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Academic year: 2022

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Résumé

L’insertion de textes patrimoniaux ou de figures littéraires canonisées dans la rhéto- rique publicitaire fascine les collectionneurs dès le xixe siècle. Considéré d’un point de vue pragmatique, cet usage de la citation semble pouvoir se résumer à une grossière tentative de transfert de légitimité, la littérature venant anoblir une pratique banale de consommation, justifiée par la convocation d’une figure d’autorité. Une telle interprétation s’en tient au constat d’un conflit de valeurs : la poésie, pratique synonyme de désintéressement, sublime, dans ce processus, l’intérêt commercial. L’analyse gagne cependant à prendre en même temps au sérieux cette nouvelle économie de la jouissance du texte, dans laquelle on vend autant ou davantage la dose de littérature qui emballe le produit que le produit lui-même.

Comment la promesse de profondeur du texte littéraire interfère-t-elle avec la dimension incitative du message publicitaire ? Quel est le statut du texte littéraire dans l’encart publici- taire ou l’étiquette ouvragée ? Sans prendre pour acquise la contamination du texte poétique par le dispositif éditorial publicitaire, cet article interroge, à partir d’un corpus convoquant Hugo et Baudelaire, les pratiques de lecture que permet ou suppose ce cadre, entre jouis- sance du texte et actualisation, lecture pour la lecture et lecture pour l’objet.

Abstract

From the xixth century onward, collectors have been fascinated by the way in which patrimonial texts or canonized literary figures can be integrated into the rhetoric of adverti- sing. From a pragmatic point of view, one could consider such quotation practices as rough attempts at legitimacy: Literature is used to justify everyday consumption by appealing to intel- lectual authority. Such an interpretation unduly acknowledges a hierarchy of values: poetry, as a disinterested practice, is supposed to enhance commercial interest. However, the new joyful habitat of the created text should also be taken seriously, as literature is part of the exchange as much as the product itself. How does the promise of profoundness carried by the literary text interfere with the incitement of the advertising message? What is the status of the literary text when it is included in an advertisement? Based on a corpus of advertisements quoting Hugo and Baudelaire, this article will not presuppose that the poetical text is necessarily conta- minated by the editorial context of the advertisement. Instead, it aims at exploring the reading practices enabled or planned by this discursive frame, situated between the pleasure of the text and its actual realisation.

Mathilde L

abbé

Slogan poétique et jouissance du texte

Des Hugobjets au château Chasse-spleen

Pour citer cet article :

Mathilde Labbé, « Slogan poétique et jouissance du texte. Des Hugobjets au château de Chasse-spleen », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 18, « Circula-

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Geneviève Fabry (UCL) Anke GiLLeir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku Leuven) Jan herMan (KU Leuven) Guido Latré (UCL) Nadia Lie (KU Leuven)

Michel Lisse (FNRS – UCL) Anneleen MasscheLein (KU Leuven) Christophe Meurée (FNRS – UCL) Reine MeyLaerts (KU Leuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Vanden bosche (KU Leuven) Marc Van VaecK (KU Leuven)

Olivier aMMour-Mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo berensMeyer (Universität Giessen)

Lars bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes (Worcester College – Oxford)

Philiep bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Università di Torino)

Àlvaro cebaLLos Viro (Université de Liège) Christian cheLebourG (Université de Lorraine) Edoardo costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGhton (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Ben de bruyn (Maastricht University) Dirk deLabastita (Université de Namur) Michel deLViLLe (Université de Liège)

César doMinGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorLeijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute heidMann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KoLhauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowsKi (Université Stendhal-Grenoble III) Mathilde Labbé (Université Paris Sorbonne)

Sofiane LaGhouati (Musée Royal de Mariemont) François LecercLe (Université Paris Sorbonne) Ilse LoGie (Universiteit Gent)

Marc MauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle Meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina Morin (University of Limerick) Miguel norbartubarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oberhuber (Université de Montréal)

Jan oosterhoLt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauwaert (University of Alberta – Edmonton) Pieter Verstraeten ((Rijksuniversiteit Groningen)

ConseiLderédaCtion – redaCtieraad

David Martens (KU Leuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu serGier (UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis), Laurence Van nuijs (FWO – KU Leuven), Guillaume Willem (KU Leuven) – Secrétaires de rédaction - Redactiesecretarissen

Elke d’hoKer (KU Leuven)

Lieven d’huLst (KU Leuven – Kortrijk) Hubert roLand (FNRS – UCL)

Myriam watthee-deLMotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique – WetensChappeLijkComité

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s

Logan poétique et jouissanCe du texte

Des Hugobjets au Château Chasse-spleen

On m’a distribué, en passant sur le boule- vard, l’adresse, sur une carte, d’un magasin de machines à coudre, Bienaimé et Cie, Bou- levard Magenta, 46. Derrière la carte, il y a mon portrait.1

L’insertion de textes patrimoniaux ou de figures littéraires canonisées dans la rhétorique publicitaire fascine les collectionneurs dès le xixe siècle, comme en témoigne la richesse du fonds constitué par Paul Beuve dès avant la mort de Victor Hugo. Cette fascination ne se limite pas, cependant, à la maladie d’hugolâtrie : la curiosité du cher- cheur qu’était William T. Bandy (1903-1989) le conduisait également, dans sa patiente constitution d’une collection de baudelairiana, à conserver les encarts publicitaires et les étiquettes de grands crus mentionnant Baudelaire que ses correspondants lui en- voyaient du monde entier. L’étude des objets publicitaires à l’effigie de Victor Hugo, des assiettes aux boîtes d’allumettes et aux encriers (exposition La Gloire de Victor Hugo au Grand Palais, accrochage Hugobjets à la Maison de Victor Hugo2), a permis d’envi- sager l’histoire de ces pratiques et de faire entrer des corpus atypiques dans le champ universitaire. Toutefois, le statut particulier de ces collections a beaucoup retardé leur exploitation au sein d’une histoire de la littérature et de ses rapports avec le social.

Conservées parce qu’elles entretenaient un lien avéré mais indistinct avec la question de la patrimonialisation, elles n’ont que lentement trouvé leur place au sein des études lit- téraires. Les premières incursions dans ce domaine, nécessairement descriptives, n’ont pas toujours permis d’envisager les implications symboliques et discursives de tels objets. L’histoire de la collection Paul Beuve met en évidence la réticence et le retard des études littéraires sur le sujet : installée au Musée Victor Hugo dès son ouverture en 1903, elle n’a donné lieu à une exposition spécifique qu’en 20113. Comme le souligne Vincent Gille, commissaire de cette exposition, il reste encore beaucoup à dire sur la collection, à laquelle il n’a pas été possible de consacrer une étude approfondie4.

Les deux collections qui nous occupent diffèrent par leur nature et par leur histoire. Le fonds Paul Beuve, constitué par cet admirateur de Victor Hugo dès la

1. Victor huGo, « 18 octobre 1870 », dans Choses vues. Souvenirs, journaux, cahiers, 1830-1885, texte présenté, établi et annoté par Hubert juin, avec des révisions pour la présente édition, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1067.

2. La Gloire de Victor Hugo [exposition], Galeries nationales du Grand Palais, 1er octobre 1985- 6 janvier 1986 ; Les Hugobjets [exposition], Maison de Victor Hugo, 8 avril 2011-4 septembre 2011.

3. Vincent GiLLe, Les Hugobjets [catalogue d’exposition], Paris-musées, 2011.

4. L’étude inédite qu’il a rédigée à l’occasion de l’exposition Les Hugobjets, « Le Musée popu- laire ou le temple de l’idole » fait cependant la lumière sur l’origine de a collection et sur les enjeux d’une telle étude. Qu’il soit ici chaleureusement remercié de nous avoir donné accès à cet inédit très éclairant et aux collections de la Maison de Victor Hugo.

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mort du grand homme, a été appelé « musée populaire », mais rassemble surtout des signes de la popularité du poète. Le projet de Paul Beuve, dans la collection à la fois récréative et studieuse de ces objets, était de constituer un monument à la mémoire de Victor Hugo, comme le souligne le titre choisi par Vincent Gille pour son étude : « Le Musée populaire ou le temple de l’idole ». Le fonds n’a été envi- sagé pour sa valeur documentaire qu’assez récemment, plus précisément à partir de l’exposition organisée par Pierre Georgel, en 1984, qui a permis de montrer l’intérêt de tels objets dans l’étude de la réception de l’œuvre. Il se compose d’objets manu- facturés de peu de valeur organisés selon leur usage. Bien que certaines de ses pièces soient exposées au sein du musée, elle se trouve, pour sa plus grande partie, loin des vitrines de l’hôtel de Rohan-Guéménée.

Quant à la collection d’éphémères de William T. Bandy, elle s’inscrit d’emblée dans une démarche de recherche, dont l’originalité doit cependant être notée. En effet, les travaux de Bandy sur Baudelaire le conduisent, dès le début de sa carrière, à collectionner et à se faire envoyer tout document ou ouvrage concernant le poète.

Dans le cadre de cette recherche, il suit une démarche résolument relativiste et conserve jusqu’à la moindre brochure, quelle qu’en soit la valeur. Bandy adopte ain- si vis-à-vis de son objet une attitude de prudente réserve qui semble suivre la doc- trine énoncée par Paul Feyerabend dans sa théorie anarchiste de la connaissance :

« tout est bon »5. Cependant, c’est bien dans un but scientifique que le chercheur collectionne ces étiquettes, ces pages publicitaires, ces brochures, ces menus de res- taurateurs, ces programmes de spectacles et ces coupures de journaux. Chacun de ces éphémères est daté et référencé de manière précise avant d’intégrer la collection des « miscellaneous » au sein du centre Bandy.

Aux différences fonctionnelles des deux collections s’ajoute l’écart entre le traitement que la publicité réserve à Victor Hugo et celui qu’elle réserve à Bau- delaire. En examinant le corpus de ces deux collections, complété par quelques recherches ciblées, l’on s’aperçoit que Victor Hugo et Charles Baudelaire sont liés, dans l’inconscient publicitaire, à des valeurs distinctes.

Comment appréhender ces objets et ces discours publicitaires qui se servent de la littérature à des fins marchandes6 ? Il est vrai que, considérés d’un point de vue pragmatique, ces usages de la citation semblent pouvoir se résumer à de grossières tentatives de transfert de légitimité, la littérature venant anoblir une pratique banale de consommation, justifiée par la convocation d’une figure d’autorité. Le texte ou la figure de l’auteur seraient gages, selon cette lecture, de la qualité du produit. Une telle interprétation s’en tient au constat d’un conflit de valeurs : la poésie, supposée impliquer le désintéressement, sublime, dans ce processus, l’intérêt commercial. En trivialisant la littérature, la relation marchande tente de s’extraire de sa propre trivia- lité. L’analyse gagne cependant à prendre en même temps au sérieux cette nouvelle économie de la jouissance du texte, dans laquelle on vend autant ou davantage le fragment littéraire qui emballe le produit que le produit lui-même.

5. « Anything goes » (Paul Feyerabend, Against Method. Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, London, Verso, 1976).

6. Si tous les objets qui ont retenu notre attention ne relèvent pas stricto sensu de la publicité, ils appartiennent bien à l’univers de la promotion du produit : il s’agit aussi bien d’encarts publicitaires que d’emballages ou de dispositifs de communication des marques.

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Il est donc souhaitable, pour l’analyse de ces objets et discours publicitaires, de définir le palier sémiotique en jeu : l’insertion de la littérature dans le message publicitaire se fait-elle par le biais de l’effigie d’un auteur, par celui d’une citation courte, rendue ou non à l’auteur et actualisée par son application au produit, ou par celui d’une citation longue qui donne lieu à une possible lecture pour le plaisir ? Comment la promesse de profondeur du texte littéraire interfère-t-elle avec la di- mension incitative du message publicitaire ? Quel est le statut du texte littéraire dans l’encart publicitaire ou l’étiquette ouvragée ? Il importe par ailleurs de s’interroger sur la continuité entre l’insertion de la littérature au rez-de-chaussée du journal et son utilisation comme slogan, ainsi que sur le rapport entre la patrimonialisation de l’œuvre et son usage publicitaire. Enfin, sans prendre pour acquise la contamination du texte poétique par le dispositif éditorial publicitaire, il convient d’interroger les pratiques de lecture supposées par ce cadre, entre jouissance du texte et actualisa- tion, lecture pour la lecture et lecture pour l’objet. L’étude d’un tel corpus exige le recours à des champs théoriques divers, puisqu’entrent en jeu des questions aussi diverses que la patrimonialisation7 du littéraire, l’image de l’écrivain et l’insertion du poétique dans un espace discursif trivial, ce qui implique de s’interroger sur l’économie complexe des fonctions de la langue dans cette conversion. Si l’usage du texte poétique comme slogan se réduit bien souvent à la recherche d’un argument d’autorité, le poème peut parfois constituer un mode d’emploi pour consommer et envisager le monde en poète, voire servir d’objet promotionnel offert pour le plaisir de lire, jusqu’à se substituer presque au produit lui-même.

1. L

e textepoétique CommesLogan

Le slogan publicitaire, selon la définition qu’en donne Olivier Reboul, se ca- ractérise par sa concision, sa capacité à frapper celui qui le reçoit, son anonymat et son pouvoir d’incitation8. L’incitation à l’achat ou à la consommation peut être explicitée par l’usage de l’impératif ou d’autres formes grammaticales de l’ordre (« Have a break, have a Kit Kat », 1958), ou se dessiner de manière implicite derrière une énumération de qualités montrant « l’excellence du produit annoncé »9 (« Persil lave plus blanc, donc plus propre ! », 1953). Or, si le recours au texte littéraire ajoute quelque chose au slogan traditionnel, ce n’est ni par sa forme mémorable (le slogan use à l’envi de l’anaphore et de la rime), ni par sa profondeur – Roland Barthes a montré que le message publicitaire aussi reposait sur l’exploitation des virtualités connotatives de la langue – mais par la référence à un grand écrivain.

Lorsque la publicité s’empare de la poésie, elle y choisit, pour composer des slogans, des formules répondant à l’une ou l’autre caractéristique permettant d’inci- ter à l’achat. En ce sens, si la valeur esthétique de la poésie et sa facilité de mémori-

7. Selon Dominique Poulot, la « patrimonialisation » est une « assimilation du passé […]

en transformation » (Patrimoine et modernité, s. dir. Dominique Poulot, Paris-Montréal, L’Harmattan, coll. « Chemins de la mémoire », 1998, p. 10). Il s’agit du geste qui relie le présent à un héritage choisi, ce qui a inévitablement pour conséquence de redéfinir le sens de cet héritage.

8. « Formule concise et frappante, facilement repérable, polémique et le plus souvent ano- nyme, destinée à faire agir les masses tant par son style que par l’élément d’autojustification, pas- sionnelle ou rationnelle qu’elle comporte ; comme le pouvoir d’incitation du slogan excède toujours son sens explicite, le terme est plus ou moins péjoratif […]. » (Olivier rebouL, Le Slogan, Paris, PUF, 1975, p. 42).

9. Roland barthes, « Le message publicitaire : rêve et poésie », dans Les Cahiers de la publicité, n° 7, 1963, p. 92.

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sation pourraient inciter les rédacteurs publicitaires à puiser dans le répertoire litté- raire, il semble que ce soit plutôt la renommée des auteurs qui motive cet emprunt.

L’usage de la citation ajoute à l’incitation ou à l’éloge un argument décisif. En effet, cette actualisation particulière du texte littéraire ne consiste pas en un simple recy- clage mais vise également à tirer parti de la légitimité de l’écrivain cité. La gloire de l’auteur transforme le slogan en argument d’autorité. C’est pourquoi le choix de tel ou tel écrivain à une époque donnée peut constituer un marqueur de sa reconnais- sance en dehors du champ littéraire : « Hugo fait vendre »10 dès avant sa mort.

Deux formules de Baudelaire ont souvent été recyclées en slogans et per- mettent d’éclairer cet usage ; elles sont tirées, respectivement, du poème en prose Enivrez-vous et de L’Invitation au voyage en vers. La première a donné un slogan inci- tant à la consommation d’alcool, devenu incontournable pour les cavistes et les cafetiers : « Il faut toujours être ivre ». Un café parisien a fait calligraphier le poème sur l’un de ses murs en n’y sélectionnant que ce qui pouvait être directement actua- que ce qui pouvait être directement actua- lisé dans le cadre du commerce de l’alcool, et en transformant la lettre du texte11 :

Il faut être toujours ivre […]

de Vin, de Poésie ou de Vertu, à votre guise

Mais Enivrez-vous !

La coupe permet de rapprocher deux formules conatives et de redoubler l’argument, tout en escamotant la dimension spirituelle du poème. Une autre occur- rence de cet usage, dans un quotidien régional canadien, repose sur la même réduc- tion et sur une légère altération du texte, qui est pourtant toujours donné pour une citation. L’article fait la réclame de deux crus français et se termine par ces deux lignes attribuées à Charles Baudelaire : « Il faut toujours être ivre. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise nos épaules, il faut s’enivrer sans trêve. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais trinquez ! »12 Dans le premier comme dans le deuxième cas, c’est la fonction conative du fragment poétique qui est rete- nue pour la transformation du poème en slogan. Comme le montrent les coupes et les imprécisions des deux citations, la fonction poétique du texte est considérée comme secondaire. La force de ce slogan tient pourtant bien à la manifestation de son authenticité et de son exactitude, ce dont témoignent l’indication de la coupe, dans le premier cas, et la mention de l’auteur, dans le second.

Le cas de la formule « luxe, calme et volupté » tirée de L’Invitation au voyage, uti- lisée, par exemple, par un hôtelier et par un fabricant de lits américains13, ne diffère pas beaucoup de notre premier exemple : le nom de Baudelaire est systématique- ment précisé et, bien que la citation soit traduite dans le premier cas, il reste qu’elle

10. La Gloire de Victor Hugo [catalogue d’exposition], s. dir. Pierre GeorGeL, Paris, RMN, 1985, p. 153.

11. Café « Le Blabla », 66, rue Blanche, 75009 Paris, inscription vue en 2009.

12. Jean-Frédéric bernier, « contrefaçon chinoise », dans L’Avantage (Rimouski, Canada), 21 septembre 2011.

13. Allumettes produites pour le compte de la chaîne 4 seasonshoteL [collection bandy] ; Ca- talogue de vente de la compagnie ironwareinternationaL (Nashville, Tennessee) [collection bandy].

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constitue un slogan hors de France, du fait de la notoriété du poète et, peut-être, de l’idée de raffinement associée à l’image du pays. L’une et l’autre formule, malgré l’usage de clausules ternaires et d’allitérations, ne sont pas retenues pour leur force évocatrice mais pour la renommée du poète qui les a frappées.

Ainsi, l’usage du fragment poétique comme slogan repose surtout sur l’ar- gument d’autorité, si bien que tout texte peut faire l’affaire, y compris s’il est forgé ou de complaisance, comme le montre l’usage d’une citation de Victor Hugo pour la vente de l’Encre triple à copier produite par la maison Mathieu Plessy (Fig. 1). À côté d’un portrait du poète en médaillon figurent entre guille- mets ces mots de commande : « Désormais je ne me servirai plus que de cette encre. Victor Hugo ».

Fig. 1 - Encre Mathieu-Plessy. Bouteille d’encre «Victor Hugo ». Encre triple à copier.

Terre cuite émaillée, bouchon et cire. Paris, Maison de Victor Hugo.

© Stéphane Piera / Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet

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Cet usage grossier de l’argument d’autorité est tourné en dérision – nouvel argument de vente – par la fameuse publicité pour la phosphatine Falières, qui met en scène Victor Hugo enfant – le front toutefois ceint de lauriers et rayonnant – écrivant à la table de son petit déjeuner, au-dessus d’une légende prometteuse : « Les premiers vers de Victor Hugo » (Fig. 2). Sur le manuscrit, l’on peut lire quatre vers dérivés d’un poème des Rayons et des Ombres14 :

Gastibelza, l’homme à la carabine Chantait ainsi :

Le monde entier connaît la phosphatine Et moi aussi

Les vers apocryphes, que l’observateur découvre en retournant le prospectus, montrent par leur humour désacralisant l’absurdité du recours au traditionnel argu- ment d’autorité dans la publicité, et sont redoublés par un titre de série également provocateur : « Les bébés célèbres et la phosphatine Falières ».

Ce regard ironique de la publicité sur elle-même n’a pas mis fin, cependant, à l’usage de l’argument d’autorité littéraire. Ainsi, la charcuterie Géo, productrice du jambon « Le Baron », use du même procédé dans une publicité de 1988 :

« Mon plaisir, c’est Baudelaire, mon jambon, c’est le Baron »15, affirme la jeune femme mise en scène dans la partie supérieure de la page. La partie inférieure juxtapose un cliché du jambon vendu et un argumentaire présenté sous forme

14. Victor huGo, « Guitare », Les Rayons et les ombres, dans Œuvres poétiques, édition établie et annotée par Pierre aLbouy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I : Avant l’exil, 1802- 1851, 1992, p. 1076.

15. Geo [publicité pour le jambon Le Baron], Marie-Claire, juin 1988, p. 243 [collection Bandy].

Fig. 2 - Phosphatine Falières, Victor Hugo, dans la série « Les bébés célèbres » Paris, Publications artistiques de la Phostphatine Falières, Devambez graveur, v. 1904.

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de vers, qui vante la facilité de préparation du produit en promettant « un plaisir sans contrainte ». Il ne s’agit plus ici d’un usage publicitaire de la poésie mais d’un déguisement poétique de la publicité.

Fig. 3 - « Hugo enseignes », dans La Gloire de Victor Hugo, s. dir. P. Georgel, Paris, RMN, 1985, p. 156.

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L’usage du texte poétique comme slogan le trivialise non seulement en le fai- sant passer du contexte poétique au contexte marchand, mais aussi en le réduisant à sa fonction référentielle ou conative, sa fonction poétique n’étant plus envisagée que dans l’objectif utilitaire d’en faire une formule « frappante » et « repérable ». Or, dans la mesure où la raison qui préside au choix d’une citation poétique plutôt que d’un slogan ad hoc tient à l’argument d’autorité apporté par la citation, cet usage ne se différencie pas vraiment, d’un point de vue pragmatique, de l’usage de l’effigie de l’auteur ou de sa simple signature. L’admiration pour l’auteur constitue alors le ressort principal de l’achat. Les assiettes et jeux de cartes à l’effigie de grands écrivains, les magasins pre- nant Hugo pour enseigne (Fig. 3) et les hôtels ou les cocktails « Le Baudelaire »16 font le même usage de la littérature que les publicités qui la recyclent en slogan : ils n’exploitent pas la dimension esthétique du texte mais sa conséquence, c’est-à-dire l’aura du poète.

Cependant, malgré la récurrence de tels usages utilitaristes, certains dispositifs publici- taires parviennent à exploiter, jusqu’à un certain point, la profondeur du texte.

2. L’«

assomption

»

17deL

objetparLetextepoétique

Il arrive que le message publicitaire ou les dispositifs du marketing convoquent la poésie en tant que telle pour assurer la promotion du produit au sens propre, c’est- à-dire son élévation dans l’ordre du culturel. Le texte poétique est alors utilisé pour sa force évocatoire, qui fait surgir d’un mot ou d’un vers un répertoire de symboles, un univers de valeurs. Il est notable que chaque écrivain possède son propre répertoire thé- matique et symbolique : si Victor Hugo est cité pour signifier la Nation, le génie (d’un point de vue tout intellectuel), la famille ou la beauté de l’univers, Baudelaire est cité pour signifier le luxe et la volupté, comme le montre, entre autres, l’usage récurrent de L’Invitation au voyage. L’inscription de l’objet vendu dans ce système de valeurs culturelles se fait à la fois par la publicité et par les dispositif éditoriaux qui accompagnent sa vente, tels l’emballage ou l’étiquette. Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier ont ainsi montré que les étiquettes de bouteilles de vin avaient pour fonction d’inscrire ce produit naturel dans l’ordre du culturel par le jeu de renvois métonymiques et métaphoriques. L’usage de la poésie dans la publicité participe pleinement de cette « mise en culture »18.

Le discours publicitaire excède alors le slogan : il ne vise plus à inciter à l’achat par l’énumération des qualités réelles ou supposées du produit mais propose au consommateur de devenir plus qu’il n’est en regardant le monde et en vivant en poète.

Par l’entremise du texte poétique contenu dans le discours publicitaire, il est supposé accéder à une appréciation supérieure du monde pour pouvoir voir « la vie en beau »19. Comme le poète prend la « boue » que lui donne le monde pour en faire « de l’or », la

16. « Bastien Poulvélarie à l’hôtel Le Burgundy » [à propos du cocktail « Le Baudelaire » créé par B. Poulvélarie], L’Express, n° 3102, 15-21 décembre 2010.

17. Le mot est employé par Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier à propos des étiquettes de grands crus. Voir note suivante.

18. Yves jeanneret et Emmanuel souchier, « L’étiquette des vins : analyse d’un objet ordi- naire », dans Communication et langages, n° 121, 3e trimestre 1999, p. 74. Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier distinguent deux modes de « mise en culture » du vin par son étiquette : celle-ci peut opérer l’« assomption » du vin, en le rattachant à une valeur extrinsèque par des « citations visuelles », ou bien procéder à sa « sublimation », c’est-à-dire en faire un objet « intrinsèquement culturel », une valeur autonome et autoréférentielle.

19. Charles baudeLaire, « Le mauvais vitrier », Le Spleen de Paris [1869], dans Œuvres complètes, texte établi, commenté et annoté par Claude pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 287.

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publicité, par la poésie, tente de transfigurer l’ordinaire. Elle propose à son public de faire de lui l’égal du poète par un transfert du génie littéraire à travers l’objet vendu.

Il ne s’agit plus alors d’avoir, mais d’être.

Une telle utilisation du texte poétique vise à la fois à bien dire la chose et à l’associer à l’idée d’un usage esthétique du monde. De ce fait, le choix du texte est déterminé par son contenu référentiel et son expressivité. La réussite du montage qui associe l’objet au texte poétique dépend de la capacité du dispositif énoncia- tif à signifier le caractère poétique du texte et à mettre en évidence la référence au produit vendu. Le résultat constitue parfois un usage a contrario du texte, dans la mesure où seule compte son apparence poétique : la dimension linguistique de la poésie, c’est-à-dire tout ce qui constitue la profondeur du texte – multiplicité des possibilités interprétatives, dimension métaphorique… – importe moins que la promesse de la profondeur, assurée par la disposition du texte en vers. L’apparence poétique fait alors parfois fi du respect véritable de la versification. Ainsi, le cata- logue publicitaire déjà cité de l’entreprise Iron International20 reproduit trois vers de Du Bellay centrés et frappés en lettres d’or, mais supprime l’effet de rime par une disposition fausse, que masque l’inscription de tout le texte en majuscules.

LA EST LE BIEN QUE TOUT ESPRIT

DESIRE LA LE REPOS OU TOUT LE

MONDE ASPIRE LA EST L’AMOUR LA LE PAISIR ENCORE

Quant au lien entre le texte et l’objet vendu, il tient uniquement à l’adverbe

« là », supposé renvoyer au lit vendu et à l’évocation du « repos ». Il suffit que la disposition du texte et la dorure des lettres signifient la capacité transfiguratrice de la poésie. Peu importe alors que le message poétique concerne exactement le produit à vendre, la relation du consommateur au produit, ou encore le cadre dans lequel le produit est consommé. Le lien entre l’objet et le texte, souvent littéral, n’actualise qu’une partie du second, et souvent de manière réductrice. Ainsi de la publicité pour un bijou de la joaillerie Luna Felix (Californie), qui inclut dans la page, comme s’il s’agissait de la légende de l’image, le quatrain sur Lola de Valence (Fig. 4). La publicité consacrée à cette pièce reproduit le quatrain en français et en traduction à côté du pendentif, bijou rose et noir au sens littéral, alors que le quatrain de Baudelaire combine dans ce syntagme deux significations étrangères à la pièce de joaillerie : le « bijou » dénote en effet le tableau de Manet, mais reçoit également, par connotation, une signification érotique. Dans ce cas, le dispositif publicitaire reconnaît au texte littéraire sa valeur esthétique tout en procédant à son appauvrissement du point de vue du sens, puisque les virtualités connotatives du texte sont effacées par une lecture littérale. Ainsi, le quatrain ne semble utilisé que pour associer le bijou aux valeurs portées par la poésie de Baudelaire dans les représentations collectives. Le texte est sollicité pour associer au bijou les idées de luxe et de volupté.

20. Voir note 16.

(12)

L’insertion du produit dans l’ordre du poétique peut même se faire par simple relation de proximité. La « mise en culture » de l’objet vendu fait parfois fi de la rela- tion référentielle entre celui-ci et le poème pour exploiter, au contraire, l’ensemble des valeurs auxquelles le texte poétique est métaphoriquement ou implicitement rattaché.

Ainsi, un film publicitaire de 1996 met en scène une femme et un chat dans un échange de regards magnétiques appuyés par un quatrain du sonnet de Baudelaire Le Chat21.

21. Patrick cadeLL, [clip publicitaire Sheba], Issy-les-Moulineaux, agence CLM/BBDO, 1996, 26’’. [En ligne], URL : http://www.ina.fr/video/PUB443923093 [consulté le 20 octobre 2015].

Fig. 4 - Publicité pour Luna Felix, pièce faite main, or 22 carats et granulation autour des pierres, v. 2000 © Bandy Center / Mathilde Labbé

(13)

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux;

Retiens les griffes de ta patte, Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,

Mêlés de métal et d’agate.22

Le montage fait coïncider les vers « Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux / Mêlés de métal et d’agate » avec un champ-contrechamp montrant les yeux de la femme puis ceux du chat, procédé qui déplace le message publicitaire du pro- duit, associé à un besoin – les conserves pour chats – à ce dont il est supposé consti- tuer le signe, la relation d’affection qui unit le maître à son animal. Cependant, le film exploite en même temps les virtualités connotatives associées au chat dans la poésie de Baudelaire : celui-ci rappelle en effet la sensualité d’une femme, comme le révèlent la suite du sonnet ainsi que de nombreux autres passages de l’œuvre du poète23. Par l’échange amoureux qu’il met en scène entre un chat et sa maîtresse, ce film publicitaire ne convoque pas seulement le quatrain récité mais aussi tout un ima- ginaire baudelairien, dans lequel le chat est l’équivalent de la femme à la fois pour sa sensualité, pour sa froideur et pour l’énigme de ses « prunelles mystiques »24. Le com- pliment sur le regard, qui s’adresse ici au chat, est ailleurs adressé à la femme, comme dans L’Horloge25. Le chat est aussi symbole dans l’univers de Baudelaire : il « révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté, etc… »26. Le discours publicitaire repose ainsi sur l’imaginaire associé au chat, mais aussi sur toutes les connotations liées à la sensualité de la femme présentée par le film : celle-ci est à la fois l’équivalent du poète – elle récite ses vers – et l’équivalent du chat. Le véritable objet – alimentaire – de la publicité est escamoté : il n’apparaît à l’image qu’un très court instant, en fin de film. La force persuasive du discours est entièrement contenue dans l’association de la marque, Sheba, aux valeurs portées par le chat dans la poésie de Baudelaire : luxe, volupté, connaissance mystique de l’univers et sensualité féminine. L’« assomp-« assomp-assomp- tion »27 du produit, assurée par le poème et son actualisation par l’image, l’arrache au registre du besoin et du quotidien. Le texte littéraire est employé pour les réseaux symboliques dont il est riche et pour sa force évocatoire.

Il est un produit pour lequel cet usage de la poésie est devenu si courant qu’il peut apparaître comme nécessaire. L’association de la poésie (et de la littéra- ture) au vin ne constitue pas un simple exemple de l’usage publicitaire du poème mais son idéaltype : la relation entre l’une et l’autre recouvre tous les cas envisagés dans la présente étude, du slogan littéraire devenu nom de cru – le vin comme

« chasse spleen »28 – à la citation incitative inscrite à l’entrée d’une cave – « Si le vin

22. Charles baudeLaire, « Le chat », dans Les Fleurs du Mal [1857], Œuvres complètes, éd. cit., p. 35.

23. « Lorsque mes doigts caressent à loisir / Ta tête et ton dos élastique, […]/ Je vois ma « Lorsque mes doigts caressent à loisir / Ta tête et ton dos élastique, […]/ Je vois ma Lorsque mes doigts caressent à loisir / Ta tête et ton dos élastique, […]/ Je vois ma femme en esprit. » (ibidem).

24. Charles baudeLaire, « Les chats », dans Les Fleurs du Mal [1857], Œuvres complètes, éd. cit., p. 66.

25. Charles baudeLaire, « L’horloge », dans Le Spleen de Paris [1869], Œuvres complètes, éd. cit., pp. 299-300.

26. Charles baudeLaire, Fusées, XIII, 19 [1887], Œuvres complètes, éd. cit., p. 662.

27. Yves jeanneret et Emmanuel souchier, art. cit., p. 74.

28. Selon le récit des origines du Chasse-spleen publié sur le site du domaine, Odilon Redon aurait suggéré à Madame de Castaing l’idée de vendre le vin de son domaine comme un efficace

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disparaissait de la production humaine, je crois qu’il se ferait dans la santé et dans l’intellect une absence, une défection, un vide beaucoup plus affreux que tous les excès dont on rend le vin responsable » Baudelaire – et à la reproduction de poèmes sur les étiquettes (Fig. 5)29.

Avant même d’analyser les implications discursives de ce dernier cas, il faut rappeler le double lien qui unit le vin à la culture nationale et à Baudelaire. La

« mise en culture » du produit qu’est le vin n’a pas besoin, pour être effective, de sa mise en poésie. La rhétorique visuelle des étiquettes30, d’une part, et la mythologie de la boisson31, d’autre part, assurent cette assomption, ce qui a permis de l’abs- traire parfaitement des désordres physiologiques qui suivent son absorption et des conditions politiques problématiques de sa production32. Cependant, l’association du vin à la poésie – et à Baudelaire – apporte à cette assomption mythologique une

« chasse spleen », dès 1863. Château Chasse-spleen [en ligne], URL : http://www.chasse-spleen.com/

fr_index.html [consulté le 20 octobre 2015].

29. Voir l’étiquette de Pommard conservée dans la collection bandy (don de Claude pichois), qui juxtapose aux informations et à l’iconographie d’usage quatre vers de « L’Âme du vin », pré- sentées selon une disposition en dix lignes qui efface la rime et les rythmes. Charles baudeLaire,

« L’âme du vin », Œuvres complètes, éd. cit., p. 105.

30. Yves jeanneret et Emmanuel souchier, art. cit., p. 74.

31. Roland barthes, « Le vin et le lait », Mythologies [1957], Paris, Seuil, « Points », 1970, pp. 69-72.

32. Ibid., respectivement p. 70 et p. 72.

Fig. 5 - Étiquette de bouteille de Pommard, Domaine Chauvenet, 1989, coll. Bandy.

© Bandy Center / Mathilde Labbé

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dimension supplémentaire, du fait d’une homologie entre le rôle de l’un et de l’autre dans la transformation du regard : le vin fait lui aussi voir « la vie en beau »33 et peut

« revêtir le plus sordide bouge / D’un luxe miraculeux » ou faire « surgir plus d’un portique fabuleux / Dans l’or de sa vapeur rouge »34. De ces affinités évidentes est née une tradition marketing incontournable, dont la preuve matérielle est l’existence d’anthologies littéraires sur le vin à l’usage des curieux, des buveurs, des produc- teurs et des cavistes35.

L’insertion du texte poétique en tant que tel dans la page publicitaire ou sur l’étiquette du produit vendu constitue donc moins une invitation à la lecture qu’une invitation à la pose. Il ne s’agit pas de se faire lecteur du texte poétique pour lui- même mais de se hausser, grâce à l’objet vendu et par la proximité du texte poétique, à la hauteur du poète. Le message publicitaire invite son récepteur à voir, lui aussi,

« la vie en beau » grâce au produit qui lui est proposé. Cependant, l’utilisation de la littérature par la publicité ne se réduit ni à un recours à l’argument d’autorité ni à l’actualisation littérale d’un texte métaphorique. Il arrive que le discours publicitaire parvienne à exploiter également les virtualités connotatives du texte.

3. L

etexte offert

Lorsque le texte est cité pour lui-même et envisagé dans sa complexité mé- taphorique, il arrive que la ligne de partage se brouille entre discours marchand et discours poétique. La confusion atteint un point extrême lorsque le discours publicitaire ou promotionnel s’efface pour « offrir » ou « donner » à lire le texte littéraire. Le terme « offrir »36 est dans ce cas parfaitement choisi, puisqu’il indique, d’une manière peut-être accidentelle, l’ambivalence de l’offrande derrière laquelle se dissimule une offre promotionnelle. En effet, le don du poème par la publicité n’est pas autre chose que l’ajout d’un objet promotionnel au produit vendu. Dans ce cas de figure, où la poésie se voit véritablement reconnaître sa dimension esthétique, la valeur du texte se trouve exploitée comme valeur ajoutée à la publicité.

Dans le message délivré, c’est cette fois la fonction poétique qui domine : le lien thématique entre le poème choisi et l’objet vendu n’a pas d’importance. La poésie est donnée en sus du produit et n’influence pas forcément son appréciation. Le don du poème est ainsi supposé désintéressé, puisqu’il ne constitue ni un slogan ni un argumentaire de vente. Cependant, ce don remplit bien un objectif commercial, celui de la construction d’une image positive de la marque, et la réussite de cette stratégie suppose, chez le consommateur, la jouissance du texte. Ainsi, la poésie n’est mise au

33. Charles baudeLaire, C« Le Mauvais vitrier », dans Le Spleen de Paris [1869], Œuvres complètes, éd. cit., p. 287.

34. Charles baudeLaire, « Le Poison », dans Les Fleurs du Mal [1857], Œuvres complètes, éd. cit., p. 48.

35. Voir, par exemple : Jean-Gérard GosseLin [anthologie de citations sur le vin], Vignoble et éti- quettes [en ligne], URL : http://www.vignobletiquette.com/padv/cita/citvingen.htm [consulté le 20 octobre 2015] ;Guide des vins, « Les poètes et le vin ! » [en ligne], URL : https://fr-fr.facebook.com/

permalink.php?story_fbid=10152935915472292&id=213383232291 [consulté le 20 octobre 2015] ; Marie-France, « Quand l’univers du vin devient muse littéraire », Les Bacchuseries de Marie-France [en ligne], URL : http://bacchuseriesdemariefrance.com/2011/03/15/quand-l%E2%80%99univers- du-vin-devient-muse-litteraire/ [consulté le 20 octobre 2015].

36. « La RATP offre de la poésie à ses voyageurs », RATP [en ligne], http://www.ratp.fr/en/

ratp/v_132420/la-ratp-offre-de-la-poesie-a-ses-voyageurs/ [consulté le 20 octobre 2015].

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service de la marque ni pour sa dimension thématique, ni pour sa forme convaincante, mais bien pour elle-même. La publicité ou la stratégie de communication suppose la reconnaissance du texte poétique comme tel et le plaisir de le lire.

Ainsi, l’affichage municipal parisien a recours à la poésie à partir de 1977 : la ville de Paris fait alors orner cent soixante panneaux Decaux de poèmes de Prévert et d’Apollinaire. Ceux-ci sont ensuite remplacés par Baudelaire et Aragon. L’affi- chage de la poésie est aussi une stratégie de communication ancienne de la régie autonome des transports parisiens. Cette campagne, lancée en 1993 par les poètes Gérard Cartier et Francis Combes, a été déclinée sous de nombreuses formes : des poèmes écrits par les usagers ont également été affichés, ainsi que les paroles de morceaux rock contemporains. La pratique qui consiste à faire usage de la poésie pour elle-même comporte une importante ambivalence.

Certes, cet affichage est bien au service de la poésie, puisqu’il en banalise la lecture et la fait entrer dans le quotidien, ce qui contribue à augmenter l’accès du public à des textes réputés difficiles et moins lus que les romans. Ainsi, la campagne de la RATP a été organisée par deux poètes, qui en ont défendu publiquement le principe au moment où il était question d’y mettre fin37. Vantant le choix éclectique et ambitieux qui présidait à la composition de cette anthologie roulante, les deux poètes se recommandaient d’une opération de démocratisation culturelle exigeante. Cepen- dant, comment ne pas voir le bénéfice prévisible qu’en retire la RATP, attesté par les enquêtes de satisfaction des voyageurs citées dans cette même tribune ? Dans ce cas d’association entre le don du poème et un service assimilable à un bien public du fait du monopole de la RATP dans la capitale, l’utilisation de la poésie peut en effet prendre l’apparence d’une offrande désintéressée, tout en participant à la construction d’une image positive du généreux donateur. Lorsqu’il s’agit de poètes contemporains, la RATP peut se présenter comme mécène, mais, lorsqu’il s’agit de classiques et de valeurs instituées, ce type de campagne de communication ne peut entraîner que des bénéfices, et plus aucun risque.

Tout comme l’exhibition d’un intérêt pour la poésie peut servir une image de marque, l’impression d’un poème sur l’objet ou sur son emballage remplit un objectif de distinction. Selon la valeur réelle de l’objet vendu, l’ajout du texte poétique destiné à une lecture de plaisir apparaît plus ou moins nettement pour ce qu’il est, c’est-à-dire l’utilisation d’un bien public – le texte libre de droits – comme valeur ajoutée à un objet du commerce. Les objets manufacturés de la collection Paul Beuve sont presque tous représentatifs de ce type d’usage, même si la plupart d’entre eux ne s’empare que de l’effigie de Victor Hugo et non de ses vers. Il en est cependant qui reproduisent intégralement ou en partie certains poèmes, comme les calendriers richement ornés de la firme Raphael Tuck & Fils (Fig. 6)38. Cet éditeur britannique de cartes postales, qui publia par la suite des livres pour enfants, mit en vente dès la fin du xixe siècle des « calendriers poétiques » composés de citations d’écrivains du xixe siècle, dont Théophile Gautier, Hégésippe Moreau, François Coppée et Victor Hugo. Bien qu’il ne s’agisse pas ici, à proprement parler, d’un dispositif publicitaire, l’usage qui est fait

37. Gérard cartier et Francis coMbes, « Fin de partie pour la poésie dans le métro », dans Metronews, 27 mars 2008. [En ligne], URL : http://www.metronews.fr/x/metro/2008/03/26/3dY57lQnhoURg/

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38. Le calendrier poétique se trouve en haut à gauche de cette photographie présentant de nombreux objets hugoliens.

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de la poésie est semblable aux usages publicitaires, dans la mesure où l’objet est vendu grâce aux citations. Certes, les illustrations participent aussi à la distinction du produit, mais elles n’apparaissent pas comme un argument de vente aussi fort : le nom de l’illustrateur ne figure pas sur la première page du calendrier, contrairement au nom de l’auteur des textes, qui apparaît comme sur la couverture d’un livre.

En l’absence de mention explicitant le processus de citation du texte, l’on pourrait prendre le poète pour l’auteur du calendrier. À l’intérieur de celui-ci, les citations calligraphiées sont distribuées en fonction de leur rapport plus ou moins direct avec la saison, le mois ou les riches illustrations à dorures qui ornent les pages. Dans le cas de Hugo, les citations, dont l’origine est mentionnée à chaque fois, sont tirées de recueils dont les titres annoncent d’eux-mêmes un lyrisme de la nature, comme Les Feuilles d’Automne, Les Rayons et les ombres ou Les Chants du crépus- cule, mais aussi d’Odes et Ballades ou des Châtiments. Elles ne sont certes pas toujours disposées pour la rime. Ces calendriers pourraient passer pour des anthologies poé- tiques illustrées si n’étaient mentionnées, sur les mêmes pages, les dates du mois en cours et les fêtes correspondantes, en très petits caractères, il est vrai.

Dans le cas de produits banals et de peu de valeur, la présence du texte peut devenir constitutive de l’objet : les citations sont pour beaucoup dans l’intérêt des

« calendriers poétiques » Tuck, qui peuvent passer, grâce au texte littéraire et à la Fig. 6 - Calendrier « Victor Hugo », 1903. Calendrier « Victor Hugo », 1899. « À Victor Hugo », bijouterie, orfèvrerie deloger-Duc, Lyon. Café « Ruy-Blas », rue de Richelieu, Paris.

Imprimerie Victor Hugo, 2bis et 19 Place des Vosges. « À Victor Hugo, ses contempo- rains ». Grands Magasins Victor Hugo, rue de Rivoli. Encre « Victor Hugo » triple noire.

Calendriers, cartes et imprimés. Paris, Maison de Victor Hugo.

© Stéphane Piera / Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet

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richesse des illustrations, pour des objets de collection, après leur date d’obsoles- cence. En effet, si l’objet orné d’un texte poétique possède son utilité propre, celle- ci tend à s’effacer, dans l’œil du collectionneur, devant le plaisir du texte. L’intérêt esthétique – et de curiosité – peut alors se substituer à l’intérêt pratique, comme le suggère plaisamment Philippe Hamon, rapportant la dégustation d’une bouteille de Château Chasse-spleen couverte de citations et de morceaux d’histoire littéraire :

« Trouver Les Méditations poétiques, Les Fleurs du mal, Baudelaire, Lamartine, Odilon Redon et Byron cités sur une bouteille de vin n’est pas très courant. […] Cela, conte- nant et contenu, réchauffe le cœur du dix-neuviémiste »39. Le texte poétique, objet d’un plaisir indépendant du produit sur lequel il est inscrit, se substitue presque à celui-ci. Cette exceptionnelle inversion des valeurs aux yeux du consommateur, qui tient à la fois à la nature particulière du produit – le vin –, et au regard du spécia- liste, est la forme extrême d’une stratégie de distinction par l’offrande littéraire qui implique, malgré le cadre commercial de la publication, un plaisir de lecture ou de possession du fragment poétique reproduit.

*

* *

L’usage publicitaire de la poésie, qui s’explique aisément, selon Roland Barthes, par le recours de la première à tous les ressorts stylistiques de la seconde, admet en fait de nombreuses explications40. L’ouverture des journaux aux annon- ceurs favorise, dès le début du xixe siècle, une proximité troublante entre littérature et discours promotionnel41. Tandis que la littérature sert alors à vendre le journal en attirant des lecteurs, la publicité contribue à financer sa production par la vente d’espaces dédiés. Or la situation, dans la page, de ces inédits et de ces annonces est la même : le rez-de-chaussée du journal accueille alternativement les chapitres des Mystères de Paris, les poèmes en prose de Baudelaire et des annonces diverses, comme le rappelle Antoine Compagnon dans son analyse détaillée de la maquette de La Presse42. De plus, la publicité devient, dès le xixe siècle, un sujet littéraire et un matériau pour la poésie, qui s’empare de ces formules rythmées et parfois rimées.

D’autre part, dans la période récente, la diminution du nombre de lecteurs déclarant fréquenter les œuvres poétiques a aussi pu pousser certains poètes ou certains ama- teurs de poésie à considérer le médium publicitaire comme un pis-aller pour diffu- ser plus largement l’objet de leur intérêt. C’est du moins le discours que tiennent certains observateurs de la campagne qui a mis la poésie dans le métro. Enfin, la poésie n’est pas dégagée du circuit capitaliste de transmission des œuvres.

Ainsi, la culture publicitaire, qui peut sembler tout à fait étrangère à la poésie, lorsque le texte est simplement prélevé sans considération de son contexte pour être actualisé de manière réductrice, se montre parfois capable d’exploiter véritablement la profondeur du texte poétique et non pas seulement la réputation des auteurs. Il est vrai, cependant, que les valeurs attachées à chaque figure littéraire semblent peu

39. Philippe haMon, Lettre de la SERD, n° 5, mars 2012, p. 25. Château Chasse-Spleen, Moulis en Médoc, 2005.

40. Roland barthes, « Le message publicitaire : rêve et poésie », art. cit.

41. Gilles FeyeL, « Presse et publicité en France (xViiie et xixe siècles) », dans Revue historique, n° 628, 2003/4, pp. 837-868.

42. Antoine coMpaGnon, Baudelaire : l’irréductible, Paris, Flammarion 2014.

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évoluer, et que les vers de Baudelaire sont plus souvent cités pour signifier le luxe et la volupté que ceux de Hugo, généralement convoqué pour représenter la nation littéraire, le génie ou l’amour de la famille. Dans tous ces cas, la patrimonialisation de l’auteur est un précédent indispensable à l’utilisation du texte poétique. Ainsi, la mise en publicité de ce dernier ne renforce pas l’effet de patrimonialisation, qui a eu lieu auparavant et qui a présidé au choix des annonceurs, mais permet, en retour, de mesurer la diffusion de l’œuvre.

La publicité exploite d’abord l’implicite du nom du poète – et non seulement du texte – pour proposer un transfert fantasmatique de ces valeurs à l’objet vendu ou même à celui qui l’achète. Le consommateur est censé égaler le poète ou voir le monde à travers ses yeux. Plus qu’une caution intellectuelle, la poésie peut ainsi devenir caution esthétique, voire objet d’un véritable plaisir de lire, au sein même du dispositif publicitaire. En effet, si les vers cités dans la publicité semblent parfois être faits pour ne pas être lus, il existe des cas dans lesquels le plaisir du texte est une condition de l’achat. Le texte poétique devient alors objet promotionnel : il est offert pour que le produit auquel il est associé puisse être vendu. Les cas que nous avons envisagés dans la présente étude pourraient donc être vus comme des exemples révélant l’existence d’un continuum : plus la valeur propre de l’objet est grande, plus la poésie est réduite au statut de facteur de distinction – et au nom de son auteur.

De la même manière, même si la corrélation est plus difficile à démontrer, lorsque la place faite au texte dans le dispositif publicitaire suppose une lecture esthétique, c’est souvent que le produit vendu est peu remarquable, comme les calendriers, qui appartiennent à la consommation courante, ou qu’il n’exige pas de conquérir un public – comme on l’observe dans le cas des transports publics. L’usage de la poésie en tant que telle dans la publicité n’est permis qu’à ceux qui ne s’inquiètent pas de la concurrence mais qui favorisent une stratégie globale d’image de marque.

Mathilde Labbé

Université Paris Sorbonne mathilde.labbe@gmail.com

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