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View of Le "Madeleine Project" de Clara Beaudoux, un "feuilleton 2.0" en 140 caractères

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Cécile Meynard

Le Madeleine project de Clara Beaudoux, un « feuilleton 2.0 » en 140 caractères

Résumé

Le Madeleine project, lancé en 2015 par la journaliste Clara Beaudoux, raconte sur Twitter la découverte des archives d’une vieille dame, combinant la forme du reportage avec celle d’un feuilleton se déroulant sur cinq « saisons » qui ont connu un énorme succès.

L’article examine la façon dont le Madeleine project articule brièveté et longueur, texte et image, écriture d’auteur et dialogue avec le lecteur. Si le projet du point de vue formel navigue entre enquête, reportage, documentaire, biographie, portrait, autoportrait et autobiographie, le projet dans son ensemble fonctionne comme un récit fragmenté et discontinu, qui a un impact émotionnel considérable sur les lecteurs, grâce à l’empathie, l’enthousiasme et le ton familier de beaucoup de tweets. L’article s’interroge aussi sur les modalités du passage de la forme numérique à la version sur papier.

Abstract

The Madeleine project, launched in 2015 on Twitter by the journalist Clara Beaudoux, tells the story of the discovery and exploration of the archives of an old lady, combining the form of a journalistic report with that of a feuilleton stretching over five successful « seasons ». The article examines how the Madeleine project articulates brevity and length, text and image, authorship and dialogue with the reader. If from a formal point of view the project oscillates between investigation, reporting, documentary, biography, portrait, self-portrait and autobiography, the Madeleine project as a whole functions as a fragmented and discontinuous narrative, with a considerable emotional impact on readers due to the empathy, enthusiasm and familiar tone of many tweets. The article also examines the modalities of the transition from digital to paper version.

Pour citer cet article:

Cécile Meynard, « Le Madeleine project de Clara Beaudoux, un « feuilleton 2.0 » en 140 caractères », Interférences littéraires /Literaire interferenties, n° 24, « Experiments in short fiction : between genre and media », dir. Elke D’hoker, Bart Van den Bossche, mai 2020, 6-24.

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COMITE DE DIRECTION DIRECTIECOMITE

Anke GILLEIR (KU Leuven) – Rédactrice en chef – Hoofdredactrice Beatrijs VANACKER (KU Leuven) – Co-rédactrice en chef – Hoofdredactrice Ben DE BRUYN (UCL)

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Raphaël INGELBIEN (KU Leuven) Valérie LEYH (Université de Namur) Katrien LIEVOIS (Universiteit Antwerpen) CONSEIL DE REDACTION REDACTIERAAD

COMITE SCIENTIFIQUE WETENSCHAPPELIJK COMITE

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Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo BERENSMEYER (Universität Giessen)

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Philiep BOSSIER (Rijksuniversiteit Groningen) Franca BRUERA (Università di Torino)

Àlvaro CEBALLOS VIRO (Université de Liège) Christian CHELEBOURG (Université de Lorraine) Edoardo COSTADURA (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola CREIGHTON (Queen’s University Belfast) William M. DECKER (Oklahoma State University) Ben DE BRUYN (Maastricht University) Dirk DELABASTITA (Université de Namur) MichelDELVILLE (Université de Liège)

César DOMINGUEZ (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

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Klaus H. KIEFER (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KOLHAUER (Université de Savoie)

Isabelle KRZYWKOWSKI (Université Stendhal-Grenoble III) Mathilde LABBE (Université Paris Sorbonne)

Sofiane LAGHOUATI (Musée Royal de Mariemont) François LECERCLE (Université Paris Sorbonne) Ilse LOGIE (Universiteit Gent)

Marc MAUFORT (Université Libre de Bruxelles) Isabelle MEURET (Université Libre de Bruxelles) Christina MORIN (University of Limerick) Miguel NORBARTUBARRI (Universiteit Antwerpen) Andréa OBERHUBER (Université de Montréal)

Jan OOSTERHOLT (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté SNAUWAERT (University of Alberta – Edmonton) Pieter VERSTRAETEN (Rijksuniversiteit Groningen)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren

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CARATERES

Commencée en novembre 2015, l’enquête de la journaliste Clara Beaudoux intitulée Madeleine project a beaucoup fait parler d’elle: enquête, feuilleton 2.0, tweet- documentaire, recueil-reportage, les qualificatifs hésitants se multiplient pour désigner cet objet hybride qui a suscité un engouement incroyable. Il s’agit en effet de la publication sur Twitter, identifiée par le hashtag #Madeleineproject, du récit de la découverte des archives d’une vieille dame dont elle vient occuper l’appartement après son décès. Ce qui se voulait initialement un simple reportage associant des tweets et des photographies prises sur son smartphone a pris l’apparence d’un véritable feuilleton, au point de se dérouler sur cinq « saisons » qui ont connu un énorme succès entre 2015 et 2017 auprès des internautes et de la presse. Ce projet original ne peut manquer de susciter des questions: comment Clara Beaudoux exploite-elle la forme contrainte liée à la brièveté d’un tweet? comment articule-t-elle brièveté et longueur, texte et image, pour créer des effets narratifs qui animent et dynamisent son récit? Ce récit d’un genre nouveau, mêlant des genres littéraires et journalistiques différents (reportage, biographie, roman-feuilleton, journal personnel…), a été ensuite publié sur papier en 2016 aux éditions du Sous- Sol (les deux premières saisons) puis en 2017 dans la collection du Livre de poche (les quatre premières saisons1), ce qui ajoute encore une dimension supplémentaire:

le papier permet-il dans son format de restituer de façon satisfaisante un récit publié d’abord sous forme numérique?

Ce sont toutes ces questions liées à une co-textualité bien particulière qui nous intéresseront.

***

Il s’agit du projet d’une jeune journaliste touche-à-tout qui aime associer différents médias pour s’exprimer: texte, image fixe et animée, son. Son objet d’enquête est lui-même original. De fait, elle aménage en 2013 dans l’appartement occupé antérieurement par une très vieille dame décédée en 2012, et qui aurait eu 100 ans en 2015, au moment où elle commence son enquête: l’appartement a été vidé à sa mort et refait à neuf, mais pas la cave qui était cadenassée. Clara Beaudoux doit donc en scier le verrou pour y accéder et découvre alors un véritable capharnaüm, cartons, objets, photographies, lettres. Elle met deux ans avant de se décider à explorer la cave et, touchée par les « trésors » illustrant la vie de la vieille dame qu’elle met alors au jour, elle décide de rendre compte de sa découverte dans un récit via twitter, le Madeleine project, mené en cinq « saisons » de cinq journées, entre novembre 2015 et novembre 2017, reprenant, avec ce concept de saison, le modèle des séries TV. Le choix du mode de publication, en ligne, est donc lui aussi original puisque le principe de twitter, inventé en 2006, repose sur la contrainte de

1 Nous prendrons cette édition comme référence, en l’abrégeant désormais en MP.

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faire tenir son message en 140 caractères maximum, espaces et liens compris2. Les internautes peuvent intervenir, interagir avec les tweets de Clara Beaudoux, « liker »,

« retweeter », « commenter » – et ils ne s’en privent pas.

Les lecteurs accèdent ainsi moins à une œuvre qu’au cheminement d’une écriture en train de se faire, d’un work in progress. Ils ont le sentiment de participer eux-mêmes aux différentes étapes dans la progression de l’enquête, et parfois de l’aider à avancer, par les réponses et informations qu’ils peuvent apporter aux questions émises par la journaliste (sur des objets ou des lieux à identifier, des personnes à retrouver, ou encore par exemple sur le moyen de visionner un film en super 8). Dans ce projet, la dimension communautaire et sociale s’avère très importante. La relation ne se fait plus à sens unique, de l’auteur vers ses lecteurs, comme dans un livre ou un journal traditionnel, mais se construit par un système de va-et-vient, voire de circulation entre les lecteurs eux-mêmes.

Les saisons sont accessibles sur Twitter (#Madeleineproject) et sur le site créé par Clara Beaudoux (mais sans les commentaires des lecteurs, voir http://made- leineproject.fr/ [Consulté le 20 avril 2020]). Elles ont été mises à disposition sur Storify mais malheureusement ce service n’est plus accessible depuis le 16 mai 2018.3

La saison 1 correspond au récit de la découverte des objets et documents de la cave, et au premier inventaire qu’en fait Clara Beaudoux. Dans la saison 2, cette dernière part à la rencontre des voisins, du filleul, du coiffeur, pour en savoir plus sur cette vieille dame si attachante. Avec la saison 3, on découvre la correspondance de Madeleine et de « Loulou », l’amoureux dont la saison 1 nous a appris qu’il est mort prématurément. Dans la quatrième saison, l’aventure se poursuit avec un projet avec les élèves d’une école du quartier, l’école Jean Macé à Aubervilliers (où Madeleine a enseigné); par ailleurs, la journaliste rencontre les anciens élèves de Madeleine, va faire un pèlerinage à Bourges; elle exprime ses doutes de plus en plus nombreux, se demande s’il n’est pas temps d’arrêter l’aventure. La saison s’achève toutefois sur un projet de voyage en Hollande, lequel se concrétise dans la saison 5, caméra au poing, sur les traces de Madeleine, et à la rencontre de ses neveux Nellie et Quintus qui vont enrichir le portrait de la vieille dame.

Dans le livre réalisé à partir de ses tweets, Clara Beaudoux explique qu’elle a failli ne pas donner suite à la saison 1, malgré le succès de cette dernière, qui s’était close début novembre 2015 sur un sentiment de bonheur léger et doux: « Et puis après une semaine d’intense beauté, le 13 novembre est arrivé. Un voile de tristesse a tout recouvert. » La journaliste s’interroge alors sur la légitimité de continuer à relater l’histoire de Madeleine, peut-être trop futile dans un contexte si dramatique.

Elle explique au début de la saison 2 son choix de continuer, le 8 février 2016:

2 Depuis le 7 novembre 2017, le nombre de signes autorisé pour un tweet a doublé, passant à 280 caractères; mais la saison 5 est restée sur l’ancien modèle.

3 Dans Tous artistes: les pratiques (ré)créatives du web, Sophie Limare, Annick Girard et Anaïs Guilet soulignent que « Storify est présenté à la fois comme un outil d’édition des contenus web ainsi que des réseaux sociaux et comme un outil de ‘storytelling’. […] Storify est un moyen remarquable de rassembler les histoires racontées sur les réseaux sociaux. » (Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal coll. Parcous numériques, 2017, 155).

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Le Madeleine project devient ainsi un devoir de mémoire et d’optimisme dans un monde traumatisé par la barbarie, un espace de communion entre elle, les lecteurs, et ce personnage qu’elle ressuscite via ses mots et ses photographies. Après les saisons 2 et 3, assez euphoriques, les saisons 4 et 5 introduisent tout de même une inflexion forte, Clara Beaudoux se demandant s’il n’est pas désormais temps d’en finir et de revenir parmi les vivants4.

4 Dans le cahier précédant la saison 4, Clara Beaudoux le note: « Dire que j’en suis venue parfois à me demander s’il y avait de la place dans ma vie pour quelqu’un d’autre… Heureusement, je me suis souvenue qu’il valait mieux s’attacher aux vivants. » (MP, 456-457)

Figure 1

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L’ensemble de cette « enquête 2.0 » en cinq saisons prend donc la forme d’un récit fragmenté qui touche particulièrement les lecteurs, notamment grâce à la force de l’empathie manifestée par la journaliste à l’égard de Madeleine, exprimée de façon simple et spontanée, comme on le voit par exemple dans ces deux derniers tweets du jour 4 de la saison 1, le 5 novembre 2015 (p. 92):

Ce commentaire confrontant la forme du moule et le sentiment d’humilité émue éprouvé devant ce legs involontaire reçu comme un « cadeau énorme », en jouant sur l’effet d’écho entre texte et image et sur la polysémie du mot « cœur » a beaucoup touché les lecteurs comme en témoigne le nombre de « j’aime » apportés au deuxième tweet. Ces derniers apprécient aussi beaucoup la complicité et l’humour de Clara Beaudoux, qui se manifeste par exemple dans ces deux tweets consécutifs:

11 : 38 AM-14 Avril 2017

J’ai rassemblé toutes les recettes que vous avez réalisé ici : storify.com/

clarabdx/les-recettes… #Madeleineproject 11 : 38 AM-14 Avril 2017

Comment ça personne n’a encore osé le gâteau au chocolat avec DOUZE plaques de chocolat! ?

La journaliste manifeste un réel enthousiasme à partager ses trouvailles, la familiarité du ton instaurant une relation forte avec les internautes, comme par exemple ce premier tweet du 3e jour de la saison 2, à l’occasion de la découverte d’un

Figure 2

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film dans sa boîte: « Avant tout il faut que je vous raconte ça, c’est fou, j’avais hâte de vous le dire #Madeleineproject » (10 février 2016, 11h, MP, 180). Les « j’aime » les plus nombreux concernent d’ailleurs significativement les tweets les plus person- nels.

Un autre élément qui a contribué indéniablement au succès de cette enquête originale tient au fait qu’il s’agit d’un projet multi-support. Il exploite en effet toutes les fonctionnalités de Twitter: des photographies sont fréquemment associées aux tweets; certains intègrent du son, par exemple au moment de la découverte des crayons de Madeleine, accompagné par ce commentaire poétique de Clara Beaudoux à la fin du jour 3 de la saison 1: « Et le bruit de tes crayons dans le silence de cette cave » (4 novembre 2015, 1h23; MP, 65). L’émotion d’entendre ce son, exprimée sous une forme poétique – il s’agit presque d’un alexandrin tétramétrique: 3 (voire 4 si l’on fait une diérèse sur « bruit »)/4/4/4 – et accompagnée de l’enregistrement sonore, a beaucoup touché les internautes. Ce tweet a en effet obtenu 45 « J’aime », c’est-à-dire une explosion par rapport aux 22 « j’aime » du tweet précédent, déjà importants par rapport aux autres tweets en général. Clara Beaudoux va même intégrer de l’image mobile: la saison 5 intègre ainsi des films sur les lieux chers à Madeleine, et s’achève d’ailleurs significativement sur une vidéo commentée par Clara Beaudoux, dont le dernier mot est un « merci » adressé à Madeleine.

Le Madeleine project a donné lieu, on l’a dit, à une première publication des saisons 1 et 2 aux éditions du Sous-Sol, au printemps 2016, avant une publication des saisons 1 à 4 au livre de Poche en novembre 2017. Il s’agit bien, là aussi, d’un objet hybride, qui regroupe non seulement les tweets mais aussi une page introductive de Clara Beaudoux suivie par une page de préface de l’éditeur. Il est aussi scandé par quatre cahiers intermédiaires encadrés de filets noirs qui servent de conclusion à chaque saison, soit un ensemble de plusieurs textes plus ou moins brefs, mais jamais longs, qui confortent l’impression d’étrangeté devant le mélange de continuité et d’hétérogénéité de l’objet.

Le cadre spatio-temporel est lui-même en lien avec la thématique de la condensation et du bref. La cave de Madeleine, espace confiné, humide et sombre de la première enquête dans la saison 1, est un microcosme, contenant les restes, les traces d’une vie: grâce à l’enquête minutieuse et passionnée de Clara Beaudoux, ce lieu ingrat en apparence s’avère un miroir de concentration de la réalité, qui contient contre toute attente un monde insoupçonné5. L’espace s’élargit toutefois progres- sivement au fil des saisons, en même temps que l’enquête qui amène Clara Beaudoux à aller à la rencontre des voisins immédiats, des gens du quartier, puis du filleul et d’anciens voisins, et à effectuer des pèlerinages sur des lieux autrefois habités voire simplement visités par Madeleine, comme Cayeux, ou, dans la 5e saison, la Hollande.

5 Et d’ailleurs, le récit met sans cesse en relation le dedans et le dehors: quand le filleul de Madeleine dessine le verger du père de cette dernière, Clara Beaudoux se souvient et tweete une photographie accompagnée de cette légende: « Je pense que je l’ai déjà vu depuis la cave, ce verger » (12 février 2016, 12h10, MP, 239). Il en est de même pour la connexion entre l’autrefois et le maintenant, avec de nombreux tweets mettant en regard des photos anciennes et les photos contemporaines des lieux sur lesquels se rend la journaliste.

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Mais la journaliste s’écarte peu de ces espaces délimités et de ces itinéraires balisés6. Le temps de l’écriture est lui-même réduit au minimum: 5 saisons de cinq «journées»

chacune (2-6 novembre 2015 pour la saison 1; 8-12 février 2016 pr la saison 2; 27 juin-1er juillet pr la saison 3; 10-14 avril 2017 pr la saison 4; et enfin 20-24 novembre 2017 pour la saison 5), chaque journée comportant environ 60 à 89 tweets. Nous ne présentons ici qu’un récapitulatif correspondant aux deux premières saisons.

Saison 1:

Jour 1: 32 tweets entre 11h28 et 14h Jour 2: 35 tweets entre 10h47 et 13h45 Jour 3: 46 tweets entre 11h06 et 13h25 Jour 4: 73 tweets entre 10h40 et 13h36 Jour 5: 74 tweets entre 10h36 et 13h36 Saison 2:

Jour 1: 81 tweets entre 11h et 13h26 Jour 2: 61 tweets entre 11h09 et 12h34 Jour 3: 71 tweets entre 11h01 et 12h37 Jour 4: 79 tweets entre 11h14 et 13h18 Jour 5: 90 tweets entre 11h09 et 13h09

Le nombre de tweets augmente dès les premiers jours de la première saison, sans doute en lien avec l’intérêt personnel grandissant qu’éprouve la journaliste pour ses découvertes, et avec le succès trouvé auprès des internautes, puis il se stabilise autour de 80 tweets. On note qu’ils sont tous rédigés de part et d’autre de midi, peut-être parce que Clara Beaudoux travaille avant et après. De nombreux tweets sont en tout cas concentrés sur un créneau de deux heures, plusieurs tweets pouvant même être écrits sur une minute parfois, ce qui renforce encore la densité de ce format bref.

Court et bref semblent donc se confondre même si on a paradoxalement affaire à une réelle longueur – fragmentée –, d’ailleurs nettement plus visible avec le livre (qui fait tout de même 632 pages, certes très aérées) qu’avec le hashtag.

L’ensemble donne l’impression d’une fausse immédiateté et d’une spontanéité en réalité en partie préparée en amont: de fait, comme le note Clara Beaudoux dans son introduction, elle avait ce projet d’inventaire et d’écriture en tête depuis ans et avait accumulé des archives dans cette perspective (MP, 117); elle dit aussi avoir tenu un journal de bord en parallèle de ses tweets (ibid., 120). Dans le cahier intercalé entre la saison 2 et la saison 3, elle souligne que « le projet demande du temps »:

À un moment, le brouillard de la saison suivante s’éclaircit, le plan se met doucement en place, les différentes pièces se rangent, s’ordonnent. […]

Je sais que publier enfin la saison va me permettre d’« évacuer » tout ça, de le donner, de le partager, de m’alléger. […]

Puis, une fois que j’ai tout, que tout est écrit sur mon petit fichier Open- Office, que tout est bien rangé dans mes dossiers, le stress qui monte avant une saison. […]

6 Voir MP (630): « J’ai emporté ton carnet de 1947, celui où tu racontes pas à pas un de tes voyages en Hollande. »

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Quelques jours avant: relire plusieurs fois, comme on répéterait un spectacle.

S’organiser pour être prête à bien tweeter, à trouver les sons ou les photos rapidement, etc.

Et enfin se lancer. (ibid., 260-261)7

Comme on le voit, si la forme du tweet préserve une certaine liberté et spontanéité, le contenu en est déjà largement préparé en amont, et la mise en œuvre elle-même nécessite toute une préparation.

Il est aussi évidemment beaucoup question de temporalité dans le contenu même des tweets, à travers les thèmes récurrents de la mémoire et de la durée…

Clara Beaudoux se montre en particulier sensible au miracle de la longévité artificielle d’un éphémère qui aurait dû disparaître (par exemple les fleurs séchées et innombrables trèfles à quatre feuilles conservés par Madeleine au-delà de leur temps imparti et reproduits – et pérennisés – via les photos prises par la journaliste, voir Figure 3), des minuscules trésors de la vie quotidienne qui, ressuscités par le récit de leur exhumation, deviennent le concentré de toute une vie. Nombre de lecteurs soulignent dans leurs commentaires l’émouvante poésie de cette résurrection, de cette mise au jour d’un passé oublié, qui n’intéressait a priori personne et s’avère précisément signifiant par le récit de la découverte qui en est fait.

***

Dans ce projet multi-générique, la brièveté joue donc un rôle déterminant.

Tout d’abord, l’image complète voire parfois remplace les mots. Clara Beaudoux ne divulgue par exemple pas le contenu des lettres de Loulou, le fiancé décédé trop tôt et jamais oublié par Madeleine: elle les donne à voir et non pas à lire (MP, 83, 91).

Les internautes ont, de la sorte, grâce à la photographie des liasses de lettres bien classées dans une valise, une vue d’ensemble de cette correspondance intime, sans pour autant avoir le sentiment désagréable de faire du voyeurisme. La portée émotionnelle de l’image est pleinement exploitée, évitant souvent la maladresse et la lourdeur d’un pathos qui pourrait déranger les lecteurs. D’autre part, la photographie a pleinement sa place dans une stratégie générale de brièveté et d’efficacité: Clara Beaudoux exploite ici la force synthétique de la photographie, faisant sien le principe selon lequel une image vaut mille mots. Sans viser à une quelconque prétention de professionnalisme ni même d’esthétique, la journaliste exploite toutes les possibilités de cadrage et de profondeur de champ, du plan d’ensemble au gros plan, en passant par le détail, le décentrage, les effets de netteté et de flou, le fragment, etc.8

7 Cette déclaration contredit quelque peu celle qu’elle a faite à un journal canadien où elle dévoilait sa méthode de travail: « Je tweetais le matin ce que j’avais découvert l’après-midi précédent.

J’écrivais à mesure dans un carnet ce que je ressentais et je le réécrivais de manière assez spontanée, sous forme de tweet, une fois à mon bureau », « Sur la piste de Madeleine - La Presse+ », La Presse+, 27 août 2015, disponible sur https://www.lapresse.ca/arts/livres/201607/04/01-4997709-clara-beau- doux- sur-la-piste-de-madeleine.php [Consulté le 20 avril 2020].

8 Figure 3, 6 novembre 2015, MP, 102.

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Tout est fait pour donner au lecteur l’impression d’une spontanéité, d’une immédiateté et d’une authenticité de l’instantané photographique. Enfin, l’internaute a surtout le sentiment jouissif d’assister à un véritable jeu entre les tweets et les photos, selon que les mots annoncent, accompagnent ou suivent l’image (voir par exemple Figure 2) ou encore selon que c’est l’image qui apporte l’information, qu’elle est commentée par les mots ou qu’elle semble en être indépendante.

Au fil des découvertes, la petite histoire de Madeleine s’inscrit aussi dans une histoire collective, voire dans la grande Histoire, et l’on voit ainsi régulièrement cette dernière faire irruption dans le récit de vie, mais exclusivement sous la forme de flashs liés au hasard des découvertes. Par exemple, le tweet du 4 novembre 2015, 12h12, est une photo de la une de Paris-Match intitulée « L’adieu à De Gaulle » accompagnée de cette remarque: « Et tout à coup, au milieu de tous ces bouquins, en bordure du carton, paf… #Madeleineproject » (MP, 53, voir Figure 8). La journaliste met également à jour des images et des objets du quotidien partagés (ou oubliés) par tous: il s’agit de donner (ou redonner) de la valeur et du sens à l’infime et à l’insignifiant: gommettes en forme d’étoiles ou « toutes petites étiquettes » dont

Figure 3

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elle « ne [se] lasse pas » (MP, 206), photos de vieilles publicités – parfois très machistes –, petits fragments de souvenirs d’une époque défunte (un tweet avec la photographie de tickets de rationnement pour le pain datant de 1949, un autre reproduisant une coupure de presse consacrée à la mort d’Italo Calvino…) et d’une société d’autrefois.

Du point de vue formel, Clara Beaudoux navigue entre enquête, reportage, documentaire, biographie, portrait, autoportrait et autobiographie. Les critiques n’ont pas hésité à définir le projet comme un « feuilleton 2.0 »9, et pourtant il ne s’agit pas de fiction ni même de texte à proprement parler, encore moins de littérature; le projet est affiché par les éditeurs du Sous-Sol comme une forme d’écriture journalistique spécifique, bien identifiée, le « journalisme narratif », version moderne de l’enquête et du reportage: « En tant qu’éditeur de ‘journalisme narratif’, d’une littérature du réel rattachée au récit, le ‘Madeleine project’ s’inscrit parfaite- ment dans cette lignée, le médium seul change » (Préface, MP, 7). Et ils précisent leur refus de transformer le projet en texte en donnant une version papier de ce hashtag: « Nous souhaitions garder la spécificité du média, de ces tweets, de ce reportage-photo où le texte avance en légende, plutôt que d’obliger le nouveau format à s’adapter à l’ancien, absurde décalage et anachronisme dénaturant le projet initial. » (MP)

L’expression « non-fiction » est même employée sur la page de titre du livre pour désigner cet objet. Et pourtant, du fait même des hypothèses sans cesse émises au fil de l’enquête, il y a bel et bien intervention d’un imaginaire, et presque d’une forme de fiction. Le premier cahier expliquant le projet, publié à la suite de la saison 1 dans l’édition imprimée s’ouvre significativement sur une citation de Chris Marker affirmant que le regroupement de souvenirs et de photographies permet de

« cartographier le pays imaginaire qui s’étend au dedans de nous »10. Et Clara Beaudoux constate elle-même, non sans une certaine tristesse, dans le cahier de conclusion de la saison 4 qui clôt l’édition imprimée en 2017, l’aplatissement que constitue le retour au réel grâce aux souvenirs et albums photos de Nellie, la nièce hollandaise de Madeleine:

J’ai pu combler certains vides, sur ta vie, laissant de moins en moins place à la fiction.

Depuis le début, dès que je touche trop au réel, c’est un peu comme un ballon qui se dégonfle. C’est logique en fait : chaque fois que je touche au but, c’est la quête qui s’éteint. Tout prend forme, image, couleur, comme si la réalité reprenait ses droits et que l’histoire ne m’appartenait plus. (MP, 631)

On assiste bel et bien à une forme de contamination, d’emprunt et de circulation entre les formes littéraires et les formes journalistiques: ici, la fiction, en comblant les vides entre les indices et les informations, précède mais aussi accompagne le récit journalistique, comme le dit Clara Beaudoux: « Entre les tweets subsistent des vides

9 http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue89-culture/20160524.RUE2969/made- leine-est-morte-elle-revit-sur-twitter-et-dans-un-livre.html [Consulté le 20 avril 2020]

10 MP, 117. Chris Marker est le réalisateur du film Immemory, film diffusé au Musée National d’Art Moderne, qui jongle entre fiction et documentaire. Plus d’informations disponibles sur http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/21697_1 [Consulté le 20 avril 2020]

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que le lecteur peut combler, pour relier les points avec sa propre imagination, en fonction de ce qu’il est. […] Ces vides sont la place de la fiction, les pleins sont celle du documentaire. » (MP, 257)

Tous les journalistes qui rendent compte de ce « feuilleton 2.0 » soulignent qu’on est bien aux frontières du littéraire11. De fait ce reportage vise à dresser une biographie, ce qui relève de la littérature tout autant que du journalisme. Toutefois, la progression n’est pas conforme à celle d’une biographie traditionnelle, qui a une continuité, en général chronologique (de la naissance à la mort) ou thématique: ici l’enquêtrice prend les choses dans le désordre le plus complet, et la biographie devient un puzzle à reconstituer. Ce dernier mot revient souvent chez Clara Beaudoux (et chez ses lecteurs), comme elle l’explique le 27 juin 2016 (saison 3):

11 : 12: En parallèle de la fabrication du livre, j’ai continué l’enquête, j’ai tiré les fils, au gré de mes envies #Madeleineproject

11 : 13: J’ai choisi des fragments, que j’ai essayé de remettre dans l’ordre, comme un drôle de puzzle #Madeleineproject (MP, 266)

La narration est ainsi non seulement fragmentée dans le temps mais discontinue dans les sujets abordés, sans que l’exhaustivité puisse jamais être atteinte. Plutôt que d’une enquête journalistique à proprement parler, il s’agit donc bien d’une enquête policière: à la façon d’un Sherlock Holmes, Clara Beaudoux émet des hypothèses, qui vont être confirmées ou invalidées par les faits et observations. Par exemple elle identifie au milieu de la saison 1 que Martial, mort à la guerre, ne peut pas être le frère de Madeleine, comme elle le croyait initialement (ibid., 34), puisqu’ils sont respectivement nés en janvier et mars 1915 (ibid., 39). Et un peu plus tard, grâce à des recherches effectuées par des internautes, elle signale que c’est en réalité son cousin (6 novembre 2015, 10h59, ibid., 98). Par ailleurs, certains endroits du puzzle- portrait avancent plus vite que d’autres par moments; Clara Beaudoux délaisse certains points de son enquête qui pataugent en attendant des éléments nouveaux, pour avancer sur d’autres points plus aisés: elle suit plusieurs pistes en même temps.

Par exemple, lors du jour 2 de la saison 2, après le récit très ému de la découverte d’un film « d’une Agfa Movex8 » dans sa boîte, la journaliste demande de l’aide à ses lecteurs pour trouver comment le visionner et tweete : « Bon, à suivre pour ce film…

Je vous tiendrai au courant ! Reprenons avec les voisins. »12

Le récit prend la forme d’un dialogue paradoxal avec Madeleine, que, très vite, Clara Beaudoux tutoie affectueusement, mais aussi d’un texte adressé aux « follo- wers », leur posant des questions, rendant compte des informations qu’ils lui donnent, des messages qu’ils lui envoient. Elle ne cherche absolument pas la cohérence, sautant par moments du coq à l’âne, faisant même des digressions, par exemple quand elle se doit se rendre chez d’anciens voisins de Madeleine, Robert et Eveline, et poste ce tweet:

11 Un exemple parmi d’autres: Sabine Audrerie, évoquant ces tweets indique que « formant un récit aux allures de roman, [ils] viennent d’être [réunis] dans un livre » (« Le Madeleine Project: le livre », in: La Croix, 1er juin 2016, disponible sur https://www.la-croix.com/Culture/Livres-et- idees/Le-Madeleine-Project-livre-2016-06-01-1200764368). [Consulté le 20 avril 2020]

12 MP, 10 février 2016, 11h37, 182.

(13)

Le détour physique évoqué est bien le pendant de la digression pour retarder et suspendre le récit. Le temps présent, le monde contemporain font ainsi sans cesse irruption dans ce dernier, donnant à l’internaute non seulement le plaisir de reconnaître des lieux ou objets de son propre univers mais aussi le sentiment d’accéder fugitivement à la vie quotidienne de l’enquêtrice. Ainsi, en même temps que se met en place la biographie de Madeleine, au hasard des tweets, le lecteur a accès à des aperçus du caractère et de la vie de la journaliste, qui deviennent significatifs dans leur insignifiance apparente, par exemple quand elle dit manier le plus délicatement possible les objets de Madeleine (12 février 2016 : « Et je remets tout si bien en place, avec la plus grande précaution. Comme si tu allais venir rechercher tout ça... », MP, 246) ou quand elle évoque son émotion en découvrant que la disposition de son lit dans sa chambre est sans doute la même que celle du lit de Madeleine (ibid., 236)… Le projet biographique se transmue par là-même en une entreprise d’écriture de soi, mêlant des fragments autobiographiques et des bribes d’autoportrait. La vie condensée de Madeleine se trouve ainsi confrontée à quelques éclats d’une autre vie, qui se superpose fugitivement à la première. Cette communion va jusqu’à une forme de fusion, d’identification de la journaliste à la vieille dame, comme en témoigne la dernière photo de la saison 1 (ibid., 115), avec un tweet en forme d’hommage, « À Madeleine », qui a été particulièrement apprécié (il a obtenu 84 « j’aime »), associé à la photo prise au smartphone d’un portrait photographique de Madeleine encadré, avec un effet de reflet sur le verre, qui a capturé la photo- graphe elle-même au passage: le hasard a fait qu’elle prenait sans le savoir son propre portrait en même temps que celui de Madeleine, par un effet de superposition des deux images produites, capturant ainsi « l’instant définitif », pour reprendre la formule de Cartier-Bresson. L’internaute voit ainsi associés d’un côté la visibilité et

Figure 4

(14)

la durée de la photo encadrée de Madeleine, de l’autre le provisoire du reflet un peu flou de Clara (Figure 5)13.

L’entrelacement des deux vies rend possible une forme de complicité parado- xale, comme l’a indiqué Clara Beaudoux elle-même:

Madeleine m’a poussée à dire « je », tout en me laissant de quoi me cacher, derrière elle. C’est comme si elle m’avait donné la main pour atteindre le seuil d’un monde entre rêve et réalité, entre présence et absence, entre ce qui a été et ce qui est.14

Mais elle note toutefois à la fin de la saison 4 dans le cahier de commentaire qui clôt l’édition imprimée de 2017: « J’ai commencé là-bas [en Hollande] à percevoir que je pourrais bientôt lâcher ta main, que j’étais à ma place. Je t’ai même oubliée parfois à force de filmer des vivants. » (ibid., 630)

***

Nous avons donc affaire ici à une forme de brièveté originale pour un contenu hybride, forme qui s’inscrit dans un co-texte et un contexte bien particuliers. De fait, ce n’est pas tant la restitution du résultat de l’enquête qui intéresse Clara Beaudoux (elle aurait pu dans ce cas mener une enquête journalistique traditionnelle, et en donner le bilan dans un article ou un livre) que le récit de son déroulement15, avec toute la dimension oulipienne de cette forme à contrainte qu’est le tweet; comment

13 Voir aussi dans la figure 3 une sorte d’autoportrait fragmenté et déformé, motivé par un jeu avec la loupe de Madeleine.

14 Cité par Stéphane BOU, « La cave se rebiffe », in: Le Canard enchaîné, n° 4998, 10 août 2016.

15 Clara Beaudoux le revendique elle-même dans le cahier séparant la saison 2 de la saison 3:

« Naturellement j’ai eu envie de m’en servir [des tweets] pour dévoiler le contenu de cette cave, d’autant que je trouvais que le format ‘une image + une légende’ collait très bien à l’idée de dévoiler objet par objet » (MP, 255).

Figure 5

(15)

faire passer un message en 140 signes? « J’ai compris comment une contrainte formelle peut pousser non seulement au mot juste, mais aussi à la créativité » explique-t-elle (MP, 256).

Du côté du lecteur, la rapidité du rythme de la lecture de chaque tweet est compensée par la longueur du déchiffrement de la déferlante de tweets en un temps très court… De plus, il faut ouvrir, déplier en quelque sorte, les commentaires qui ne sont pas d’emblée accessibles: ils ouvrent l’accès à une parenthèse du récit que l’on peut choisir de lire ou non. Le fait que les internautes puissent commenter voire se répondre entre eux, induit donc une possible lecture rhizomatique et non plus simplement linéaire: l’écriture brève se construit ici sur un effet de réseau, d’étoilement, voire de boucle quand la journaliste reposte elle-même des tweets plus anciens (voir Figure 6, partie haute à gauche), en apportant des éléments de réponse aux questions d’alors, comme au jour 4 de la saison 3: à 12h35, le 30 juin 2016 (MP, 400), elle élucide avec émotion le mystère des petits agendas de la marque « Mig- non » évoqué le 5 novembre 2015 à 11h30: l’écriture n’est pas celle de Madeleine car ce sont les agendas de Loulou (Jour 4 de la saison 1, MP, 75)!

Elle construit ainsi « un arsenal de ‘gestes’ narratifs dont les catégories de la narratologie […] peinent à rendre compte »16. De fait, les effets obtenus sont analogues à ceux du roman-feuilleton ou de la série TV, en mettant en jeu les fonctions phatique, expressive et conative: au-revoir et prises de rendez-vous avec les internautes à la fin des saisons et même des journées, multiplication de phrases suspensives et interrogatives impliquant le lecteur dans une affectivité débordante (majuscules, points de suspension, interrogations…), ce qui le maintient dans le désir de connaître le tweet qui suivra – voir par exemple la fin de la première saison, le 6 novembre 2015, 13h28: « Ah mais attendez… Et cette valise-là c’est quoi? », ibid., 114), suivi d’un enregistrement du claquement des fermetures de la valise, et d’un tweet suspensif, qui annonce une prochaine saison: « Et là ?... À suivre… » (ibid., 115)

Conformément aux principes de simplification de Twitter, Clara Beaudoux n’insère pas forcément de point final; en revanche, elle a souvent recours à des virgules – mais pas toujours –, et multiplie surtout les marques de ponctuation expressive, comme dans le cas du tweet déjà cité plus haut: « Comment ça personne n’a encore osé le gâteau au chocolat avec DOUZE plaques de chocolat!? », où l’on remarque au passage que le point d’exclamation précède, contre toute logique, le point d’interrogation, comme si l’indignation feinte était plus forte que le question- nement.

16 Formule de Marc ESCOLA, http://www.fabula.org/atelier.php?Principe_de_causalite_

regressive : « Le clou de Tchekhov. Retours sur le principe de causalité régressive ». [consulté le 20 avril 2020]

(16)

Il existe aussi une ambiguïté formelle entre brièveté et longueur. Chaque tweet fonctionne en effet le plus souvent comme une entité autonome: on sent qu’il y a une logique, une légitimité de la forme brève. Les 140 signes ne sont d’ailleurs pas toujours utilisés dans les tweets, qui pour certains sont plus courts. Chacun comporte souvent deux phrases, parfois trois, d’une forme le plus fréquemment simple (sujet-verbe-complément), majoritairement au présent de l’indicatif, avec un recours fréquent à des phrases nominales. L’écriture en est ainsi épurée, synthétique, parfois même elliptique. Mais de nombreux tweets n’ont en réalité aucune autono- mie et sont intimement articulés avec celui ou ceux qui les suivent. On trouve même des effets d’enjambement et de rejet, certaines phrases se déroulant sur plusieurs tweets, en une sorte de perversion du principe d’expression synthétique propre à Twitter: il faut alors plusieurs tweets pour qu’une phrase soit complète17. La brièveté a ici à voir avec la fragmentation même du discours, et apparaît même comme le moyen de transposer une parole orale spontanée, souvent familière; donnant à l’ensemble un côté vivant et favorisant l’interactivité avec les lecteurs. On trouve ainsi de façon inattendue du long dans du format court, et non pas seulement du court dans du format long.

17 Voir par exemple à la fin du jour 2 de la saison 1 (MP, 33-34), « Dans l’enveloppe ‘Martial’

(son frère ?) il y a sa plaque de l’armée, son permis, et une lettre…#Madeleineproject » (12 :14 – 3 novembre 2015) ; « … la lettre qui annonce son décès à sa mère, ‘votre pauvre fils Martial’ tombé glorieusement …#Madeleineproject » (12 :16 – 3 novembre 2015).

Figure 6

(17)

La même ambiguïté se retrouve au niveau du rythme et de la gestion de la temporalité, avec un jeu entre accélération et ralentissement18. On peut ainsi observer qu’un véritable effet d’accélération peut être obtenu, notamment quand il n’y a pas de photo illustrant les tweets: ce phénomène est particulièrement visible dans le livre, qui donne une vue d’ensemble plus large de ces derniers (voir Figure 6).

Toutefois, brièveté ne signifie pas forcément recherche d’efficacité, de rapidité et de synthèse en matière d’expression. Au contraire, Clara Beaudoux va même exploiter la forme brève pour étirer la temporalité, comme le montre la suite de tweets ci-dessous, qui appartiennent au Jour 5 de la saison 1:

11 : 49 : Au fond de la valise, bien à plat, une enveloppe blanche, avec une croix en haut à gauche #Madeleineproject

11 : 50 : Une enveloppe collée. Une enveloppe fermée. #Madeleineproject 11 : 52 : J’ai hésité. Et puis j’ai pris un de tes petits ciseaux argentés rouillés dans un des cartons #Madeleineproject

11 : 56 : Doucement j’ai découpé. C’est la seule fois, ces jours-ci, où je me suis sentie déplacée de faire ça #Madeleineproject

12h : 00 : Un petit faire part, aux bords noirs. J’avais trouvé son nom la veille sur une carte de visite dans sa valise #Madeleineproject

12 : 03 : Loulou est mort « le 23 novembre 1943, à l’âge de 31 ans »

#Madeleineproject

12 : 07 : Et moi justement je fête mes 31 ans aujourd’hui…

12 : 10 : Loulou était « licencié en droit » indique le faire-part en capitales juste sous son nom #Madeleineproject

12 : 11 : Comment est mort Loulou ? Je ne sais pas, mais c’est le plus grand moment d’émotion pour moi dans cette cave (MP, 103)

Outre le découpage du récit en micro-actions qui crée un effet paradoxal de lenteur et met en place un suspens très marqué, Clara Beaudoux recourt spontanément à une forme poétique et expressive (anaphore, multiplication des adjectifs, détail des sentiments ressentis, rapprochement de situations, question sans réponse…), pour partager et susciter l’émotion. Une telle mise en forme rencontre un réel succès, comme en témoigne le nombre importants de « J’aime », en particulier sur les tweets plus personnels (11h56, 12h07 et 12h11). On notera qu’aucune photo n’accompagne ici les tweets, là où on aurait pu envisager un effet facile de pathos avec la reproduction du faire-part de décès: Clara Beaudoux, tout en soulignant sa gêne et son sentiment de violer l’intimité de Madeleine, préfère un dépouillement moins voyeuriste et laisse aussi de cette façon une place à l’imaginaire du lecteur.

Le même type d’effet, accentuant volontairement la lenteur du dévoilement des trésors, peut être obtenu avec les photographies, qui permettent, comme dans une bande dessinée, d’entretenir le suspense: on voit ainsi successivement les photos d’une petite boîte fermée, puis ouverte, puis d’un « tout petit écrin en cuir » qui dévoile enfin une petite dent de lait montée en bijou. (MP, 14-15)

18 Clara Beaudoux souligne elle-même la dimension stratégique de ce jeu: « J’ai appris à être plus rapide, pour tenter de vous épater, ou plus lente, pour créer le suspense » (MP, 256).

(18)

Au vu de l’immense succès du fil Twitter, on peut s’interroger sur la pertinence d’avoir voulu en donner une édition imprimée. La saison 3 s’ouvre ainsi sur ce qui est incontestablement un moment fort dans l’aventure du projet. Clara Beaudoux évoque d’entrée son émotion devant l’objet particulier qu’est le livre, dans un tweet significatif illustrant une photo des couvertures des exemplaires reçus en avant- première:

Cette réflexion sur l’émotion que la saisit devant le « livre » qu’est devenu le Madeleine project révèle bien qu’on a affaire ici à « l’aventure d’une écriture » tout autant qu’à « l’écriture d’une aventure »19. L’entreprise de couler le projet dans ce format plus traditionnel et incontestablement sacralisé est loin de plaire à tous mais le livre connaît tout de même un réel succès, au point même de connaître une traduction aux États-Unis en septembre 2017 chez New Vessel Press. Nombre de lecteurs soulignent toutefois une certaine frustration devant le format papier. Claire Tesi, lectrice du Grand prix des lectrices de Elle, définit ainsi les limites de l’impression sur papier:

#Madeleine Project, est un exercice littéraire ambitieux: convertir un ensemble de tweets en un livre. Ce projet rencontre les limites propres au format littéraire, notamment : les liens non cliquables, les vidéos qu’on ne peut pas lire et le bruit inaudible des crayons. Les messages et réponses des internautes présents sur les tweets nous manquent dans le livre: les réponses

19 Jean RICARDOU, Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1967, 111.

Figure 6

(19)

aux questions de Clara sur les objets insolites, les retours des testeurs des recettes de cuisine de Madeleine, les informations complémentaires sur les lieux que Madeleine a visités. Ce qui a fait l’intérêt des tweets – les inter- actions entre l’auteur et ses « lecteurs/followers » – ne peut être retranscrit dans un livre.20

Le défilement linéaire du livre en allant contre les effets de communion en direct, de discontinuité et d’indépendance de chaque tweet, semble pour beaucoup de

« followers » nuire à la magie de l’ensemble. Bref, le format livre fixe et fige ce qui était de l’ordre du fugitif, de l’incohérent, et introduit peut-être plus nettement un effet de longueur et de continuité. Un autre journaliste, Xavier de La Porte, se pose aussi la question de l’intérêt de faire un livre à partir des tweets mais y répond quant à lui plus favorablement, soulignant la complémentarité des deux formats:

On jouit de ce qu’on aime dans le livre (un objet clos, mis en page, dont chaque élément a été choisi...) tout en continuant à profiter de ce qu’on aime dans le tweet (la brièveté, l’énonciation mi-privée mi-publique, la partici- pation des lecteurs).

Bien sûr, il y a une frustration à lire sur papier. […]

On n’est que les témoins lointains de tous les échanges qui ont eu lieu avec les internautes pendant ces « saisons », échanges qui peuvent être des doutes quant au projet (de quel droit offrir au public cette vie ?).

Mais peu importe. Ce qui est propre au numérique reste sur Twitter (et on y retourne d’ailleurs après lecture), l’expérience du livre est autre. D’un seul trait, plus concentrée, plus rêveuse peut-être21.

De fait, si la fragmentation est peut-être atténuée dans cette version livre qui intro- duit une fausse continuité, ce format permet justement de mettre en regard les tweets les uns par rapport aux autres ainsi que les images qui les accompagnent éventuel- lement, et, en les faisant dialoguer d’une façon inédite, de créer ainsi des effets d’écho visuel et intellectuel intéressants; le bref et long s’articulent plus nettement, et l’ensemble accentue sans doute la dimension de sérialité. Le tweet relatant la découverte du numéro de Paris Match consacré à la mort du général De Gaulle se retrouve ainsi en face d’un autre tweet au sujet d’une anodine liste de courses, ce qui, par la force inattendue du rapprochement, amène le lecteur à relativiser l’importance des événements, des personnes et de leurs activités.

20http://www.elle.fr/index/Grand-Prix-des-lectrices/Decembre/Madeleine-project-de-Cla- ra-Beaudoux-3401534 [Consulté le 20 avril 2020].

21 https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue89-culture/20160524.RUE2969/madeleine -est-morte-elle-revit-sur-twitter-et-dans-un-livre.html [Consulté le 20 avril 2020].

(20)

Figure 822

***

En définitive, nous assistons avec ce projet à l’invention d’une nouvelle forme de texte, au sens de tissage de mots, ici accompagnés d’images et de sons: il ne s’agit pas à proprement parler d’une œuvre littéraire – et Clara Beaudoux n’en a eu ni la prétention ni même l’intention – mais d’un objet numérique inédit, à fonction mémorielle initiale, qui devient de façon inattendue le ciment d’une communauté, mais qui fournit surtout un nouveau modèle non seulement au format de l’enquête journalistique mais aussi peut-être à la littérature elle-même. Stéphane Bataillon parlait déjà en 2011 du concept de twittérature23. Un grand pas vers cette nouvelle forme littéraire a sans doute été franchi ici, contribuant, avec d’autres projets plus

22 Cette image est extraite de l’édition du Sous-Sol (58-59) : dans la nouvelle édition, en Livre de poche, la photo de De Gaulle sur la une de Paris-Match se retrouve en face de la photo du tweet précédent (52-53), représentant de vieux albums pour enfants. Cette nouvelle configuration permet là aussi de mettre en regard de façon inattendue petite et grande histoire.

23 https://www.stephanebataillon.com/twitterature-twitter-et-la-litterature/Stéphane Batail- lon, 9 janvier 2011. « Je trouve que la twittérature est un creuset idéal pour se creuser la cervelle et y faire mijoter des petits bouts d’idées, des mots en tout genre et immortaliser des pensées fugaces », explique ainsi le journaliste et auteur de nanorécits Jean-Michel Leblanc. — (cité par Nathalie COLLARD, « Twitter et nanolittérature », in: LaPresse.ca, 23 avril 2010, disponible sur http://www.

lapresse.ca/arts/livres/201004/23/01-4273374-twitter-et-nanolitterature.php [Consulté le 20 avril 2020])

(21)

ou moins similaires, à donner une légitimité intellectuelle24 à ce qui semblait jusque- là relever d’une expérimentation confidentielle, héritière des jeux de l’OULIPO, ou d’une forme de sous-littérature pour des auteurs de second ordre incapables de trouver des éditeurs pour les publier.

Clara Beaudoux réussit en effet le tour de force, en jouant de la particularité de cette forme à contrainte imposée par Twitter, articulant le court et le long, de toucher, de fédérer autour d’elle un large public en l’émouvant et en jouant avec les mots et les images, et d’obtenir une sorte de reconnaissance via la publication papier qui succède à l’édition en ligne. Ce nouveau modèle entrera-t-il dans les mœurs? de grands écrivains se prêteront-ils au jeu? de grandes œuvres pourront-elles être conçues dans ce format? l’avenir seul le dira, mais une brèche a au moins été ouverte dans cette direction.

Cécile MEYNARD

Université d’Angers, SFR Confluences .

24 Voir le point sur le sujet par Jean-Yves Fréchette et Annie Côté dans « Qu’est-ce que la twittérature? » en 2013: « Peu à peu, Twitter est devenu un espace public où s’exprime en temps réel la singularité langagière des twittérateurs. Ils y partagent en toute générosité des démarches originales qui poussent la littérature à s’aventurer sur des terrains inconnus et friables: nouvel enjeu de l’universel bavardage virtuel au cœur des médias sociaux et signe que l’art y est! » (dans la revue Québec français, n° 168, 42-45). Jean-Yves Fréchette est le directeur de l’Institut de Twittérature Comparée (ITC) de Québec.

Références

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