichotomie entre un islam traditionnel et un islam de réforme n’est pas si nette dans la réalité des faits.

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Le but de cet article est ainsi de souligner la manière dont les deux mouvements deviennent de nouveaux lieux de sociabilité dans cet espace citadin et offrent à leurs fidèles des identités religieuses qui prennent en compte cet environnement social. Parfaitement adaptés dans leurs modes de fonctionnement à la ville, grâce à une organisation hiérarchique pyramidale qui leur permet un total contrôle des adeptes quartier par quartier, ces deux groupes cherchent à s’imposer auprès des populations par une occupation ostentatoire de l’espace public. Pourtant, ils repré-sentent également des communautés repliées sur elles-mêmes, des espaces isla-misés [Roy, 1995] dans lesquels les taalibés 7 disent vivre une véritable renaissance identitaire. Ils y apprennent d’autres manières de vivre et de penser, à lier leur quotidien aux préceptes du Coran et de leur tariqa. Nous constaterons alors que fiers de leur nouvelle identité, ces jeunes désirent ensuite sortir de leur communauté religieuse pour participer au grand projet de réenchantement 8 de la société civile dans son ensemble. La moralisation de l’espace urbain se réalise alors de diverses manières, notamment par des actions sociales et citoyennes de transformation de l’environnement. Celles-ci leur permettent également de faire du prosélytisme et de recruter parfois les plus marginalisés de la société qui, une fois adeptes, deviendront à leur tour les ambassadeurs de leur mouvement et de ses enseignements. Dans cette logique de réislamisation de la société par le bas [Bayart, 1981] et pour toujours se différencier et recruter de nouveaux fidèles, les deux leaders néo-confrériques ont aujourd’hui tendance à se politiser. Dotés chacun d’un parti politique ils veulent maintenant peser sur l’État et sur le jeu élec-toral. La question est de savoir si leur nouvelle stratégie est liée à une éventuelle volonté de prise du pouvoir pour une transformation directe, par le haut [Roy, 1992], de la société. Cependant leur politisation rencontre un obstacle majeur parmi leurs propres fidèles. Effectivement, ceux-ci, influencés par des identités urbaines multiples et souvent inscrits dans un processus d’individualisation poli-tique, ne deviennent pas forcément militants de la cause politique de leur leader religieux.

De l’occupation de l’espace public aux espaces religieux urbains

La ville comme stratégie d’implantation

Alors que les zawiyas d’origine (les villes saintes de Tivaouane et de Touba) du Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty et du Mouvement Mondial pour l’Unicité de Dieu ont toujours été intégrées à un environnement rural et se sont développées grâce au travail des champs et notamment à la culture de l’arachide [Copans, 1988], les leaders des deux mouvements ont délibérément implanté

ceux-7. Terme arabe qui désigne le disciple d’une confrérie islamique.

8. Ce terme s’oppose à la théorie du « désenchantement du monde » de Max Weber [1996] selon lequel les sociétés occidentales vont vers une rationalisation, une émancipation de l’explication magique du monde. La question du réenchantement est généralement soulevée à propos des missions chrétiennes en Afrique, mais est également posée à propos du retour du religieux comme phénomène mondial. Cf. : André Mary, Laurent Fourchard [2005], Gilles Kepel [1991].

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ci en ville et ont choisi tous deux Dakar pour installer leur siège social ainsi que leur propre résidence. Ce phénomène d’urbanisation des organisations soufies est loin d’être nouveaux puisque les grands groupes religieux ont toujours accompagné l’exode rural et ont largement participé à l’installation et à la prospérité de leurs fidèles en ville [Diop et Diouf, 1993 ; Copans, 2000]. Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké, guides modernes dans leurs façons de s’habiller, de s’adresser à leur public, dans leur rhétorique [Kane et Villalon, 1995] et tous deux très fortement charismatiques, cherchent ainsi à s’approprier la modernité de la ville à des fins de prosélytisme. Effectivement, cette résolution fut, dans les deux cas, le fruit d’une rude compétition au sein du champ confrérique sénégalais et l’expression d’une farouche volonté de se démarquer de leurs pairs. Issus l’un et l’autre de la dernière génération adulte des descendants des pères fondateurs de leurs zawiyas d’appar-tenance, ils affrontent tous deux une forte concurrence, celle de leurs multiples oncles et cousins plus âgés, tous détenteurs de la baraka de leur ancêtre commun et qui peuvent tous prétendre un jour au titre de khalife de la tariqa. Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké ont alors compris que leur seul moyen de se distinguer était de fonder leur propre mouvement et de le développer en ville, afin de créer une rupture plus ou moins ouverte avec leurs « parents-confrères ». Cette scission fut beaucoup plus franche chez Moustapha Sy qui rejoint son père, Cheikh Ahmed Tidjane Sy, guide religieux notoire et très respecté au Sénégal, déjà installé à Dakar car brouillé avec Tivaouane pour un problème de succession à la mort de son propre père, Ababacar Sy, premier khalife tidjane du pays [Mbow, 1997 ; Samson, 2005]. Les deux hommes décidèrent ainsi de créer une nouvelle lignée maraboutique autour du Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty, le fils se présentant comme le disciple de son père, khalife de la nouvelle généalogie. Tous les autres enfants de Cheikh Ahmed Tidjane Sy sont d’ailleurs regroupés autour d’eux, renforçant de la sorte le nouveau clan familial. Modou Kara Mbacké n’a jamais aussi directement avoué sa rivalité avec ses aînés de Touba. Toutefois, il se recrée lui aussi une nouvelle lignée confrérique, en compétition avec les autres branches de la famille, qui tourne autour de la figure de son grand père, Mame Thierno Birahim Faty Mbacké, frère de Cheikh Amadou Bamba le fonda-teur de la tariqa mouride. Dans ses discours, il rappelle inlassablement les liens de fraternité exceptionnels qui unissaient les deux aïeuls et se déclare leur digne successeur. Ses fidèles aiment dire que Cheikh Amadou Bamba aurait déclaré revenir parmi les descendants de son cadet et, si la réincarnation n’existe pas en islam, ils croient pourtant fermement que leur leader spirituel est le représentant sur terre du fondateur du mouridisme. La création de ces nouvelles généalogies permet ainsi aux deux marabouts de se présenter comme les seuls guides légitimes. Proches d’une vision apocalyptique, ils incitent leurs disciples à les considérer comme envoyés par Dieu sur terre pour accomplir la mission de réenchantement de leur pays. Alors, tels les groupes chrétiens qui prônent le messianisme comme l’avène-ment d’un sauveur, lors d’un temps de crise, afin de rétablir un âge d’or passé, ils critiquent leur société contemporaine, idéalisent un temps ancien (celui du Prophète) et se pensent désignés pour guérir leur société malade, notamment la société urbaine.

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Citadins, les deux leaders ont adapté le mode de fonctionnement de leurs mouvements à cet environnement afin d’offrir à leurs fidèles un cadre accueillant et stable dans cet univers décrit comme pervers.

Structurations des deux mouvements

Le mouvement tidjane, le premier des deux, a été créé à Tivaouane dans les années 1970. Ses premières orientations étaient alors plutôt rurales. Moustapha Sy prit sa direction dix ans plus tard et décida de le développer en ville dès la fin des années 1980 et le début des années 1990. Pour le structurer, il s’inspira des dahiras 9 tels que les avaient repensés son grand père, Ababacar Sy [Villalon, 1996], afin de regrouper tous les fidèles du pays, notamment les citadins, en une organisation qui permettait à chacun de réitérer régulièrement son allégeance au guide spirituel. Moustapha Sy a, de la sorte, agencé son mouvement d’une manière pyramidale qui permet de couvrir l’ensemble des quartiers de toutes les villes du pays et de canaliser les disciples. Au sommet de cette pyramide, lui et ses conseillers dirigent, donnent les directives d’enseignements et d’activités. Des structures intermédiaires par paliers, appelées secteurs et axes, sont pilotées par des fidèles qui servent de relais entre les hauts responsables et les adeptes de base regroupés dans des sections de quartiers. Créé en 1995, le Mouvement Mondial pour l’Unicité de Dieu est organisé d’une manière particulièrement similaire à celle du groupe tidjane, si bien qu’il semble évident que Modou Kara Mbacké s’est inspiré du mouvement de son confrère et ami pour le structurer. Seuls les noms des éléments composant la pyramide changent. Voici pour comparaison leurs organi-grammes.

9. Terme d’origine arabe qui veut dire cercle et qui désigne les associations de croyants dans les quar-tiers, les universités, les entreprises, etc., dont l’objectif est une solidarité et une entraide ainsi qu’un acte d’allégeance à un guide religieux.

Fig. 1 – Organisation du Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty Revue39_p003p020_AL Page 7 Vendredi, 1. septembre 2006 4:28 16

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Au sein de ces deux organisations, diverses activités ont lieu. Tous les jeudis soirs (veille du vendredi, jour sacré dans l’islam), les fidèles se retrouvent dans les cellules ou sections de base pour prier, chanter, discuter de thèmes particu-liers. Certains sont amenés à faire un exposé parfois commenté ensuite par l’assemblée. Les présidents, jeunes adeptes qui ont choisi ce rôle, sont garants du bon déroulement de chaque séance et de l’application des directives de leur guide, transmises par les responsables d’axes, de zones, ou directement par les conseillers du marabout. Durant l’année, d’autres activités plus ponctuelles se déroulent également dans ces structures. Par exemple, plusieurs sections ou cellules de divers quartiers peuvent se regrouper dans une zone géographique déterminée pour un diaporama, une conférence ou une rencontre particulière avec le chef spirituel.

Ces deux structures pyramidales sont ainsi la base organisationnelle de chaque mouvement et permettent une communication très rapide et efficace entre le sommet et la base. Les lieux de rituels y sont bien déterminés. Habituellement un fidèle propose sa maison parentale comme point de rendez-vous, si elle est assez grande pour réunir environ une trentaine de personnes. Toutefois, par souci de prosélytisme et parce qu’ils sont persuadés, du fait de leur message religieux, d’avoir droit à une occupation ostentatoire de l’espace public urbain, les taalibés investissent souvent les rues, bloquant durant deux à trois heures la circulation. Lors d’un diaporama ou pour les prières du jeudi soir, des nattes recouvrent le sol, des écrans sont tendus d’une maison à une autre, des hauts parleurs sont attachés aux poteaux électriques et transmettent à tue-tête les discours et les chants. Ces jours-là, les véhiculent sont obligés de faire multiples détours dans les ruelles et les

Fig. 2 – Organisation du Mouvement Mondial pour l’Unicité de Dieu Revue39_p003p020_AL Page 8 Vendredi, 1. septembre 2006 4:28 16

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habitants proches d’un lieu de prière participent involontairement à ces manifesta-tions. Pourtant personne ne critique ouvertement cette captation et appropriation de l’espace public, les Dakarois semblant obligés d’accepter cette propagande, légi-time car religieuse.

Des communautés religieuses lieux de sociabilité

En dehors des deux structures pyramidales qui cadrent les activités officielles, d’autres organisations sont mises en place, appelées cellules, fédérations ou autres. Au siège social de leur mouvement, chez d’autres disciples de leur quartier ou directement dans l’une des maisons dakaroises de leur guide spirituel, les fidèles se retrouvent régulièrement en fonction de leur âge (cellule cadets), de leur sexe (cellule ou fédération des femmes) ou de leur activité (cellule ou fédération des élèves, des étudiants, club sportif…) pour discuter du Coran et des préceptes de leur tariqa, apprendre des règles de vie, des métiers artisanaux (menuiserie, couture, cuisine…). L’objectif est d’englober totalement la vie des adeptes afin de les sortir de leur environnement urbain familier et de les transformer en des êtres nouveaux dont l’unique référence est celle des enseignements de leur mouvement. Ce style de lieux est typique des espaces islamisés [Roy, op. cit.], micro-sociétés au sein de la société globale, dans lesquels les disciples apprennent à corréler leurs actes journaliers à leur religion, à prendre le Coran comme guide pratique du quoti-dien et à vivre comme s’ils étaient dans une société islamique idéale. Ces organisa-tions, lieux d’expérimentation de la foi, deviennent alors des lieux de sociabilité urbaine pour des jeunes en quête de repères spirituels et moraux, qui y trouvent une nouvelle fraternité qu’ils partagent avec d’autres ayant la même conception du monde et de la société qu’eux. Ils aiment dire que ces mouvements sont leur nouvelle famille où les liens tissés sont plus forts que des liens de sang. Lorsqu’ils y entrent, ils quittent le temps d’un rituel leurs problèmes journaliers (le chômage, la pauvreté, les difficultés familiales 10) pour vivre un instant de paix partagée. Certains d’entre eux, certes une minorité, choisissent même de quitter toute autre activité pour se consacrer entièrement à leur marabout. Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké peuvent alors les héberger dans des maisons à Dakar et leur offrir des postes clés au sein de leur mouvement. Par exemple, le responsable mouride a créé deux ensembles caractéristiques, la philharmonie islamique et la Kara sécurité. Quelques centaines de fidèles passent ainsi leurs journées à jouer de la musique et plus précisément la mélodie divine, air dicté par le marabout et qui lui est inspiré, d’après lui, par les anges, ou à s’entraîner physiquement afin d’assurer le service d’ordre du mouvement.

Cette identité nouvelle acquise au sein de ces groupes dans lesquels ils vivent leur adhésion comme une véritable renaissance, tels des born-again 11, fortifie la

10. Ce travail est basé sur des enquêtes ethnographiques non chiffrées. Pour des renseignements statisti-ques sur les problèmes des jeunes Dakarois, voir Antoine et al. [1995].

11. Comme dans les mouvements chrétiens évangéliques, les fidèles des groupes néo-confrériques disent avoir été élus pour adhérer. S’ils ne sont pas touchés par la grâce lors d’un baptême, leur adhésion suit géné-ralement un véritable « coup de foudre » lors de la rencontre avec leur guide spirituel.

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personnalité de ces jeunes. S’ils y sont habituellement entrés par le biais de parents ou d’amis, ils sont maintenant fiers d’être devenus des musulmans respectables et sont persuadés d’être des exemples à suivre pour toute la jeunesse du pays. Ils se donnent alors pour mission d’investir d’autres lieux de la ville afin de recruter de nouveaux disciples. Certains s’occupent d’organisations laïques, sportives ou culturelles telles les Navétanes, manifestations renouvelées chaque année durant les vacances scolaires de juillet à septembre et qui occupent les jeunes des quartiers par des tournois de football ou autres activités physiques ou intellectuelles. Des fidèles des deux mouvements disent alors y participer afin de rencontrer une multi-tude de jeunes auxquels ils vantent les mérites de leur mouvement et qu’ils tentent, par conséquent, de recruter. Leur objectif est ainsi clairement de sortir de leur communauté religieuse afin de participer au travail de réenchantement de leur envi-ronnement.

Un nouvel imaginaire social

La moralisation de l’espace urbain

Dès leur développement dans la capitale sénégalaise, les deux mouvements se sont engagés dans une volonté de mutation de la société urbaine. Si, dans tout ordre soufi, le guide a comme objectif de métamorphoser la personnalité de son élève afin de lui faire suivre la Voie [Gaborieau, 1996], ces deux mouvements ont rapi-dement dépassé le cadre religieux de leurs confréries d’origine et, par un enseigne-ment de masse, choisi de se consacrer à la réislamisation progressive du cadre de vie de leurs fidèles. Les discours des deux leaders ont pris alors très vite comme principal thème de prédication la dénonciation de comportements citadins inaccep-tables pour l’islam. La ville devint pour eux le lieu privilégié de perdition, de déviances et autres perversions. Ils commencèrent à critiquer les jeunes qui boivent de l’alcool, se droguent, passent leurs journées à préparer du thé entre amis au lieu de chercher un emploi. Les filles furent les premières visées par ces critiques : considérées comme sources des principaux problèmes de la société, elles furent accusées de mœurs légères, de porter des vêtements trop dénudés, de mal élever leurs enfants, etc. Pour les deux mouvements, la ville fut définie comme le facteur central de ces dépravations car, lieu de brassage de cultures et de populations, elle engendre obligatoirement, selon eux, une perte de repères et de valeurs fondamen-tales pour la jeunesse. Leur objectif principal fut alors d’apporter à leurs jeunes fidèles une nouvelle éducation, une nouvelle identité de musulmans. Cette éduca-tion eut dès lors pour dessein, idéalement, de leur permettre d’envisager l’avenir plus sereinement et de se détourner de ce qui est mauvais pour eux car contraire à l’islam.

Cette volonté de moralisation massive des mœurs est la manifestation visible du passage d’un islam soufi, mystique et confrérique, en d’autres termes tourné vers un enseignement ésotérique, à un islam social, exotérique, inscrit dans le monde [Diop et Diouf, 1999], dans la société, sécularisé et embrassant tous les aspects de Revue39_p003p020_AL Page 10 Vendredi, 1. septembre 2006 4:28 16

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la vie des adeptes. Toujours soufis mais paradoxalement inspirés par multiples mouvements de l’islam réformiste 12, les deux mouvements partagent cette même détermination à réislamiser le Sénégal. Ils ont la même conception d’un islam total englobant le social, le politique, l’économie et la morale, et ont un même rapport conflictuel à l’Occident. Celui-ci est considéré comme une variable primordiale dans la déchéance du mode de vie urbain sénégalais car, ancien colonisateur, il ne cesse aujourd’hui selon eux de vouloir imposer sa culture athée et pernicieuse. Pourtant, cet Occident fascine également Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké qui aiment à dire qu’ils s’y rendent régulièrement 13 et citent très souvent des auteurs français (Descartes, Victor Hugo, Bourdieu et autres) dans leurs propres discours pour appuyer leur argumentation et se donner un ton savant. Cette ambi-guïté accentue leur tiraillement entre diverses sources d’influences. S’ils font, comme les mouvements réformistes, une relecture radicale de l’histoire mondiale, remettent en cause l’ordre économique et politique planétaire et aspirent à un retour vers une morale islamique, ce qui leur permet de faire évoluer le cadre marabou-tique local, ils s’en démarquent néanmoins. Ainsi, ils refusent une arabisation de la société, restent flous sur la question de la laïcité et ne semblent pas, pour l’instant, désirer la mise en place d’une république islamique dont ils ne parlent jamais clai-rement. En conséquence, ils ne deviennent pas eux-mêmes réformistes mais se transforment en mouvements confrériques inspirés par des idées de réforme [Kane, 1995].

Cette nouvelle détermination à inscrire la vie urbaine de leurs fidèles dans une moralité austère se concrétise par des actions concrètes et spécifiques de mutation profonde de la société dans son ensemble.

Les modes de transformation de l’espace urbain

Les deux mouvements organisent chacun toute une série d’activités visant à réformer le cadre de vie de leurs disciples et, au-delà, celui de toute la population séné-galaise. Ces activités peuvent être classées selon une typologie double : tout d’abord, les fidèles apprennent, au sein de leur mouvement, à devenir de « super-musulmans » grâce à « des actes de conversion identitaire », puis fiers de leur nouvelle identité, ils agissent par des « actes de prosélytisme » à la réislamisation globale de la société.

Le premier type d’actions est donc réalisé au sein des mouvements eux-mêmes, par les taalibés auxquels des modes de comportements et de pensées sont enseignés afin de les amener à insérer leurs conduites journalières dans les préceptes du Coran et de leur tariqa. Si cette formation semble correspondre à tout enseignement soufi classique, les deux groupes religieux ont pour tâche de rééduquer entièrement leurs jeunes disciples qui doivent en principe devenir de véritables athlètes 14 de leur

12. Les deux marabouts et notamment Moustapha Sy se targuent d’avoir des amis parmi les Frères Musulmans d’Égypte ou encore chez le FIS algérien.

13. Ces mouvements transnationaux ont des implantations à l’étranger, notamment en Europe et aux États-Unis, dans lesquelles les marabouts se déplacent régulièrement. Les diasporas sont un moyen efficace de prosélytisme dans les pays peu islamisés, mais cette question ne pourra pas être développée ici.

14. Terme employé par un adepte moustarchid, entretien réalisé à Dakar, le 17/08/1998.

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religion et représenter alors des Tidjanes et des Mourides supérieurs à leurs confrères. Leur moralité doit être irréprochable et leur identité se fondre dans celle d’un musulman mystique, pieux et responsable. Il leur est demandé de réaliser un jihad intérieur aux passions qui nuisent à la tranquillité de leur âme, d’être indiffé-rents aux attraits jouissifs de la ville qui les détournent du Coran et de répondre à toute une série de valeurs (la tolérance, le partage, l’honnêteté, le dévouement…) qui fera d’eux des croyants dignes et respectables. Leurs comportements quotidiens sont également repensés et, outre la condamnation des lieux ludiques urbains, il leur est formellement interdit de cracher dans la rue, de porter des vêtements sales, de parler fort, de rire aux éclats, de se faire trop remarquer, etc. Par contre, il leur est recommandé de saluer respectueusement leurs aînés, de se soumettre à leur volonté, de se tenir droit, de manger lentement, d’être toujours poli, etc. Les actes journaliers de l’ensemble des fidèles sont, de la sorte, totalement redéfinis et doivent témoigner d’une conduite irréprochable dans un environnement citadin pervers. Ces codes sont facilement acceptés par les disciples qui les expérimentent comme dimension clé de la foi [Corten et Mary, 2000]. Les filles doivent, elles, se soumettre à des règles plus élaborées, conçues pour les transformer en modèles de comportement auxquels la société toute entière pourra se référer. Ainsi les femmes, considérées comme représentantes de l’avenir car chargées de l’éducation des enfants mais également perçues comme potentiellement dangereuses pour la société [Hoffman, 1996], reçoivent une instruction particulière où il leur est demandé de se soumettre à leur mari et de penser avant tout au bien-être du foyer et des enfants même si le droit de travailler leur est accordé.

Cette identité nouvelle acquise au sein des deux mouvements doit transparaître dans la société urbaine non pas par un type d’habillement précis (il n’est pas demandé aux filles de porter un voile ni aux garçons de s’habiller en djellaba ou boubou) mais par le comportement des adeptes qui doivent servir d’exemple à leurs amis et parents et les amener à adhérer à leur tour. L’objectif est ainsi de toucher un public de masse au travers duquel les préceptes des mouvements s’inséreront progressivement dans la société et la transformeront. Ces actes de prosélytisme font partie des diverses stratégies mises en œuvres pour le réenchantement de la société citadine. Ils ont comme avantage de sensibiliser l’entourage immédiat des fidèles et offrent à ces derniers la responsabilité de la diffusion et de l’acceptation de leur mouvement. Sûrs d’eux-mêmes et fiers de leur identité neuve renforcée par le rôle de propagateur qui leur est confié, les jeunes taalibés s’acquittent de leur tâche avec zèle et empressement.

D’autres modes de recrutement, nommés activités citoyennes, permettent égale-ment l’inscription des deux mouveégale-ments sur la scène urbaine et le travail de mora-lisation des mœurs. Plusieurs fois dans l’année, les adeptes sont appelés à participer massivement à des actions de nettoyage des rues, de défrichage des cimetières, de réfection d’écoles ou encore de restauration d’hôpitaux. Les deux groupes repren-nent ainsi à leur compte le fameux mouvement de jeunes urbains du set/setal 15

15. Termes wolofs qui signifient littéralement propre (set) et rendre propre (setal).

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de la fin des années 1980 à Dakar [Diouf, 1992] qui visait, par un nettoyage de la ville et une réappropriation de l’espace public par des dessins figuratifs et emblé-matiques sur les murs des quartiers, à rendre symboliquement le monde politique propre. De la même manière, les deux mouvements religieux s’approprient des lieux publics le temps d’un assainissement en profondeur et symbolisent de la sorte la purification de la moralité urbaine. Ces actions, largement médiatisées et généra-lement bien acceptées par les populations concernées, leur permettent de se faire connaître et de donner d’eux l’image de mouvements œuvrant pour la satisfaction de la communauté dans son ensemble. Ils organisent des visites régulières dans les prisons et les hôpitaux durant lesquelles Modou Kara Mbacké et Moustapha Sy, entourés de leurs jeunes adeptes, rencontrent des malades, des marginalisés et des délinquants afin de leur redonner espoir grâce au Coran et aux écrits des saints de leur tariqa. Le but évident est de recruter parmi une nouvelle population qui, une fois réinsérée socialement, pourra à son tour décrire les bienfaits de l’un ou de l’autre mouvement et participer ainsi à sa publicité. L’objectif est également, en invitant les laissés pour compte de la société à devenir membres, de transformer graduellement cet environnement urbain qui incite, selon les deux marabouts, les jeunes à la débauche et à la désocialisation. Les deux leaders se vantent alors géné-ralement dans leurs discours de faire baisser la délinquance urbaine et de rendre à la jeunesse citadine les repères qu’elle avait perdus.

Ces actions de réinsertion par la morale et la piété ne peuvent être efficaces qu’accompagnées d’opérations économiques et sociales qui servent de relais face à un État de plus en plus privatisé [Diop et Diouf 1990]. Effectivement, celui-ci a tendance aujourd’hui à se reposer sur ces mouvements religieux, légitimant de la sorte leurs actions sociales. Totalement désengagé notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la gestion de l’espace public, il laisse ces deux groupes devenir des entrepreneurs économiques qui aident, parallèlement aux ONG laïques ou religieuses de développement, leurs jeunes fidèles à trouver un emploi qui les occupera et leur procurera un revenu nécessaire pour ne plus sombrer dans la délinquance. Le mouvement mouride est plus visible dans ces acti-vités car aidé par une tradition économique liée à la confrérie, notamment en ville [Cruise O’Brien, 1985 ; Diop et Diouf, 1992-1993 ; Ebin, 1992] où des boutiques, magasins et ateliers de taalibés mourides sont déjà en fonctionnement. Cependant, le groupe des Moustarchidine organise également des structures économiques et sociales urbaines, même si son passé malchanceux 16 nuit encore aujourd’hui à l’ampleur qu’il voudrait donner à ses actions.

Les deux leaders religieux désirent aujourd’hui inscrire leurs ambitions de transformation de la société dans une perspective plus large et deviennent depuis

16. Lors de l’élection présidentielle de 1993, Moustapha Sy soutint très fermement l’opposition d’Abdoulaye Wade et fit un discours plus que critique envers Abdou Diouf, alors président. Cela lui valut d’être arrêté et emprisonné du 2 novembre 1993 au 12 septembre 1994. De plus, une manifestation de l’oppo-sition en février 1994 à laquelle les Moustarchidine participèrent dégénéra et des policiers furent tués. Sans que la justice ne puisse affirmer que les Moustarchidine étaient responsables, le mouvement fut interdit de 1994 à 1995. Pour plus d’informations détaillées et un décryptage de la presse de l’époque, voir Samson [2005].

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quelques années de véritables entrepreneurs politiques. Cette implication dans le jeu électoral est favorisée par le contexte urbain dans lequel ils évoluent.C’est parce qu’ils accèdent sans difficulté aux médias publics ou privés (radios, télé-vision, presse écrite) implantés dans la capitale sénégalaise qu’ils peuvent se permettre d’utiliser la politique comme moyen de promotion personnelle. Certes, l’un et l’autre aiment dire qu’ils sont habituellement censurés et se posent en victimes des pouvoirs politico-médiatiques. Mais dans les faits, les deux groupes sont des productions religieuses de la modernité [Hervieu-Léger, 1986] et savent parfaitement utiliser les moyens techniques dernier cri pour se faire entendre. Ils communiquent ainsi par le biais de vidéo et de DVD dans lesquels ils présentent des clips montrant les discours les plus importants des guides, les grandes manifestations rassemblant des milliers de fidèles ou encore le déroulement d’activités précises (les actions de nettoyage, un défilé de leur sécurité, etc.). Le mouvement de Moustapha Sy a également un site Internet alors que le mouvement mouride cherche à en réaliser un. Cette quête à se montrer tels des mouvements modernes transparaît particulièrement dans l’atti-tude et le style d’habillement des deux marabouts qui portent des jeans, vête-ments de sport à la mode ou pantalons de cuir et peuvent circuler dans des grosses berlines ou dans des coupés rutilants. Chefs spirituels inscrits dans leur époque, leurs comportements ostentatoires renforcent l’allégeance et l’admira-tion des fidèles qui peuvent parfois, notamment chez les mourides, entrer en transe à la simple vue de leur guide. Cette apparente fascination ne doit cepen-dant pas laisser penser que ces jeunes sont voués corps et âme à leur marabout et l’analyse doit également tenir compte de leur attitude en dehors de leurs mouvements religieux. Ainsi, le processus de politisation des marabouts se heurte à certaines contraintes comme l’individualisation des fidèles dont l’iden-tité citadine est à entrées multiples.

La ville facteur potentiel de contradictions internes

Urbanité, modernité et jeu politique

Si Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké ont tous deux utilisé la ville comme stratégie de démarcation vis-à-vis de leur famille maraboutique respective, la poli-tique est un nouveau moyen pour eux de se faire valoir au sein d’une concurrence religieuse de plus en plus ardue. Cela faisait longtemps que l’un et l’autre montraient les signes d’un intérêt particulier pour la vie politique du pays, appuyant à l’occasion un candidat déjà établi. Cette attitude, n’est en rien exceptionnelle dans un pays comme le Sénégal où la tradition, instaurées déjà sous la colonisation, veut que les religieux soutiennent les politiques lors de chaque élection [Coulon, 1981 ; Triaud, 1992]. Les deux guides ont alors compris l’intérêt de la politique pour se distinguer et pour recruter potentiellement une partie de la jeunesse mécontente des régimes en place. Mais las de faire campagne aux côtés d’hommes politiques qu’ils critiquaient une fois élus, ils prirent l’un et l’autre comme nouveau thème de prédi-cation la nécessité d’une moralisation du monde politique considéré dorénavant Revue39_p003p020_AL Page 14 Vendredi, 1. septembre 2006 4:28 16

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comme lieu de corruption et de promesses non tenues. Tous deux se présentèrent alors auprès de leurs adeptes comme les redresseurs de mœurs de l’espace politique et leur politisation fut la continuité logique de leurs actions religieuses et sociales de réislamisation de la société. Le 18 janvier 1999, Moustapha Sy annonça 17 son rapprochement avec le Parti de l’Unité et du Rassemblement (PUR), fondé par son ami Khalifa Diouf, dont il devint très rapidement le président. Il devint ainsi candidat au premier tour de l’élection présidentielle de février 2000 mais se retira finalement trois jours avant le premier tour de scrutin. Modou Kara Mbacké attendit le 20 février 2004 pour déclarer à la presse 18 la création de son parti poli-tique, le Parti de la Vérité pour le Développement (PVD). L’État laïc du Sénégal accepta ces deux partis religieux, parmi d’autres, sous le prétexte que les marabouts s’affichaient en tant que citoyens ordinaires, mais la société civile, représentée par des journalistes et des intellectuels, reste plus que jamais vigilante sur ces nouvelles orientations politico-religieuses.

Les partis politiques des deux chefs spirituels ne présentent pas de programme clair en dehors de leur volonté d’offrir un nouveau contrat politique et il devient alors légitime de se demander si leur objectif est de réislamiser le Sénégal par une captation du pouvoir. Toutefois, leurs attitudes passées ainsi que le contexte poli-tico-religieux du pays permettent d’imaginer que les deux religieux jouent avec leur nouvelle image de leaders politiques. Celle-ci leur permet d’abord de se posi-tionner au sein du champ maraboutique et de donner d’eux-mêmes la représenta-tion de guides engagés dans la transformareprésenta-tion de leur société. Leur nouveau statut leur offre également la possibilité de s’adresser d’égal à égal avec les représentants de l’État et ils espèrent alors, par le biais de leurs partis politiques, peser sur le débat électoral afin de le moraliser. Il est peu probable qu’ils veuillent, dans les faits, changer le système démocratique actuel dont ils tirent de nombreux bénéfices. Par conséquent et sans vouloir faire de prédiction, il est fort possible qu’à l’avenir Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké continuent, malgré leur nouveau position-nement, à soutenir d’autres candidats ou à participer à une campagne électorale avant de s’en retirer, comme le fit le leader des Moustarchidine en 2000. Même si une possible désillusion liée à la gouvernance d’Abdoulaye Wade peut renvoyer certains jeunes vers un vote religieux, les deux marabouts sont conscients qu’un éventuel échec électoral leur nuirait considérablement. Il est alors certainement plus prudent de maintenir leurs relations avec le pouvoir dans l’état actuel qui, fina-lement, leur permet de s’affirmer publiquement sans pour autant prendre de risques importants. Ce positionnement est d’autant plus crédible que les deux leaders savent que leurs fidèles ne sont pas systématiquement des militants de leur cause politique.

17. Voir les unes des deux quotidiens Sud Quotidien et Le Matin du 18 janvier 1999. 18. Voir les unes de Walfadjri et de Sud Quotidien du 20 février 2004.

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Des dynamiques urbaines multiples

La vie quotidienne des adeptes est plus complexe qu’elle ne pourrait le laisser paraître si l’on se cantonne à l’évolution de ces jeunes au sein de leur groupe reli-gieux. Excepté ceux qui vouent leur vie entière à leur guide et qui sont, finalement, une minorité, les taalibés de Moustapha Sy et de Modou Kara Mbacké ont souvent des difficultés à appliquer littéralement les enseignements de leur marabout dans leur vie quotidienne et sont alors bien des fois confrontés à des contradictions entre ce qu’exige d’eux une pratique religieuse rigoureuse et les réalités sociales dans lesquelles ils évoluent. L’environnement urbain, leurs conditions de travail, leurs amis et parents non adeptes sont autant d’obstacles à la réalisation complète de leur nouvelle identité. Ainsi, certains peuvent être amenés, à cause de leur emploi, à côtoyer des lieux interdits par leur mouvement, d’autres encore peuvent entrer en conflit avec leurs parents 19 et amis à propos de leur adhésion et de leur volonté de réglementer l’espace familial en fonction des préceptes de leur guide. Le quotidien des fidèles est ainsi semé d’embûches. Cependant, l’idéal religieux selon lequel les disciples vivent pleinement leur foi est le plus souvent contrecarré par les adeptes eux-mêmes qui, habituellement très jeunes, veulent profiter des avantages de leur âge, s’amuser comme les autres, aller danser et expérimenter ce que la ville leur offre. S’ils restent fiers de leur identité acquise au sein de leur mouvement reli-gieux, dans la vie civile cette identité est à entrées multiples, se conjugue en fonc-tion des lieux où ils se trouvent et des gens avec qui ils sont. Tous disent vouloir respecter strictement les conseils de leur chef spirituel mais cela sera possible dans l’avenir, lorsqu’ils seront mariés et auront des responsabilités familiales. En atten-dant, ils jonglent sans aucune difficulté d’un univers profane journalier à un univers sacré [Éliade, 1965] réservé au temps passé dans leur groupe religieux. Cette atti-tude, perceptible si l’on côtoie les taalibés des deux mouvements dans le temps long et dans la vie quotidienne, permet de relativiser la ferveur et l’adoration bien réelles qui se dégagent des manifestations religieuses et de comprendre que l’allé-geance à un guide n’est totale que lors du temps sacré. Dans la vie civile, profane, les fidèles sont autonomes vis-à-vis de leur guide, même s’ils cherchent malgré tout à agir au plus proche de ses enseignements.

Cette individualisation [Marie, 1997] générée en grande partie par le contexte urbain, est particulièrement visible lors d’élections. Alors que Moustapha Sy et Modou Kara Mbacké s’immiscent de plus en plus dans le champ politique, la majo-rité de leurs disciples ne semblent pas, paradoxalement, devenir des militants tenaces du PUR ou du PVD. Certes, tous disent soutenir sans condition la cause politique de leur marabout qui agit, selon eux, obligatoirement pour leur bien. La fibre patriote développée dans les deux mouvements est d’ailleurs très vite ravivée lorsque l’un ou l’autre guide leur demande, par exemple, de s’inscrire sur les listes électorales. Toutefois, les jeunes fidèles comme l’ensemble de la population séné-galaise urbaine semblent fatigués du clientélisme politico-religieux qui ne résout

19. Il est toutefois rare que les parents dénigrent l’adhésion de leurs enfants et celle-ci n’a jamais comme objectif une rupture générationnelle contre l’autorité ou les pratiques religieuses des adultes.

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pas leurs problèmes quotidiens et l’acte de vote devient par conséquent de plus en plus individuel aujourd’hui. Ainsi, la défaite des ndigals 20 n’a jamais été aussi frap-pante que lors de la dernière présidentielle de 2000 [Diop, Diouf, Diaw, 2000], même s’il faut replacer ce désaveu dans le contexte particulier de cette élection où la volonté de changement de régime était plus forte que toute consigne marabou-tique. Il est donc encore nécessaire de rester prudent sur la systématisation de cette indépendance politique.

Ces espaces religieux urbains deviennent ainsi des lieux d’apprentissage d’un certain militantisme social voire politique, même si les disciples peuvent dénigrer les ndigals électoraux. Les actions citoyennes développées depuis de nombreuses années, le travail réalisé pour sensibiliser les adeptes aux problèmes quotidiens de la ville, leur responsabilisation face à un État démissionnaire, tous ces enseigne-ments ont mené les jeunes à s’intéresser aux grandes problématiques de leur société et à y répondre en se prenant personnellement en charge. Là apparaît alors un nouveau paradoxe interne à ces mouvements : s’ils ont participé à cette socialisa-tion militante, leurs fidèles préfèrent finalement adhérer à de véritables partis poli-tiques plutôt que de soutenir ceux de leurs guides. Les marabouts ont, par conséquent, participé malgré eux à cette individualisation politique. De la sorte, les jeunes disciples instrumentalisent leur appartenance à de telles communautés et s’en servent de tremplin pour appeler à un nouvel idéal social. Ces mouvements leur servent de cadre institutionnel pour faire entendre leurs revendications, paral-lèlement à leur éventuel militantisme dans un autre parti. En retour, pour ne pas être distancés, les marabouts se présentent comme leur porte-parole, ce qui renforce la légitimité de leurs actions de citoyenneté. Cet échange de bons procédés caractérise l’évolution actuelle des pratiques islamiques néo-confrériques au Sénégal où l’islam est finalement toujours étroitement imbriqué dans les affaires sociales et politique du pays.

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Figure

Fig. 1 – Organisation du Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty
Fig. 2 – Organisation du Mouvement Mondial pour l’Unicité de Dieu

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