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a Pe(a)nser le corps en scène 1 André Helbo

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Le mot « penser » provient du latin pensare (juger) fréquentatif de penděre, peser. La graphie « panser » constitue une spécialisation de la première forme et présente un champ sémantique assez voisin, qui signifie au XIVe siècle s’occuper de, et, par extension, soigner. Comme si dans le cas du corps le processus de prise en compte impliquait immanquablement la préservation, la réparation de celui-ci.

Par ailleurs, la notion de corps telle qu’elle est appréhendée par le discours, même pluridisciplinaire, renvoie à des postures épistémologiques que l’on oppose généralement : le réalisme et le constructivisme. Le réalisme identifie expérience individuelle et substrat sensoriel. Le constructivisme considère que le corps est en quelque sorte désarrimé du sujet, appréhendé comme construction culturelle, sociale, technologique. C’est bien le sens de ce corps hybride, transhumaniste que les outils numériques induisent aujourd’hui.

Ce paradoxe, entre le matérialisme et le relativisme, est cependant aujourd’hui dépassé et la vocation de la présente livraison, son originalité peuvent être d’interroger un nouvel état de la recherche, au- delà des dualismes, à partir d’un terrain spécifique.

Faut-il le rappeler, les développements récents des recherches en neurosciences (Damasio, Rizzolati, Imberty) et en sémiologie reposent sur une hypothèse fondatrice selon laquelle les fonctions corporelles (sensorielles et motrices) sont des constituants à part entière de l’esprit, et non pas des systèmes secondaires au service de l’esprit. Autrement dit, le corps fait partie intégrante de la cognition : nous pensons en fonction de ce qui se passe dans nos systèmes sensoriels et moteurs.

Le concept d’enaction (enactment), le modèle de la cognition incarnée (embodiment) mettent l’accent sur la corporéité des échanges intersubjectifs. De nombreuses disciplines (en sémiotique, le « sujet agent-patient » chez Greimas, le rôle de la polysensorialité dans le processus d’interprétation chez Fontanille par exemple) ont intégré la sensibilisation à cette dimension, active entre autres dans l’expérience esthétique.

Les recherches en arts du spectacle ont été attentives à ces avancées scientifiques, particulièrement parce qu’elles ont pris conscience

1 Ce volume a été inspiré par une mani- festation organisée les 8 et 9 mars 2018 à l’Académie Royale des Sciences des Lettres et des Beaux-Arts dans le cadre du Collège Belgique. Les Actes audio-visuels ont été édités sur le site de lacademie.tv. : https://lacademie.tv/

cycles/pe-a-nser-le-corps-en-scene

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qu’entre émotion et cognition le spectacle vivant engage le corps des danseurs, des comédiens, mais aussi celui des spectateurs. Et les professionnels de la scène tiennent le même propos que les scientifiques (cf. Brook dans sa préface à l’ouvrage de Rizzolati et al. sur les neurones miroirs). Cette prééminence du somatique se traduit par l’apparition de

« formes indisciplinées », métissées, qui échappent à toute catégorie et qui empruntent autant aux arts du spectacle (théâtre, danse, musique) qu’aux arts médiatiques ou aux arts visuels. Les frontières entre danse, théâtre, performance sont devenues poreuses. C’est dans cette perspective que se situe la réévaluation désignée par le paradigme postdramatique, cher à Hans-Thies Lehmann, et qui rassemble les outils d’une approche en actes de la représentation, dont le matériau est, parmi d’autres, le comédien.

Les recherches ont donc migré. On est passé d’une phase textocentrique (le texte comme seul support stable de la représentation) à une phase performative. Pour rappel, l’énoncé performatif ne décrit pas la réalité, mais il modifie la réalité qu’il vise. Le corps ne traduit pas un texte, mais est l’outil créateur qui, par sa présence, modifie le rapport scène-salle. Certaines traces de cette « litéracie » (Mariniello 2010) performative, d’actualité récente, traversent déjà l’histoire longue du spectacle vivant depuis Copeau, Artaud, Grotowski, Barba, Brook, et sont thématisées entre autres par les «tréteaux nus», «l’athlète affectif»,

«l’espace vide». En effet, le spectacle vivant a majoritairement pris appui en Europe sur la « coprésence » de l’acteur et du spectateur. Cette identité spectaculaire fait fond notamment sur le corps du comédien/

performeur/danseur (improvisation de la Commedia dell’arte, organicité et théâtre pauvre chez Grotowski, préexpressivité de Barba, etc.), qui permet à la scène et à la salle de s’inventer ensemble dans l’instant de la représentation. Cette prééminence du corps-matériau est ancrée en creux dans le patrimoine textuel, comme le montre dans le présent numéro l’article de Concha Perez sur Don Juan.

Aujourd’hui, cependant, c’est surtout dans la pratique créative du spectacle vivant qu’une étape supplémentaire a été franchie : le corps ne se trouve plus en scène, il est devenu la scène. Mué à son tour en support stable, en archive, il est perçu comme instrument de transmission du savoir social, fournissant une trace plus pérenne tant de l’expérience performative de l’artiste que de la relation biologique acteur-spectateur. A la représentation/la simulation on a vu se substituer progressivement des catégories du bios comme l’« expérimentation, la stimulation ».

LE TOURNANT DE LA RECHERCHE

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Phénomène nouveau, cette expérimentation passe aujourd’hui par un dialogue avec les médias et avec le numérique. Ce dialogue renforce l’affranchissement du corps par rapport au cocon du texte dont il s’est dégagé, mais en même temps il accélère, voire précipite, paradoxalement une crise de la représentation physique.

Créateurs et spectateurs ont adopté — parfois avec beaucoup d’enthousiasme — les écrans, les vidéos, les outils numériques qui envahissent désormais les lieux de création. Ces dispositifs trouvent visiblement une terre d’accueil sur les plateaux. Pareille métamorphose scénique peut-elle être acceptée sans réticence ? Cela mérite au moins une réflexion critique. La matérialité physique côtoie désormais les incarnations synthétiques ou hybrides. On voit parfois se créer des corporéités mixtes, simulacres « mi-chair, mi-calcul » (Couchot, 1998) qui posent beaucoup de questions souvent insuffisamment théorisées, voire négligées par la pédagogie.

A vrai dire, la mise en perspective critique n’a pas encore été menée à son terme. L’image des corps dont la scène est porteuse s’est complexifiée au cours des années, mais on observe un écart entre les pratiques des artistes, le discours théorique qui en rend compte et les enseignements dispensés. Beaucoup d’institutions forment toujours, en Europe (à l’exception de quelques expériences de pointe) à des pratiques artistiques fondées sur l’interprétation de textes.

L’exploitation du somatique est plus marginale et aborde rarement le virage numérique. Plusieurs interrogations restent ouvertes. Comment les acteurs/performeurs apprennent-ils à composer avec les technologies et notamment avec les doubles virtuels, iconiques, médiatisés par une caméra en direct ? Comment abordent-ils la notion de présence scénique aujourd’hui?

Autant de thèmes que l’on retrouve explorés entre autres dans le présent numéro, qui de ce point de vue comble une lacune.

Une première partie du recueil qu’on va lire prend en compte le fait que la dimension physique a été, sinon manipulée, du moins modalisée de différentes manières par la scène contemporaine.

Notre relation à la fois constitutive et instrumentale au bios est interrogée d’abord par l’irruption du virtuel en scène. Comme le montrent Jose-Maria Paz Gago, Elodie Verlinden, Amos Fergombé, l’acteur peut être présent en temps réel, mais non dans l’espace, il peut être présent dans l’espace, mais supplanté par sa propre image médiatisée, il peut donner l’illusion d’être là, mais ne pas l’être, il peut être fragmenté : la voix et la chair peuvent être déconnectées, de même que l’image et le son. On peut se demander si nous n’assistons pas à l’avènement d’une nouvelle ère succédant à celle de la performativité

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et qui serait celle qu’on désigne aujourd’hui, d’un terme assez large : l’intermédialité ou plus exactement le développement des processus intermédiaux. C’est en ce sens que Mueller et Ellestrom proposent dans les pages qui suivent un modèle de typologie d’interactions2. D’autres parlent d’ailleurs de médiaturgie, de « scènes augmentées », pour remplacer la dramaturgie (cf. les travaux de Bonnie Marranca).

Le biologique est interrogé aussi par des « états de corps » extraordinaires, qui sont mis en scène et qui réarticulent l’intelligible et le sensible, le physique et l’imaginaire. C’est ce qu’aborde la contribution de Jean-Pierre Triffaux, appréhendant l’ensemble complexe d’organes, chair « asservie », objet de manipulations, de soins et de constructions multiples. Les recherches-actions de Philippe Guisgand et Camille Panza s’orientent vers des préoccupations analogues.

Un dernier axe aborde, enfin, la restauration du corps en dépit, au- delà, de la médiaturgie. Les débats prennent appui sur le concept de présence, qui a contribué à définir la phénoménologie du spectacle vivant. Ce concept a servi, en vertu de ses valeurs d’authenticité et de singularité — le hic et nunc cher à Walter Benjamin —, de marque de légitimation identitaire par rapport au cinéma. Au point qu’il n’est plus possible de penser le corps sans tenter de le panser, c’est- à-dire de préserver la spécificité du vivant. Malgré la prégnance des technologies sur la scène, la matérialité charnelle subsiste et maintient son importance non seulement sur le plateau, mais aussi dans les installations médiatiques qui hébergent des corps vivants (acteurs, performeurs). La double graphie du verbe pe/anser invite donc à une réévaluation des paradigmes liés à la corporéité. Elle désigne cette hybridation qui s’annonce aujourd’hui à la fois dans la restauration du bios sous d’autres formes et dans la métamorphose du physique face aux nouvelles technologies. Les expériences sensorielles évoquées par Isabelle Reck dans son article illustrent pertinemment ces modalités.

Dans la même perspective, la contribution de François Jost souligne également l’analogie entre le direct télévisé et la scène théâtrale : lorsque la télévision suscite l’exhibition du corps dénudé, elle affirme la prégnance de ce dernier tout en l’inscrivant dans une forme de dénégation. Pareille problématique concerne, aussi les arts plastiques, Ghislaine Del Rey le souligne.

Deux sujets se côtoient donc dans le présent volume, qui ne sont que le visage de Janus d’une même problématique, à savoir « l’organicité » et son usage par les technologies. On s’interroge sur la relation entre deux phases : performative et intermédiale. L’enjeu est de savoir, dans ce contexte, si transformé sous l’effet des nouvelles technologies, de l’intermédialité, le socle idéologique des « arts de la présence », liés

2 L’intermédialité ne considère pas les médias comme des phénomènes iso- lés, mais comme des processus en interaction constante et qui ne doivent pas être confondus avec une simple addition. IL s’agit de la relation de la relation. Les médias font partie de l’outil discursif : le média signifie par sa matérialité même et par les échanges avec les autres éléments du dispositif. L’intermédialité ne se li- mite pas au passage d’un système de signe à un autre, mais c’est l’événe- ment d’une rencontre et qui n’a pas d’existence propre en dehors de cette rencontre.

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au support physique, ne perd pas de sa solidité. Les bases du discours identitaire du spectacle vivant ne sont-elles pas sapées ? En d’autres termes, et à la limite, le spectacle dissocié de la coprésence corporelle et matérielle, et en direct, de l’acteur et du spectateur peut-il encore être catégorisé comme art vivant ?

Et pour tout dire enfin, question loin d’être subsidiaire, on se demandera si et comment le spectacle vivant ouvert à la révolution numérique fait rêver (autrement) le spectateur ?

Philippe Dick définit bien les termes du débat posé par l’usage des technologies dans un roman de science-fiction écrit en 1966, dont a été tiré le film de Ridley Scott, Blade Runner (1982), Les androïdes rêvent- ils de moutons électriques ? La réponse qu’il apporte invite pour le moins à réfléchir. Le romancier imagine une société d’avatars technologiques du vivant, et s’interroge sur ce qui arrive lorsque l’animal électronique, la machine substitut/avatar du mouton, est en bout de course :

« Le mouton n’était pas mal, avec sa laine et ses bêlements plus vrais que nature, les voisins n’y ont vu que du feu. Mais il arrive en fin de carrière : ses circuits fatigués ne maintiendront plus longtemps l’illusion de la vie. Il va falloir le remplacer ». S’ensuit une discussion animée pour trouver une solution, pour réparer de la manière la plus efficace et finalement quelqu’un a une idée originale : « On va remplacer la machine. Mais par quoi? Pas par un autre simulacre, non, par un véritable animal ».

Le romancier de science-fiction a mis le doigt sur une cicatrice qui est un peu celle de l’acteur et du spectateur face à ces spectacles aujourd’hui, où nous sommes confrontés à des plateaux qui associent des corps présents et des technologies médiatiques ou numériques dont on interroge le pouvoir d’innovation créatrice. Face à la réinvention du vivant, on ressent confusément que la prolifération des écrans et des claviers bouleverse nos habitudes. Mais on n’identifie pas clairement la nature des interférences par lesquelles les technologies modifient en profondeur les lois de la présence et les théories du jeu.

Comment l’acteur/performeur négocie-t-il cette présence numérique et la traduit-il par son enveloppe charnelle, concrète, incontournable et toujours présente sur scène? Comment caractériser les nouvelles représentations que mettent en scène des formes renouvelées ? Comment ces formes conjuguent-elles la juxtaposition du charnel et du virtuel?

Et, pour le spectateur, comment appréhender les stratégies parti- culières de réception/sélection que provoquent ces corps physiques hybrides ou composites, ces corps synthétiques transformés en écran,

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fragmentés, virtualisés, numérisés, augmentés de prothèses électroniques ou simples avatars ? Comment ces technologies interpellent-elles le spectateur ? Ce dernier est désormais invité à expérimenter (par interactivité, immersion) : cela modifie-t-il profondément ses modes de saisie visuelle ou cognitive ?

On serait tenté de filer la métaphore du mouton de Philippe Dick, qui nous laisse à penser que la révolution numérique a révélé une caractéristique très ancienne du spectacle vivant : à savoir que le théâtre, l’opéra/la danse sont des médias de médias, des hypermédias, des arts de goulue, nourris de disciplines et de techniques qui, depuis l’invention de l’électricité et à travers la scénographie, convoquent images, sonorités, odeurs, contacts et qui préservent l’intégrité, l’opacité des médias englobés. En d’autres termes, le spectacle vivant aurait toujours été soumis à la dynamique intermédiale.

Mais l’intermédialité contemporaine est aussi singulière parce qu’infiniment complexe. Elle ne dévore pas, elle absorbe tout en préservant la spécificité de ses constituants. Elle ne réduit pas la technologie à l’appareil, au dispositif, « au lieu d’inscription » (Lyotard), mais érige celle-ci en outil énonciatif. Elle vise à saisir des interactions de processus respectueux de l’hétérogénéité des médias et de la cohérence de leurs effets.

Et le comédien à la fois peintre et toile à travers son corps-création, scelle bien un pacte de co-construction intermédiale : le spectateur en est à la fois le miroir, la chambre d’écho et le partenaire. Multiple énonciation, dont le présent numéro explore les tenants et les aboutissants.

Couchot, Edmond, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle. Nîmes: Ed. Jacqueline Chambon, 1998

Mariniello, Silvestra, « L’intermédialité : un concept polymorphe », in Vieira, Célia et Rio Novo, Isabel (dir.) Intermedia. Études en intermédialité. Paris: L’Harmattan, 2010, pp.11-29

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