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Murû'a/Muruwwa : Soucis et interrogations éthiques dans la culture arabe classique (1ere partie) Murû'a / muruwwa: concerns and ethical questions in the Classical Arabic Culture.

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dans la culture arabe classique (1ere partie) Murû’a /

muruwwa: concerns and ethical questions in the

Classical Arabic Culture.

Salah Natij

To cite this version:

Salah Natij. Murû’a/Muruwwa : Soucis et interrogations éthiques dans la culture arabe classique (1ere partie) Murû’a / muruwwa: concerns and ethical questions in the Classical Arabic Culture.. Studia Islamica, Brill/JSTOR, 2017. �halshs-01646917�

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brill.com/si

Murūʾa

Soucis et interrogations éthiques dans la culture arabe classique (1ere partie)

Salah Natij

Université de Paris 4 – Sorbonne

1

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Je n’ai jamais vu de défaut pire que celui qu’ont ceux qui sont capables d’être parfaits,

Abū l-Ṭayyib al-Mutanabbī

Introduction : place du concept de murūʾa dans le champ de l’adab

Dès qu’une culture ou une civilisation se développe et prend conscience d’elle-même, elle se met à élaborer et mettre au point un certain nombre de concepts à travers lesquels elle tente d’exprimer sa conception du monde et de l’Homme, manifeste ses soucis les plus profonds et pose ses exigences éthiques. Tel fut le cas de la culture arabe classique qui, très tôt, sans doute dès l’époque antéisla-mique, se donna deux concepts fondamentaux qu’elle n’avait pas cessé, tout au long de l’histoire de sa formation, d’affiner, de définir et de redéfinir. Il s’agit des concepts de murūʾa et d’adab2.

1  Abū l-Ṭayyib al-Mutanabbī, Diwān, Beyrouth, Dār Beyrouth, 1983, p. 483.

2  Pour le concept d’adab, nous renvoyons à Carlo Alfonso Nallino, La littérature arabe des ori-gines à l’époque de la dynastie umayyade, Paris maisonneuve, 1950, surtout l’introduction, pp. 7-26 ; Francesco Gabrieli, article « Adab », Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 1980 ; S. A. Bonebakker, « Adab and the concept of belles-lettres », in Julia Ashtiany et al. (éd.), ʿAbbasid Belles-Lettres, Cambridge University Press, 1990, pp. 16-30 ; Id., « Early Arabic Literature and the term Adab », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 5, 1984, pp. 389-421 ;

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En effet, dans le discours que la culture arabe classique tenait sur elle-même, discours que nous trouvons développé et pris en charge par les textes de l’adab qui nous sont parvenus, l’individu détenant la qualité de l’adab, ou celle de la

murūʾa, ou ces deux qualités à la fois, est considéré comme étant une personne

parfaite, excellente, une personne telle que chacun doit aspirer à l’être. Dans l’étude que nous présentons ici, nous nous intéresserons principale-ment au concept de murūʾa. A noter que malgré l’importance de ce concept de la murūʾa dans la culture arabe classique en général et dans la pensée de l’adab en particulier, aucune étude d’ampleur suffisante ne lui a été consacrée. A notre connaissance, à part l’étude, datant du XIXe siècle, de Goldziher3 et les analyses de Bichr Farès à la fois dans son ouvrage sur l’honneur chez les Arabes4 et dans son article « Murūʾa » dans Encyclopédie de l’Islam, ainsi que l’article, en arabe, de Charles Pellat5, aucune autre étude d’ensemble entière-ment dédiée à la murūʾa ne fut réalisée.

A travers l’analyse de ce concept, nous nous proposons de contribuer à la reconstruction et à l’étude de la vision éthique arabe classique. La question principale à laquelle nous tenterons de répondre est la suivante : la pensée arabe classique, développée dans le champ de l’adab, avait-elle élaboré ou tenté d’élaborer une vision éthique laissant transparaître des soucis et des in-terrogations qui lui sont propres ?

Remarquons que nous disons bien la pensée arabe classique développée dans le champ de l’adab, car nous pensons que si nous voulons connaître la manière dont la pensée arabe classique avait tenté de construire une vision éthique, c’est dans l’espace de questionnement propre à l’adab qu’il faut la cher-cher. C’est dire que ce n’est ni dans la philosophie dite islamique6, ni dans le système moral mis en place par l’Islam qu’il serait possible de trouver la vision Abdallah Cheikh-Moussa, « La littérature d’adab : une éthique et une esthétique », Le grand Atlas Universalis des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990.

3  Ignaz Goldziher, « Muruwwa and Dīn », in Muslim Studies, London, New Bruswick, 2006, pp. 11-44.

4  Bichr Farès, L’honneur chez les Arabes avant l’Islam, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1932 ; aussi, du même, «Murūʾa », Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 1980.

5  Charles Pellat, « Ḥawla mafhūm al-murūʾa ʿinda qudamāʾ al-ʿarab », al-Karmil, 4, 1983. 6  Ce sur ce quoi la philosophie dite islamique nous renseigne, c’est surtout et uniquement la

manière dont la pensée arabe, à un moment donné de l’histoire de son développement, avait fait preuve d’une remarquable aptitude à recevoir, comprendre et commenter la philoso-phie grecque. C’est dire que nous considérons la philosophiloso-phie dite islamique non pas comme le signe d’une capacité de production et d’exercice d’une pensée propre, mais uniquement comme la démonstration d’une capacité de lecture et de compréhension d’une pensée autre. C’est la raison pour laquelle cette philosophie n’a pas d’horizon de réflexion propre. Son

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éthique arabe ancienne telle qu’elle avait tenté de s’élaborer et de s’exprimer. Nous tendons à penser que si la pensée arabe classique avait quelque chose d’original à apporter à la pensée éthique universelle, ce ne serait ni à travers le système moral élaboré par la religion islamique, ni au moyen des réflexions menées par les philosophes, mais grâce aux idées développées dans le champ de l’adab. C’est en effet dans et à travers la pensée de l’adab que la culture arabe classique se présente comme étant véritablement elle-même, c’est-à-dire telle qu’elle nous parle à travers les éléments qui lui appartiennent proprement et intrinsèquement. Car si, comme il est souvent dit, la poésie constitue le Dīwān des Arabes, c’est-à-dire l’archive de leurs traditions et de leurs sentiments7, l’adab, lui, constitue à la fois leur anthropologie et leur sagesse.

Murūʾa est donc le concept à travers lequel la pensée arabe classique, celle

de l’adab, tenta de se poser des questions d’ordre éthique et d’y répondre. Aussi le concept de murūʾa constitue-t-il pour ainsi dire la grande problématique de l’adab. Nous en avons pour preuve le fait que tous les grandes anthologies de textes d’adab qui nous sont parvenues consacrent un chapitre plus ou moins important à la question de la murūʾa. Tel est le cas de ʿUyūn al-aḫbār d’Ibn Qutayba (m. 276/889)8, d’al-ʿIqd al-farīd d’Ibn ʿAbd Rabbih (m. 328/940)9, de

Kitāb al-Muwaššā d’al-Waššāʾ (m. 325/936)10. Un penseur du début du VIIIe

siècle, Ṣāliḥ b. Ğanāḥ (m. 700 ?), consacra une épître entière au thème de la

murūʾa, portant le titre adab wa-l-murūʾa11. Rappelons aussi que selon

al-Baġdādī dans Ḫizānat al-adab12, al-Ğāḥiẓ (m. 255/ 868) aurait composé un traité

horizon est celui constitué par la constellation de thèmes et de questions posés et traités par les philosophes grecs, notamment Aristote.

7   Comme le dit al-Marzūqī dans son introduction à Šarḥ al-Ḥamāsa : iḏ kāna allāh qad aqāmahu (al-šiʿr) li l-ʿarab maqāma l-kutub li-ġayrihā mina l-umam fa-huwa mustawdaʿ ādābihā wa mustaḥfaẓ ansābihā wa niẓāmu faḫārihā yawma l-nifār wa Diwān ḥiğāğihā ʿinda l-ḫiṣām (Allāh avait donné à la poésie chez les Arabes la même fonction que celle des livres chez les autres peuples. Car elle constitue à la fois la réserve de leur culture, le registre où sont conservées leurs généalogies, la source de leur gloires passées en temps de guerre et l’archive de leurs arguments lors des disputes), al-Marzūqī, Šarḥ diwān al- ḥamasa, éd. Aḥmad Amīn et ʿAbd al-Salām Hārūn, Beyrouth, Dār al-Ğīl, 1991, p. 3 8   Ibn Qutayba, ʿUyūn al-ʾAḫbār, Le Caire, Dār al-kutub al-miṣriyya, 1996, I, p. 296 et suiv. 9   Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1983, II, p. 150 et suiv. 10  Al-Waššāʾ, Kitāb al-Muwaššā, Le Caire, Maktabat al-Ḫānğī, 1953, p. 37 et suiv.

11  Ṣāliḥ b. Ğanāḥ, « Kitāb al-adab wa-l-murūʾa », in Muḥammad Kurd ʿAli, Rasāʾil al-Bulaġā, Le Caire, Dār al-kutub al-ʿarabiya al-kubrā, 1913.

12  ʿAbd al-Qādir al-Baġdādī, Ḫizānat al-adab, éd. A. Hārūn, Le Caire, al-Ḫānğī, 19963, III, p. 90. : Qāla al-Ğāḥiẓ fī kitāb šarāʾiʿ al-murūʾa : wa kānat al-ʿarab tusawwidu ʿalā ašyāʾ.

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ou une épître sur les lois et les règles de la murūʾa (Kitāb šarāʾiʿ al-murūʾa)13. Que tel traité eût existé ou non, ce qui nous intéresse ici est de constater com-ment la question de la murūʾa était venue à être considérée dans le cadre de l’adab comme présentant un ensemble de règles et de principes éthiques que l’on pouvait codifier, systématiser. Signalons aussi qu’un ouvrage portant le titre al-Murūʾa est attribué à Ibn al-Marzubān (m. 309 / 921)14. Il s’agit d’un ouvrage qu’al-Ṯaʿālibī (m. 429/1038) ne semble pas avoir connu, puisqu’il dit, dans son ouvrage Mirʾāt al-murūʾāt, qu’il n’avait pas vu d’ouvrage entièrement et spécifiquement consacré au thème de la murūʾa15 :

Fa-inna l-murūʾa lammā kānat lafẓ li-maʿānin kaṯīra wa ism wāqiʿ ʿalā maḥāsin ğamma min makārim al-aḫlaq wa mamādiḥi l-awṣāf […] wa lam aqraʾ fīhā kitāb muʾallaf bi-raʾsih muwaffā ḥaqqa miṯlih wa innamā naẓar-tu fī lumaʿ min ḏikri l-murūʾa mutafarriqat al-amākin ġayri mağmūʿat laṭāʾif wa l-ṭarāʾif daʿatnī […] ilā [waḍʿ] kitāb […] muʿanwan bi-mirʾāt al-murūʾāt. (La murūʾa est un terme qui renvoie à plusieurs idées et un mot

qui renvoie à beaucoup de nobles et de louables qualités morales […] Or, comme j’ai constaté qu’aucun ouvrage ne lui a été entièrement et spécifi-quement consacré, et qu’elle n’a été abordée qu’à travers des remarques, des propos et des anecdotes disparates et inorganisés, je me suis décidé à composer un ouvrage portant le titre de miroir des murūʾāt [noblesses]). Que les règles et les principes éthiques qui se déploient à travers le concept de

Murūʾa tendent à éclairer et à régir les différents aspects de la vie de l’individu

(marʾ) dans la société, comme le laisse entendre al-Ṯaʿālibī, c’est ce que nous ne manquerons pas de remarquer tout au long des réflexions et analyses qui suivent.

Mais avant de clore ces remarques introductives, nous voudrions évoquer un point de méthode qui concerne surtout la traduction des termes arabes que nous utiliserons dans cette étude.

13  On peut se faire une idée de ce que pouvaient être la forme et le contenu d’un tel traité en consultant le livre d’al-Waššāʾ sur le Ẓarf. Dans ce livre, nous trouvons en effet un chapitre intitulé « Šarāʾiʿ al-murūʾa ». Kitāb al-Muwaššā, p. 37 et suiv.

14  Al-murūʾa, Beyrouth, Dār Ibn Hazm, 1999. Abū Bakr Muḥammad b. Ḫalaf b. al-Marzubān est l’auteur, entre autres de Ḍamm al-ṯuqalāʾ, Cologne, El-Kamel Verlag, 1999, et de Tafḍīl al-kilāb ʿalā l-kaṯīr mimman labisa l-ṯiyyāb, Le Caire, Dār al-kutub al-miṣriyya. Sur cet auteur, voir Yāqūt, Muʿğam al-udabāʾ, éd. Iḥsān ʿAbbās, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1993, VI, p. 2645 ; Ibn al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, éd. Riḍā Tağaddud, Beyrouth, Dār al-Masīra, 1988, p. 166 et suiv. ; Article “Ibn al-Marzubān”, EI2.

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Pour des raisons que nous allons expliquer rapidement, nous avons choi-si de ne proposer aucune traduction du concept de murūʾa dans ce travail. Nous pensons que tenter de traduire des concepts aussi épistémiquement complexes que ceux de murūʾa, ou d’adab y entraînerait inévitablement non seulement une trahison mais surtout une fragilisation. Car, comme nous le constaterons tout au long de nos analyses et réflexions, le concept de murūʾa fonctionne en combinant une multiplicité d’expériences, d’attitudes et de va-leurs. Or, l’acte de traduire, lui, se réalise souvent, pour ne pas dire toujours, comme une opération inverse, c’est-à-dire non pas en coordonnant et combi-nant, mais en sélectionnant et excluant : parmi les nombreux constituants qui entre dans la composition de l’univers conceptuel de la murūʾa, le traducteur ne pourra inévitablement en choisir qu’un seul et éliminer tous les autres, ap-pauvrissant du même coup le concept traduit. Ainsi en ne rendant compte du concept qu’à travers un seul de ses multiples aspects, la traduction s’effectue sous la forme d’une interprétation qui s’ignore : celui, par exemple, qui traduit

murūʾa par « vertus de l’âge mûr » ou par « dignité d’homme »16 ou encore par

« prud’homie »17 amène son lecteur à comprendre le concept de murūʾa en l’insérant dans un horizon de qualités physiques et /ou éthiques connotées par le terme employé. Il en est ainsi quand nous traduisons Murūʾa par Prud’homie : nous réduisons toute la richesse sémantico-éthique de l’univers de la murūʾa aux deux qualités morales que comporte la Prud’homie, à savoir la probité et la sagesse18. Comme le montre le préfixe Prud qui vient de Prudence (Phronésis), la sagesse dont il s’agit est le fruit des expériences acquises par un individu tout au long de la vie19. D’où les noms d’experts ou de sages que l’on donne de nos jours aux membres du Conseil de Prud’hommes.

16  M. Arkoun, suivant en cela Claude Cahen, article Futuwwa, EI2, qualifie la murūʾa de « vertus de l’âge mûr ». M. Arkoun, L’humanisme arabe au IV-Xe siècle. Miskawayh

philo-sophe et historien, Paris, Vrin 1982, p. 170. Cependant, dans « Contribution à l’étude du lexique de l’éthique musulmane », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisoneuve Larose, 1970, p. 347, Arkoun traduit murūʾa par « dignité d’homme ».

17  C’est le terme choisi par Siham Bouhlal, à la suite de M-F Ghazi, pour traduire le concept de muruwwa. M.-F. Mhammed Farid Ghazi, « Un groupe social : les raffinés (ẓurafaʾ) », Studia Islamica, 9, 1957, p. 48 ; Al-Washshâ’, Le Livre de brocart ou La société raffinée de Bagdad au Xe siècle, traduction, introduction et notes par Siham Bouhlal, Paris, Gallimard, 2004.

18  Pour l’évolution du sens du concept de Prud’homie, voir Pierre Dumonceaux, Langue et sensibilité au XVII siècle, Genève, Librairie Droz, 1975, p. 372 et sv.

19  Sur la place de l’expérience dans la pensée de l’adab, voir Salah Natij, « Place et fonction de l’expérience dans la culture de l’adab : Taǧārib, ʿaql et tadbīr », Studia Islamica, 2015, 2, pp. 165-195.

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Cependant, s’abstenir de traduire le concept de murūʾa ne veut pas dire s’em-pêcher de le rapprocher fructueusement d’autres concepts comme celui de

Prud’homie lui-même, tel qu’il est employé par le philosophe Pierre Charron20

(m. 1603), ou le concept grec d’Areté tel qu’il est reconstruit par W. Jaeger21. Nous pensons donc que lorsqu’il s’agit de concepts de cette envergure épis-témique, la traduction doit s’effacer et laisser toute la place à l’interprétation et à l’analyse. C’est cette règle que nous nous efforcerons d’appliquer dans cette étude

I De Marʾ à Murūʾa : un processus éthique

Pour commencer notre enquête sur le concept de murūʾa, nous aurions pu nous contenter de partir de l’analyse du propos suivant, qui représente à notre avis la tentative de définition la plus exhaustive de la murūʾa, posant celle-ci comme étant fondée sur cinq piliers :

Qāla al-ʿUtbī ʿan abīhi : lā tatimmu murūʾat al-rağūl illā bi-ḫamsin : ʾan yakūna ʿāliman, ṣādiqan, ʿāqilan, ḏā bayān, mustaġnī ʿani l-nās22.

Nous aurions en effet pu nous contenter d’analyser chacune des cinq qualités énoncées dans la définition que nous venons de citer. Mais comme dans le titre que nous donnons à cette étude nous laissons entendre que le concept de

murūʾa constitue un lieu d’expression d’interrogations éthiques, nous devons

donc commencer notre enquête en tentant de montrer en quoi et comment se justifie le caractère éthique que nous conférons d’emblée à ce concept. C’est dire qu’il nous faut commencer par reconstruire le processus de formation lin-guistico-moral à travers lequel le mot murūʾa est venu à acquérir un contenu, une qualité et une fonction éthiques.

20  Pierre Charron, De la sagesse, Paris, Lefévre, 1836, livre II, chap. 3 (Vraie et essentielle prud’homie).

21  Werner Jaeger, Paideia : la formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, 1964. Surtout le chapitre intitulé « Noblesse et areté », p. 29 et sv. Sur P. Charron, voir Michel Adam, Etudes sur Pierre Charron, Presses Universitaires de Bordeaux, 1991. Surtout p. 137 et sv. 22  Al-ʿIqd al-farīd, II, p. 150 : al-ʿUtbī, d’après son père, dit : la murūʾa d’un individu ne

sau-rait être parfaite que si ce dernier réunit en lui-même cinq qualités : il doit être savant (cultivé), véridique (authentique), doté de sagesse, éloquent, indépendant vis-à-vis des autres.

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Pour reconstruire ce processus, nous allons d’abord faire nôtre et dévelop-per l’hypothèse des lexicographes arabes selon laquelle le mot murūʾa serait issu du mot marʾ. Nous pensons en effet que si nous voulons comprendre com-ment le concept murūʾa a acquis un sens profondécom-ment éthique, nous devons nous intéresser à la structure du mot dont murūʾa est sans doute dérivée, à savoir le mot marʾ qui exprime l’idée de la «personne » humaine.

Nous savons, en effet, que dans leurs tentatives de définir le mot murūʾa, presque tous les lexicographes arabes le font dériver soit du substantif marʾ, soit du verbe maruʾa/yamruʾu.

Dans Kitāb al-ʿAyn, qui est considéré comme étant le plus ancien des dic-tionnaires arabes, al-Ḫalīl b. Aḥmad al-Farāhidī (m. 173/786) définit ainsi le mot murūʾa :

Wa-l-murūʾa kamāl al-ruğūliya. Wa maruʾa l-rağul […] wa huwa marīʾ bayyin al-murūʾa.23

Remarquons comment cette définition est composée de deux parties : une première partie proposant une tentative d’analyse sémantico-éthique :

kamāl al-ruğūliya24, et une seconde partie qui présente une brève analyse

linguistico-morphologique.

A noter que la majorité des dictionnaires qui seront composés à la suite de

Kitāb al-ʿayn reprendra en totalité ou en partie cette structure définitionnelle.

Ainsi, dans al-muḥīṭ fī lluġa, al-Ṣāḥib b.ʿAbbād (m. 385/995) écrit : wa-l-murūʾa

l-ruğūliya wa mā kāna l-rağul marīʾ wa la-qad maruʾa yamruʾu murūʾatan.25

De même dans al-Ṣiḥāḥ, d’al-Ğawharī (m. 393/995), nous pouvons lire : « wa-l-murūʾa al-insāniya. Wa maruʾa l-rağul sāra ḏā murūʾa»26.

Cette définition d’al-Ğawharī est intégralement reprise par al-Ṣāġānī (m.650/1252) dans al-ʿUbāb al-zāḫir27.

Dans Lisān al-ʿarab28 d’Ibn Manẓūr (m. 711/1311) et Tāğ al-ʿarūs29 d’al- Zubaydī (m. 1205/1790), nous trouvons réunies et synthétisées toutes les définitions pro-posées par des générations successives de lexicographes :

23  Kitāb al-ʿAyn, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 2003, IV, p. 130.

24  Nous aurons plus loin à nous poser la question de savoir pourquoi al-Ḫalīl emploie ici non pas le mot ruğūla mais ruğūliya.

25  Al-Ṣāḥib b. ʿAbbād, Al-muḥīṭ fī l-luġa, « m-r-ʾ ». 26  Al-Ṣiḥāḥ, « m-r-ʾ ».

27  Al-ʿUbāb al-zāḫir, « m-r-ʾ ». 28  Lisān al-ʿarab, thème « m-r-ʾ » 29  Tāğ al-ʿarūs, « m-r-ʾ »

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al-murūʾa kamāl al-ruğūliya […] maruʾa l-ruğulu yamruʾu murūʾa […] wa-l-murūʾa l-insāniya.

Ainsi si les lexicographes que nous venons de citer semblent donner une priorité à l’aspect sémantico-éthique du mot murūʾa, d’autres ne proposent, en guise de tentative de définition, qu’une analyse linguistico-morphologique sommaire. C’est le cas d’Ibn Durayd (m. 321/933) dans ğamharat al-luġa et d’al-Azharī (m. 370/980) dans Tahḏīb al-luġa, qui se contentent de signaler la dérivation : maruʾa l-rağulu yamruʾu murūʾa30.

Nous constatons donc que tous les lexicographes arabes furent amenés à établir un lien de dérivation entre murūʾa et marʾ. Or, ce lien de dérivation ne nous renseigne pas encore suffisamment sur la charge éthique inhérente au mot marʾ. Car nous pensons que si le concept de murūʾa comporte une éthici-té, c’est-à-dire un sens et une portée éthiques, c’est sans doute dans le fonction-nement lexical et sémantique du mot marʾ lui-même que cette éthicité réside. Pour comprendre comment et pourquoi le mot marʾ intègre dans sa struc-ture et son mode d’être sémantiques un potentiel éthique, une éthicité, nous allons tenter dans ce qui suit une analyse linguistique de ce mot31. Notre objec-tif à travers cette analyse philologique sera de répondre à la question de savoir pourquoi et comment le terme marʾ avait permis la naissance et l’élaboration du concept éthique de murūʾa.

La méthode la plus simple d’analyse du langage, permettant de déterminer le type logique ainsi que les valeurs lexicales et sémantiques d’un mot, est celle qui consiste à examiner la manière dont le mot en question est employé dans le langage et le genre d’usage dont il fait l’objet dans le discours. C’est cette méthode que nous mettrons en œuvre ici en examinant et analysant les dif-férentes manières dont le mot marʾ est employé dans deux types de discours : d’une part, le discours poétique, tel qu’il s’offre notamment à travers la poésie de l’époque antéislamique (al-Ğāhiliyya), et, d’autre part, le discours coranique. 30  Ibn Durayd, Ğamharat al-luġa, Beyrouth, Dār al-ʿilm li-al-malāyīn, p. 1069 ; al-Azharī,

Tahḏīb alluġa, Beyrouth, Dār iḥyāʾ al-turāṯ al-ʿarabī, t.15, p. 205.

31  A notre connaissance, cette question du sens et de la place de la personne dans la culture et la pensée arabes anciennes n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune étude d’ensemble satisfaisante. A Mohamed Arkoun revient le mérite d’avoir tenté d’aborder cette question de la place de la personne dans la pensée et la civilisation islamiques. Il l’a fait notamment dans deux études : la première est un article sous le titre « Actualité du problème de la personne dans la pensée islamique », publié dans Die Welt des Islams, 29, 1989 ; la deu-xième est une contribution à un colloque sous le titre de « Le concept de personne dans la tradition islamique». Cependant, en dépit de leurs titres, ces deux études n’abordent cette question que d’une manière à la fois programmatique et très générale.

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1.1 Le terme marʾ dans la poésie arabe classique

Les exemples que nous analyserons sont principalement issus de la poésie préislamique32.

Commençons d’emblée par examiner le vers suivant d’al-Nābiġa al-Ḏubyānī (m. -18/604) :

Fa-lā tabʿadanna anna al-maniyyata mawʿidun Wa kullu imriʾin yawman bihi al-ḥālu zāʾilu33.

La visée du poète al-Nābiġā dans ce vers est de poser chaque individu comme étant soumis au déterminisme des lois inhérentes à sa condition d’être hu-main : chaque être humain (marʾ) verra un jour le cours de sa vie changé, ne serait-ce que parce qu’il a inévitablement rendez-vous avec la mort. Cette sa-gesse proférée ici, le poète veut qu’elle soit perçue comme constituant une vérité éternelle et universelle. L’expression kullu imriʾ ne veut pas dire chaque individu isolément et indépendamment des autres, mais tout individu, tout être humain, tous les humains. Ainsi le terme marʾ paraît posséder des traits sémantiques lui permettant d’être utilisé pour renvoyer à la fois à l’individu le plus individuel, au sens de la personne unique et singulière, et à l’universel le plus parfait, au sens d’être humain en général. Et c’est encore en tant qu’il représente une entité universelle et stable dans le temps que le mot marʾ est employé dans un vers très connu d’Abū l-ʿAtāhiya (m. 210/825)34 :

al-dahru ḏū duwalin mawtu ḏū ʿilalin // marʾu ḏū amalin wa-l-nāsu ašbāhu35.

Ce vers d’Abū al-ʿAtāhiya est composé de trois sentences fonctionnant comme des maximes : al-dahr ḏū duwal, al-mawt ḏū ʿilal et al-marʾ ḏū amal. Ces trois maximes expriment des faits qui ont la même signification métaphysique. En outre, les trois mots autour desquels sont organisées ces maximes, en l’occur-rence la vie avec ses vicissitudes et ses événements (dahr), la mort (mawt) et 32  La question de l’authenticité ou non authenticité de cette poésie ne sera pas posée ici. Nous pensons qu’elle ne concerne en rien les questions que nous posons dans cette étude. 33  Al-Nābiġa l-Ḏubyānī, Dīwān, Beyrouth, Dār al-Maʿrifa, 2005, p. 90 = « N’oublie pas que ton

dernier rendez-vous c’est avec la mort que tu l’auras // Car chacun verra inévitablement un jour le cours de sa vie changé ».

34  Abū l-ʿAtāhiya, Dīwān, Beyrouth, Dār Bayrūt, 1986, p. 470.

35  « La vie est changeante, la mort est due à des causes // et l’individu, pareillement à ses semblables, vit de l’espérance ».

(11)

la personne humaine (marʾ) ont le même registre conceptuel et possèdent la même valeur métaphysique : il s’agit de trois vérités irréductibles, universelles et ultimes, trois processus implacables. Remarquons donc que marʾ est em-ployé ici non pas comme un concept abstrait, mais en tant qu’il possède un an-crage métaphysique et existentiel dans le monde vécu : il renvoie à la personne vivant concrètement dans le monde, aux prises avec les événements de la vie, exposée à la maladie et à la mort. Et c’est parce que le marʾ est soumis aux lois déterministes propres à sa condition humaine que sa conception de la vie est considérée comme étant faite de vanité et d’illusion. Or, si nous regardons les choses de plus près, nous nous rendrons compte que si l’Homme est mis en cause pour sa vanité de cette manière, c’est parce qu’il est tenu pour étant totalement responsable du choix de cette façon de vivre et de voir le monde. Il faut donc se garder de penser que la vision poétique d’Abū l-ʿAtāhiya emprunte le chemin du fatalisme. Il en est de même du vers suivant attribué à ʿAntara (m. vers -14/608)36 :

Iḏā kāna amru allāhi amran muqaddaru // fa-kayfa yafirru minhu al-marʾu wa yaḥḏaru

Comme dans le vers d’Abū l-ʿAtāhiya, le terme marʾ permet au poète ʿAntara de présenter l’Homme comme tentant vainement d’échapper à son destin d’être humain. Ce faisant, ce n’est pas à chaque individu, séparément, que le mot

marʾ renvoie, mais à tout un chacun, universellement.

Cependant, il est important de remarquer que dès que la poésie adopte une attitude pour ainsi dire surtribunalisante, mettant l’individu en position d’in-terpellation, le mot marʾ y revêt le sens de l’individu autonome et responsable de ses actes et mis en situation de jugement. C’est ce que nous pouvons obser-ver dans les deux obser-vers suivants, le premier de Labīd (m. 41/661), le second de Ṭarafa (m. -60/564) :

1. wa kullu imriʾin yawman sa-yaʿlamu saʿyahu // iḏā kuššifat ʿinda al-ilāhi

al-maḥāṣilu37

36  Dīwān, Beyrouth, 1893, p. 40 = « Si la décision de Dieu est prédéterminée, comment alors l’homme pourra-t-il la fuir ou l’éviter ? ».

37  Labīd b. Rabīʿa, Dīwān, Beyrouth, Dār al-maʿrifa, 2004, p. 86 = « Chacun saura un jour ce qu’il avait accompli // Quand seront devant Dieu tous les actes exposés ».

(12)

2. fa-kayfa yarğā al-marʾu daharan muḫalladā // wa aʿmāluhu ʿammā qalīlin

tuḥāsibuhu38

Trois mots présents dans ces vers donnent au terme marʾ le sens d’individu isolé, le situant du même coup sur un terrain de surtribunalisation et de ju-gement. Il s’agit de maḥāṣil, de aʿmāl et du verbe tuḥāsibuhu. Le terme marʾ ne renvoie donc plus à l’être humain en général, comme c’était le cas dans la perspective d’Abū l-ʿAtāhiya ou de ʿAntara, mais à chaque individu en parti-culier à qui l’on impute la responsabilité de ses actes (aʿmāl) en lui rappelant qu’il sera appelé à rendre compte (maḥāṣīl) de ce qu’il a accompli durant sa vie (saʿyahu).

Pour résumer nos analyses de l’emploi du terme marʾ dans la poésie, nous dirions que ce dernier y est utilisé sous deux traits et avec deux valeurs séman-tiques : sous un premier trait, il désigne la personne humaine comme donnée universelle, aux prises avec la vie et en proie à la mort, sous un second trait, il renvoie à la personne comme individualité autonome et responsable de ses actes.

Nous allons maintenant examiner quelques exemples du discours cora-nique afin de montrer de quelle manière le terme marʾ y est employé.

1.2 Le terme marʾ dans le discours coranique

Le terme marʾ est employé treize fois dans le texte coranique. Nous allons nous intéresser aux huit occurrences suivantes :

a) wa-ʿlamū anna allāha yaḥūlu bayna al-marʾi wa qalbihi (al-Anfāl, 24) b) li-kulli imriʾin minhum mā iktasaba mina l-iṯmi (al-Nūr, 11)

c) kullu imriʾin bi-mā kasaba rahīnun (al-Tawr, 21)

d) a-yaṭmaʿu kullu imriʾin minhum an yadḫula ğannata l-naʿīm (al-Maʿāriğ,

38)

e) bal yurīdu kullu imriʾin minhum an yuʾtiya ṣuḥufan munšara » (al-Mudaṯṯir) f ) Yawma yanẓuru mā qaddamat yadāhu (al-Naba⁠ʾ, 52)

g) yawma yafirru al-marʾu min aḫīhi (34) wa min ummihi wa abīhi (35) wa min ṣāḥibatihi wa banīhi (36) (ʿAbasa)

h) li-kulli imriʾin minhum yawmaʾidin šaʾnun yuġnīh (ʿAbasa, 37).

38  Ṭarafa b. al-ʿAbd, Dīwān, Beyrouth, Dār al-maʿrifa, 2003, p. 14 = « Comment l’individu pour-rait-il espérer vivre éternellement // Alors qu’il sait qu’il ne tardera pas à être pour ses actes jugé ».

(13)

Remarquons comment dans toutes les sentences que nous venons de relever le mot marʾ est chaque fois employé pour interpeller l’individu isolé, extraît de son groupe, de sa tribu, de sa famille, et posé comme sujet ayant effectué et/ ou étant capable d’effectuer des actions d’une manière autonome. Ce travail de singularisation se trouve renforcé par la mise à contribution de l’adjectif indéfini kull (chaque) qui donne au terme marʾ un pouvoir supplémentaire d’individuation, comme dans les deux versets suivants :

li-kulli imriʾin minhum mā iktasaba min al-iṯm (al-Nūr, 11) ; kullu imriʾin bi-mā kasaba rahīn (al-Ṭawr, 21).

A travers ces deux messages, le discours coranique s’adresse à chaque individu pris isolément, en lui imputant la responsabilité39 de ses actes : chaque indivi-du (marʾ) est ou sera le seul responsable de ce qu’il a accompli au cours de sa vie. Il y a donc dans le mot marʾ une force sémantique d’individuation respon-sabilisante qui permet au discours coranique d’interpeller chaque individu en l’isolant et en l’arrachant aux multiples liens le reliant à la communauté pour le mettre, seul, face à lui-même40. C’est ce que nous pouvons observer dans cette suite de versets de la sourate de ʿabasa :

yawma yafirru al-marʾu min aḫīhi (34) wa min ummihi wa abīhi (35) wa ṣāḥibatihi wa banīhi (36) li-kulli imriʾin minhum yamaʾidin šaʾnun yuġnih

(37)41.

39  Pour une analyse de la notion de responsbilité dans le texte coranique, voir Majid Fakhry, Ethical Theories in Islam, Leiden, Brill, 1991, p. 17 et sv.

40  L’idée de responsabilité et de responsabilisation personnelles à l’œuvre dans ces versets est bien perçue et mise en évidence par la réflexion suivante d’al-Ğāḥiẓ : wa kull imriʾ fa-ḥasīb nafsihi, ġayra maʾḫūḏ bi-ġayrihi wa huwa l-waḥīd dūna l-ahl walad wa-l-qarāba (Chaque individu est comptable de lui-même, et il n’est pas tenu de rendre compte pour les autres, il est responsable seul, indépendamment de sa famille, de ses enfants et de ses proches.), al-Ğāḥiẓ, Kitmān al-sirr wa ḥifẓi llisān, Rasāʾil al-Ğāḥiẓ, I, p.163. Dans la traduction qu’il a proposée, Charles Vial a compris fautivement l’expression wa huwa al-waḥīd dūna, la traduisant par « il est seul, sans femme, ni enfants, ni parents », Quatre essais, Le Caire, IFAO, 1976, I, p. 89.

41  ʿAbasa : traduction Muhammad Hamidullah : 34. « Le jour où l’homme s’enfuira de son frère, 35. de sa mère, de son père, 36. de sa compagne et de ses enfants, 37. Car chacun d’eux, ce jour-là, aura son propre cas pour l’occuper », Le Coran, Paris, Club français du livre, 1966.

(14)

On voit que l’objectif du message coranique ici est de faire de ceux à qui il s’adresse des acteurs et des sujets ayant été libres et individuellement respon-sables en menant leurs vies et en effectuant les actes pour lesquels ils vont être jugés. Du même coup, al-marʾ (l’individu) est considéré et traité non seu-lement comme étant une entité autonome et séparée des autres, mais aussi comme étant une individualité unique, irréductible et indivisible. Voici com-ment, à travers un autre message, le discours coranique met en garde contre l’omnipotence de Dieu :

Wa-ʿlamū anna llāha yaḥūlu bayna l-marʾi wa qalbihi 42.

Différentes tentatives d’interprétation de ce verset sont proposées par les exégètes du Coran. Quelques unes d’entre elles sont citées par al-Zamaḫšarī (m. 538/1143) dans al-Kaššāf 43, montrant à quel point le sens de ce verset apparaît à la fois problématique et frappant. Or, pour bien comprendre le sens de ce verset, il faut essayer de rendre explicite sa visée.

En effet, l’image que ce verset tente de suggérer est sans doute destinée à impressionner et susciter la crainte : Dieu est tellement omnipotent qu’il est capable de s’interposer entre l’individu (al-marʾ) et son cœur. Or, si cette opé-ration d’interposition et de sépaopé-ration entre le marʾ et son cœur est considérée comme pouvant impressionner en manifestant l’étendue de la puissance di-vine, c’est parce que le marʾ est perçu comme constituant une entité indivisible et indécomposable, une compacité. A remarquer que tous les traducteurs du Coran avaient perçu le caractère exceptionnel de cette opération et tentèrent de le souligner en employant différents verbes pour traduire à la fois le sens et l’image connotés par l’acte en question :

Kasimirski44, par exemple, fait appel au verbe se glisser : « Sachez que Dieu

se glisse entre l’homme et son cœur ». Dans leurs traductions respectives, Régis

Blachère45 et Muhammad Hamidullah46 ont choisi le verbe s’interposer : « Et sachez qu’Allah s’interpose entre l’homme et son cœur ». Jacques Berque47, de son côte, emploie le verbe intervenir : « Sachez que Dieu intervient entre

42  Al-Anfāl, 24.

43  Ġārallah al-Zamaḫšarī, al-Kaššāf, Beyrouth, Dār Iḥyāʾ al-turāṯ al-ʿrabī, 1992, II, p. 200. 44  Le Coran, Paris, Garnier, 1999.

45  Le Coran, Paris, Maisonneuve et Larose, 1949-51. 46  Le Coran, op. cit.

(15)

l’homme et son cœur ». Denise Masson48, quant à elle, opte pour le verbe « se

placer » : « Et sachez qu’en vérité, Dieu se place entre l’homme et son cœur ».

Si donc l’acte de s’interposer ou de se glisser ou d’intervenir entre al-marʾ et son propre cœur est considéré comme une manifestation de la puissance de Dieu, c’est bien parce que le terme marʾ renvoie à une réalité humaine indivi-sible et insécable. Autrement dit, al-marʾ est appelé ainsi parce qu’il consti-tue tout à la fois une cohésion physico-morale et un individu responsable et/ ou responsabilisable. Comme le montre l’exemple que nous venons de citer, le terme marʾ ne se contente pas de renvoyer à l’individu, mais y souligne en même temps l’unicité et la singularité.

Or, cette unicité et cette singularité de l’entité marʾ sont soulignées non seu-lement par la manière dont il est interpellé par le discours coranique, mais également par la structure linguistique et grammaticale du mot qui le désigne. Il est à remarquer en effet que ce mot n’admet pas de pluriel, comme le pré-cise al-Fayrūzabādī dans sa définition : wa-l-marʾ, muṯalaṯat l-mīm : al-insān aw

al-rağul wa lā yuğmaʿu min lafẓih49. De même dans al-Muzhir d’al-Suyūṭīnous

pouvons lire : « wa fī al-Ṣiḥāḥ50 : al-marʾ : al-raǧul. Yuqāl : hāḏā mar’ wa humā

marʾān wa lā yuǧmaʿu ʿalā lafẓih. Wa fī Faṣīḥ Ṯaʿlab51 : yuqāl imruʾun wa imruʿān wa imraʾa wa imraʾatān wa lā yuǧmaʿu imruʾun wa lā imraʾa »52.

Il s’avère ainsi que la langue arabe n’a pas produit de pluriel de marʾ tout simplement parce que ce pluriel ne s’est trouvé requis par aucune réalité ou expérience existante ou susceptible d’exister. Lisān al-ʿarab et Tāğ al-ʿarūs si-gnalent que le pluriel de marʾ est marʾūn. Or, il n’est pas difficile de constater comment ce pluriel est totalement artificiel. Remarquons en effet comment, parce qu’il est totalement fabriqué, ce pluriel est non pas de type interne (irré-gulier), c’est-à-dire samāʿī consacré par l’usage, comme on pouvait s’y attendre, mais externe (régulier), c’est-à-dire uniquement qiyāsī forgé pour des besoins didactiques. Car, comme il est n’est pas suscité par des besoins de communi-cation réels, il est produit artificiellement, uniquement par une sorte de jeu linguistique et grammatical. Car tout ce qui est artificiel se signale en même temps qu’il se trahit lui-même par sa confiance aveugle dans la règle. C’est sans doute pour cette raison qu’il est rejeté à la fois par al-Suyūṭī (m. 911/1505)53 qui affirme que ce mot n’a pas de pluriel : wa lā yuğmaʿu min lafẓihi, et par 48  Denise Masson, Le Coran, Paris, Gallimard, 1967.

49  Al-qāmūs al-muḥīṭ, Le Caire, al-hayʾa al-miṣriya li-l-kitāb, I, p. 28. 50  D’al-Ğawharī (m. 393/995).

51  Mort en 904.

52  Al-Muzhir fī ʿulūm al-luġa, Le Caire, Makatabat Dār al-turāṯ, s. d., II, p. 200. 53  Al-Muzhir op. cit., p. 200.

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al-Safārīnī (m. 1188/ 1774) qui qualifie cette proposition d’aberrante (šāḏ) :

al-marʾ : al-insān aw al-rağul wa lā ğamaʿ lahu min lafẓihi wa mā qīla anna ğamʿahu marʾūn fa-šāḏ54.

Cela voudrait-il signifier que la langue n’a pas ressenti le besoin de construire un pluriel de ce mot parce qu’il ne s’appliquerait à aucune réalité véritable dans la mesure où c’est uniquement en tant qu’entité singulière, extraite du groupe et unique que le marʾ existe et se donne ? Car la langue ne produit jamais les faits grammaticaux par jeu et gratuitement, mais toujours en tant qu’ils ré-pondent à des besoins d’expression réels.

Tout se passe donc comme si la langue a pris conscience que construire un pluriel du mot marʾ provoquerait une contradiction dans le terme même, dans la mesure où chaque marʾ est considéré comme étant à la fois numériquement un et sociologiquement unique.

C’est sans doute parce qu’il possède cette capacité d’individuation et de res-ponsabilisation que le terme marʾ, le plus souvent sous la forme imriʾ, est repris et massivement employé par le discours coranique : Chacun se trouve comme mis devant son destin personnel et sa responsabilité individuelle.

Pour mettre en évidence encore davantage le potentiel sémantique indivi-dualisant et responsabilisant inhérent au terme marʾ, il nous faut comparer le mode de son emploi dans le discours coranique à celui du mot insān (être humain). Celui-ci apparaît cinquante-neuf fois dans le Coran. Dans plus des deux tiers de ces occurrences, le terme insān est employé par le discours cora-nique pour s’adresser à l’Homme en lui communiquant deux messages : d’une part, un message pour lui rappeler la manière dont il a été créé, comme dans les versets suivants :

Wa ḫuliqa al-insānu ḍaʿīfan55 ; wa la-qad ḫalaqnā al-insāna min ṣalṣāl56 ; ḫalaqa al-insān min nuṭfa57, et, d’autre part, un message pour le

condam-ner en lui attribuant systématiquement un certain nombre de défauts et de traits de caractère négatifs : innahu la-yaʾūsun kafūru58 ; fa-iḏā huwa

54  Al-Safārīnī, Ġiḏāʾ al-albāb fī šarḥ manẓūmat al-ādāb, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1996, I, p. 62.

55  Al-Nisāʾ, 28 ; traduction M. Hamidullah : « Car l’homme a été créé faible ». 56  Al-Ḥiğr, 26. = « Nous créâmes l’homme d’une argile crissante ».

57  Al-Naḥl, 4. « Il a créé l’homme d’une goutte de sperme ». 58  Hūd, 9. « Le voilà désespéré et ingrat ».

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la-ḫaṣīmun mubīn59 ; inna l-insāna la-ẓalūmun kaffār60 ; wa kāna al-insā-nu ʿaǧūl61.

Dans tous ces messages, le mot insān est utilisé soit pour mettre l’Homme en position de passivité totale comme objet de création, soit pour le décrire né-gativement. En outre, dans presque tous les versets que nous venons de citer, l’Homme est interpellé non pas comme un individu autonome, mais comme le représentant et l’incarnation de l’espèce humaine dans sa totalité. Le terme

marʾ, par contre, renvoie à l’individu tel qu’il se donne et se réalise concrètement

dans ses actions. Ainsi, à la différence de insān, marʾ n’est pas une idée géné-rale ou un concept, mais une réalité agissante. Nous comprenons du même coup pourquoi quand il veut parler de la création de l’Homme, le Coran em-ploie de préférence le terme insān, car il s’agit d’une opération qui concerne le genre humain dans sa globalité, et quand, par contre, il évoque le jour du jugement dernier, il fait systématiquement appel au mot marʾ, car il s’agit dans ce cas de s’adresser à l’individu considéré comme un « sujet dont les actions sont susceptibles d’imputation »62, c’est-à-dire individuellement responsable et de ses actions et de son destin personnel. Nous comprenons aussi que seul le mot marʾ est sémantiquement à même d’exprimer l’idée de la personne en ce qu’elle est en propre, intrinsèquement et radicalement : une individualité. Et c’est comme tel qu’il est employé par le discours coranique en vue de surtri-bunaliser l’individu, c’est-à-dire le mettre en situation de responsabilité totale et absolue.

Mais ce qu’il faut souligner aussi, c’est qu’en employant le terme marʾ, le dis-cours coranique ne se contente pas de s’adresser à un récepteur, il le constitue en même temps. Autrement dit, chaque fois que le Coran utilise le mot marʾ pour transmettre son message, il accompli deux choses en même temps : avant d’imputer au marʾ la responsabilité de ses actes, il le pose, le définit et le recon-naît comme étant une personne autonome, libre et capable de responsabilité. Cela est d’autant plus vrai que le discours coranique adopta une rhétorique de la menace et la promesse qui ne pouvait fonctionner efficacement qu’en ayant en face d’elle des individus qui se sentent suffisamment autonomes et conscients de leur responsabilité.

59  Al-Naḥl, 4. « Et voilà que l’homme devient un disputeur déclaré ». 60  Ibrāhīm, 34. « L’homme est vraiment très injuste et très ingrat ». 61  Al-Isrāʾ, 11. « Car l’homme est très hâtif ».

(18)

Nous devons cependant ajouter ici une précision nécessaire : en disant que dans le discours coranique marʾ est chaque fois utilisé pour renvoyer à l’indi-vidualité considérée comme une volonté indépendante, libre et responsable, nous ne voulons pas dire par là que c’est le discours coranique qui avait créé et institué l’idée de marʾ telle que nous tentons de la reconstruire ici, mais tout à fait le contraire. C’est dire que nous pensons que si le discours coranique traite ceux à qui il s’adresse en les considérant comme des individualités autonomes, libres et responsables de leurs actes, c’est parce que le potentiel sémantique et lexical du mot qu’il avait à sa disposition, en l’occurrence le mot marʾ, le mettait à même de le faire, pour ne pas dire qu’il le lui avait suggéré. Cette précision est nécessaire parce qu’il existe une tendance à croire et faire croire que la langue arabe est née, d’un seul coup, avec l’avènement de l’Islam. Car ce n’est pas parce qu’ils avaient eu une religion que les Arabes ont une langue, mais ils ont eu une religion parce qu’ils avaient une langue. Nous avons en effet pu constater comment dans sa façon d’employer le mot marʾ, le discours coranique n’avait fait que reprendre les valeurs sémantiques que la poésie an-téislamique avait conférées à ce mot.

Mais ce qu’il faut remarquer aussi, c’est qu’à travers toutes les analyses que nous avons faites du terme marʾ, nous avons fini par construire un portrait de l’individu arabe préislamique qui ne correspond pas à l’image que nous avons tendance à avoir de la place de la personne dans la société tribale arabe. Celle-ci est en effet très souvent présentée comme étant fondée sur un prinCelle-cipe de fonctionnement mécanique qui fait qu’en son sein l’individu ne jouit d’aucune marge d’autonomie personnelle. Nous pensons que la situation de l’individu arabe préislamique correspond plutôt à la description qu’en a faite Gabrieli dans son ouvrage sur les Arabes :

Dans le milieu arabe, primitif si l’on veut, ou franchement semi-barbare, la lutte de l’homme pour survivre, revêt un aspect viril, une conscience en même temps qu’une noble fierté de la condition humaine […] Elle s’exprime à travers cet idéal qu’a le bédouin de la liberté, de la dignité

individuelle63.

Essayons maintenant de faire une synthèse des résultats de l’enquête que nous venons de mener, avant de passer à une autre étape de notre étude.

Ce que nous avons pu constater à travers la majorité des exemples que nous avons analysés, c’est que le terme marʾ est presque systématiquement utilisé 63  Francesco Gabrieli, Les Arabes, Buchet-Chestel, 1963, p. 34. C’est nous qui soulignons.

(19)

pour interpeller l’individu considéré et traité comme étant une personne à la fois autonome et responsable de ses décisions et ses actes. Autonomie et responsabilité paraissent donc constituer les deux principaux traits caracté-ristiques du mode d’être et d’agir du marʾ. Or, cela voudrait-il dire que nous sommes déjà en mesure d’avancer que ces deux traits caractéristiques du marʾ sont les deux principes constitutifs de ce que nous appelons ici l’éthicité de la

murūʾa ?

Pour trouver des éléments de réponse à cette interrogation, nous devons essayer de reconstituer et comprendre le sens éthique impliqué dans le proces-sus de passage de marʾ à murūʾa.

1.3 Signification éthique du passage de marʾ à murūʾa

Nous prenons comme point de départ et d’appui une réflexion, très riche, faite par Abū l-ʿAlāʾ al-Maʿarrī (m. 449/1057) sur le terme marʾ. Voici ce qu’il écrivit dans Risālat al-malāʾika :

Wa-štiqāq al-marʾ wa-llāh aʿlam min al-murūʾa wa-l-maʿnā fī ḏālika anna l-marʾ wa huwa l-wāḥid min banī ādam yumayyaz bi-fiʿlihi min aṣnāf al-ḥayawān64.

Nous avons vu plus haut comment tous les lexicographes arabes font dériver

murūʾa de marʾ. Dans son analyse, Al-Maʿarrī fait le parcours inverse en

fai-sant dériver marʾ de murūʾa. Cela montre que le lien linguistique existant entre

marʾ et murūʾa est tellement étroit qu’il est possible de les faire dériver

récipro-quement l’un de l’autre. Cette forme de dérivation n’est donc pas linguistique, mais, pour ainsi dire, éthique : murūʾa est perçue comme constituant l’hori-zon éthique de marʾ, et marʾ est posé comme étant le substrat et l’arrière-plan moral de murūʾa. Ce rapport de dérivation réciproque permet à al-Maʿarrī de dire que si le mot marʾ, qui désigne la personne humaine (al-wāḥid min banī

ʾādam) vient du mot murūʾa, c’est parce que la personne humaine est la seule,

parmi les différentes espèces animales, à être à la fois caractérisée et jugé en fonction de ses actes. En faisant dériver marʾ de murūʾa, al-Maʿarrī semble donc dire que le nom de marʾ revient en droit à la personne humaine non seulement parce qu’elle possède la qualité morale appelée murūʾa, mais aussi et surtout 64  Abū l-ʿalāʾ al-Maʿarrī, Risālat al-Malāʾika, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1991, pp. 158-159 = « Le mot marʾ est probablement dérivé de murūʾa. Cela veut dire que marʾ renvoie à un individu de l’espèce humaine en tant qu’il se distingue des autres animaux par (la qualité de) ses actions ».

(20)

parce qu’elle est considérée comme étant, dès sa naissance, destinée à la pos-session de la murūʾa qui lui donne un accès complet au statut d’être humain. Autrement dit, le nom de marʾ est attribué à la personne humaine comme pour affirmer : il y a dans chaque être humain, en acte ou en puissance, une qualité éthique-morale appelée murūʾa. La qualité murūʾa est donc imputée à la personne humaine (marʾ) parce qu’elle est porteuse d’une disposition qui la rend apte à percevoir et à appliquer le sens éthique. Ainsi, pour al-Maʿarrī, la personne humaine est appelée en arabe marʾ parce qu’elle constitue un être de murūʾa et capable d’exercer la murūʾa, c’est-à-dire qu’elle se définit à la fois comme une entité éthique qui doit être traitée avec murūʾa et comme un indi-vidu qui vit et interagit avec les autres à la lumière des lois (šarāʾiʿ) de la murūʾa. Cela est confirmé par les précisions suivantes ajoutées par al-Maʿarrī :

Kamā taqūlu fī fulān insāniya ayy yafʿalu afʿāl ğamīlaʾ65.

Cette vue d’al-Maʿarrī rejoint la tentative de définition proposée dans Lisān

al-ʿarab et Tāğ al-ʿarūs. En effet, à côté de la définition suivante : al-murūʾa : kamāl al-ruğūliya, Lisān propose également : wa-l-murūʾa : al-insāniya.

Or, insāniya veut dire ici essentiellement appartenir au genre humain, avoir les qualités d’un être humain. C’est dire qu’il faut se garder de croire que ce mot insāniya veut dire uniquement bonté ou charité ou bienveillance ou com-passion à l’égard de l’espèce humaine. Car ce que ce mot exprime d’abord, ce n’est pas le sentiment que l’on peut avoir à l’égard de l’humain, un sentiment de bienfaisance, mais la fière conscience d’être un être humain. Pour mériter plei-nement cette appartenance, il ne suffit pas d’être un humain (marʾ, insān), il faut surtout agir en Homme, c’est-à-dire chercher en toutes occasions à accom-plir des actions belles et louables, comme le précise al-Maʿarrī : kamā taqulu fī

fulān insāniya ayy yafʿalu afʿālan ğamīla (Comme quand tu dis de quelqu’un

qu’il possède de l’humanité, c’est-à-dire qu’il accomplit de belles actions). En effet, pour mériter notre appartenance à l’espèce humaine, il nous in-combe de travailler en permanence à réaliser et approfondir en notre per-sonne ce qui fait la supériorité de notre espèce sur toutes les autres, à savoir la volonté d’agir avec murūʾa. Ainsi que le précise al-Maʿarrī dans la suite de sa réflexion, le nom de marʾ est accordé à la personne humaine comme une marque de privilège :

65  « Ainsi, dire d’une personne qu’elle possède de l’humanité c’est affirmer qu’elle accomplit de belles actions ».

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Wa ka-ḏālika qawluhum fīhi murūʾa ayy huwa imriʾ wa hāḏā yaḥtamilu wağhayn : aḥaduhumā an yakūna urīda bihi fī l-aṣl tafḍīl ibn ādam ʿalā ġayrihi min ḥayawān al-arḍ66.

Cette remarque d’al-Maʿarrī est très importante parce qu’elle nous met solide-ment sur la voie de ce que nous cherchons à faire ici, à savoir trouver l’élésolide-ment nous permettant de dire en quoi et comment la murūʾa possède un fondement éthique. En effet, selon al-Maʿarrī, ce qui confère au marʾ à la fois une condi-tion et une dignité humaines, c’est qu’il est capable de répondre de ses actes. Plus précisément, al-Maʿarrī affirme que ce qui fait du marʾ un individu qui peut revendiquer, acquérir et exercer la murūʾa, c’est qu’il possède le sentiment éthique de la responsabilité.

Pour aller plus avant dans ces analyses, nous allons faire appel à une ré-flexion du philosophe Abū Sulaymān al-Siğistānī (m. 375/ 985)67, car elle va dans le même sens que celle de son quasi contemporain al-Maʿarrī.

Voici le propos d’Abū Sulaymān, tel qu’il est rapporté par al-Tawḥīdī (m. 414/1023) :

[Al-murūʾa] Hiya al-qiyyām bi-ḫawāṣṣ mā li-l-insān mimmā yakūnu ʿalayhi

maḥmūdan wa bihi mamdūḥan68. (La murūʾa consiste dans

l’accomplis-sement d’actes en vertu desquels l’être humain sera loué et pour lesquels il peut être complimenté).

Nous devons d’abord attirer l’attention sur l’expression de ḫawāṣṣ mā li-l-insān, car elle peut être comprise comme voulant dire ceci : spécificité de l’être hu-main, apanage de l’Homme, qualité éthique que la personne humaine possède 66  Id. « De même quand nous disons de cet individu qu’il est doté de murūʾa, nous voulons dire par là qu’il constitue une personne humaine. Or, cette imputation est susceptible d’être interprétée de deux manières : soit nous la comprenons comme étant à l’origine destinée à accorder à l’être humain un rang privilégié par rapport aux autres êtres vivants de la terre, soit nous la comprenons comme visant à reconnaître à un individu donné des qualités qui le rendent supérieur aux autres ».

67  Abū Sulaymān al-Siğistānī al-Manṭiqī, philosophe contemporain et maître d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī. Sa pensée nous est parvenue à travers deux sources : premièrement, à travers les ouvrages d’al-Tawḥīdī, notamment al-Muqābasāt et al-Imtāʿ, dans lesquels nous trou-vons les réflexions d’al-Siğistānī sur diverses questions philosophiques ; deuxièmement, son ouvrage intitulé Ṣiwān al-ḥikma. Il est mort vers 1000. Voir Fehmi Jadaane, « La philo-sophie de Sijistani », Studia Islamica, 33, (1971) ; Wadad al-Qâdi, « Kitab Siwan al-Hikmah : Structure, Composition, Authorship and Sources », Der Islam, 58, (1981).

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en propre. Ainsi la murūʾa se trouve définie comme étant l’ensemble des obligations que la personne se donne le devoir d’assumer et de respecter. Le terme ḫawāṣṣ employé par al-Siğīstānī vise à signifier que ces obligations et devoirs que la personne humaine s’impose présentent deux caractéristiques : d’une part, il s’agit de devoirs qui relèvent de l’espace du choix personnel, in-dividuel et souverain, d’autre part, et c’est là le plus important, c’est en tant qu’elle appartient à la famille humaine que la personne s’engage à respecter ces devoirs et obligations, car seuls les humains sont capables de faire preuve de sens et de compétence éthiques leur permettant d’établir et respecter des principes moraux69.

1.4 Comparaison heuristique entre murūʾa et ṭufūla

Al-Maʿarrī semble donc penser que la murūʾa, à la fois comme valeur morale et comme disposition éthique, préexiste à marʾ, c’est-à-dire que ce dernier porte en lui-même l’acquisition de la murūʾa comme projet et comme destination. Mais cela ne veut pas dire pour autant que chaque marʾ, en vertu uniquement de sa qualité de marʾ, reçoit la murūʾa en naissant, naturellement, sans fournir le moindre effort. Car si nous acceptons l’idée selon laquelle chaque marʾ en venant au monde acquiert la murūʾa d’une manière semblable à celle dont le

ṭifl (l’enfant) naît avec la qualité ṭufūla (enfance), nous annihilons le principe

de responsabilité dont nous avons dit qu’il constitue le noyau et le fondement de l’éthicité inhérente à la murūʾa.

Entre le passage de ṭifl à ṭufūla et le passage de marʾ à murūʾa il y a une ana-logie très importante : il s’agit dans les deux cas de l’acquisition d’une qualité et d’un état : l’état qui fait de l’enfant une personne qui se trouve à l’âge de l’en-fance, et l’acquisition par le marʾ de la qualité morale de murūʾa. Cependant, il y a une différence fondamentale entre les deux acquisitions : ṭufūla est une qualité qui découle naturellement de l’état ṭifl, en ce sens que la qualité ṭufūla est pour ainsi dire donnée au ṭifl en vertu uniquement d’un processus naturel : l’enfance n’est pas une qualité que l’enfant acquiert et conquiert au moyen d’un programme d’exercices et d’efforts, mais un état qui affecte tous les humains sans exception. Or, le passage de marʾ à murūʾa s’effectue différemment : la

murūʾa n’est pas une qualité ou un état que je contracte en étant tout

sim-plement inséré dans et soumis à un processus naturel, mais une qualité mo-rale que j’acquiers à travers un projet d’action éducative sur moi-même, projet 69  A comparer avec l’affirmation d’Aristote, dans les Politiques : « Il n’y en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres (notions de ce genre). », Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Garnier-Flamarion, 1993, I, 2, 1253-a, 12.

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que j’ai consciemment élaboré et mis en exécution. Aussi, l’échec ou la réus-site de ce projet dépend-t-il entièrement de moi et de ma volonté, engage ma responsabilité. C’est cette présence du sentiment de responsabilité qui dis-tingue définitivement les états naturels de type ṭufūla de la murūʾā comme qualité éthique.

Nous devons mettre à contribution une remarque linguistique intéressante faite par al-Ḫalīl (m. 173/786) sur le mot ṭifl, car elle nous permettra d’éclairer la distinction que nous faisons entre un effort d’acquisition culturellement orien-té, et donc générateur de responsabilité et de sens éthique, et un simple fait de la nature qui n’a aucune signification éthique. Voici la remarque d’al-Ḫalīl :

Wa taqūlu faʿala ḏālika fī ṭufūlatihi ayy wa huwa ṭifl. Wa lā fiʿl lahu li-an-nahu laysa lahu qabla ḏālika ḥāl fa-taḥawwala minhā ilā l-ṭufūla.70 (L’on

dit : il a fait cela lors de son enfance, c’est-à-dire quand il était enfant (ṭifl), sachant que le substantif ṭifl n’a pas de verbe car l’enfance est un état pre-mier et non le résultat du passage d’un état à un autre).

Ce qui nous intéresse dans cette remarque linguistique d’al-Ḫalīl, c’est le fait qu’elle attire notre attention sur quelque chose très important pour la compa-raison que nous faisons entre murūʾa et ṭufūla, à savoir que le mot ṭifl n’a pas de verbe. L’explication proposée par al-Ḫalīl consiste à dire que ṭifl n’a pas de verbe parce que ṭufūla est un état premier, originaire : tout être humain naît enfant, il ne le devient pas. Il s’avère ainsi que le mot ṭifl n’a pas de verbe tout simplement parce que ṭufūla constitue une qualité que chaque être humain reçoit à sa naissance. Il s’agit donc d’une qualité dont l’acquisition n’a nécessité aucun effort, aucun agir. La ṭufūla, autrement dit, ne constitue pas quelque chose que je fais ou j’acquière, mais quelque chose qui m’arrive. Or, la situa-tion linguistique du mot mar’ est tout autre. Lisān al-ʿArab et Tāğ al-ʿarūs nous fournissent en effet quelques exemples nous montrant qu’à la différence de

ṭifl, marʾ est objet de devenir, de passage et d’acquisition, et possède donc un

verbe. Ainsi nous pouvons lire dans Lisān :

Maruʾa l-rağul yamruʾu fa-huwa marīʾ […] ṣāra ḏā murūʾa.

De même dans Tāğ : wa qāla Ibn al-Aʿrābī : wa mā kāna al-rağul marīʾ wa qad

maruʾa (Ibn al-Aʿrābī dit : l’individu n’était pas doté de murūʾa et il l’est devenu).

Dans ces deux remarques, l’accent est mis sur le sens de passage et de de-venir que comporte le verbe maruʾa : le marʾ ne vient pas au monde avec la 70  Al-Ḫalīl b. Aḥmed al-Farāhīdī, Kitāb al-ʿayn, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya VII, p. 428.

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qualité murūʾa, il doit l’acquérir et la conquérir. Autrement dit, la personne ne naît pas dotée de murūʾa, elle le devient. Et c’est cette idée de devenir qui confère au concept de marʾ une charge éthique dans la mesure où chaque marʾ se révèle ainsi totalement responsable de sa propre destinée.

Ainsi la différence fondamentale entre les processus de passage de marʾ à

murūʾa et de ṭifl à ṭufūla réside surtout dans le fait que le passage de marʾ

à murūʾa s’effectue à travers une initiative et un effort culturellement orien-tés et sanctionnés, alors que le passage de ṭifl à ṭufūla se réalise de lui-même, comme un fait naturel. C’est dire que l’acquisition par le marʾ de la murūʾa n’est pas de l’ordre de l’accident ou des faits naturellement déterminés et produits, mais le résultat d’un acte de liberté culturellement motivé. Il s’agit, autrement dit, d’une décision qu’une personne a prise de faire d’elle-même un marʾ ac-compli. Cela veut par conséquent dire que chaque marʾ est responsable de la manière dont il porte à concrétisation, en lui-même, ce qu’il est intrinsèque-ment, c’est-à-dire un être humain capable de juger et d’agir éthiquement. La culturalité de la murūʾa et la naturalité de la ṭufūla sont donc démontrées par le fait suivant : tout ṭifl (enfant) est naturellement dépositaire de l’état ṭufūla, mais tous les marʾ n’acquièrent pas nécessairement la murūʾa. Seuls ceux qui ont fourni l’effort et fait les sacrifices nécessaires l’acquerront. Il en est de même de umūma (maternité), de ubuwwa (paternité), de kuhūla (âge adulte), etc. Toutes ces constructions langagières renvoient à des qualités ou des statuts acquis naturellement et automatiquement en vertu du fait que l’on a atteint un état ou un âge déterminé. Par conséquent, l’acquisition de ces qualités et états n’appelle pas la louange, ni leur perte le blâme, car, dans les deux cas, notre res-ponsabilité ne se trouve aucunement engagée. Et c’est donc cette absence de responsabilité, qui distingue définitivement les vertus naturelles de type ṭufūla de la murūʾa comme qualité éthique acquise à travers un travail culturel sur soi.

Le cas du passage de rağul (homme) à ruğūla mérite que nous nous y arrê-tions un peu pour l’examiner de plus près.

En effet, contre une tendance, très répandue, à traduire le concept de murūʾa par le terme virilité, nous devons attirer l’attention sur le fait que le mot ruğūla ne veut aucunement dire virilité, mais tout simplement le fait d’être un homme par opposition à femme, c’est-à-dire une personne de sexe masculin, comme le montre la définition donnée par Lisān al-ʿarab :

Al-rağul : maʿrūf : al-ḏakar min nawʿ al-insān ḫilāf al-marʾa.

C’est dire que le mot ruğūla est totalement dépourvu de toute connotation éthique ou psychologique. Et c’est sans doute pour cette raison que pour dé-finir la murūʾa, Tāğ et Lisān emploient non pas le mot ruğūla, mais ruğūliyya :

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al-murūʾa kamālu l-ruğūliyya. Il y a donc à se demander pourquoi ces deux

grands dictionnaires ne se satisfont pas du mot ruğūla et se sentent comme obligés de construire le mot ruğūliyya.

Ainsi, si le mot ruğūla n’est pas employé dans cette définition, c’est à notre avis pour deux raisons : d’une part, parce ce mot fut perçu comme ne présen-tant pas suffisamment de charge éthique et psychologique permetprésen-tant de ca-ractériser correctement l’univers de la murūʾa, et qu’il fallait donc construire un autre mot capable de rendre compte du caractère éthique du concept de

murūʾa71 ; d’autre part, la construction de ce mot fut sans doute motivé par

le souci d’éviter toute mécompréhension qui ferait de la murūʾa une simple

ruğūla. D’ailleurs, si nous nous référons aux dictionnaires arabes anciens,

nous constatons qu’il n’est aucunement besoin de faire appel ni à murūʾa, ni à

ruğūliyya, ni même pas à ruğūla, pour exprimer l’idée de virilité. C’est ce que

nous montre clairement la définition suivante, dans laquelle nous pouvons voir que le mot rağul suffit pour faire allusion à l’idée de virilité, entendue au sens de masculinité :

wa-l-rağul fī kalām ahl al-yaman : al-kaṯīr al-muğāmaʿ 72.

Or, c’est l’occasion pour nous ici d’insister sur quelque chose très important pour la compréhension de l’esprit éthique du concept de murūʾa, à savoir que le mot marʾ renvoie à la personne, au sens d’être humain, sans distinction de sexes. Cela veut dire que la murūʾa constitue une qualité psycho-éthique qui peut être acquise, possédée et exercée, pareillement, par les hommes et par les femmes. Nous en avons pour preuve non seulement le soin que les auteurs de Tāğ et Lisān prirent à employer l’adjectif ruğūliyya au lieu de simple ruğūla, mais aussi le propos suivant cité par Ibn al-Marzubān (m. 309/921) dans son ouvrage al-Murūʾa73:

Qīla l-Abī Ṯifāl wa kāna ḏā ʿaql wa murūʾa : mā murūʾat al-marʾa ? Qāla : luzūmuha baytahā wa-tihāmuhā raʾyahā wa ṭawāʿiyatahā zawğahā wa qil-lat kalāmihā (On a posé la question suivante à Abī Ṯifāl qui fut un homme

sage, doté de murūʾa : en quoi consiste la murūʾa de la femme ? Sa murūʾa 71  Il est significatif que le mot ruğūliyya soit construit sur le modèle morphologique de l’adjectif insāniyya que Tāğ et Lisān emploient dans leurs définitions. Cela veut dire qu’au plan moral et psychologique, le mot ruğūliyya regarde plus vers l’univers conceptuel de insāniya que vers celui de rağul ou ruğūla.

72  Lisān, thème « r-ğ-l ». Aussi Tāğ : wa-l-rağul fī kalām ahl al-yaman : kaṯīr al-ğimāʿ. 73  Ibn al-Marzubān, al-Murūʾa, op. cit.,

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