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MES DEUX ENFANCES EN ROUSSILLON

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Academic year: 2022

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MES DEUX ENFANCES EN ROUSSILLON

J

'ai eu deux enfances en Roussillon : celle de la dixième an- née, et celle de la quarantième. Né à Perpignan, j ' y avais passé enfance et adolescence, je n'y suis revenu que vingt ans plus tard ; et maintenant, à chaque nouvel été, j ' y fais retour en fils prodigue, en touriste privilégié et initié. Entre-temps, des années d'exil, l'Amérique, bien des voyages dans le monde, et, comme au- tre port d'attache, ce Paris par lequel i l faut passer et où i l faut s'enchaîner pour « réussir ». Tout cela fait que j'entre maintenant sur cette terre de mes ancêtres comme si j'avais choisi de l'aimer par goût personnel dans un amour d'été, et non à ma naissance ou dans toute mon adolescence et ma première jeunesse. Je suis devenu un étranger amoureux du Roussillon.

Je ne le connaissais pas dans mon enfance, le Roussillon. Je n'y avais que deux points d'attache : Perpignan, et mon village fa- milial. Entre les deux, une trentaine de kilomètres, que l'on fran- chissait, en trois heures, dans une patache à pétrole qui portait le nom d'autobus. I l m'a fallu attendre l'âge de quinze ans pour faire ce trajet à bicyclette, et les côtes sont dures à grimper, dans notre pays. C'était entre 1932 et 1938. On n'offrait pas encore, en cadeau pour leur bachot, des 4 CV aux enfants en bas âge.

J'y suis revenu à quarante ans, en voiture, ou en wagon-lit, comme tout le monde, après avoir vécu dans les Andes, les Carpa- thes, ou, plus simplement, l'Apennin. E n descendant de Narbonne vers le Sud, on entre, entre mer et lagunes, entre collines et ma- quis, par une route sinueuse en forme de montagnes russes où, si l'on conduit sa voiture, on risque sa vie à tenter de doubler un camion : marais stériles et marins, où l'on récolte plus de sel que de poisson. J'ai passé là autrefois deux jours dans une cabane en paille de pêcheurs, et, en été, i l n'était pas nécessaire d'allumer

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du feu pour cuire un œuf dur : le soleil y suffisait. De l'autre côté de la route, des collines crayeuses, dénudées, pâture à moutons sans exigence : les Corbières, qui forment un paysage de Sardai- gne ou d'Italie du Sud. C'est beau, beau comme une côte deshéritée du Chili, beau comme la semelle de la botte italienne. Heureuse- ment, le Projet d'Aménagement Touristique va transformer et amé- nager ce seuil entre le Languedoc et Roussillon, en y ouvrant des plages, des ports de plaisance, et, surtout, en reboisant. Car ces collines nues auxquelles je trouvais un charme infini et « naturel », c'était l'homme qui les avait rendues telles, en y abolissant, vers le x v ne siècle, toute forêt... Le charme qui m'y attachait était un peu artificiel : l'industrie du monde moderne leur rendra, en fin de compte, un aspect moins sauvage mais plus naturel en réalité.

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ranchissons cette ligne, au long de la côte, qui passe entre collines et marais salants. Je débouche sur ma plaine natale, la plaine de Rivesaltes et de Perpignan : des vignes, des cépages plutôt médiocres, avec quelques bons muscats. La terre est plate, l'horizon reste sinueux, et l'on commence à deviner un cirque de montagnes — très loin, à trente kilomètres.

Il y a en France beaucoup de vieilles villes austères. Perpi- gnan est une vieille ville aimable, si l'on parvient (en supprimant, par la pensée, la circulation automobile, les faubourgs, le Palais Consulaire, l'Hôtel des Postes, etc., à retrouver la ville ancienne, enfouie, comme partout, sous les superstructures modernes). Après onze feux rouges et huit agents de la circulation, le vieux Castillei en brique, du XVe siècle (naturellement entouré de vapeurs de pé- trole, serré entre les boutiques, et transformé en musée folklori- que ; je ne donnerai pas ici mon opinion sur les musées folklori- ques). A cent mètres de là, la place centrale, la Loge de Mer, grand centre commercial de la Catalogne conquérante du xrv8 siècle... Ce quartier de la Loge, avec son Palais municipal, ses fenêtres à me- neaux, je l'ai vu, dans mon enfance, sali par l'indifférence du xix6 siècle. Lorsque je le revois restauré par le XXe siècle, je me de- mande si la crasse de la routine n'était pas préférable aux restau- rations.

Pourtant, c'est sur cette place que, avec bonne volonté, les jeunes Catalans de 1970 viennent danser presque tous les soirs en été, à l'intention des touristes, cette danse que l'on appelle la sardane, et qui, même sous sa forme « touristisée », est très belle : sur une musique nasillarde du x v ne, un jeu de pas et de contrepas qui, selon les érudits locaux, reprendrait les rythmes et les règles de la danse grecque de Port-Vendres ou d'Ampurias. Pour moi.

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je suis las d'entendre des sardanes, et de les voir danser par des filles ou des garçons fagotés en jupette ridicule ou en blue-jeans.

Mais le rythme musical entraîne (même s'il n'est que d'une épo- que très récente), et le jeu de la danse a en effet une subtilité toute grecque et presque pythagoricienne : dans les concours de sardanes, à quatre-vingts mesures chez les musiciens, correspon- dent (par exemple) cent trente positions des pieds chez les dan- seurs ; i l suffit d'une erreur d'une demi-seconde pour que le jury élimine un ensemble de danseurs. Voilà pourquoi cette danse dont les règnes rythmiques remontent peut-être, en effet, au v° siècle avant notre ère, n'est pas une simple bourrée paysanne, et mérite quelque attention.

C'est aussi une occasion de voir les filles catalanes. A partir de ce centre « touristique » bien aménagé, et presque trop bien amé- nagé, la place de la Loge, on peut retrouver le vieux Perpignan : celui que, en 1938, à dix-sept ans, je ne savais pas encore distin- guer et apprécier. Admirable cathédrale Saint-Jean, église gothi- que à nef unique, bien supérieure à celle d'Albi. Même si l'on est lassé, en touriste, de visiter des églises (à Cuzco, au Pérou, à la fin d'une journée de « travail », à la dix-septième église, j ' a i dit à mon guide touristique que je préférais me pendre que d'en visiter une dix-huitième), oui, même dans ce cas, croyant, athée ou esthète, entrez à Saint-Jean, si vous êtes un « auditif ». L'immense nef som- bre a une accoustique que j'estime unique au monde... Pour le reste de la visite, voyez le guide, retables, Christs du xiv°, etc. Mais c'est la résonance des voix et des sons que j'invite à apprécier dans cette cathédrale... Lorsque l'on en sort, i l est facile de voir le vieux Perpignan : en prenant toujours une rue montante, on trouvera une ville presque espagnole : rues crasseuses, se réunis- sant vers l'église Saint-Jacques, vers les fortifications du x V siècle, et débouchant sur un beau panorama, en temps clair, sur la plaine.

Au sommet, le Palais des Rois de Majorque, où l'on pourrait jouer du Shakespeare.

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lle n'est pas belle, la plaine qui s'étend aux environs de Per- pignan. Elle est surchargée de H.L.M. Voulez-vous aller vers la mer ? Vous trouverez alors une route rapide vers Canet-Plage : cent immeubles de quatre à douze étages, pour une plage continue de beau sable, où chaque baigneur peut disposer de deux à trois mètres sur le rivage.

Ce n'est pas là mon pays. Ce n'est pas là le Roussillon. I l est légi- time et inévitable à la fois que les plans gouvernementaux et les sociétés immobilières vendent ou louent fort cher les sables de la

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Méditerranée (en 1934, ma grand-mère m'interdisait de m'éloigner, sur cette côte, de plus d'un kilomètre de notre bicoque, car i l n'y aurait eu personne pour me repêcher si je nageais trop loin au large). Mais la côte du Roussillon est devenue un camp de vacan- ces, avec tous ses avantages et avec tous ses inconvénients. Si vous aimez la foule...

Malgré l'urbanisation qui défigure une ville comme Perpignan, (comme elle défigure toutes les villes de France), malgré l'adapta- tion des côtes du Roussillon au tourisme intensif, aux villages de toile, aux camps de concentration pour vacanciers, i l reste tout un arrière-pays, dont je ne voudrais pas parler ici, de crainte qu'on vienne également le défigurer. Les prospecteurs de terrains à bâtir se sont mis en route, et tentent de capter par options des terrains situés à 30 kilomètres de la mer. J'ai eu du mal à me défendre de vendre mes forêts de La Navarette et de La Serrette, convoitées par des spéculateurs, et qui pourtant ne sont que des terres sans ren- dement. Mais avec des bulldozers et de la publicité, cela peut faire une « résidence » de 100 hectares.

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erpignan, ville de tourisme, ce n'est pas, heureusement tout le Roussillon. I l est aussi, sur la toute petite surface du dé- partement des Pyrénées-Orientales, entre chaîne des Corbières et chaîne des Albères, un développement progressif et harmonieux de- puis la mer (Leucate, Canet, Argelès, Collioure) jusqu'aux plateaux de Cerdagne, à plus de 1 500 mètres (Font-Romeu, Mont-Louis, l'en- clave espagnole de Llivia, l'Andorre, ou la frontière de Bourg-Ma- dame et de Puigcerda. Dès que l'on abandonne la zone côtière — plages touristiques et plaines de vignobles —, par les trois vallées de l'Agly (sèche et sauvage, très pittoresque), de la Têt (cultivée, maraîchère, gentiment verdoyante) ou du Tech, on parvient à un moyen pays, appelé « Les Aspres » : les terres âpres où l'irriga- tion n'est plus possible : collines semblables à celles des massifs des Maures, sévères, dures, uniquement peuplées de chênes-lièges.

Solitudes et bosquets... Ombrages rares : même l'adolescent à bicyclette que j'étais n'y trouvait que quelques mètres carrés d'om- bre pour faire halte et boire à sa gourde. Les cigales chantent et crissent ; ne croyez pas que ce soit charmant. On voudrait les faire taire, pour mieux savourer la pesanteur du ciel et la sécheresse du sol. Les buissons sont piquants. Les villages, lorsqu'il y en a, ressemblent à Saint-Paul-de-Vence, avant que l'on ait fait, de Vence, un lieu de snobisme.

Et pourtant, i l y a là des oasis. Et, aussi, coupant les collines âpres et la montagne, des verrous entre la basse vallée et la haute

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vallée des « fleuves », qui sont des ruisselets capables de se trans- former en torrents démoniaques (102 victimes en cinquante ans).

A Céret, où je vais tous les étés maintenant, la large vallée se ferme d'un coup, et elle est franchissable par le « Pont du Dia- ble » ; au-delà, c'est une gorge resserrée en cul-de-sac, qui ne mène- rait nulle part, sans la récente route de montagne qui la relie au versant espagnol, moins abrupt... Sur la vallée de la Têt — une grosse rivière de deux cents mètres de large avec un débit d'eau de deux ou trois mètres cubes à la minute en été — un autre verrou : Villefranche, où la vallée se referme aussi, et remonte vers le pla- teau cerdan, jusqu'aux Bouillouses, à 1 800 mètres. Je ne parlerai pas de la vallée de l'Agly, elle appartient déjà au « nord », au pays gavatch où l'on ne parle plus catalan.

Ce Roussillon est une chute de montagnes, de torrents et de vallées vers la mer, avec vingt kilomètres de plaine. Laissons cette plaine aux aoûtiens. J'ai parlé des « verrous » : le passage de la vallée plate à la vallée haute. C'était là que passaient, pendant des siècles, en hiver, pèlerins et commerçants du Moyen Age, et c'est là que l'art roman trouve une de ses sources : chapelles, asiles, monastères. Les fresques de Saint-Martin de Fenoillart sont du x ie siècle : on peut en voir la reproduction au Palais de Chaillot.

L'abbaye de Serrabone est du x ne siècle, isolée sur un piton (route d'hiver). Car, pour franchir les « fleuves » du pays, i l suffit parfois, en été, de se tremper les pieds jusqu'à la cheville ; i l fallait autre- fois, et en d'autres saisons, remonter à trente kilomètres de la mer, jusqu'aux verrous des vallées. Cela a donné lieu, en fin de compte, à plus de cent chapelles romanes, dont certaines n'ont que des murs nus ; mais d'autres sont des chefs-d'œuvre, des villes de passage de garnison : Elne, sur la route romaine de la côte (les Romains ne craignaient pas de se mouiller les jambières), Arles dans la haute vallée du Tech, le Boulou, l'Ecluse, etc. Tout cela est si « roman » qu'il existe maintenant une tournée touristique romane. Je l'ai (involontairement) inaugurée, en vélosolex, i l y a quinze ans, sur les traces du spécialiste de l'art roman catalan, Marcel Durliach.

C'est ce Roussillon, entre dix et quarante kilomètres de la mer, qui restera encore secret et inviolé pendant les deux ou trois dé- cennies qui suivront l'invasion de la côte par les baigneurs, pê- cheurs et estivants. Les touristes d'été ne prennent pas leur voiture pour faire quinze « bornes » ; i l leur en faut une centaine au moins, car, lorsqu'on fait de la voiture, on aime presser sur l'accélérateur.

Ils trouveront alors, en deux ou trois heures, le Haut-Roussillon : au-dessus des petites collines âpres à allure de maquis, les abords de la montagne et l'attrait du plateau cerdan. E n cent kilomètres,

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on arrive, de la mer, à Mont-Louis, à 1 500 mètres d'altitude : le lieu le plus ensoleillé de France, où a été créé le premier four solaire.

Voilà un autre « verrou », placé un peu plus haut, mais qui débou- che sur un plateau et sur un cirque de montagnes : montagne à vaches, puis, plus haut, vers le Carlitte, montagne pierreuse où sub- sistent, même en été, des névés. Bonne occasion pour échanger contre des souliers ferrés les sandales de plage, ou, plus simple- ment, pour faire quelques promenades dans les forêts de pins que Vauban planta en altitude, pour fournir des mâts aux vaisseaux de Louis XIV... Dans ces forêts, où poussent myrtilles, champi- gnons, framboises, j ' a i trouvé i l y a trois ans un galet : bien ovale, presque rond, bien lisse... J'ai regretté de n'être pas un instituteur conduisant ses élèves en école forestale, plutôt que buissonnière.

A cette hauteur — 1 800 mètres —, sans fleuves et sans torrents, on ne trouve pas de cailloux arrondis, usés, lisses. Il ne pouvait s'agir que d'une pierre de fronde apportée de la basse vallée par un chasseur du x v ne siècle.

C'est là un trait anecdotique, presque puéril. Je n'oserais le citer s'il n'était significatif, et, en un sens, émouvant : i l y a plusieurs siècles, un vagabond était venu jusqu'aux hauts plateaux — et même jusqu'à la grande montagne —, avec une fronde, et des bal- les de fronde recueillies près de seize cents mètres plus bas. Je voudrais le mettre en image d'Epinal, ce frondeur d'il y a trois cents ans, car i l offre un cas exemplaire de la variété du Roussil- lon : ramassant un galet près de la côte, traversant les âpres colli- nes intermédiaires, montant jusqu'aux montagnes hérissées, et uti- lisant, sur les cîmes, la balle de pierre qu'il avait portée depuis les basses vallées.

Le Roussillon est un pays étage, offrant toutes les variétés d'alti- tude que l'on peut connaître en France, sauf la très haute montagne enneigée en été. Mais aussi, dans son pôle méditerranéen, qui for- me une « marche frontière », i l s'organise comme un cercle, ou plutôt, comme un polygone stratégique. Du haut de la Citadelle de Perpignan (l'ancien Palais des Rois de Majorque), on voit, à trente kilomètres à la ronde, une dizaine de pitons surmontés d'une tour.

C'est le télégraphe militaire du Moyen Age : dix points en arc de cercle, avec un P.C. central (Perpignan), où l'on pouvait allumer des feux — ou, de jour, produire des colonnes de fumée — qui constituaient des signaux optiques codés, retransmis de tour à tour, de poste à poste : Chappe n'a rien inventé en fait de sémaphores...

Il y a quelques années, des amateurs d'archéologie ont fait l'épreu- ve du système, en une nuit de la Saint-Jean. L'expérience a été par- tiellement ratée : la brume lumineuse projetée dans le ciel par l'éclairage électrique de Perpignan rendait les signaux invisibles.

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Les relais fonctionnaient, mais le P.C. était en panne, non par faute de courant : plutôt par excès... Mais cette anecdote montre, que, lente descente des Pyrénées jusqu'à la Méditerranée, le Rous- sillon a pourtant un centre géographique naturel : une cuvette large, mais close (sauf sur la côte), un réduit, un « sas » entre France et Espagne, qui possède, par-là, son originalité. Les visi- teurs en profiteront. Car des municipalités actives créent peu à peu une « route des crêtes », qui permettra de parcourir tous les points de l'ancien demi-cercle stratégique, offrant aussi un balcon continu sur les collines, la plaine et la mer...

Plutôt que d'égrener des souvenirs d'enfance, ou de présenter la vie culturelle actuelle du Roussillon — qui attire encore telle- ment peintres et écrivains en vacances, à la suite de l'école de Céret ou, avec Picasso, Juan Gris, Max Jacob, Manolo, se fonda le « cubisme » — j ' a i simplement voulu donner une image géo- graphique de mon pays natal. Oui, je l'ai constaté en le parcou- rant, à chaque été, dans mon âge mûr, et après tant d'autres con- trées visitées dans le monde, l'originalité du Roussillon consiste bien dans cette structure géographique que j ' a i essayé d'évoquer.

D'autres terroirs valent par leur uniformité et par leur consistan- ce ; le Roussillon par sa variété. I l est à la fois idéogramme exem- plaire en géographie, et terre charnelle : sable des plages, limon des vallées, âpreté des collines, dureté des montagnes abruptes...

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ar on y trouve un pays qui a son unité dans sa diversité : un petit monde organique, biologique et humain, avec son cen- tre, sa périphérie, sa structure radiolaire, ses limites et ses frontiè- res aussi. C'est un lieu d'air, de luminosité et d'humanité, où l'on apprend à vivre sur un espace qui s'appelle Roussillon, et qui est fait pour le repos, la contemplation, ou l'exaltation de l'esprit. On apprend à lire le profil des montagnes sur l'horizon, Albères, Cani- gou, ligne brune et bleutée des Corbières lumineuses ; pour l'ama- teur d'espace visible, comme tant de peintres qui sont venus ici, i l y a là toute une géométrie sensuelle. Il faut tourner autour du paysa- ge, s'orienter, sentir peu à peu le Roussillon devenir une sorte d'ob- jet clair et calme que l'on va regarder sous différentes perspec- tives. Touristes qui vivez heureusement affalés sur le sable de nos plages, ne négligez point pourtant de faire des randonnées, en poin- te d'automobile, et vous verrez peu à peu que, de divers obser- vatoires, de la Madeloch, de Saint-Christophe, de Fontfrède, des Aspres, des balcons du Canigou, des terrasses pierreuses des Cor- bières, de Força-Réal, vous découvrirez ce que l'on peut appeler une

« ivresse géographique » : le plaisir de dominer et d'aimer un pays

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dont la structure s'étale sous vos yeux, se révèle dans sa complexité.

Car le Roussillon n'offre pas seulement des panoramas pour cartes postales, i l se laisse comprendre et pénétrer par l'œil amoureux de visions variées et douces.

L'âme s'apaise à contempler les paysages, mais elle se rénove aussi, pour nous, hommes des villes et des forceries du XXe siècle, à trouver en Roussillon un style de vie mesuré, laborieux, équilibré.

La « civilisation » s'y est développée normalement, sans perdre le rythme, sans dépasser le rythme. A travers les Ibères, les Romains, un Moyen Age où nous étions encore rattachés à l'Espagne, puis à travers Louis X I V , à travers la Révolution (et les importantes peti- tes batailles qui la marquent, au Boulou, à Estagel), à travers un esprit « progressiste » au cours du x i xe siècle, à travers l'indus- trialisation du xx° siècle (y compris celle du vin, des cultures ma- raîchères et des fruits), le Roussillon s'est développé sans à-coups.

D'autres pays ont une autre structure et une autre âme ; l'Amé- rique, où i l y a un siècle à peine, l'homme s'installa en des bara- quements qui devaient devenir des gratte-ciel, dans des factoreries qui ne sont pas encore devenues des fermes et qui ne deviendront jamais des mas ; l'Orient méditerranéen, couvert, i l y a deux mille ans, de temples et de palais, mais où l'on habite aujourd'hui dans des cabanes pauvres et sales. Quand je reviens en Roussillon, je retrouve au contraire un monde qui s'est élaboré sans rupture de- puis deux millénaires. Et l'impression de paix que j'éprouve alors, je ne crois pas qu'elle soit due à quelque retour sur le monde de mon enfance. Elle est celle qu'éprouvera aussi bien un de nos amis anglais, argentins, ou même chinois ou coréens. Nous qui, voya- geurs, avons connu le monde improvisé qui est si souvent celui de notre siècle, nous trouvons en Roussillon un autre monde, que l'Histoire a lentement modelé sans le violenter. Sâo Paulo, Hong Kong, Manhattan, et, à plus forte raison, Brasilia, sont des réalisations hâtives, fragiles, sans racines : des décrets de l'homme ou de la politique dans une nature hostile. Elne, Perpignan, Pézilla, Céret constituent des maturations naturelles.

Et cela se sent, dans le paysage comme dans l'homme : le Cata- lan n'est pas un être transplanté dans un monde neuf — comme les Brésiliens, comme tant de faux Parisiens —, i l fait corps avec son pays, avec son paysage dur, ses villages bâtis en pierre à chaux.

Il assume ce rôle sans pour autant être un attardé, un individu exotique, ou un « sous-développé » : simplement un homme qui, en entrant dans l'ère nouvelle, n'a pas coupé ses racines avec le monde ancien. Lorsque je retrouve au café un de mes camarades d'enfance, ses gestes et sa mentalité sont d'un gallo-romain devenu petit fonctionnaire au xx6 siècle, en passant par le Moyen Age. Il

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a la prudence d'un clerc de notaire, la patience d'un laboureur du i xe siècle, la désinvolture d'un contemporain amateurs de snacks et de whiskies, l'astuce d'un bon Français frondeur. Ajoutons-y la bonhomie d'un être humain qui est passé par tous ces stades de la civilisation sans s'en apercevoir, à chaque fois enrichi par une invasion civilisatrice nouvelle (romaine, maure, espagnole, fran- çaise, moderniste, etc.), et assimilant à chaque fois cet apport nou- veau avec bonne humeur. Le Catalan du Roussillon est un homme complexe : habitant une « marche », une frontière, i l a vu passer toutes les vagues de la civilisation, i l en a fait son profit, mais elles n'ont jamais entamé sa vision du monde, qui consiste à ac- cepter la vie et le monde comme un don, avec cette inébranlable confiance concrète qui constitue la devise catalane : « Mat mori- rem » : Nous ne songeons pas à mourir. Aussi existe-t-il chez nous un certain « style de vie », une certaine façon de boire, de man- ger, de se reposer sous un ombrage...

Ce paganisme latent, cet attachement lent et sensuel à la vie âpre et quotidienne, on les découvrira en Roussillon, comme je les y ai découverts après vingt ans d'exil. Pour beaucoup de nos hôtes, le Roussillon ne sera certes qu'un pays de soleil et de vacances faciles, et ils n'en verront que les aspects superficiels, paysages, cartes postales, monastères romans, plages de sable, montagnes d'été. Puissent-ils découvrir, au-delà, son âme exigeante et — i l faut bien le dire — païenne.

Un pays qui a une âme, ce n'est pas si fréquent aujourd'hui...

Et c'est pourquoi j ' a i réadopté le pays de mon enfance.

R.-M. A L B E R E S

f,A R E V U E N ° 9 4

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