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CELUI QU'ELLE ATTENDAIT

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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CELUI QU'ELLE

ATTENDAIT

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Michèle ARNÉGUY

CELUI QU' ELLE ATTENDAIT

Roman

PRESSES DE LA CITÉ

PARIS

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La Loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l'Article 40). tuerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, consti- Code Pénal.

© Presses de la Cité, 1975.

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CHAPITRE PREMIER

« S I LA TEMPÊTE SOUFFLE, Horatio, qui l'arrêtera ? Quelle main saura museler le vent, briser la vague dont l'écume couvre déjà le toit ? Quel cavalier passera le mors aux nuages noirs et frissonnants qui galopent là-bas, au sommet des collines, faisant jaillir l'éclair de la foudre sous leurs sabots ?

« La tempête, Horatio ? Pourquoi veux-tu arrêter la tem- pête ? »

Un craquement prolongé suivi du bruit sourd d'une chute dans un éclatement de branches brisées déchira la nuit hou- leuse.

— C'est le gros pin de l'entrée ! J'avais bien dit qu'on devrait l'abattre, il était à moitié mort. Je parierais qu'il a cassé le marbre du perron ! C'est comme les tuiles... Leurs débris jonchent le sol. Elles auraient dû être vérifiées avant ces temps d'équinoxe. C'est tous les ans pareil ! Je me tue à vous le répéter : la maison finira par vous tomber sur la tête.

« Vous », c'était Grand-Mère, et c'était Marie-Anne dont la plume distraite ne cessait de griffonner des bouts de phra- se en marge de son courrier, c'était aussi Lucienne assise en tailleur sur le tapis au milieu d'un atoll de revues consacrées au tourisme, c'étaient aussi Marius et Virginie courbés sur

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leurs tâches au jardin ou à la cuisine, et c'était Myrtel l'in- saisissable.

Elevant la voix pour dominer un assaut plus violent de la mer, Dora énuméra pour la centième fois la série de précautions qu'il serait indispensable de prendre, l'automne venu, pour protéger une maison aussi exposée que l'était

« La Romarine » dressée comme un phare tout en haut de la falaise abrupte, entre deux calanques.

L'activité verbale de Dora étant accablante pour qui vou- lait y prêter attention, personne ne l'écoutait plus depuis longtemps. Seuls ses enfants lui tenaient tête à grands cris.

Son mari, lui, « ce pauvre Georges », ne rêvait que plon- gées sous-marines et monde du silence.

Le silence, Grand-Mère en connaissait la plénitude, les cheminements secrets. Née, élevée dans une bastide des soli- tudes bas-alpines, elle avait appris tout enfant à rester des heures immobile au pied d'un chêne, comme les bergers de son père, face aux lavandes dont l'étendue violette se confon- dait avec le ciel certains soirs. Dans ce désert bourdonnant d'abeilles, le moindre bruit, une pierre qui roulait sous un pas invisible, une sonnaille égarée, un battement d'ailes, un coup de feu, la rumeur du vent, le sabot d'un cheval, pre- naient valeur essentielle. Sur la route de la transhumance, les bergers se rassemblaient à la Bastide, échangeaient les nouvelles. Les querelles étaient sourdes, coupées parfois par le déclic d'un couteau corse. L'amour pour la fille rencon- trée au village ne se racontait pas. Il fallait tout deviner, tout comprendre au tressaillement d'un muscle sous une pommette qui pâlissait à peine, à la crispation fugitive d'une main, à la fatigue d'une épaule, il fallait plonger intensément au fond d'un regard, ne pas lâcher un visage. Celui du Maî- tre de la Bastide n'exprimait que rigueur, souci du travail, sa voix ne semblait exister que pour donner des ordres, discuter du prix de la laine, des agneaux et de la lavande, et pour réciter la prière du soir.

Arrachée à sa montagne aride par un jeune officier de marine rencontré chez une parente aixoise, Grand-Mère s'en était allée vivre un rêve bien réel parmi les lataniers,

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les parfums de vanille et de cacao et les perroquets de Mada- gascar jusqu'au jour où, veuve prématurément, elle s'était retirée avec ses enfants dans la maison de la falaise, vais- seau de haut bord où son mari avait souhaité finir ses jours.

— On n'y voit plus, soupira Marie-Anne, je vais allumer les lampes à pétrole.

— Garde les bougies roses pour le dîner, ce sera ravis- sant, recommanda Dora. Avouez tout de même qu'il est insensé que Grand-Mère soit privée de lumière à chaque tempête. Nous devrions nous plaindre avec plus de vigueur à l'E.D.F... Ecrire au Directeur Général.

Lucienne s'agita sur son tapis :

— Le plus ennuyeux, c'est le téléphone. La grosse bran- che d'eucalyptus a cisaillé les fils en tombant et Jean-Claude devait justement m'appeler de Rome ce soir.

— Ça fera une dispute de moins, commenta Dora, acide.

Si jamais vous vous décidez à vous marier, je vous offre des gants de boxe.

De son talon nu Lucienne bouscula une pile de revues tout en fronçant son nez charmant :

— Vous l'entendez, Grand-Mère ? Je ne viendrai plus à

« La Romarine » quand Dora y sera !

Grand-Mère ne prit pas la peine de répondre. Si les trois filles de ses trois fils semblaient prendre plaisir à s'opposer, elles étaient néanmoins les seules de ses petits-enfants à avoir hérité de son sang provençal, celui de la Haute-Pro- vence qui n'est pas le sang métissé de la Côte.

Ensemble elles avaient remis en état la Bastide dont les volets s'étaient fermés à la mort du Maître et exigé que la charrue ranime les lavandes rongées par les lentisques et le genêt griffu. L'amour du haut pays âpre et magnifique les réunissaient pour de longs séjours... et c'était le seul endroit où Dora se taisait sans même y prendre garde.

Elles aimaient aussi « La Romarine » lorsque grise et trouble, soulevée par des lames profondes, la Méditerranée se ruait à l'assaut de la Côte abandonnée par les touristes.

Elles aimaient les longues soirées autour de Grand-Mère, les souvenirs d'enfance, la confiture de figues, la pêche en

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mer aux petits matins de beau temps, les santons de la crèche, les olives noires de la ferme voisine. Elles aimaient aussi d'un cœur maternel Myrtel, l'enfant sauvage.

Voilà justement qu'il entrait, tournant sans bruit le bou- ton de la porte, serrant sur sa poitrine une brassée de bois pour la flambée du soir, apportant avec lui une odeur de maquis.

Après avoir déposé au creux de la haute cheminée des sarments bien secs surmontés de bûches fendues d'un seul coup de hache, il se tourna vers Marie-Anne. Trop longtemps tenue, une première allumette lui brûla les doigts et fit passer une ombre sur le visage de Grand-Mère. En revanche, si distinctes qu'elles fussent, ses trois petites-filles contem- plaient Myrtel avec le même émerveillement, la même ten- dresse, le même souci au cœur.

Marius, le jardinier, l'avait trouvé quinze ans plus tôt au pied d'un buisson de myrtes, Grand-Mère l'avait aussitôt recueilli, puis adopté. Depuis lors, braconnier de terre et de mer, aux aguets dans un taillis ou filant au large entre deux eaux, il avait poussé librement parmi les plantes ligneuses de la falaise du haut de laquelle il plongeait, bras en croix, jusqu'au fond de la crique.

Beau comme l'adolescent de Marathon, lorsque sa bouche s'entrouvrait et que ses yeux s'emplissaient d'ombre il pre- nait le masque effrayant de la tragédie. Cette ombre sans fond, ce visage figé dans l'attente d'on ne savait quel malheur, les familiers de « La Romarine » s'y étaient habitués au point de n'y voir rien d'autre que la stupeur d'un esprit à qui les mots parvenaient mal.

Certes, jamais personne n'avait réussi à apprendre à lire à Myrtel, ni à lui enseigner ce qu'était le monde au-delà des collines toute proches. Il n'oubliait cependant aucune des tâches qu'on lui confiait. De plus, gibier encore chaud, pois- sons aux ouïes battantes, asperges sauvages, champignons au parfum d'automne ou de pluie d'été étaient chaque jour déposés par ses soins sur la longue table de la cuisine. Parfois il plantait dans un vase des branchages aux feuilles dures, aux baies couleur de sang.

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— Myrtel est vraiment trop beau, remarqua Dora lorsqu'il fut sorti pour aller chercher d'autre bois. Bientôt les filles vont tourner autour de lui, ça m'effraie quand j'y pense.

Il aurait dû rester un enfant...

Un oiseau, une mouette sans doute, cogna au volet. On entendit distinctement le frottement de ses ailes, le crissement de ses ongles sur le bois. Une onde d'angoisse parcourut Lucienne qui s'approcha du feu :

— Crois-tu vraiment qu'il se rendra compte qu'il n'est pas comme les autres, qu'il en sera malheureux ?

— Il est extraordinairement sensible, appuya Marie-Anne tout en rangeant son papier à lettres. Son attachement pour nous est tel qu'il coucherait en travers de la porte s'il pensait que nous sommes menacées, il se ferait tuer ! Je voudrais le protéger comme mon propre fils ! Pauvre Myrtel.

— Allons, allons, maugréa Grand-Mère, ces attendrisse- ments sont exagérés. Myrtel est musclé comme un jeune tigre, il a la chasse dans le sang, il connaît tous les pièges.

Si son âme est obscure, son instinct est vif. Quant à vous trois, cessez donc de le dorloter, de l'embrasser comme un bébé. Il n'en a plus l'âge !

Dora et Lucienne auraient protesté si le vent, en s'engouf- frant avec violence dans la cheminée, n'avait fait jaillir des bûches une forte gerbe d'étincelles. Des éclats vinrent mourir sur le pantalon de velours groseille de Lucienne, avec une odeur de roussi.

L'impatience gagna Dora :

— Ce bois de pin ne vaut rien, il crépite et il fume. Je ne comprends pas pourquoi on s'entête à en brûler alors que le hangar déborde de chêne-liège.

— Qui fume encore plus si on y laisse par malheur un bout d'écorce, rectifia Lucienne pas fâchée de prendre sa cousine en défaut. Le mieux, c'est l'eucalyptus, ou alors le bon chêne franc de la Bastide.

Une rafale ébranla les fenêtres, la flamme d'une lampe s'amenuisa puis resurgit de biais en noircissant tout un côté de son long verre protecteur. Dora se baissa pour ramasser une feuille blanche envolée de la liasse posée par Marie-

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Anne sur le bureau de Grand-Père. Un bureau d'acajou rayé par le bec des plumes d'oie, et dont la serrure portait encore les initiales d'un compagnon de Dumont d'Urville.

— « La tempête, Horatio ? lut-elle à haute voix. Pour- quoi veux-tu arrêter la tempête ? »... Tu fais du Shakes- peare, maintenant ? Tu rajoutes un chapitre inédit à ses œuvres ?

Marie-Anne haussa les épaules :

— Tu es d'une curiosité...

— Dis plutôt que tu m'inquiètes. J'ai trente-deux ans, tu en as bientôt vingt-six, et si je te comprenais mal lorsque tu étais enfant je te comprends encore moins bien aujour- d'hui.

— Laisse-la tranquille, intervint Lucienne, tu l'ennuies.

Pourquoi éprouves-tu toujours le besoin de donner des leçons aux gens ? C'est assommant, à la fin.

Il en eût fallu davantage pour arrêter Dora. D'autant plus que les yeux noirs de Grand-Mère semblaient approuver pour une fois.

Le vent s'acharnait sur les volets aux gonds rongés par les embruns. Quelque part au dehors, un objet métallique cognait contre un mur.

Dora fut obligée d'élever la voix pour se faire entendre, cependant que Lucienne s'absorbait dans la contemplation du feu de crainte de gêner Marie-Anne.

— Tu t'es mariée à dix-huit ans. Trois ans plus tard tu divorçais... plus exactement tu te séparais de ton mari, rec- tifia-t-elle hâtivement, en se rappelant de justesse qu'il y avait des mots que l'oreille rigoureuse de Grand-Mère se refusait encore à entendre. Cette séparation n'a étonné per- sonne : Fabien était aussi charmant que dépourvu de tout sens pratique. Avec lui situation nouvelle ou voiture neuve passaient comme des météores. C'était un mariage stupide !

— Le plus absurde de tous, tu as raison.

Marie-Anne riait doucement. Ses cheveux blonds et lisses captaient comme un miroir l'éclat des braises, ou bien la flamme bleutée des lampes selon l'inclinaison de son profil.

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Désarmée, Dora poussa l'un des soupirs accablés ou pathétiques dont elle aimait ponctuer ses tirades :

— Tes réactions me dépassent ! On te croirait roma- nesque, toujours entre deux songes, alors que tu montes une maison de décoration avec tant d'autorité et de réussite que tout Paris court chez toi. Et quand ton affaire devient si importante que tu es obligée de t'adjoindre une associée, tu vas te chercher qui : Suzy ! La fille la plus farfelue qu'on puisse trouver entre le Sacré-Cœur et Saint-Germain-des- Prés ! A n'y rien comprendre, je te dis !

— Suzy a un chic fou. Pour le reste : nécessité oblige.

Fabien n'avait jamais un sou en poche. Ses parents m'ont prêté de l'argent pour créer une affaire. Ils étaient gentils...

J'ai eu de la peine pour eux quand Fabien s'est tué en voi- ture.

Tout en repliant d'un geste machinal l'interminable tapis- serie retrouvée à chacun de ses séjours à « La Romarine », Dora observait sa cousine :

— Tu n'as jamais eu l'air de te rendre compte à quel point tu es séduisante. Demande donc à Bertrand ce qu'il en pense ?

Lucienne se mordit la lèvre, tandis que Grand-Mère notait avec un certain agacement que Dora venait une fois de plus de trop parler. Et pourtant ?... Bertrand n'allait-il pas être prochainement le nouvel époux de Marie-Anne ? Elle parais- sait l'aimer. Elle paraissait ?... Mais non, elle l'aimait sans aucun doute possible. N'était-il pas la vie, l'action ? Pour lui tout semblait facile, son menton carré, sa réussite démon- traient qu'il suffisait de vouloir pour obtenir. Et il voulait Marie-Anne !

— Bertrand est un splendide garçon, s'entêta Dora. De plus, il t'adore. Que dis-je ? Il a une passion pour toi ! Oh ! ces mouettes ! se plaignit-elle d'un même élan, on ne s'en- tend plus ! Pourquoi le Bon Dieu leur a-t-il collé cette affreuse crécelle dans le gosier ?

Si Lucienne avait encore eu le cœur à plaisanter elle aurait répondu qu'il faudrait peut-être aller trouver le curé, l'évêque, leur demander d'intervenir auprès du Créateur...

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Les appels des mouettes étaient, il est vrai, sinistres. Pour- quoi avaient-elles abandonné la calanque où elles se réfu- giaient à chaque tempête ! Pourquoi venaient-elles frapper les vitres de leurs ailes aux dures rémiges ?

Lucienne s'en voulut d'attacher de l'importance, de cher- cher un sens obscur à la ronde d'oiseaux aussi familiers que les passereaux du jardin. La faute en était à ce grand pelé d'eucalyptus ! S'il n'avait pas cisaillé le fil du téléphone elle aurait entendu la voix chaude de Jean-Claude, elle aurait été délivrée de tout sentiment d'inquiétude. Une inquiétude absurde, sans motif, comme aurait pu en éprouver toute personne subissant pour la première fois la ruée de la tem- pête sur « La Romarine ». Or, elle les connaissait depuis son enfance ces ciels tourmentés d'équinoxe, et les grands rassemblements d'oiseaux de mer.

Répondant à un geste de Marie-Anne, elle alla s'asseoir auprès d'elle sous le manteau de la cheminée, où un coffre datant de la marine à voile servait à la fois de siège et de réserve à bois. De temps à autre, Dora lançait un avertisse- ment : « Vous devriez le mettre ailleurs, il finira par prendre feu. »

Pour échapper aux criaillements des mouettes, Dora vint à son tour se réfugier sous la cheminée après s'être munie de l'un des feuillets « shakespeariens » de Marie-Anne au dos duquel elle se mit à écrire la liste des courses à faire le lendemain au village.

— Puisque vous ne tenez aucun compte de mes propos, remarqua-t-elle en passant, autant s'occuper de choses utiles.

Ceci dit, je me demande vraiment comment marche « La Romarine » quand je n'y suis pas !

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CHAPITRE II

POSANT SON TRICOT — UN chandail pour Myrtel — Grand-Mère contempla ses trois petites-filles silencieuses qui, parfois, tisonnaient distraite- ment le feu ou bien y jetaient quelques tiges de romarin mêlées au bois. Sa pensée erra de l'une à l'autre, mêlant passé, présent et avenir.

« Marie-Anne... Fabien... Un premier mariage manqué.

Marie-Anne immobile auprès d'une fenêtre, Marie-Anne sur- sautant au bruit d'une porte qui s'ouvre. Marie-Anne plon- geant intensément son regard dans les yeux de son interlo- cuteur à la façon du Maître de la Bastide. « Qui es-tu?

Que m'apportes-tu ? »...

« Et Lucienne ?... Il serait temps qu'elle épousât Jean- Claude. Etait-elle ou non sa maîtresse ? Un film, un autre film, l'heure n'était jamais venue du mariage. Cela ne pou- vait plus durer. Il était fâcheux qu'elle se fût éprise du metteur en scène dont elle était la collaboratrice. Dora, elle, devrait se surveiller. L'humeur de son mari changeait, ses amis se lassaient de ses conseils, dans un dîner on n'entendait qu'elle. Elle avait pourtant raison de dire qu'il serait utile de vérifier le toit plus souvent. Mais le maçon se faisait vieux. Myrtel serait-il capable de remettre tout seul les tuiles en place ? Cet enfant, d'où venait-il ? Sans doute

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avait-il été abandonné par le marin d'un de ces yachts comme on en voit l'été tout au long de la côte. Malgré tout pitoyable, il l'avait déposé à proximité de « La Romarine », au creux d'un épais buisson de myrte dont le feuillage serré avait protégé le nouveau-né du soleil d'août. »

« Quant à moi, je me sens bien vieillir, pensait encore Grand-Mère. Cette tempête me fatigue. Il est vrai qu'elle est violente. Myrtel ne m'a-t-il pas dit qu'un pan de roche s'est effondré au pied de la falaise ?

« La tempête ?... Pourquoi veux-tu arrêter la tempête ? »...

Qu'attendait donc Marie-Anne ? Etait-elle si fortement l'hé- ritière du Maître de la Bastide — on en revenait toujours à lui — que la solitude des hauts plateaux perdus semblait l'environner, même au plus vif de ses occupations parisien- nes ? »

Solitude à laquelle n'échappait, à ses heures, aucune des quatre femmes réunies autour des bûches d'où montait avec la flamme une odeur de résine chaude. Dora elle-même en connaissait le poids. Lorsqu'elles étaient réunies, ce sentiment, s'il les traversait, devenait complicité, silence merveilleux peuplé de mêmes souvenirs, de pensées identiques, joie de sentir un même sang transmettre sourdement ses messages.

Quelque part dans la maison une porte s'ouvrit sous un coup de bélier. Le vent s'engouffra dans les couloirs.

— Ça, c'est une fenêtre de la bibliothèque, identifia aussi- tôt Dora, heureuse de revenir à des soucis bien précis. S'il n'y a pas de carreaux cassés, ce sera une chance, leur mastic s'en va en morceaux.

Au deuxième étage, l'immense bibliothèque renfermait d'innombrables paires de jumelles marines, un télescope au pied branlant, plus quelques milliers de volumes et de cartes accumulés par plusieurs générations de navigateurs désireux de revivre, leurs vieux jours venus, la grande aventure de la Découverte.

Au premier étage, et à peine moins grande, la pièce où se tenaient Grand-Mère et ses petites-filles ouvrait sur un cou- loir où donnaient les chambres habitées. Celles du deuxième étaient en effet soigneusement fermées l'hiver : on y gelait.

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Au rez-de-chaussée, Virginie mijotait civets et soupes de poissons dans une grande cuisine sombre où cuisinière à bois, « potager » recouvert de faïences blanches et bleues, bassines de cuivre et lampes Pigeon alignées tout au long de la hotte enfumée disaient clairement que la maîtresse de ce lieu tout parfumé d'ail, de sauge et de thym n'était point portée sur le modernisme. Au rez-de-chaussée se trou- vait aussi la salle à manger d'été dont les volets butaient sur les citronniers emmaillotés de décembre à mars, et un salon où luisaient dans la pénombre de vieux meubles pro- vençaux couleur de miel. Tournant le dos à la mer, face au jardin potager protégé des embruns par une double haie de cyprès, la croisée méfiante de Virginie surveillait à l'aube le retour de Myrtel, dont le lit était rarement défait.

— L'une de vous doit monter fermer la bibliothèque, ordonna Grand-Mère. Les livres vont prendre l'humidité.

Il y en a de très précieux !

Lucienne se leva d'un bond. Elle n'avait jamais pu tenir longtemps en place. De plus, le feu lui cuisait le visage :

— Ne vous lamentez pas ! J'y cours !

Elle se heurta à Myrtel qui apportait un panier de pom- mes de pin rousses et luisantes, bien ouvertes. Elles s'em- braseraient allègrement, comme le voulait Grand-Mère qui détestait les tristes pignes grisâtres, au cœur humide, d'où montait une flamme molle.

Myrtel déposa son panier dans l'angle de la cheminée.

Marie-Anne lui sourit :

— Assieds-toi. Chauffe-toi. Tu es tout pâle. Assieds-toi, voyons !

Le garçon recula, au contraire. Sa poitrine musclée, à demi nue hiver comme été se soulevait par saccades au rythme d'une respiration désordonnée.

— Qu'y a-t-il ? insista Marie-Anne. Tu as trop couru face au vent ? Ou bien quelque chose t'a effrayé ? Parle...

Raconte-moi.

Elle s'exprimait lentement, avec tendresse.

— S'il est en effet vrai que Myrtel est musclé comme un

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jeune tigre, constata Dora, il n'en est pas moins mentalement fragile.

— Mentalement ? Toujours tes grands mots ! Myrtel est différent de nous, c'est tout. J'ai même bien souvent pensé qu'il avait sur nous l'avantage d'un don qui lui permet de voir ce qui nous échappe, de deviner ce que nous sommes incapables de pressentir. On dirait que les éléments : l'eau, le vent, la flamme lui parlent, le mettent en communication avec un monde que nos esprits trop logiques refusent, qu'il en reçoit des messages...

— Qu'il soit doué d'un instinct quasi animal, d'accord ! Myrtel vit en union totale avec la nature, il sait en capter les avertissements les plus infimes. Tout comme il va droit au gîte du renard que les chasseurs se désespèrent d'attein- dre. Rien de métaphysique dans tout cela !

Etranger au débat qui le mettait en cause, Myrtel s'était réfugié auprès de Grand-Mère, l'élément stable de la mai- sonnée. Elle était comme lui attentive au moindre craque- ment de la maison, au sort des plantes, ainsi qu'à l'odeur chaude du maquis d'été qui peut à tout instant muer en brasier la côte des Maures. Elle le défendait aussi contre les gronderies de Virginie, et lorsqu'il s'en allait à la pêche au large elle le suivait à la longue-vue, présence tutélaire.

Pour le moment, Grand-Mère sentait Myrtel trembler contre elle. Une vieille chanson de marin fredonnée jadis par son mari effleura sa mémoire :

« C'est le vent qui les tourmente... »

Vainement, elle essaya de retrouver la suite, se rappe- lant seulement qu'il était question de trois marins de Groix :

« Ils étaient deux, ils étaient trois... » Et tourmentés par le vent comme l'était Myrtel en cet instant.

Marie-Anne vint s'agenouiller au pied du fauteuil de Grand- Mère. Levant la tête elle sourit au garçon :

— Là... nous voici tous les trois. Dora ne nous écoute plus, elle a recommencé ses comptes ! Nous pouvons parler tranquillement. Voyons, qu'est-ce qui te tracasse ?

Avant qu'il ait pu assembler ses mots, on entendit dans

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l'escalier la galopade de Lucienne. Torche électrique encore allumée, elle fusa dans la grande salle :

— Mission accomplie ! J'ai tout bouclé. Ça n'a pas été sans peine, la tempête est d'une violence !... Là-haut on se serait cru sur le pont d'un navire. Et tous ces rideaux qui s'agitent dans les couloirs avec des airs de fantômes...

Les cheveux ébouriffés, les yeux brillants, elle riait, heu- reuse de son équipée, heureuse de retrouver la tiédeur de la salle. Pourtant, l'air inhabituel de Myrtel la frappa, elle aussi. Elle lui prit la main :

— Qu'est-ce que tu as, mon minet ? Le gros temps a brisé ta barque ?

Rassuré par les trois visages pétris de tendresse vigilante qui attendaient de lui une explication, il se décida à parler :

— En bas... dans la cuisine... un homme... Faut pas qu'il monte.

— Un homme ? La belle affaire ! s'exclama Lucienne retrouvant sa gaieté. Ce doit être un pêcheur, un voisin, le fils de Madeleine Bruno, peut-être, il souhaite acheter notre vieux « pointu ». Comme le mauvais temps arrête tous les travaux, il en a profité pour venir jusqu'ici.

— Non, c'est pas le fils de la Madeleine, c'est un... un...

— Un étranger ? suggéra Marie-Anne.

— Oui, un étranger. Dis à Marius de le chasser.

— Allons, allons, ne prends pas cette mine tragique, ton inconnu a dû s'égarer en cherchant des girolles. Tu nous en as toi-même apporté un plein panier hier matin.

La flamme active des pommes de pins donnait une viva- cité trompeuse aux traits du jeune garçon, à qui un Dieu cruel ou distrait avait refusé sa part de lumière. Le cœur serré, Marie-Anne détourna de lui son regard. « Dora a raison, pensa-t-elle, il faudra assurer l'avenir de Myrtel.

Grand-Mère ne sera pas toujours là. »

Il avait enfin rassemblé les mots qu'il voulait dire. Sa voix sourde, aux intonations déchirées, précisa :

— C'est un marin. Son bateau est dans la calanque. Les oiseaux sont partis...

— Pour les mouettes, tu as raison, approuva Marie-Anne.

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Si notre plage en était couverte ce matin, depuis un moment elles sont toutes à piailler entre les pins parasols et la maison.

En revanche, pas le moindre bateau à l'horizon ! Personne ne serait assez fou pour prendre la mer par ce temps.

— Vers midi j'ai bien vu passer un pétrolier, plaisanta Lucienne, mais je doute qu'il ait pu trouver place dans notre crique...

— Une coque noire, une voile blanche, s'entêta Myrtel.

Un seul homme à bord... Si Marius ne prend pas son fusil, moi je prendrai mon harpon... Il faut chasser cet homme...

Personne ne répondit pour ne pas ajouter à l'agitation de Myrtel. Et d'ailleurs, chacune des quatre femmes pré- sentes tournait et retournait en pensée cette coque noire naviguant avec un seul marin à bord alors que c'est tout juste si le canot de sauvetage aurait osé prendre la mer.

Myrtel n'était pourtant pas menteur. Alors ? Son cas s'ag- graverait-il ? Aurait-il maintenant des hallucinations ?

Un silence où passait l'angoisse fut rompu par le pas pesant de Virginie qui faisait à certains endroits du couloir, toujours les mêmes, grincer les lames du plancher. La porte s'ouvrit sous sa main ferme. Un violent remous d'air vint en sifflant éparpiller les cendres sous les braises. Derrière Virginie, en partie caché par son corps robuste ceint du tablier bleu des vieilles servantes, un homme... Un homme porteur d'une lampe-tempête. Sa haute silhouette se détacha nettement sur l'ombre du couloir lorsqu'il leva son fanal pour l'accrocher à un clou planté dans le chambranle, comme s'il avait toujours su que ce clou était là, et qu'il y était pour recevoir une lampe les jours où la tourmente coupait du monde « La Romarine ».

— Le capitaine d'un bateau réfugié dans la calanque aurait besoin d'un mécanicien. Je lui ai dit que les fils du téléphone étaient coupés. Lui, il doit réparer son moteur au plus vite. Si le vent tourne...

Grand-mère et petites-filles furent reconnaissantes à Vir- ginie de s'exprimer avec sa voix bourrue de tous les jours, sa voix habituée à commenter des choses simples, dépour-

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vues de mystère, concernant la maison ou la confection d'un plat.

Elles comprirent en même temps le but de la servante, plus autoritaire qu'il n'y paraissait. Née à la Bastide où le Maître pratiquait une hospitalité sans réserve — maison du désert ouvre sa porte, offre l'abri de son toit, partage son pain avec le voyageur — son intervention signifiait qu'il serait charitable de conduire le marin au village. Elle savait, Virginie, que si le vent d'est venait à faiblir le mistral s'em- parerait du ciel avec violence. Or, la calanque le prenant de plein fouet, l'embarcation désemparée irait se fracasser contre les roches.

Après une brève hésitation, Grand-Mère fit signe à Vir- ginie de laisser entrer le visiteur. Derrière lui, la vieille femme tira le loquet. On entendit son pas décroître, tandis qu'elle pestait contre le vent courant comme un ruisseau au ras du plancher, et gonflé à chaque porte d'un affluent sour- nois qui se coulait sous l'huis.

L'étranger ne bougeait pas. Sans doute était-il surpris par le spectacle inattendu qu'offrait le groupe serré autour de la cheminée, les trois jolies femmes en pantalon et chandail, le garçon ramassé comme un guépard, la vieille dame impas- sible, les lampes à pétrole, les bougies roses encore intactes, les meubles paysans aux reflets de fruit, les maquettes de bateaux.

De leur côté, Grand-Mère et petites-filles examinaient attentivement l'inconnu. Bien d'autres avant lui avaient frappé à la porte de « La Romarine », mais aucun n'avait montré ce profil aigu, ces lèvres serrées, cet air d'oiseau de mer jeté à la côte par un mauvais grain.

Pour le reste, rien que de très banal. Pantalon bleu marine, chandail à col roulé, bottes et ciré noirs. La casquette qu'il tenait à la main était celle de tous les équipages.

Ce fut sans hâte et, semblait-il, sans plaisir qu'il se décida à entreprendre la traversée de la longue salle dont la tem- pête battait les murs. Il marchait l'épaule droite un peu de biais, comme pour mieux fendre la lame, offrir moins de prise au vent. Ce qui frappait c'était son air de passer, de

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traverser la pièce comme s'il se rendait ailleurs. C'était si saisissant que Marie-Anne jeta un coup d'œil sur les fenê- tres closes comme si elle se fût attendue à y trouver une porte par laquelle l'inconnu allait repartir, sans avoir dit pourquoi il était venu, ni où il allait.

Mais non, il obliqua en direction de Grand-Mère. Tout redevint simple, naturel. Il n'était qu'un navigateur mal- mené par une mer démontée, à qui « La Romarine » avait tendu le bras secourable de sa calanque. Encore fallait-il la connaître, cette calanque, en avoir jaugé la profondeur, avoir expérimenté l'efficacité de sa protection lorsque les lames furieuses accourues du golfe de Gênes reléguaient au fond des ports apeurés bateaux de pêche et de plaisance.

Ce fut la première question de Grand-Mère. L'inconnu qui aurait sans doute souhaité qu'on s'occupât au plus vite de le mener au village, fut bien obligé d'y répondre. Il le fit d'une voix lente qu'un accent d'ailleurs, d'une autre terre, rendait plus évocatrice encore.

— Quand j'étais enfant, le ketch de mon père a mouillé un soir à l'entrée de cette crique dominée par de hauts pins parasols, et qui semblait s'enfoncer jusqu'au cœur des col- lines. Même par le pire vent d'est l'eau en était calme. Nous y sommes revenus souvent.

« Oui, pensa Marie-Anne, si calme, si limpide qu'à tra- vers elle l'ombre du figuier accroché aux rochers se découpe sur le sable du fond, et les poissons ont l'air de se prome- ner au milieu des guêpes qui tournent autour des figues. »

— Plus tard, habitué à y naviguer seul, j'en ai maintes fois apprécié l'abri, concluait pendant ce temps l'étranger.

— Tout de même, remarqua Grand-Mère, prendre la mer par ce temps d'équinoxe, quelle imprudence.

— Mon père est Grec, ma mère Norvégienne. Né à bord d'un trois-mâts, j'ai navigué par des temps à décourager Pythéas lui-même. Si une durite de ma pompe à eau n'avait pas cédé, noyant tout, mettant ma radio en panne, j'aurais continué ma route.

Grand-Mère n'avait guère prêté attention à l'explication technique de l'inconnu. Elle était toute à la satisfaction de

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comprendre enfin la dualité d'un visage qui l'avait intriguée dès le premier abord. Profil qu'elle qualifiait maintenant de crétois, yeux gris de fjord sous la chevelure sombre, hâle doré de marin nordique, et cet air d'oiseau sauvage étranger à tout continent que reprenait le visiteur dès qu'il cessait de parler.

Mêlées de sentiments plus confus, les pensées de ses petites- filles cheminaient sur des chemins parallèles, car l'inconnu était jeune et il émanait de lui un charme insolite.

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Achevé d'imprimer sur les Presses de l'Imprimerie Cino del Duca, Biarritz (Pyrénées-Atlantiques). Dépôt légal : 4 trimestre 1974.

N° d'impr. : 390 N° dédit. : 3 531

Imprimé en France.

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