HAL Id: hal-02662043
https://hal.inrae.fr/hal-02662043
Submitted on 30 May 2020
HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.
et du gras chez l’homme
Gilles Feron, Elisabeth Guichard
To cite this version:
Gilles Feron, Elisabeth Guichard. Lipides et arômes: rôles dans la perception de la flaveur et du gras chez l’homme. Innovations Agronomiques, INRAE, 2010, 10, pp.69-80. �hal-02662043�
Lipides et arômes: rôles dans la perception de la flaveur et du gras chez l'homme
Feron G., Guichard E.
Centre des Sciences du Goût et de l'Alimentation, UMR6265 CNRS, UMR1324 INRA, Université de Bourgogne, Agrosup Dijon, Equipe FLAVI, 17 rue Sully, F-21000 Dijon
Correspondance: Gilles.Feron@dijon.inra.fr, Elisabeth.Guichard@dijon.inra.fr
Résumé
L'acceptabilité des aliments par le consommateur est gouvernée fortement par les composantes aromatiques et sapides de cet aliment et leurs perceptions. La libération des arômes et des sapides lors de la consommation en bouche d'aliments riches en lipides dépend de la composition et de la structure physico-chimique de la matrice alimentaire mais aussi des caractéristiques physiologiques du consommateur. Ainsi la présence de gras a un effet significatif sur le partage des composés volatils entre l'aliment et la phase vapeur. La volatilité des composés d'arômes est fortement dépendante de la nature de la matière grasse (degrés d'insaturation et longueur de chaine). La sensation de gras est perçue tout au long de la consommation de l'aliment gras, de même la qualité et l'intensité de l’arôme évolue au cours de cette consommation. Ces changements sont dus à une modification de la structure de la matière grasse en bouche lors de la fonte du produit mais aussi à des paramètres oraux tels que la mastication, les mouvements de la langue et la qualité de la salive incorporée. Tous ces différents aspects sont présentés dans cette revue.
Mots-clés : Lipides, arômes, flaveur, salive, perception, homme.
Abstract : Lipids and aromas: roles in flavor and fat perception in the consumer
Consumer food acceptability is driven strongly by the aromatic and flavoring components of the food and their perceptions. The release of aromas and tastants during the in-mouth consumption of food rich in fat depends on the composition and physico-chemical structure of the food matrix but also on the physiological characteristics of the consumer. Thus the presence of fat has a significant effect on the volatile distribution between the food and the vapor phase. The volatility of aroma compounds is highly dependent on the nature of fat (degree of unsaturation and chain length). Fats and aromas are perceived throughout the consumption of fatty foods and aromatic intensity changes during oral consumption. These changes are due to modifications in the structure of the fat in the mouth during the melting of the product but also to parameters such as oral chewing, tongue movements and quality and quantity of the saliva incorporated. All these aspects are presented in this review.
Keywords: Lipids, aroma, taste, saliva, perception, human
Introduction
La perception du gras est un phénomène complexe du fait de sa composante multi sensorielle : texture (crémeux), aromatique (volatils, solubilisation des composés d’arôme) mais également gustatif.
La composante gustative a été mise en évidence récemment chez le rat par l’identification du récepteur transporteur CD36 au niveau des récepteurs gustatifs (Laugerette et al., 2005, Besnard, 2010). La
composante olfactive est souvent associée à des notes odorantes typiques des matières grasses mais aussi issues de l’oxydation des acides gras lors de la consommation de l'aliment. Lors de ces études portant sur la détection orosensorielle du gras, la composante olfactive est souvent analysée dans sa globalité et l’importance respective de chacun des composés est peu prise en compte pour définir de manière plus précise cet « espace olfactif et sensoriel » globalement caractérisé par le terme « gras ».
L'objectif de cette revue est d'illustrer par des exemples choisis les différents aspects à prendre en compte concernant la part des composés volatils odorants dans la perception oro-sensorielle du gras.
Les composés volatils représentatifs de "l'arôme gras"
Bien que multimodale, la perception du gras en bouche fait appel à une composante volatile responsable du "goût du gras". Cette composante volatile est principalement associée à des molécules odorantes particulièrement représentatives de cette "note grasse" souvent confondues avec des notes
"beurre", "crème", "lait". Dans le tableau 1 est présentée la liste des principaux composés volatils à l'origine de ces arômes « beurre ». On peut y constater qu'ils sont majoritairement représentés par des méthyl-cétones, des aldéhydes, des lactones et des acides. Parmi ces molécules, le diacétyle et l'acétoine sont particulièrement appréciés en formulation pour leur puissante note beurre conférée aux produits.
Tableau 1 : Nature chimique et caractères hydrophobes des molécules participant à la perception du gras dans les aliments (liste non exhaustive), (Krause et al, 2007; Mallia et al, 2008a; Mallia et al, 2008b; Mallia et al, 2009) La valeur du LogP correspond à la valeur estimée.
Molécule LogP Note aromatique
hexanal 2,2 frais, vert
heptanal 2,7 frais, gras, vert
nonanal 3,8 cireux, rose, frais
benzaldéhyde 1,5 fort, âcre, amande
2,3-butanedione -2,29 fort, beurre, crémeux 3-hydroxy-2-butanone -0,66 doux, beurre, laitier
pentane-2,3-dione 0,24 relevé, beurre, noisette
heptan-2-one 1,8 fruité, épicé, herbacé
nonan-2-one 2,9 frais, doux, vert
undecan-2-one 3,9 cireux, fruité, crémeux
delta hexalactone 0,60 doux, herbacé
delta nonalactone 2,08 noix de coco, crémeux delta decalactone 3,4 frais, doux, noix de coco
acide acétique - 0,2 âcre, vinaigre
acide propanoïque 0,25 relevé, acide, fromage acide butanoïque 0,7 âcre, lait, fromage
acide hexanoïque 1,9 aigre, gras, fromage
acide octanoïque 2,8 gras, cireux, rance
acide nonanoïque 3,4 cireux, sale, fromage acide decanoïque 3,9 désagréable, rance, gras
Dans le cas des systèmes multiphasiques, les substances aromatiques se répartissent entre les phases lipidique, aqueuse et gazeuse selon leurs affinités pour les différentes phases, mais aussi en fonction
de l’organisation structurale du milieu. De nombreuses molécules volatiles étant apolaires donc lipophiles, elles ont une grande affinité pour les lipides, d’où une rétention, qui peut être prédite par leur constante d’hydrophobie ou LogP (Rekker, 1977). L’hydrophobie joue un rôle important dans le comportement thermodynamique des arômes. C’est pourquoi la plupart des composés d’arômes ont une pression de vapeur plus basse et un seuil de reconnaissance (sensoriel) plus élevé dans l’huile que dans l’eau (Bakker et al., 1996). L’importance de la nature et composition de cette phase grasse dans la libération et la perception des arômes a été montrée dans un certain nombre d’études (Harrison et al, 1997 ; Charles et al, 2000 ; Meynier et al, 2003 ; Fabre et al, 2006). Cet aspect est présenté dans le paragraphe suivant.
Effet de la matière grasse dans la libération des composés volatils et impact sur la perception.
Du fait de ses propriétés de solvant, la concentration en matière grasse influence fortement la libération et la perception d'arômes lors de la consommation de l'aliment. Cet effet est très dépendant des caractéristiques des molécules volatiles mais aussi de la nature de la matière grasse. Ceci est attribué au fait que la résistance au transfert de matière est plus importante dans l’huile que dans l’eau et que les composés présents dans l’huile doivent d’abord être transférés dans l’eau avant d’être libérés dans la phase vapeur. Une diminution de la quantité de matières grasses peut donc se traduire par une libération trop rapide des composés liposolubles (De Roos, 1997). Cet aspect est illustré dans ce paragraphe par, entre autres, une étude qui a été menée dans la cadre d'un projet industriel sur les crèmes glacées et qui porte sur l'effet de la nature de la matière grasse (végétale (HP) ou animale (AMF) et de la T° sur la libération d'arômes. Dans la figure suivante (Figure 1) sont présentés les résultats obtenus sur deux molécules d'arômes qui différent par leur Log de P, l'hexanoate d’éthyle (LogP=2,80) qui est une molécule plus hydrophobe que le diacétyle (LogP=-2,29). On peut constater que la libération des 2 arômes augmente avec la température. Cependant cet effet est très dépendant de la nature de la matière grasse utilisée. L'hexanoate d’éthyle est plus libéré avec des émulsions produites à partir d'huile de palme partiellement hydrogénée (HP) qu'à partir de matière grasse laitière anhydre (AMF). La raison possible en est le caractère plus polaire de la matière grasse végétale comparée à la matière grasse laitière. C'est le résultat inverse qui est observé pour le diacétyle. Le caractère apolaire de la matière grasse laitière peut expliquer sa faible affinité pour le diacétyle qui est plus soluble dans l'eau que dans l'huile.
Suite à cette étude physicochimique, une étude sensorielle en temps-intensité1 a été conduite. Elle a consisté à suivre avec un panel la perception de l'arôme au cours du temps lors de la consommation de l'aliment en bouche. Les résultats obtenus sont présentés Figure 2. Des différences significatives peuvent être observées sur l'intensité maximale perçue mais aussi sur la durée de la perception. La note fruitée est perçue avec une plus grande intensité et plus longtemps pour les émulsions faites à partir d'huile de palme partiellement hydrogénée (HP) qu'avec la matière grasse laitière (AMF). Ces résultats vont dans le sens de l'analyse in vitro. En effet, l’hexanoate d'éthyle, responsable de la note fruitée est davantage libéré dans la phase vapeur avec les émulsions HP que celles AMF.
11Le temps-intensité correspond à mesurer avec un panel de juges le changement de l'intensité d'une note olfactive en y ajoutant une dimension temporelle.
15000 20000 25000 30000 35000 40000 45000 50000 55000 60000 65000
Peak area
Temperature Diacetyl
10 C
15 C
20 C 25 C
AMF
HP
Figure 1: Libération in vitro du diacétyle et de l’hexanoate d'ethyle en fonction de la T° et de la nature de la matière grasse utilisée (HP: huile de palme partiellement hydrogénée, AMF: matière grasse laitière anhydre).
Adapté de Guichard et al, 2008.
0 1 2 3 4 5 6 7 8
0 5 10 15 20 25 30 35 40
Intensité
Temps (sec) HP
AMF
Figure 2: Courbes moyennes (10 sujets) de temps-intensité mesurées sur l'attribut fruité en fonction du type de matière grasse utilisée (HP: huile de palme partiellement hydrogénée, AMF: matière grasse laitière anhydre).
Adapté de Guichard et al, 2008.
Un autre exemple de cet effet de la matière grasse peut être trouvé au travers d'une étude menée sur des matrices solides de type fromage. Dans ce projet, il a été montré une relation directe entre la teneur en matière grasse du produit et la libération d'arômes au cours de la mastication de ces fromages (Guichard et al, 2010; Repoux et al, 2010). Les auteurs ont comparé la libération par voie rétronasale de deux arômes, l'un très hydrophobe, i.e. la nonan-2-one (log P = 2.9) et l'autre moins hydrophobe, i.e.
le propanoate d'éthyle (log P = 1.2) chez 50 sujets humains.
0.94
0.82
0.38
0.51 0.47
0.39
0.12 0.11 0.09 0.14 0.14 0.12
0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0
HFff HFs HFss LFff LFf LFs
Millions
Cheeses
Area under the curve (u.a.)
Ion 103 - Ethyl propanoate Ion 143 - Nonan-2-one
Figure 3: Quantité d'arôme libérée par voie rétronasale (moyenne sur 50 sujets) en fonction de la nature de la molécule, de la fermeté et de la teneur en matière grasse de matrices fromagères. HF: produit à fort taux de matière grasse, LF: produit à faible taux de matière grasse. Ff, f, s, ss: degré de fermeté (du plus ferme (Ff) au plus soft (ss)). Adapté de Guichard et al (2010)
Les résultats, présentés dans la Figure 3, montrent que :
- pour le propanoate d'éthyle, la quantité d'arôme libéré en bouche augmente avec le taux de matière grasse et pour un même taux de matière grasse, augmente avec la fermeté, - à l'inverse, pour la nonan-2-one, la quantité d'arôme libéré en bouche diminue avec le taux
de matière grasse mais, dans ce cas aussi, pour un même taux de matière grasse, augmente avec la fermeté.
Ces deux exemples montrent à eux seuls le degré de complexité à apprécier lorsque l'on considère l'aromatisation de produits enrichis en matière grasse. A cela se rajoute un niveau supplémentaire à considérer, à savoir l'interaction entre le consommateur et le produit, en particulier lors de la mise en bouche de l'aliment.
Interactions sphère orale-matière grasse et impact sur la perception des composés volatils du gras en bouche.
Lors de la mise en bouche d'un aliment, les mécanismes mis en jeu entrainent souvent, dans le cadre de la consommation de matière grasse une fonte du produit, une adhésion aux muqueuses et un mélange avec la salive.
Le taux de salive incorporé peut parfois atteindre 30 à 40% selon la nature du produit consommé (Guichard et al, 2010). Le produit qui est alors dégluti est très différent de celui mis en bouche et les interactions entre la matrice grasse et la salive peuvent entrainer un changement significatif dans les profils de libération des arômes contenus dans la matière grasse d'origine mais aussi sur la genèse in
bucco des composés volatils. En effet, la salive humaine est constituée d'un grand nombre de molécules de tailles variables qui peuvent interagir de manière plus ou moins forte avec la matière grasse (Salles et al, 2010). Par ailleurs des études tendent à montrer le rôle de différents paramètres physico-chimiques et biochimiques salivaires dans la perception orosensorielle du gras. Ainsi la présence d’enzymes (ex : lipase, lysozyme), de protéines (ex : lipocaline) ou encore la capacité anti ou pro-oxydante ou le pouvoir tampon de la salive peuvent être impliqués dans la libération et l’oxydation de composés d'arômes et de lipides. Certains composés issus de ces réactions pourront alors être perçus par le consommateur et avoir un impact positif ou négatif (Mattes, 2009). Le tableau 2 fait une synthèse de ces effets possibles.
Tableau 2: Impact possible de différentes caractéristiques de la salive sur la libération et la perception du gras et des composés volatils de la matière grasse (adapté de Salles et al, 2010).
Paramètre
salivaire Substrats, cibles possibles Produits/effets possibles
Impact sensoriel possible
pH Acides gras, acides volatils Sels d'acide Arôme, saveur ? Matière sèche (sels,
petites molécules etc ..)
Composés volatils Salting-out/rétention Arôme
Eh, pouvoir anti- oxydant, oxydases, peroxydases
Acide gras polyinsaturés Aldéhydes, alcools,
cétones Arôme, arrière goût
Amylase Amidon, systèmes émulsionnés Coalescence, floculation
transferts favorisés Texture (crémeux), arôme
Lipolyse Tri-Di- Mono-glycerides Acides gras libres Arôme, saveur
Lisozyme Lipides, systèmes émulsionnés Coalescence, floculation
transferts favorisés Texture, arôme Lipocalines Composés hydrophobes Complexes/Interactions Arôme
Il a ainsi été démontré le rôle de certaines protéines salivaires dans le changement de structure d'émulsions grasses dés la mise en bouche du produit (Silletti et al, 2010). En particulier l'amylase salivaire et le lysozyme jouent un rôle important dans les phénomènes de floculation et de coalescence qui se produisent lors de la consommation d'émulsions huile dans eau. Ces changements de structure entrainent nécessairement un changement dans les surfaces d'échanges générées en bouche et donc un transfert de matière plus important des arômes vers la voie rétronasale.
Dans le cas de matrice solide de type fromage, des études de tapissage en bouche du produit après déglutition ont mis en évidence un effet tapissant plus important quand le taux de matière grasse est élevé (12 % de produit restant en bouche) par rapport aux mêmes matrices avec un taux plus faible (5 à 6% du produit restant en bouche) (Guichard et al, 2010).
Par ailleurs, des interactions peuvent avoir lieu entre le milieu salivaire et les composés volatils responsables de la note grasse. Ceci est particulièrement pertinent pour les acides volatils qui contribuent de manière significative au goût de gras. Au pH de la salive, la plupart de ces acides se retrouveraient sous forme dissociée et donc deviendraient, de manière extrêmement rapide, non volatils (Poette et al, 2010). Ce phénomène nous interroge ainsi sur la part gustative dans la perception de ces composés par rapport à la part olfactive. La salive peut aussi favoriser la libération d'arômes par un
effet dit de "salting out" déjà montré sur d'autres matrices alimentaires (Genovese et al, 2008). Pour les produits riches en matière grasse, cet effet a été supposé dans le cas de matrices de types fromage où le taux d'incorporation de salive est légèrement dépendant du taux de matière grasse (Guichard et al, 2010). De plus, des résultats très récents menés sur des matières grasses tartinables et les composés volatils utilisés pour leur aromatisation, ont montré des effets combinés d'interaction et de salting-out en fonction de la nature chimique de la molécule étudiée (Poette et al, 2010).
Nous avons vu dans ce paragraphe le rôle direct de la matière grasse et des mécanismes en bouche sur la libération et la perception des arômes. L'approche est essentiellement mécanistique et concerne pour l'essentiel des changements de structure à différentes échelles. Il est cependant un volet qui est rarement pris en compte dans cette problématique. Il s'agit de ce que l'on pourrait appeler "la réaction"
ou bien l'ensemble des phénomènes biochimiques qui peuvent être à l'origine d'arômes et contribuer à la perception sensorielle de l'aliment. C'est l'objet du chapitre suivant.
Genèse "in bucco" de composés volatils à partir des lipides et impact sur la perception de l'aliment en bouche.
Au-delà de son effet sur la libération des molécules volatiles et l'impact potentiel sur la perception des arômes contenus dans la matrice de départ évoqué dans la partie 1, la matière grasse peut être à l'origine de la genèse de composés volatils, majoritairement issus des phénomènes d'oxydation d'acides gras poly-insaturés. Ces composés volatils peuvent être formés (1) lors de la déstructuration de l'aliment au cours de la mastication, c'est le cas pour les aliments que l'on peut qualifier de vivants (tomates par exemple) mais aussi (2) lors du contact entre la matière grasse naturellement présente sur les muqueuses et dans la salive et certains composés oxydatifs tels que le fer.
Dans le cas 1, il a été établi que la formation des composés volatils typiques de l'arôme de certains fruits se fait au moment de la déstructuration de l'aliment. Ce phénomène a été clairement démontré dans le cas de la tomate mais aussi pour d'autres aliments comme le concombre, voire certains fruits (pommes par exemple). En effet, lors de la déstructuration de la matière vivante qui compose ces fruits, un ensemble de substrats et d'enzymes sont mis en contact entraînant une formation pratiquement instantanée de composés volatils. Ces évènements sont particulièrement importants vis-à-vis de la matière grasse de l'aliment. En effet le contact entre les AG polyinsaturés et différentes enzymes oxydantes à fortes vélocités (lipoxygénases et hydroperoxyde lyase) entrainent la synthèse très rapide de notes odorantes que l'on qualifie souvent de "vertes" et qui correspondent à des aldéhydes et des alcools (Figure 4). Lors de la mise en bouche de ces aliments, ces réactions se produisent instantanément donnant naissance aux arômes typiques du fruit consommé (Linforth et al, 1994). On peut citer à titre d'exemple les travaux très récents de Xu et Barringer (2010) qui ont suivi la formation en continu dans la cavité oro-nasale de composés volatils issus de différentes variétés de tomate (Figure 5). Par des mesures en nosespace2, les auteurs ont montré que certains volatils issus des lipides étaient présents dans l'aliment avant déstructuration en bouche alors que d'autres se formaient dès la consommation.
Il s'agit, dans cet exemple, de présenter l'importance des lipides de l'aliment exclusivement sous l'angle sensoriel et d'insister sur la qualité de la matière première pour obtenir une qualité sensorielle lors de la consommation de l'aliment. Cet aspect est très pertinent dans le cadre de stratégie d'amélioration variétale dont la composante sensorielle est souvent peu prise en compte voir ignorée alors qu'elle est essentielle pour le consommateur final. Dans le cadre d'une politique visant à favoriser la consommation de ce type d'aliment, une maîtrise de la composition lipidique - et des événements
2 Le nosespace permet de mesurer en continu par spectrométrie de masse la libération par voie rétronasale des composés volatils libérés lors de la consommation d'un aliment.
biochimiques associés conduisant à l'arôme - des variétés sélectionnées est donc importante à intégrer dans cette stratégie d'amélioration.
O2 O2
CH3
CO2H CO2H
CH3
CO2H
CH3 HOOH
CO2H C
H3C H3
CH3
H OOH
C
H3 CHO H3C
CHO
C
H3 CH2OH H3C CHO
C
H3 CH2OH
C H3
CH2OH Lipoxygenase
Hydroperoxyde lyase
Linolenic acid Linoleic acid
13-HPOT 13-HPOT
(Z)-3-Hexenal Hexanal
(E)-3-Hexen-1-ol (E)-2-Hexenal
Hexan-1-ol
(E)-2-Hexen-1-ol
Isomerization Alcohol
deshydrogenase
Figure 4: Réactions enzymatiques conduisant à la formation des composés volatils à partir d'acide gras polyinsaturés chez certains aliments vivants (fruits en particulier) lors de la déstructuration de la matière première. Ces mécanismes sont supposés se produire lors
de la fragmentation en bouche de l'aliment.
Adapté de Feron et Waché (2005).
Figure 5: Profils de libération en bouche de (E)-2-héxénal lors de la consommation de différentes variétés de tomate. Dans ce cas l'arôme est formé, à partir des acides linoléique et α-linolénique du fruit et de la voie de la lipoxygénase, de manière quasi instantanée lors de la consommation en bouche du produit. Cet exemple peut trouver une application dans des stratégies d'amélioration variétale visant à favoriser les propriétés organoleptiques de l'aliment dépendantes des lipides et de leurs mécanismes d'oxydation. Source: Xu et Barringer (2010).
Dans le cas 2, la bibliographie est moins claire sur le sujet. On peut cependant citer les travaux de Mattes et al, qui démontrent la part ortho nasale et rétronasale dans la perception du gras (Figure 6).
4
Stearic Oleic
Concentration (% poids/vol * 100)
3
2
1
0
Taste Orthonasal Multimodal Retronasal (x10)
Figure 6: Seuils de détection (en % poids/volume * 100) et modalités de détection de différents acides gras chez l'homme. Il est important de souligner les parts ortho et rétronasale de cette perception, en particulier pour l'acide oléique. Adapté de Chale-Rush et al, 2007.
Par ailleurs des études portant sur la perception du goût métallique ont mis en évidence de manière claire que ce goût correspondait à la formation instantanée de composés volatils lors d'une stimulation gustative par une solution de sulfate de fer (Tableau 3). En effet, Epke et Lawless (2007), par des études sur les seuils de perception de solution de fer, ont montré que ces seuils étaient significativement abaissés en absence de pince-nez par rapport à un test avec pince-nez.
Tableau 3: Seuils de détection par voie rétronasale (nez ouvert) ou gustative (nez fermé) de solution de fer et de cuivre. Adapté d'Epke et Lawless, 2007.
Composé Seuil de détection (µM) (min, max)
Nez ouvert Nez fermé
Sulfate de Fer 29.9 (7.5, 120) 161 (60.1, 429)
Ferrous chloride 64.0 (21.2, 193) 227 (99.8, 515)
Copper sulfate 7.8 (3.2, 19.0) 24.6 (11.1, 54.4)
Copper chloride 8.2 (3.4, 19.5) 15.6 (6.5, 37.5)
Si les réactions en bouche à l'origine de la formation de composés volatils à note "métallique" ne sont pas clairement identifiés, de nombreux auteurs suggèrent que cette genèse soit issue de l'oxydation instantanée d'acides gras poly-insaturés contenus dans la salive ou au niveau des muqueuses. Cette synthèse entraînerait la formation de composés volatils à très faible seuil de détection comme certains aldéhydes (heptanal, hexanal, octanal, nonanal et decanal), mais aussi de la 1 octen-3-one dont le
seuil de détection est estimé à 0,005 ppb (Leffingwell et Leffingwell, 1991). Cette hypothèse peut se trouver renforcée au travers des travaux de Glindemann et al (2007) qui ont montré que l'arôme métallique qui se formait au contact de fer sur la peau humaine était du, entre autre, à l'oxydation des lipides de la peau et à la formation de ces composés volatils.
Conclusions et perspectives
Comme nous l'avons vu dans cet article, le rôle et l'impact des lipides sur la formation, la libération et la perception de composés d'arômes peuvent être regardés sous des angles très différents. Ces différents phénomènes, directs ou indirects, peuvent favoriser l'acceptabilité de l'aliment ou, à l'inverse, entrainer un rejet de cet aliment. Il est par ailleurs important de noter que raisonner sur l'aliment seul ne suffit plus et que, pour répondre à des enjeux sensoriels et nutritionnels, il est important de considérer ces questions à l'échelle systémique et par une approche intégrée. Dans la problématique qui nous intéresse ici, la prise en compte des mécanismes en bouche dans toutes ses composantes est indispensable pour pouvoir avoir une approche raisonnée de l'aliment (stratégies d'ingénierie reverse), particulièrement si l'on souhaite contrôler la délivrance d'une fonctionnalité sensorielle particulière.
Ainsi, l'étude des interactions entre sphère orale et aliment gras montrent clairement la complexité des phénomènes mis en jeu. Hors dans des stratégies à visée nutritionnelle et non uniquement sensorielle, ils sont à prendre en compte absolument. En effet, des études très récentes sur des crèmes desserts ont montré que la perception par voie rétronasale de composés volatils libérés lors de la consommation en bouche de ces crèmes pouvait réguler en partie la prise alimentaire et le rassasiement (Hollis et Henry, 2006 ; Ruijschop et al, 2009). On voit bien ici, tout l'enjeu qu'il peut y avoir à maîtriser au mieux ces phénomènes de libération et de perception, en y intégrant la dimension "sujet", une utilisation raisonnée de la matière grasse (nature, composition, structure) peut y contribuer largement.
Références bibliographiques
Bakker J., Mela D., 1996. Effect of emulsion structure on flavor release and taste perception. In: R. Mc Gorrin et J. Leland (Eds.), Flavor-Food Interactions. Washington: American Chemical Society, p. 36-47 Besnard P., 2010. La détection oro-sensorielle des lipides. Innovations agronomiques ce numéro.
Chale-Rush A., Burgess J.R., Mattes R.D., 2007. Multiple routes of chemosensitivity to free fatty acids in humans. AJP- Gastrointestinal and Liver Physiology 292, 1206-1212.
Charles M., Rosselin V., Beck L., Sauvageot F., Guichard E., 2000. Flavor release from salad dressings: Sensory and physicochemical approaches in relation with the structure. Journal of Agricultural and Food Chemistry 48, 1810-1816.
Epke E.M., Lawless H.T., 2007. Retronasal smell and detection thresholds of iron and copper salts.
Physiology & Behavior 92, 487-491.
Fabre M., Relkin P., Guichard E., 2006. Flavor release from food emulsions containing different fats. In:
Food Lipids: Chemistry, Flavor, and Texture ACS Symposium series. Amer Chemical SOC, 1155 Sixteenth St Nw, Washington, DC 20036 USA, vol. 920, p. 61-72.
Feron G., Waché Y., 2005 Microbial production of food flavour. In: K.Shetty, A. Pometto, G. Paliyath (Eds.), Food Biotechnology 2nd Ed. M. Dekker, Inc. New York, USA. P. 408-441
Genovese A., Piombino P., Gambuti A., Moio L., 2008 Simulation of retronasal aroma of white and red wine in a model mouth system. Investigating the influence of saliva on volatile compound concentrations. Food Chemistry 103, 1228-1236
Guichard E., Fabre M., Relkin P., 2008. Flavor release from food emulsions varying in their composition in fat and proteins and its effect on flavor perception. American Laboratory 40, 13-17.
Guichard E., Repoux M., Semon E., Laboure H., Yven C., Feron G., 2010. Understanding the dynamics of flavour compounds release during food mastication of cheese products in function of oral physiology.
The 9th Wartburg Symposium on Flavour Chemistry and Biology, Eisenach (GER). Soumis.
Glindemann D., Dietrich A., Staerk H. J., Kuschk P., 2006. The two odors of iron when touched or pickled: (Skin) carbonyl compounds and organophosphines. Angewandte Chemie-International 45, 7006-7009.
Harrison M., Hills B., Bakker J., Clothier T., 1997. Mathematical models of flavor release from liquid emulsions. Journal of Food Science 62, 653-658.
Hollis J.H., Henry C.J.K., 2007. Sensory-specific satiety and flavor amplification of foods. Journal of Sensory Studies 22, 367-376.
Krause A.J., Lopetcharat K., Drake M.A., 2007. Identification of the characteristics that drive consumer liking of butter. Journal of Dairy Science 90, 2091-2102.
Laugerette F., Passilly-Degrace P., Patris B., Niot I., Febbraio M., Montmayeur J.-P., Besnard P., 2005.
CD36 involvement in orosensory detection of dietary lipids, spontaneous fat preference, and digestive secretions. Journal of Clinical Investigation 115, 3177-3184.
Leffingwell J.C., Leffingwell D., 1991. GRAS flavor chemicals detection thresholds. Perfumer and Flavorist 16, 1-21.
Linforth R.S.T., Savary I., Pattenden B., Taylor A.J., 1994. Volatile compounds found in expired air during eating of fresh tomatoes and in the headspace above tomatoes. Journal of the Science of Food and Agriculture 65, 241-247.
Mallia S., Escher F., Dubois S., Schieberle P., Schlichtherle-Cerny H., 2009. Characterization and quantification of odor-active compounds in unsaturated fatty acid/conjugated linoleic acid (UFA/CLA)- enriched butter and in conventional butter during storage and induced oxidation. Journal of Agricultural and Food Chemistry 57, 7464-7472.
Mallia S., Escher F., Schlichtherle-Cerny H., 2008. Aroma-active compounds of butter: A review.
European Food Research and Technology 2263, 315-325.
Mallia S., Piccinali P., Rehberger B., Badertscher R., Escher F., Schlichtherle-Cerny H., Determination of storage stability of butter enriched with unsaturated fatty acids/conjugated linoleic acids (UFA/CLA) using instrumental and sensory methods. International Dairy Journal 18, 983-993.
Mattes R.D., 2009. Is There a Fatty Acid Taste? Annual Review of Nutrition 29, 1-23
Meynier A., Lecoq C., Genot C., 2005. Emulsification enhances the retention of esters and aldehydes to a greater extent than changes in the droplet size distribution of the emulsion. Food Chemistry 93, 153- 159.
Poette J., Khouzam M., Berdeaux O., Guichard E., Cavellec A., Renault A., Feron G., 2010. Impact of human salivary components on the release of different flavour molecules. International Conference on Food Oral Processing - Physics, Physiology and Psychology of Eating. Leeds (UK).
Rekker R.F., (ed.) 1977. The hydrophobic fragmental constant. Its derivation and application. Elsevier Scientific Publishing Co, Amsterdam, The Netherlands.
Repoux M., Semon E., Feron G., Guichard E., Laboure H., 2010. Kinetics of aroma release: what are interactions between subjects, products and aroma compounds? International Conference on Food Oral Processing - Physics, Physiology and Psychology of Eating. Leeds (UK).
de Roos K.B., 1997. How Lipids influence Food Flavor. Food Technology 51, 60-63.
Salles C., Chagnon M.-C., Feron G., Guichard E., Laboure H., Morzel,M., Semon E., Tarrega A., 2010.
In-mouth mechanisms leading to flavour perception. Critical Reviews in Food Science and Nutrition, sous presse.
Ruijschop R., Boelrijk A.E.M., de Graaf C., Westerterp-Plantenga M.S., 2009. Retronasal aroma release and satiation: a review. Journal of Agricultural and Food Chemistry 57, 9888-9894.
Silletti E., Vitorino R.M.P., Schipper R., Amado F.M.L., Vingerhoeds M.H., 2010. Identification of salivary proteins at oil-water interfaces stabilized by lysozyme and beta-lactoglobulin. Archives of Oral Biology 55, 268-278.
Xu Y.C., Barringer S., Comparison of volatile release in tomatillo and different varieties of tomato during chewing. Journal of Food Science 75, 352-358.